Représentations de soi et immersions dans les réalités alternées
Dispositifs ludiques et fictionnels Self représentations and immersions in alternate realities. Ludic and fictionnal environnements
Dans les jeux en réalités alternées, la mobilité des joueurs et les appareillages sollicités sont déterminants. Ils impliquent des situations d’immersion réelle, virtuelle et fictionnelle qui interrogent des représentations de soi. Ces questions sont exemplifiées à travers trois dispositifs conçus par le groupe d’artistes anglais Blast Theory. Les notions de représentations de soi sont envisagées à travers les questions basiques de l’action et des plans d’action jusqu’à des questionnements plus élaborés qui engagent la place du participant et les limites du jeu. L’action, la localisation, la décision, l’opérativité et l’indétermination sont proposées comme des modes opératoires fondamentaux qui engagent la mobilité et les actions du sujet.
In Alternate Reality Games, mobility and equipments engaged are essentials. They involve with real, virtuel and fictionnal immersions contexts. These questions are studied through three devices created by the english artist group Blast Theory. The concepts of representations of self and immersion in alternate realities are questioned in general and through three environments designed by the English artist group Blast Theory. The concepts of representations of self in the alternate reality games are considered through the question of the action and action plans towards more elaborated questions about the place of the participant and the limits of the game. Action, location, decision, operativity and indeterminacy are proposed as basic operating modes. They involve mobility and subject’s actions.
1. Introduction
Les dispositifs ludiques et fictionnels seront envisagés à travers trois exemples de jeux en réalités alternées du groupe d’artistes anglais Blast Theory. Dans Can You see Me Now ? Ces réalités alternées seront appréhendées à travers l’expérience d’une course poursuite entre deux groupes de joueurs : les coureurs dans la ville et les joueurs en ligne situés n’importe où dans le monde. Les coureurs dans la ville doivent identifier et localiser les joueurs en ligne à travers une représentation synthétique de la ville. Au moyen de leurs avatars et de leurs localisations GPS, les joueurs sont localisés dans la ville réelle et la ville simulée. Les échanges audio entre les coureurs sont également restitués en ligne. Ils permettent d’appréhender les échanges entre les coureurs, les obstacles physiques et corporels rencontrés dans les rues de la ville pour « attraper » les joueurs en ligne.
Les mobilisations et médiations des objets techniques entre les joueurs sont multiples (ordinateurs en ligne, smartphones, capteurs GPS, simulation de la ville, talkies walkies, photographies). Elles redéfinissent les identités physiques, individuelles, collectives, performatives, géographiques, ludiques des joueurs. La performance s’inscrit également dans une réflexion sur les développements de la téléphonie mobile, la recomposition du privé et du public, la mémoire, les idées d’absence et de présence. Dès qu’un joueur s’inscrit au jeu, il doit répondre à la question : Y a-t-il quelqu’un que vous n’avez pas vu depuis longtemps et auquel vous pensez encore ? « Cette personne – absente dans le lieu et dans le temps – semble sans rapport avec la suite du jeu sauf au moment où le lecteur est pris ou « vu » par un coureur qui lui fait entendre le nom mentionné dans le cadre du flux audio en direct de la rue. »
Dans un contexte non seulement ludique, mais aussi fictionnel, le groupe Blast Theory a développé des jeux dont les scénarios entremêlent vécu de l’espace réel, feintise ludique et scénarios à activer : A Machine to See With, Ulrike and Eamon Compliant. Avec l’usage des nouveaux outils de mobilité et dans le contexte des jeux en réalités alternées, c’est l’occasion de tenter de mieux cerner les identités des joueurs, le cadre et les limites de la feintise ludique partagée, mais aussi plus généralement les notions d’immersions réelle, virtuelle et fictionnelle qui sont sollicitées.
Je vais d’abord expliquer en quoi les jeux en réalités alternées à travers les exemples mis en place par Blast Theory engagent la notion de « mobilité numérique » (que je préférerais plutôt appeler « mobilité appareillée ») puis comment ce type de jeu engage plusieurs modes immersifs qui interrogent l’identité du joueur. Ainsi, comment la mobilité appareillée et les différents modes d’absorption dans le jeu engagent-ils l’identité du joueur ? Cinq déterminations : l’action, la localisation, la décision, l’opérativité et l’indétermination seront proposées comme des modalités fondamentales pour cerner cette question de l’identité à travers la mobilité et les outils numériques et exemplifiés dans trois jeux mis en œuvre par Blast Theory.
