Can You See Me Now?
De la mobilité en art à l’œuvre nomade Can You See Me Now? From mobility in art to the nomad artwork
Après l’art du logiciel, les installations interactives et/ou immersives vidéo-projetées et l’art Internet, les technologies mobiles (GPS, tablettes, téléphones portables, etc.) sont à leur tour au cœur des réflexions et de la création artistique, et ce depuis le début des années 2000. Les particularités de ces appareils reposent pour l’essentiel sur leur capacité à générer, reproduire, recevoir et/ou échanger des informations en temps réel et à distance. Ils impliquent ainsi inévitablement un autre rapport au monde et à l’espace (réel), en s’inscrivant dans ce qu’il est désormais courant d’appeler la « Réalité Mixte ».
À travers l’analyse de Can You See Me Now ? (Blast Theory, 2001), nous proposons une réflexion sur les modalités d’échanges informationnels entre espace « réel » et espace « virtuel » et leur valeur discursive au sein de l’œuvre, mais aussi entre l’espace mixte constitutif de l’œuvre et celui de son exposition.
After software art, interactive installations and net art, mobile technologies (GPS, phones, pads, etc.) are at the heart of artistic and creative preoccupations since the beginning of the last decade. The defining element of mobile technologies is their ability to generate, reproduce, receive and/or exchange informations in real time and at a distance. Thus, a new relationship to our space and reality inevitably emerged and has since been often termed “Mixed Reality”.
Through an analysis of Can You See Me Now ? (Blast Theory, 2001), this article proposes a reflexion about the way information is exchanged between the “real” and “virtual” spaces and their discursive value within the work. It will also examine the relationship between the mixed space which is constitutive of the work and the space of its exposition.
1. Introduction
Depuis la prolifération des téléphones portables dans les années 2000, de plus en plus d’études scientifiques portant sur les développements techniques, les performances mais aussi sur les usages des TIC mobiles et les comportements sociaux qu’elles suscitent ont été réalisées. L’utilisation, par les jeunes notamment, semble constituer un sujet de prédilection, bien que d’autres catégories sociales (comme les migrants, les personnes en situation précaire, etc.) ou d’autres thématiques (comme le travail en entreprise, la relation à l’espace public et au lieu) aient également fait l’objet d’études.
Pour ce qui nous concerne, nous proposons dans cet article d’apprécier l’impact des technologies mobiles en art à travers l’analyse de Can You See Me Now ? (CYSMN), une œuvre emblématique réalisée en 2001 par le collectif anglais Blast Theory. Notre objectif sera à la fois de discuter de la mobilité et d’en évaluer les effets dans un contexte artistique. Après une brève présentation de l’œuvre nous nous penchons sur l’expérience qu’elle génère auprès de ses différents acteurs (artistes et public), pour nous interroger enfin sur le rapport entre l’œuvre et son espace d’exposition, et plus particulièrement celui du musée.
2. Can you See me Now?
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David Rokeby, par exemple, a mis au point au cours de ses recherches pour Very Nervous System (1986-1990) une interface (du même nom) capable de traduire le mouvement en son. Celle-ci fut par la suite reprise et adaptée par d’autres artistes et programmeurs, après en avoir acquis les droits d’utilisation (Plohman 2002, http://www.fondation-langlois.org). Tandis que Jeffrey Shaw utilisa dès les années 1990 des tablettes écraniques et/ou tactiles pour The Golden Calf (1994) et The Net-Art Browser (1999).
Depuis les années 1970, l’art offre un champ d’application non négligeable à l’innovation et aux expérimentations médiatiques et technologiques. La convergence entre les « nouvelles » technologies et l’art a en effet très tôt motivé les artistes à développer ou à exploiter des outils et des interfaces de pointe (seuls ou en collaboration avec des laboratoires scientifiques)1, tout en y apportant un regard critique, esthétique, social et politique quant à l’utilisation et à la réception de ces technologies.