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Blast Theory, Biography, sur : http://www.blasttheory.co.uk/bt/presenters.html
« Blast Theory est reconnu internationalement comme l’un des groupes d’artistes les plus aventureux qui utilisent les médias interactifs, créant des formes novatrices de performance et d’art interactif qui mélangent des publics qui traversent Internet, la performance et la diffusion numérique. Dirigé par Matt Adams, Ju Row Farr et Nick Tandavanitj, le travail du groupe explore l’interactivité et les aspects sociaux et politiques de la technologie. Il confronte un monde saturé par les médias gouverné par la culture populaire en utilisant la performance, l’installation, la vidéo, les technologies mobiles et en ligne pour poser des questions au sujet des idéologies présentes dans l’information qui nous environne. »1
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Pour faire une distinction nette entre l’antique « Net Art » et les dispositifs de Blast Theory.
La démarche artistique des artistes de Blast Theory est au croisement de trois courants qui sont le théâtre participatif, la performance et l’art en réseau appareillé2. Chacune de ces démarches a sa propre histoire mais trouve ici une synthèse particulièrement originale. Cette démarche a peu à voir – sinon rien à voir – avec « l’art contextuel » (Ardenne, 2002) ou « l’art relationnel » (Bourriaud, 1998) comme une approche naïve pourrait le suggérer.
Si la critique de l’art relationnel faite par Paul Ardenne est bien menée, en contestant la rupture revendiquée de l’art relationnel avec les antécédents « participatifs » des années soixante et en stigmatisant sa dégénérescence en « animation culturelle », l’approche « contextuelle » de Paul Ardenne ne convient pas non plus. Sauf à prendre la notion de contexte au sens le plus large, les dispositifs de Blast Theory ne visent aucunement « à une mise en valeur de la réalité brute, au « contexte » justement » (Ardenne, 2002). Les questions de la « mobilité » et de la « participation » discutées par Ardenne, aussi intéressantes soient-elles, ne conviennent pas à des dispositifs pour lesquels les notions d’objet artistique, « d’appropriation brute », ou de spectateur – aussi ténues soient-elles – ont disparu. Par contre, les œuvres de Blast Theory, qui se situent aux croisements de l’engagement social, du jeu et des réalités alternées, ne font pas disparaître la notion d’auteur. Mais il n’est évidemment pas dans mon intention, dans le cadre de cet article, d’aller plus loin dans la généalogie artistique de ces œuvres.
2. Immersions
2.1. L’immersion en situation réelle
Être impliqué fortement dans une émotion, une situation urbaine ou un paysage par exemple, relève d’autant d’immersions en situation réelle. En situation d’immersion réelle, l’activation de l’attention du sujet est produite directement par son environnement. Perception et action y sont étroitement corrélées. S’il y a recours aux représentations, elles appartiennent en propre au sujet et ne sont pas construites par des tiers.
Toutes différentes sont les situations d’immersion fictionnelle et d’immersion virtuelle produites au moyen de leurres et d’artefacts. Dans les deux cas, il y a immersion mimétique. Celle-ci repose sur la capacité de compter quelque chose « comme » autre chose, ce qui n’est évidemment pas le cas dans la situation réelle. La feintise ludique partagée (en tant qu’activité construite et orientée du sujet) permet de distinguer la situation d’immersion fictionnelle de celle de l’immersion réelle ou mensongère.
2.2. L’immersion virtuelle
Il y a trois niveaux d’interaction et d’immersion dans les univers virtuels. « Philippe Fuchs (99) propose une architecture hiérarchique fondée sur une approche anthropocentrique. Le modèle qui s’inscrit dans une démarche cognitive comporte trois niveaux :
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Niveau des interfaces sensori-motrices qui réalisent le lien avec le monde physique, niveau qualifié « d’immersion et interaction sensori-motrices ».
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Niveau du mental, qui correspond à la pensée de l’opérateur, à travers des schèmes qu’il a acquis dans des situations réelles, et qu’il utilise en interaction avec un monde virtuel.
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Niveau de la tâche ou la fonction à réaliser, caractérisé par l’expression immersion et interaction fonctionnelles. » (Grumbach, 2004).
2.3. L’immersion fictionnelle
Quatre caractéristiques de l’immersion fictionnelle sont proposées par Schaeffer (1999, p. 179-198) :
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Un état d’activation imaginative qui inverse le rapport habituel entre imagination et perception.
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Un état scindé avec coexistence et interpénétration de deux mondes.
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Un état dynamique rétroactif.
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Un état d’investissement affectif.
Au moins trois de ces états dont le modèle privilégié est emprunté à la lecture d’un texte de fiction peuvent être pris à contre-pied dans les jeux en réalités alternées : 1) il n’y a pas de renversement du rapport habituel entre imagination et perception ; 2) l’état n’est pas seulement rétroactif mais concurremment actif et projectif ; 3) l’investissement affectif existe mais il est surtout relatif aux limites du jeu et aux risques de contamination entre jeu et « hors-jeu » et il n’est pas propre à l’univers fictionnel proprement dit. Il y a bien par contre un état scindé, mais cet état plutôt que d’être constitutif peut devenir source d’incertitude et d’inquiétude dans l’exemple sur lequel je vais me pencher plus particulièrement. Cette scission est donc alternée et incertaine. Enfin, ajoutons que la notion de pacte ou de contrat fictionnel implicite devient indéterminée.
Ainsi, l’importance des interfaces sensorimotrices et l’importance de la tâche ou celle de la fonction à réaliser sont deux caractéristiques fondamentales qui distinguent nettement l’immersion virtuelle de l’immersion fictionnelle lorsque ces deux modalités ne sont pas combinées. Par contre, le niveau mental est commun aux deux types d’immersions.
2.4. L’immersion dans les réalités alternées
L’immersion en situation réelle forme le point de vue privilégié pour envisager les réalités alternées. C’est à partir d’une situation réelle que s’envisage prioritairement une situation virtuelle ou une situation fictionnelle, alors que les passages, associations ou transferts d’une situation virtuelle à une situation fictionnelle (ou vice versa) sont plus complexes. Dans le domaine vidéo-ludique par exemple, l’association des univers virtuels et fictionnels se produit le plus souvent par inclusion d’une situation fictionnelle au sein d’un dispositif virtuel. Dans l’exemple A Machine to See With, les immersions et les tensions entre ces trois univers sont présentes et puissantes et peuvent être décrites sous la forme d’emboîtements réciproques.
La question de l’immersion dans les réalités alternées forme une question essentielle. Elle peut être considérée de deux façons, contradictoires ou complémentaires : 1) soit l’on considère que le passage d’une « réalité » à une autre, d’une immersion à une autre est contre-immersive ; 2) soit l’on considère qu’il y a une absorption propre à ces passages ou associations, qui est elle-même immersive. Mais ce sont aussi les modalités des entrées et sorties entre situation immersive et situation non immersive qu’il faudrait envisager pour chacun de ces modes d’immersion.