Initié en 1992, Impressing Velocity de Masaki Fujihata peut être considérée comme l’une des premières propositions artistiques fondée sur le GPS. Toutefois, comme le note très justement Benoît Bordeleau (2008), les usages du GPS en art ont d’abord été faits hors du web, pour être des objets d’expositions et d’installations, comme tel est le cas d’Impressing Velocity et d’autres productions de Masaki Fujihata, comme la série des Field-Works où les données recueillies pas GPS sont associées à des images vidéo. Avec ses « promenades audio », amorcées dans les années 1990, Janet Cardiff invite quant à elle son public, muni d’un baladeur audio et parfois d’une caméra vidéo portative, à réitérer des parcours qu’elle a préalablement effectués. C’est finalement à la croisée de ces précédentes propositions que pourrait, d’une certaine manière, se situer CYSMN.
Réalisé en 2001 en collaboration avec le Mixed Reality Laboratory de l’Université de Nottingham, CYSMN est le premier jeu urbain de Blast Theory, qui sera suivi par Uncle Roy All Uround You en 2003 et I like Frank en 2004. À la fois expérimentation technologique, jeu et performance artistique, le principe de CYSMN repose sur une « chasse à l’homme » se déroulant simultanément en ligne et dans l’espace urbain, entre les membres de Blast Theory (qui incarnent les « joueurs urbains ») et le public (qui joue en ligne). Munis de GPS et de talkies-walkies qui leur permettent de recevoir et d’échanger des informations entre eux et avec les autres joueurs, les quatre membres de Blast Theory ont pour tâche d’« attraper » les joueurs en ligne, qui, pour leur part, disposent d’indications visuelles et sonores au sein de l’espace simulé de la ville dans laquelle se déroule le jeu, afin de mieux leur échapper.
Entamé à un moment où la possession et l’utilisation de téléphones portables commençaient tout juste à se généraliser, CYSMN reposait initialement sur des outils relativement rudimentaires. Pour la toute première version, les coureurs étaient en effet munis d’un ordinateur de poche HP Jordana connecté à un réseau sans fil local et auquel était relié un GPS, le tout fixé à une planche de bois protégée dans un sac plastique étanche. Aussi, les connexions GPS et Wifi étaient les deux éléments qui ont posé le plus de problème en raison de leur instabilité. Quand il fonctionnait, le GPS pouvait afficher une marge d’erreur de 4 à 106 mètres. La connexion Wifi était également limitée et couvrait difficilement la totalité du périmètre de jeu (l’espace de jeu en ligne et hors ligne était en effet limité), et les joueurs devaient composer avec des délais plus ou moins longs et des déconnexions intempestives. Ce sont finalement les talkies-walkies qui couvraient le mieux le terrain, malgré quelques interférences radio. Ceux-ci étaient alors utilisés par les joueurs de rue pour communiquer entre eux et/ou avec l’équipe technique qui les supervisait, afin d’avertir des problèmes rencontrés, ainsi que pour communiquer avec les autres joueurs en ligne, afin de pallier les problèmes de localisation en donnant les informations nécessaires vocalement pour continuer le jeu (Benford et al, 2006).
Ceci étant, en tant qu’expérimentation scientifique et œuvre d’art fondée sur des technologies en émergence, les interfaces et logiciels utilisés ont été « mis à jour » ou remplacés à plusieurs reprises. De même que l’espace de représentation synthétique initialement en 2D fut réalisé en 3D dans les versions suivantes.
Ainsi, l’ensemble du dispositif de CYSMN est incontestablement constitué d’une pluralité d’outils portatifs. Toutefois, comme le souligne très justement Thierry Gobert (2011) « on ne se sent ni “nomade”, ni “mobile” au prétexte que l’on utilise un outil communiquant électronique portable ». Mais le caractère évolutif des créations comme CYSMN répond aussi, en partie, à la définition de « mobile » et « mobilité » du dictionnaire Larousse :
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1. Caractère de ce qui est susceptible de mouvement, de ce qui peut se mouvoir ou être mû, changer de place, de position.