3. Représentation de soi dans les réalités alternées
3.1. Concepts de représentations de soi
3.1.1. Représentation de l’action et représentations partagées de l’action
Dans les jeux en réalités alternées, les représentations qui sont associées aux actions du sujet et celles qui sont associées aux représentations partagées de l’action me semblent particulièrement importantes. Elles forment le substrat à des représentations plus élaborées. On trouve chez Berthoz (2003) des expériences et des descriptions précises de représentations internes du mouvement qui permettent de prédire le résultat de cette action (ou d’éventuels correctifs de trajectoires de cette action) dans l’espace réel. À un niveau plus complexe et plus développé, les joueurs sollicités dans les jeux de Blast Theory, particulièrement lorsqu’ils sont sollicités physiquement à travers leurs participations (et cela peut être particulièrement intense avec les « coureurs » dans Can You See Me Now ?) engagent de façon particulièrement significative des représentations de leurs actions dans l’espace. Elles sont non seulement celles de leurs corps physiques dans l’espace urbain, mais également celles de leurs avatars en déplacement dans la représentation simulée de la ville. Les représentations partagées de l’action forment également un ressort cognitif fondamental qui prend toute son importance dans les jeux en réalités alternées. « Il est maintenant couramment admis que le concept de représentation d’action peut s’étendre, au-delà de la représentation des actions propres au sujet, à celle d’actions exécutées par d’autres représentations nées de l’interaction avec d’autres individus : ce sont les représentations partagées de l’action. » (Jeannerod, 2002, p. 15-16). Rappelons que ces considérations s’inscrivent dans une conception active de la perception qui met en relation simultanée le corps propre du sujet, ses trajectoires et ses relations aux objets, que j’appellerai « interactions situées ». Il s’agit de représentations qui se construisent pendant et grâce à l’action. Les interactions situées constituent le fondement corporel et perceptif pour une approche de la mobilité du sujet avant qu’elle ne soit appareillée (ou envisagée comme « mobilité numérique »).
3.1.2. « Représentions appareillées »
« … À travers ses expériences, l’individu construit un modèle intériorisé de son environnement, des objets qu’il y rencontre et des interactions qu’il développe avec ceux-ci. » (Denis, 1998, p. 383). Bien évidemment, ces objets lorsqu’ils constituent des outils, des appareils sont des objets d’une nature tout à fait remarquable puisqu’ils permettent des interactions et des représentations renouvelées avec l’environnement. Dans les œuvres de Blast Theory, les mobilisations et médiations des objets techniques entre les joueurs sont multiples (ordinateurs en ligne, smartphones, capteurs GPS, simulation de la ville, talkies walkies). Elles supposent une appropriation et une maîtrise physique de ces outils et plus généralement une médiation entre l’homme et son milieu. Me situer physiquement dans la ville, tout en interagissant avec d’autres joueurs via l’écran d’un smartphone, communiquer dans le courant d’un flux audio grâce à un talkie-walkie, tenter d’échapper à une localisation GPS (pour piéger un adversaire) forment autant de représentations qui s’associent ou entrent en compétition dans Can You See Me Now ? Elles redéfinissent de façon plus ou moins stable ou éphémère, les identités physiques, spatiales, individuelles, collectives, performatives et ludiques des joueurs.
3.2. Représentation de soi dans les jeux en réalités alternées
Plutôt que de tenter un aperçu d’ensemble sur les notions de représentation de soi (impossible dans le cadre de cet article), je propose de les relier à cinq modalités fondamentales qui sont associées dans les jeux en réalités alternées : 1) l’action, 2) la localisation, 3) la décision, 4) l’opérativité 5) l’indétermination. S’agissant de dispositifs ludiques et fictionnels dans un contexte artistique, il s’agirait de savoir si cette cinquième modalité : l’indétermination, relève d’une modalité propre à l’ensemble des jeux en réalités alternées ou plus spécifiquement d’une visée artistique à l’exemple de certaines œuvres du groupe Blast Theory ou Rimini Protocol.
3.2.1. L’action
L’action au sens psychophysiologique, apparaît désormais comme un élément décisif et fondateur de la perception. Celle-ci ne peut plus être conçue comme une activité simplement réceptrice ou organisatrice de différentes sources sensorielles, mais très directement comme relevant d’actions qui construisent la perception de notre environnement (Berthoz, O’Reagan…). Qui dit action, dit également représentation de cette action permettant à celle-ci de s’accomplir ou de se réguler à des niveaux infraliminaires ou plus ou moins conscients selon l’ampleur des tâches à accomplir. Lorsque ces représentations de l’action accèdent à la conscience, il y a de façon réduite, certes, un embryon de représentation de soi dans l’action. Comme on l’a vu notamment du point de vue de l’immersion virtuelle, le niveau sensorimoteur, celui de la tâche à accomplir donne toute son importance à ce régime fondamental de l’action. La notion de plan d’action développe et rend plus consciente un premier niveau de représentation de soi.
3.2.2. La localisation
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Avant même ce domaine du jeu qui associe un contexte et des individus via la téléphonie mobile par exemple, il est intéressant de remarquer à quel point le téléphone mobile est utilisé par les individus afin de se situer réciproquement. Il va de soi que la localisation sur le lieu de travail, dans la situation du transport ou dans le domaine privé construit autant d’identités différentes, parfois très scindées ou déterminantes.
La localisation qui résulte directement d’un ensemble d’actions est particulièrement importante dans les jeux en réalités alternées. Mais avant même le cas des réalités alternées, la localisation est à comprendre dans le contexte des interactions situées déjà évoquées à propos des représentations de l’action : une approche dynamique de l’espace qui articule la position relative du corps propre avec celle des objets, trajectoires et actions orientées du sujet. Dans cette conception, ces quatre entités sont à égalité et concomitantes. Le corps, l’objet ou la trajectoire se construisent réciproquement. Les outils toujours plus développés utilisés dans les réalités alternées ne font que renforcer cette interdépendance tout en amplifiant leurs potentialités ou virtualités. Mais dans les interactions sociales – donc particulièrement dans le jeu – le principe qui associe identité et localisation est important.3
3.2.3. La décision
« Percevoir, ce n’est pas seulement combiner, pondérer, c’est sélectionner, c’est décider. C’est, dans la masse des informations disponibles, choisir celles qui sont pertinentes par rapport à l’action envisagée. C’est, en outre, lever des ambiguïtés, c’est choisir entre des formes rivales, c’est trancher dans des conflits sensoriels. » (Berthoz, 2003). Outre ce réancrage répété du point de vue de la neurophysiologie, le saut du côté du jeu en réalités alternées, vient confirmer toute l’importance de la décision comme un moment clé qui va se situer au croisement du vécu immédiat, des outils de virtualisation et de la stratégie du jeu. Pour faire bref, avant d’être un joueur, le sujet perçoit en décidant. En tant que joueur, cette fois, dans les réalités alternées, il lui faut décider comment associer ou transiter entre des réalités différentes, mais aussi décider au sens le plus commun d’une décision de joueur dans un jeu. En « décidant » au coup par coup, de façon stratégique ou intuitive, en enregistrant des succès ou des échecs, le sujet construit une représentation de soi dans le jeu mais teste aussi plus globalement son action et son identité dans le monde.
3.2.4. L’opérativité
L’opérativité est une caractéristique fondamentale des systèmes interactifs appareillés. Elle est ce qui permet au système d’être opérable par le participant, autrement dit, d’obtenir un retour du dispositif par le biais des opérations mises à sa disposition. Cette notion a été bien repérée et décrite par Bianchini (2009). Mais, plus généralement, par opérativité, je veux indiquer ce moment où l’ensemble du dispositif en réalités alternées fait retour sur le sujet. Cet ensemble est constitué des outils et des actions rendus possibles dans le dispositif, de l’espace-temps propre au déroulement du jeu, du groupe des autres joueurs et du cadre organisationnel du jeu. Le joueur ne construit plus seulement une identité à travers ses actions, localisations, décisions mais à travers une architecture globale dont il est le maillon central. Dans Can You See Me Now ? la multiplicité des joueurs, des outils et des niveaux de réalités convoqués construit l’opérativité globale du dispositif, tandis que dans A Machine to See With cette opérativité met le joueur au centre d’une machine de vision dans laquelle il joue le rôle principal. La situation immersive est ici particulièrement importante et vient faire retour et interroger l’identité du joueur.
3.2.5. L’indétermination
Enfin par indétermination, je veux marquer cette situation où tant du côté des réalités alternées que du côté du périmètre du jeu, cette situation devient incertaine. Recouvrement et brouillage des outils et des éléments d’information utilisés dans les réalités alternées (téléphonie mobile, capture d’image, localisation GPS…). Indétermination du contexte, des règles du jeu et de la position du joueur. Mais, comme je l’ai évoqué, cette indétermination au-delà des outils impliqués ou des règles du jeu peut recouvrir une ambition proprement artistique ou éthique comme dans Ulrike and Eamon Compliant. Avec cette cinquième caractéristique, la situation immersive est également particulièrement forte et en tension.