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2. Caractère de ce qui change rapidement d'aspect ou d’expression.
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3. Caractère de ce qui est instable, variable, fluctuant.
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Site internet de Blast Theory : <http://www.blasttheory.co.uk/bt/index.php>.
Aussi, si l’on en croit la présentation de CYSMN, faite par les membres de Blast Theory sur leur site internet2, le cadre conceptuel de l’œuvre repose en partie sur la consultation d’études portant sur des questions liées à la mobilité. Le groupe évoque notamment l’utilisation de plus en plus répandue du téléphone portable par des catégories sociales habituellement exclues comme les sans-abris ou les précaires, les habitants en zone rurales et les adolescents.
Néanmoins, si la plupart des études menées se concentrent bien souvent sur les aspects techniques, performatifs ou les usages des appareils mobiles, nous souhaitons nous concentrer davantage ici sur l’impact et les enjeux des technologies mobiles en art en nous interrogeant sur les implications esthétiques, discursives et expérientielles que celles-ci suscitent dans le cas de CYSMN.
3. Vers une réalité mixte humanisée
À la précédente lecture de la définition donnée du terme « mobilité » par le dictionnaire Larousse, on remarque l’importance accordée à la notion de mouvement, tandis que celle du dictionnaire Trésor de la Langue Française Informatisée (TLFI) insiste davantage sur le déplacement :
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1. Caractère de ce qui peut être déplacé ou de ce qui se déplace par rapport à un lieu, à une position.
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2. Caractère de ce qui se déplace ou peut être déplacé par rapport à un ensemble d'objets de même nature.
Or, précisément, si les sculptures d’Alexander Calder (des ensembles de pièces assemblées capables de se mouvoir sous l’influence d’une force extérieure naturelle ou motorisée) sont bien connues sous le terme de « mobiles », les promenades-audio de Janet Cardiff ou les jeux urbains de Blast Theory sont fondés sur le déplacement, le trajet, le parcours, la marche, la course.
Ainsi, l’implication des médias mobiles en art suppose non pas seulement une réflexion sur la question du mouvement mais renouvelle notre rapport à l’espace et l’expérience que l’on en fait à travers le déplacement des corps. Plus encore, et comme nous le verrons, ces appareils impliquent inévitablement un autre rapport au monde (et donc à l’espace) en assurant la production, la réception et/ou l’échange d’informations entre « réel » et « virtuel ».
3.1. Le flâneur et l’explorateur
Dans un chapitre de son célèbre ouvrage Le langage des nouveaux médias (2010), dédié à ce qu’il nomme l’« espace navigable », Lev Manovich distingue deux types de cybernautes : le flâneur et l’explorateur. Tous deux issus de la littérature (l’un de chez Baudelaire, l’autre des romans américains du 19e siècle), le flâneur se distingue en tant que citadin moderne tandis que l’explorateur, plus solitaire, se rattache davantage à de grands espaces naturels vierges. Alors que le flâneur aime se déplacer au milieu de la foule citadine en tant qu’« observateur anonyme », l’explorateur part à la découverte de terres inconnues avec lesquelles il se doit de se familiariser.
Bien que chez Manovich le flâneur et l’explorateur incarnent chacun un profil différent du cybernaute (soit, chez l’auteur, le navigateur des différents espaces numériques : internet, bases de données, espaces de synthèse), sa description du flâneur semble en adéquation avec les joueurs de rue de CYSMN tout comme celle de l’explorateur pour les joueurs en ligne.
Rappelons tout d’abord que CYSMN repose sur un jeu de course-poursuite entre les quatre membres de Blast Theory et une quinzaine de joueurs en ligne. Les premiers évoluent dans l’espace de la ville où se déroule la partie, à l’intérieur d’un périmètre qu’ils ont eux-mêmes préalablement déterminé (et par conséquent qu’ils connaissent et maîtrisent après repérages). Les seconds progressent au sein d’une reproduction informatique exacte de la ville et de l’espace de jeu.