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Lieux : « L’œuvre fut créée à Sheffield au festival b.tv. D’autres performances ont été présentées à l’Electronic Arts Festival à Rotterdam, à l’Edith Russ site de Media Art, Oldenburg, au Festival international de danse, des médias et de la performance à Cologne ; Arts Gardner Centre à Brighton ; ArtFutura à Barcelone, le Centre InterCommunication (CPI), Tokyo, l’Écran interactif au Centre Banff, au Canada ; au Musée d’Art Contemporain de Chicago, « Nous sommes ici 2,0 » à Dublin ; « Festival Donau en Autriche » ; dans certains endroits à Preston ; Macine-Raum au Danemark ; Festival de pique-nique à Amsterdam ; Arte.Mov à Belo Horizonte, au Brésil ; ARCO à Madrid et à la Tate Britain. »
3.3. Can You See Me Now4
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Mais également à l’appareillage et à la présence ou à l’absence de la capture GPS qui permet la possibilité de dissimulation entre les joueurs en ligne et les joueurs dans les rues.
- Note de bas de page 6 :
Le principe du jeu ayant été décrit en introduction, signalons simplement qu’à la différence du second exemple qui va suivre, le caractère collectif et compétitif du jeu est fondamental. L’opposition entre les joueurs en ligne et les coureurs dans les rues est également déterminante. Les coureurs dans les rues sont très impliqués physiquement et exposés aux aléas d’un déplacement dans une vraie ville, avec ses obstacles, alors que les joueurs en ligne se déplacent simplement à l’aide d’une souris ou d’un clavier. À ces caractéristiques très importantes, il faut ajouter la multiplication des outils et des médiations techniques. Enfin, le caractère fictionnel du jeu est clairement absent, tandis que dans le deuxième exemple, l’existence ou non d’un accord de « feintise ludique partagée » est au centre du questionnement que se pose le participant et engage de façon vive la cinquième caractéristique qui vient d’être décrite et qui est l’indétermination. Ici, l’indétermination est une caractéristique plutôt secondaire qui tient aux aléas de la course-poursuite dans la ville5. Elle peut cependant engager un puissant ressort émotionnel comme le décrit ce joueur en ligne : « J’ai eu un coup de cœur brutal au moment où j’essayais désespérément de lui échapper quand j’ai cru qu’il avait été heurté par un camion qui reculait en marche arrière. »6
3.4. A Machine to See With
En 2010, le groupe Blast Theory réalise A Machine to See With. Cette œuvre procède d’une automatisation qui est au centre du dispositif. Elle possède un caractère « machinique » et cinématographique. Il y a une marche dans la ville, le téléphone mobile, un central d’appel automatique qui guide les joueurs, des caméras qui filment leurs déplacements, mais également une situation ludique et fictionnelle qui demande au participant de prendre une part active au jeu.
- Note de bas de page 7 :
« A Machine to See With est une machine de vision cinématographique : il s’agit de cinéma. Les artistes conçoivent la ville comme un espace cinématographique et examinent comment les écrans peuvent être insérés et déplacés dans les rues. Leur approche a été de concevoir nos yeux comme des écrans eux-mêmes. Vous êtes dans un film, et c’est vous qui jouez le rôle principal »7. Mais ce rôle central, comme on va le voir, est ambivalent. Vous êtes au centre du dispositif, mais simultanément évincé. Cette centration est permise grâce à un « appareillage » et on peut se demander si celui-ci n’est pas finalement tout puissant, en plaçant le sujet comme acteur principal, et simultanément en niant ce rôle essentiel. Cette ambiguïté est manifeste dans la présentation du jeu que je vais détailler avec le récit vécu d’un « joueur ». Êtes-vous le héros et l’acteur de votre propre film ou simplement une partie du dispositif, un maillon accessoire ? En définitive, qui décide de vos actes ? Est-ce bien vous, l’auteur de votre propre film, qui organisez l’ensemble de vos actions, tel que l’annoncent les membres du groupe Blast Theory ? Ou n’êtes-vous qu’un figurant ? La simple pièce d’un puzzle ?