Sur l’écran des ordinateurs de poche des joueurs de rue, sont représentés une carte de l’espace de jeu et les avatars de l’ensemble des joueurs qui sont distingués par deux couleurs différentes. Les joueurs en ligne disposent des mêmes informations visuelles, lesquelles sont complétées par l’échange d’informations textuelles et sonores entre les deux camps. D’une durée d’une à deux heure(s), le jeu prend fin lorsque tous les participants en ligne ont été « capturés », à comprendre ici au double sens du terme puisque c’est un acte photographique qui cristallise la prise du coureur. En effet, lorsqu’un joueur de rue se trouve à proximité d’un participant (soit à une distance de cinq mètres) il annonce sa prise via le talkie-walkie et prend une photographie à l’emplacement où le joueur (physiquement absent) a été trouvé.
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. Nous tentons ici de mettre en évidence les concordances entre la figure du flâneur et les joueurs de rue. Ceci étant il est important de préciser qu’une différence fondamentale subsiste entre le flâneur baudelairien et les joueurs de rue dans la mesure où le trajet de ces derniers, en tant que parties prenantes dans un jeu, est motivé par un objectif clair : celui d’attraper les joueurs en ligne.
Comment ne pas voir alors les nombreux rapprochements3 entre ces joueurs de rue et le flâneur, cet « observateur anonyme qui navigue dans l’espace constitué par la foule parisienne, enregistrant mentalement les visages et les silhouettes des badauds pour en effacer aussitôt toute trace dans son esprit » (Manovich, 2010, p. 465-466) ? Tandis que, parallèlement, les joueurs en ligne découvrent et explorent l’espace profondément autre qui leur est assigné. Un espace synthétique dont l’architecture, la configuration et les règles leur sont totalement inconnues mais avec lequel ils devront se familiariser pour mieux y naviguer et pour mieux échapper à leurs poursuivants. On notera d’ailleurs que selon Manovich « la ville est pour le cow-boy [figure par excellence de l’explorateur pour l’auteur] un endroit hostile où le conflit dégénère inévitablement en épreuve de force » (ibid., p. 467).
Cela posé, l’un des plus grands intérêts de CYSMN repose sur le fait, qu’en dépit de leur profonde opposition, flâneur et explorateur convergent ensemble par le biais des technologies mobiles, puisque, comme le note Kamar Berlbaraka, avec les terminaux mobiles le cyberespace s’est étendu à l’espace réel pour donner naissance à une « interconnexion généralisée » (2011, p. 41).
Figure 1. Continuum réalité-virtualité (Milgram, 1994)
3.2. La réalité mixte
C’est à partir des années 1990 que la terminologie « virtuelle » fut employée dans le vocabulaire des technologies numériques pour référer à des images et des espaces médiatiques modélisés en 3D, réalistes ou non, avec ou dans lesquels il est possible d’interagir. De là, est apparu le concept de réalité virtuelle (RV). Si l’on en croit Edmond Couchot, la RV suscite un effet de réel si puissant que « les utilisateurs ont […] l’impression de pénétrer à l’intérieur de véritables mondes » (1998, p. 146). Ceci étant, Milgram et ses collègues remarquent en 1994 que l’appellation RV est fréquemment employée pour qualifier des environnements qui ne répondent pas totalement à la définition qui en est donnée mais « qui se situent quelque part le long d’un continuum (Reality-Virtuality Continuum) » (figure 1). Car, concrètement, environnements réels et virtuels sont susceptibles d’échanger des informations et de participer chacun à la constitution de l’autre. Ce phénomène relationnel prend place alors au sein d’une « réalité mixte », elle-même composée de deux sous-catégories : la « réalité augmentée » (RA) où des éléments virtuels sont ajoutés à des environnements réels et la « virtualité augmentée » (VA) où objets et informations issus du réel sont ajoutés à des environnements virtuels.