Mais il y a encore plus important : que votre rôle soit central ou accessoire, celui-ci n’est pas sans risque, car vous jouez « pour de vrai » et certaines situations demeurent imprévisibles. Vous jouez « grandeur nature » dans une vraie ville. Il vous faut rencontrer des partenaires ou des complices que vous ne connaissez pas, aller dans des lieux pour vous cacher, « y mettre de votre poche », approcher une banque bien réelle… Qui fait partie du jeu et qui en est extérieur ? Le fameux cercle magique de Huizinga possède ici un contour largement incertain mais également les limites entre les aspects réels ou fictionnels du « jeu ». Venons-en au récit de Kyle Buchanan qui concrétisera ces nombreuses questions.
- Note de bas de page 8 :
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http://nymag.com/daily/entertainment/2011/01/how_i_tried_to_rob_a_bank_toda.html
Traduction française réalisée par mes soins.
« Comment une exposition multimédia transforme un bloggeur en voleur de banque »8 Kyle Buchanan
Alors que j’arpente le vestibule d’un distributeur de banque, j’ai une brusque poussée d’adrénaline. L’endroit est calme et il y a quelque chose que je suis censé faire, quelqu’un que je suis supposé rencontrer. Je suis à la recherche d’une jeune femme blonde avec des bottes bordées de fourrure, une femme que j’ai rencontrée mais dont je ne connais pas intentionnellement le nom. Ce que je ne cherche pas est ce type aimable et chauve avec des lunettes de soleil qui pénètre à l’intérieur. « Est-ce que ça marche ? » demande-t-il en désignant le distributeur ? Je bafouille que je ne sais pas en réalisant alors combien cela peut sembler bizarre. Je réponds en improvisant soudainement : « Je suis seulement en train d’attendre un ami, et comme il fait froid dehors, j’attends ici ». Il hoche de la tête, souriant mais remarque avec justesse « Le soleil est de sortie. Super. » C’est à ce moment là que je me demande s’il sait que je suis sur le point de cambrioler une banque. Et s’il le sait, comprend-t-il que Sundance m’a demandé de le faire ?
[…] Tandis que le type aimable pianote sur le clavier du distributeur, la voix me dit de changer de plan. C’est maintenant qu’il faut y aller. J’oublie alors le type sympathique qui envahissait mon espace. « Besoin d’aller quelque part ? » me demande-t-il ? Proposition innocente ou élément du jeu ? Je refuse, tandis que la voix me dit avoir besoin de moi à l’intérieur de la banque dans 10 secondes. Elle débute déjà le décompte, l’écouteur pressé contre mon oreille. « 9…, 8…, » Est-ce que c’est le moment où je suis supposé flancher ? « 7…, 6…, » Y-a-t-il des personnes dans la banque maintenant ? « 5…, 4… » Je suis déjà là, sur le point d’ouvrir la porte. Je ne suis pas un cambrioleur de banque, même pour jouer, d’accord ? Est-ce que ceux qui me surveillent vont se moquer de moi si je n’entre pas ? Suis-je l’auteur de ma propre histoire ou bien est-ce Blast Theory, et que vais-je faire ? Dans le but de ne pas me compromettre, ni de gâcher la fin de « A Machine to See With », je ne révèlerai pas ce qui advient après.
Cet exemple me semble particulièrement significatif pour interroger l’immersion fictionnelle et les limites du jeu. Comme indiqué au début de cette réflexion pour introduire à la notion d’immersion fictionnelle, au moins trois des états caractérisés par Schaeffer pour l’immersion fictionnelle peuvent être pris ici à contre-pied : 1) il n’y a pas de renversement du rapport habituel entre imagination et perception ; 2) l’état n’est pas seulement rétroactif mais concurremment actif et projectif) ; 3) l’investissement affectif existe mais il est surtout relatif aux limites du jeu et aux risques de contamination entre jeu et « hors-jeu ». Il y a bien par contre un état scindé, mais cet état plutôt que d’être constitutif devient source d’incertitude et d’inquiétude.