Proche, en certains points, de CYSMN, l’installation de Jeffrey Shaw The Legible City réalisée en 1989 illustre parfaitement ces premières considérations. En effet, à l’aide d’une bicyclette fixée au sol face à un grand écran, l’utilisateur de The Legible City est invité à se promener, dans une ville modélisée en 3D à partir des plans de trois métropoles (Manhattan, Amsterdam, Karlsruhe) mais dont les bâtiments ont été remplacés par une succession de lettres. Réel augmenté et virtuel augmenté se répondent donc ici parfaitement.
Toutefois, venant de la communauté de synthèse des images, Milgram et ses collègues ont développé ce schéma principalement afin de mieux identifier la part de réel et de virtuel dans la composition des images. Ainsi, bien que validé, repris et partagé par l’ensemble de la communauté scientifique, l’espace mixte s’est développé et complexifié au fil des recherches et des innovations technologiques. À la fin des années 1990, les chercheurs issus de la communauté Interfaces humain-machine (IHM) se sont en effet davantage concentrés sur l’autre versant de la RA, identifié mais moins développé chez Milgram, soit : l’augmentation du réel par l’introduction d’informations numériques, la notion de « virtuel » étant alors étendue à toutes informations générées par des outils informatiques – celles-ci pouvant aussi bien être des images que du texte, du son, ou des représentations symboliques (Chalon, 2004).
Néanmoins, la proposition formulée par Blast Theory ne se limite pas à une simple juxtaposition, superposition ou augmentation d’un espace par une migration informationnelle à partir d’un autre mais suscite une véritable hybridation entre ces différents espaces, fondée sur l’échange. À tel point que l’équipe du Mixed Reality Laboratory préfère parler d’adjacent reality que de « réalité augmentée », à propos de CYSMN. Plus encore, de par son dispositif, l’espace mixte de CYSMN est habité d’une importante présence humaine qui ajoute à l’expérience et dépasse le simple échange d’informations brutes.
Les moyens de communication textuels et sonores, tout d’abord, participent à une implication émotionnelle entre les joueurs, qu’ils soient poursuivis ou poursuivants. L’espace de messagerie destiné à la « communauté » des joueurs en ligne notamment contribue à créer, le plus souvent, un climat de solidarité. L’échange d’informations leur permet de développer une certaine complicité et d’autres types de relations fondées sur la collaboration, l’entraide, l’humour, parfois même la drague, comme le montrent certains extraits de conversations compilés et publiés en 2006 par le Mixed Reality Laboratory (Benford et al., 2006).
La dimension sonore joue aussi un rôle important et incite les joueurs à développer des sentiments comme la crainte (de se faire attraper) ou l’empathie, vis-à-vis de leur poursuivant, dans la mesure où les participants en ligne peuvent entendre les sons et les conversations émis par les coureurs de rue. À travers leur analyse de l’expérience, l’équipe du Mixed Reality Laboratory note en effet que les joueurs réagissent vivement en entendant leur nom, réalisant qu’ils sont devenus la cible des coureurs qui discutent de leur tactique via talkie-walkie. La source audio permet également aux joueurs de comprendre (et de vivre par procuration) la réalité des coureurs en les informant sur leur propre situation. En effet, avec ce dispositif l’internaute peut entendre les bruits de la rue, du trafic et le souffle haletant des coureurs. Aussi, les descriptions orales faites par les coureurs et les bruits ambiants stimulent à la fois l’imagination des joueurs qui peuvent se représenter mentalement l’espace réel et prendre conscience des effets de leurs actions dans ce monde là (comme traverser ce qui est pour eux une simple ligne virtuelle, par exemple). Cela leur permet donc aussi de mieux appréhender l’espace dans lequel ils naviguent.
En conséquence, dans le cas de CYSMN, ce sont davantage les informations générées et véhiculées par l’être humain, via des outils technologiques mobiles, qui viennent ajouter une part de réalisme au monde de l’internaute, doublé d’une couche émotionnelle.
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À entendre ici au sens philosophique du terme, c’est-à-dire de façon non actualisée.
Considérer les joueurs de rue, soit les membres de Blast Theory, comme des « interfaces humaines » au service de l’expérience du joueur en ligne prend son véritable sens quand on sait qu’au moment de son inscription au jeu, le candidat en ligne est invité à entrer son nom et celui d’une personne qu’il a perdue de vue ou qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Redoublé d’une dimension imaginaire et poétique, le but sous-jacent de CYSMN est donc finalement de rétablir, ne serait-ce que virtuellement4, une connexion entre deux personnes que la vie a éloignées (ce qui ne serait peut-être pas sans entraîner une certaine tension interne chez le participant entre sa volonté de ne pas être pris et l’envie de retrouver, même symboliquement, la personne à laquelle il pense). Ainsi l’acte photographique qui marque la prise du joueur en ligne (et donc la fin du jeu pour celui-ci) n’est autre que le témoin et la cristallisation de cette rencontre imaginaire entre le joueur en ligne et la personne absente. Car sur ces photographies n’apparaissent que des devantures de magasins, des façades, des passants, des passages cloutés, l’asphalte. Ces photographies, prises à la va-vite, ne sont pas cadrées, ni titrées et n’ont pas de vocation artistique en elles-mêmes. Elles sont simplement la preuve que la rencontre a eu lieu alors même que le principal sujet en est absent (Berthou Crestey, 2010). Mais elles sont aussi représentatives de l’« esthétique » de la photographie amateur via téléphone portable, comme le note Kamar Belbaraka :
La photographie du quidam, même pixellisée et mal cadrée, est désormais vécue comme plus authentique que celle du professionnel. Plus sincère, aussi, « ce désir de témoigner est une tentative de réappropriation du monde... Chacun veut être acteur de son destin et coproduire la société dans laquelle on vit »(Le Goff cité dans Belbaraka, 2011 p. 99).
Mais revenons une dernière fois au rôle de ces joueurs de rue. Il sera intéressant de rappeler que le terme « avatar » – aujourd’hui utilisé dans le langage informatique pour désigner la corporéité grâce à laquelle un utilisateur peut être identifié et agir au sein d’un espace virtuel (jeux vidéo, forum de discussion, réseaux sociaux etc.) – est un dérivé d’avatãra, emprunté à la tradition hindouiste. Dans l’hindouisme, l’avatãra, qui signifie « descente », renvoie à l’incarnation sur terre d’une divinité en réponse à un besoin de l’humanité. Ainsi, relativement proche de cette conception de l’avatar, et dans une sorte de permutation ou de réversion des logiques et des préceptes de la culture informatique, les membres de Blast Theory jouent le rôle d’avatar au sein de l’espace réel en donnant corps à l’âme errante dans la psyché de l’internaute.
4. L’œuvre mobile et le musée
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British Academy of Film and Television Arts.
On l’aura remarqué, les dispositifs de RA (bornes interactives, écrans, interfaces mobiles et applications diverses) prolifèrent au sein des musées depuis quelques années. Toutefois, davantage appréciés pour leurs apports éducatifs et ludiques, ceux-ci sont beaucoup plus présents dans les musées des sciences, des techniques et de l’industrie, d’histoire ou d’ethnographie que dans les musées d’art, et plus encore les musées d’art contemporain. À vrai dire, tout au long du 20e siècle, le musée d’art contemporain a montré une certaine réticence envers les arts technologiques d’une manière générale (photographie, vidéo, cinéma, informatique) au moment de leur apparition. CYSMN reçut pourtant rapidement un accueil chaleureux, tant public que critique et institutionnel. Après avoir été nominé aux BAFTA5 en 2002, reçu le Golden Nica for Interactive Art du festival Ars Electronica en 2003 et avoir été présenté dans le cadre de nombreux autres festivals et centres d’art, CYSMN fut plus récemment accueilli par des musées aussi prestigieux que le Museum of Contemporary Art à Chicago (2006) ou la Tate Britain à Londres (2010). Cependant, on pourra se demander quel rôle et quelle fonction le musée peut encore assumer auprès d’un public invité à explorer et à communiquer avec des espaces qui lui sont extérieurs (celui de la ville et celui en ligne).