C’est avant tout la délimitation du fameux cercle magique d’Huizinga qui est interrogé dans A Machine to See With. On l’a compris et suffisamment insisté, ce sont les frontières entre le jeu et la vie réelle qui sont constamment remises en cause avec l’œuvre de Blast Theory. Roger Caillois (1958) dans Les jeux et les hommes reprend une définition commune avec Huizinga : « Le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu ». Néanmoins, la troisième caractéristique du jeu énoncée par Caillois garde ici tout son sens : le déroulement du jeu ne peut être prévu à l’avance, le résultat doit rester imprévisible. Le joueur doit garder la possibilité d’inventer. Or c’est justement l’initiative du joueur qui est ici source d’incertitude. Le joueur ne sait plus ici ce qui appartient non seulement au jeu mais ce qui lui appartient comme acteur. Finalement, la seule liberté qui lui semble accordée est de continuer à jouer ou de s’arrêter.
3.5. Ulrike and Eamon Compliant
Ulrike and Eamon Compliant fût présenté à la Biennale de Venise en 2009. Il s’agit d’une marche à travers la ville où les participants jouent les rôles de Ulrike Meinhof ou Eamon Collins. La réalisation se termine avec une interview de chaque participant dans une église anonyme. Ulrike Meinhof était une journaliste qui participa à la direction de l’armée rouge en Allemagne de l’Ouest au début des années 1970. Elle organisa une série de hold-up et d’attentats avant d’être arrêtée en 1972. Elle se suicida en prison en 1976. Eamon Collins devint membre de l’armée irlandaise à Armagh à la fin des années 1970. Chargé de la sécurité à l’intérieur de l’IRA puis arrêté, il se rétracta après avoir témoigné contre l’IRA. Il fût assassiné en 1999.
« Particulièrement dans ce projet, nous jouons très fortement avec la subjectivité, on vous dit que vous êtes Ulrike et Eamon et une fois que vous avez fait ce choix, vous êtes (vraiment) considéré comme tel pendant vos 30/35 minutes de marche à travers la ville, puis vous arrivez à l’endroit de l’entretien et la première question que l’on vous pose est la suivante : « Pour quoi vous battriez-vous ? ». À ce moment, l’incertitude consiste à savoir si vous allez répondre par vous-même dans le monde réel, ici et maintenant, ou répondre du point de vue de votre alter ego fictionnel en relation avec l’histoire que vous avez expérimentée. Et il y a plusieurs niveaux d’incertitude au cœur de cette réalisation : entre vous-même et « vous » ; vous-même et « Ulrike » ou « Eamon » ; entre Venise et le nord de l’Irlande ou l’Allemagne de l’ouest ; entre le présent et le moment où la réalisation a été mise en place ; entre un jeu, une marche, une pièce de théâtre, un documentaire, un entretien, un test de personnalité et le dilemme du trolley (…) » (Adams, 2011).
4. Conclusion
Dans l’ensemble des dispositifs mis en place par Blast Theory (comme dans l’ensemble des dispositifs en réalités alternées) agir et se localiser forment des représentations de soi premières et fondamentales. Dans Can You See Me Now, elles interviennent dans une mise en tension entre univers virtuels et réels et dans une compétition entre deux groupes de joueurs. Les questions de la mémoire, de la recomposition du privé et du public via l’usage de la téléphonie mobile et les nouveaux outils de virtualisation forment des visées plus générales. Dans A Machine to See With, le sujet est au centre d’une « machine de vision » qui fait retour sur celui-ci et dans lequel l’opérativité du système est déterminant. Prendre des décisions et s’interroger sur les limites du jeu ajoutent ici aux représentations premières, des représentations de soi plus incertaines, mais également plus conscientes et plus vives.
Mais il est aussi particulièrement intéressant de la part du groupe Blast Theory d’avoir conçu un questionnement éthique avec Ulrike and Eamon Compliant, car cette interrogation se situe au croisement d’un engagement dans la fiction et dans la vie « réelle ». La notion de représentation de soi prend alors un sens particulièrement complexe et élaboré. On s’aperçoit également que les immersions engagées n’excluent pas une part de réflexivité, bien au contraire. Il y a une conscience vive du cadre général dans lequel se développe le jeu (et selon les cas) une conscience aigüe des emboîtements entre univers réel, virtuel et fictionnel. Cette conscience du cadre et de ces emboîtements est originale et la réflexivité qui est impliquée détermine un cadre artistique pour ces dispositifs du groupe Blast Theory.