4.1. Les fonctions et les missions du musée en question
Comme ont pu le démontrer certains auteurs tels Brian O’Doherty, Carol Duncan et Reesa Greenberg, l’espace du musée d’art et plus encore du musée d’art contemporain est un espace tout particulier en ce qu’il incarne le « marqueur social » de l’œuvre d’art. Ceci est dû en bonne partie à la charge esthétique de son espace d’exposition (partie la plus visible et la plus accessible au public), héritée des conventions d’accrochage établies au cours des années 1950-1960 sous l’influence du modernisme américain : murs blancs, grands espaces entre les œuvres.
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Terme employé par Christine Bernier dans son ouvrage L’art au musée : de l’œuvre à l’institution (2002) : « Avec les productions actuelles, le lieu (l’espace muséal), demeure parfois le seul indice dont dispose le visiteur pour s’assurer qu’il n’a pas devant lui des objets « ordinaires ». […]. Plus l’objet est placé sans ambiguïté à l’intérieur du cadre, c’est-à-dire sur le site du musée d’art […] plus il est facile de regarder cet objet en tant qu’œuvre d’art », p. 73-76.
Or précisément, si ces conventions sont encore pour l’instant d’actualité, la création numérique, d’une manière générale, et des propositions comme CYSMN en particulier tendent à bouleverser ces codes de représentation. La durée variable du jeu (puisque dépendante de la rapidité à laquelle la totalité des participants sont attrapés), va à l’encontre des standards de présentation de l’exposition classique. Mais surtout, en incitant à sortir du « cadre »6 muséal et à naviguer au sein de son propre espace (soit le périmètre de jeu, en ligne et hors ligne), CYSMN remet en cause les missions de l’exposition muséale qui se doit, initialement, de présenter, contextualiser et mettre en relation une pluralité d’œuvres et d’objets au travers d’un parcours élaboré. Plus encore, l’œuvre de Blast Theory génère son propre espace d’exposition en assumant la mise en relation d’images au travers d’un parcours – soit, les photographies prises au cours de la partie, lesquelles constituent, après transfert des données, une « galerie virtuelle » sur le site internet du collectif.
Ainsi, si le musée conserve indéniablement son statut de « cadre », dans la mesure où l’équipe technique y est hébergée et que des bornes informatiques sont disponibles au public dans l’enceinte muséale, il n’en reste pas moins radicalement secondarisé voire même totalement « éclipsé », comme le note Olivier Asselin (2009). D’autant qu’en dépit de la présence des bornes sur place, les joueurs en ligne ne sont pas tenus d’être présents dans l’espace d’exposition pour expérimenter l’œuvre et peuvent se connecter de n’importe quel endroit (café, maison, square), dans n’importe quel pays du monde. Aussi, dès le début de la partie, l’ensemble des participants est invité à sortir du bâtiment pour circuler dans l’espace urbain (réel ou simulé) dont le champ d’action est limité aux seuls espaces extérieurs.
4.2. La remédiation du musée
On pourra néanmoins objecter à tout cela que l’espace d’exposition physique apporte une valeur ajoutée à son expérience. Certains ont su, par exemple, exploiter les propriétés de l’espace d’exposition au profit de leur expérience en incitant les joueurs de rue à passer devant les fenêtres du bâtiment où ils se trouvaient, comme l’a noté l’équipe du Mixed Reality Laboratory (Benford et al., 2006), tandis qu’un joueur connecté à distance ne pourra faire l’expérience de la galerie dont l’existence sera limitée à la seule façade extérieure du bâtiment, diffusée sur son écran, et aux autres informations qu’on pourra lui donner.
Aussi, dans son article « Reaffirming museum power : Locative media and the institutionalisation of space », Bjarki Valtysson (2011) défend au contraire l’idée que les œuvres comme celle de Blast Theory réaffirment, par mimétisme, le pouvoir du musée. L’auteur argue que le « caractère fermé », en termes de spatialité et de temporalité, de ce type d’œuvre contribue à former des espaces proches de celui du musée. De plus, tout comme pour le musée, une telle création impose au public de respecter certaines règles et conventions, souligne-t-il. (Il est vrai, qu’à l’image de l’accrochage muséal et de l’invective « ne pas toucher », la navigation des joueurs en ligne notamment est limitée, comme nous avons pu nous en rendre compte précédemment). Enfin, l’interconnexion des espaces et des publics qu’entraînent des créations fondées sur les médias de géolocalisation crée, toujours selon l’auteur, un « métamonde » proche là encore du musée.
Si les arguments de Bjarki Valtysson sont tout à fait recevables, la conclusion qu’il en tire semble plus discutable. En effet, selon ce qui est établi ici, il nous semble que plus que de « réaffirmer le pouvoir musée », des œuvres comme CYSMN le « remédient ». Tel que théorisé par Bolter et Grusin (1999), le phénomène de remédiation repose sur l’idée que tout « nouveau média » reprend et refaçonne ses prédécesseurs. Néanmoins, le processus de « remédiation » ne signifie pas forcément que le « nouveau média » remplace ou occulte le précédent, cela dépend de la capacité de ce dernier à résister au « nouveau média » en affirmant ses particularités (soit son « opacité »). De plus, un « ancien » média peut lui aussi en remédier un autre (ancien ou nouveau) (ibid., p. 55).
Ainsi, les œuvres médiatiques comme CYSMN génèrent un espace alternatif et concurrentiel à celui du musée tout en s’y substituant et ce faisant, instaurent un rapport de force (soit une « résistance médiatique ») entre les deux entités.
5. Conclusion
La convergence entre les « nouvelles » technologies et l’art a très tôt motivé les artistes à développer ou à exploiter des outils et des interfaces de pointe tout en y apportant un regard critique, esthétique, social et politique. À la fois performance artistique, jeu et expérimentation technologique développée dans le cadre d’une collaboration avec un laboratoire scientifique, CYSMN illustre parfaitement cet état de fait.
Alors que la téléphonie mobile était tout juste rendue accessible à l’ensemble de la population au moment de son élaboration, CYSMN posait déjà les fondements de la « réalité pervasive » (pervasive reality) et des diverses interfaces mobiles et leurs applications qui ont émergé et très vite proliféré au cours de ces trois dernières années, et ce notamment dans le contexte muséal en raison de leurs apports éducatifs et ludiques.
Mais au-delà des questions que nous avons abordées à travers les dimensions esthétiques, discursives et expérientielles de CYSMN, et tout particulièrement les notions d’espaces navigables et de réalité mixte, l’un des autres grands défis posés par des œuvres comme CYSMN au musée est celle du nomadisme. Pour Thierry Gobert le nomadisme se distingue en effet de la mobilité en ce que « ses pérégrinations sont le plus souvent restreintes à l’occupation temporaire mais régulière de lieux appropriés et marqués » (2011, p. 7). Et précisément, si le musée incarne toujours l’ultime instance de légitimation, il n’en reste pas moins qu’il n’est désormais plus qu’un des lieux possibles pour la création actuelle. Aussi, l’œuvre de Blast Theory s’est-elle vue présentée dans le cadre de nombreux festivals, centres d’art, musées et autres structures institutionnelles à Sheffield, Rotterdam, Tokyo, Barcelone, Chicago ou Londres.
Ainsi, nous serions amenés à conclure avec Olivier Asselin que :
[Le musée a toujours été séduit par des œuvres qui] suscitent une expérience immersive et émersive, ouvrent sur un monde virtuel tout en restant attachées au monde réel. […]. Mais la révolution numérique est probablement plus profonde et elle pose au musée des questions plus fondamentales. La culture qui s’esquisse est non seulement audiovisuelle, immersive, interactive et communica-tionnelle, mais elle est aussi définitivement mobile et nomade.