L’ouvrage collaboratif Réseaux sociaux, dirigé par Bernard Stiegler, décrit et analyse au fil de ses onze articles le fonctionnement des réseaux sociaux, en considérant tous les types de réseaux (grand public, entreprise, recherche, réseaux alternatifs). En évitant l’opposition classique entre technophobes et technophiles, ce livre développe le concept de pharmakhon, cher à Stiegler. Ce concept amène l’idée que les technologies en général (réseaux sociaux compris) ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais les deux à la fois, le tout dépend de l’usage qui en est fait. Définis de cette façon, il est possible d’envisager les réseaux sociaux sous plusieurs angles, et de les critiquer aussi bien positivement que négativement. C’est bien ce que s’attachent à faire les auteurs de ce livre. Ils montrent les dérives des réseaux en même temps que leurs bénéfices. Les onze articles peuvent se subdiviser en trois parties en fonction des thèmes abordés.
Ainsi, pour le premier thème, cinq articles traitent du fonctionnement des réseaux et des conséquences de ceux-ci sur la notion de lien. C’est en apportant un éclairage philosophique et littéraire que l’on arrive à mieux comprendre ce qui est aujourd’hui en jeu dans les relations de réseaux. Avec le concept de philia, emprunté à Aristote, Stiegler s’attache à montrer que le lien social, entendu au sens large, est fondateur de la société, et qu’il a toujours existé. La philia peut s’entendre comme une amitié, une relation choisie, ou comme un lien nécessaire entre les êtres-vivants du simple fait qu’ils sont en vie : la nature même des organismes est d’être en groupe. D’un côté se trouve une individuation psychique et collective, de l’autre une individuation vitale. L’individuation étant entendue comme un processus de formation de l’individu, jamais finie, et dépendante des autres. Autrement dit, il n’est pas possible de s’individuer seul. Ceci est plutôt une bonne nouvelle pour les réseaux sociaux puisqu’ils permettent aux usagers de rester en lien avec leurs contacts. Toutefois, lorsque l’on se penche sur les fonctions de Facebook, un problème pharmacologique se pose : le fait que les profils des utilisateurs puissent être la source d’un ciblage marketing alors même que la fonction de dialogue disponible sur la même plateforme peut permettre le processus d’individuation. Ce profilage marketing est gênant dans le sens où les règles de formalisation de l’espace social ne sont pas décidées par l’utilisateur mais par la plateforme. Celui-ci adhère à une structure imposée qui capte son attention. L’auteur préconise alors une grammatisation de Facebook, c’est-à-dire des règles fixées dans et par l’écriture qui permettent à l’usager d’entrer dans les processus d’individuation et de transindividuation. Pour cela, il faut réintroduire les relations intergénérationnelles dans les réseaux sociaux, afin de renforcer la philia, et donc la société. L’enjeu est de se réapproprier ces réseaux sociaux en puisant les ressources à l’intérieur même de ceux-ci.
Cela prouve bien la nature pharmacologique des réseaux, et ce bien avant l’arrivée d’internet, puisque même dans la tragédie grecque Agamemnon d’Eschyle, on trouve deux types de réseaux : ceux qui créent de l’ordre (la chaîne de brasiers qui annonce à la reine Clytemnestre et à la ville d’Argos la prise de Troie, et donc le retour prochain du roi triomphant), et ceux qui le dissolvent (le filet de pêche utilisé pour tuer Agamemnon). C’est ce que nous rappelle R. Galloway, qui passe en revue quelques théories influentes de l’information et de la communication pour démontrer qu’avec internet, nous sommes plus proches du filet de pêche désorganisateur. Toutefois cette organisation décentralisée est voulue et nécessaire, et elle n’empêche en rien l’organisation et le contrôle. C’est au contraire une nouvelle forme de contrôle qui a l’avantage stratégique de ne pas avoir de cibles évidentes. Si le réseau se compare à un filet, où les nœuds se déplacent, la question est alors de savoir qui passe au travers. Qui peut être exclu du réseau et donc échapper au contrôle ? C’est en se posant ces questions que des pratiques de contre-réseau se développent.
C’est ainsi que l’on peut imaginer, selon Y. Moulier-Boutang, un web 3.0 où l’usager est en plein contrôle de son réseau à la place des monopoles actuels. Et ce, notamment grâce aux liens faibles que développent et renforcent Facebook. En effet, le réseau virtuel d’un individu dépasse largement les dimensions classiques. Il est possible d’être ami avec les amis de ses amis sans les avoir jamais rencontrés. On assiste à une extension des liens faibles. Par conséquent il devient plus difficile de les contrôler. C’est justement cette confusion qui peut permettre l’émergence d’une nouvelle donne. A. Gentès et F. Huguet présentent ainsi des alternatives aux réseaux sociaux : l’architecture distribuée qui passe d’une architecture centralisée où l’information est détenue par des agglomérations de serveur à une infrastructure où les communications se font entre nœuds qui ont la même responsabilité dans le système. Cela permet d’éviter le contrôle effectué par les réseaux sociaux en exploitant les données de l’usager à des fins commerciales d’une part, et le monopole de trois ou quatre entreprises privées d’autre part. Ces réseaux mobiles sont donc des dispositifs qui échappent au contrôle des infrastructures classiques et permettent à l’usager d’avoir un droit de regard sur les supports qu’ils utilisent. Ces développements font preuve d’une conscience médiatique aigüe des usagers, qui réalisent de plus en plus que leurs données personnelles ne leur sont plus propres, mais qu’ils les cèdent à des entreprises qui les exploitent dans une logique marchande. C’est pour cela que C. Fauré plaide pour une appropriation des réseaux sociaux, au lieu d’une adaptation. Pour lui les réseaux sont fallacieux parce qu’ils opèrent une logique de confusion et d’opacité où l’usager ne sait pas tout, où il est rendu impropre dans le sens où plus rien ne lui appartient, et enfin parce qu’on lui fait croire qu’il n’est pas possible d’exister s’il n’est pas connecté.
Cette nouvelle conception de l’individu amène à une reconsidération du corps lui-même, et c’est ce que s’attachent à montrer les trois articles suivants. R. Harper avance que dans le couple homme-machine, la position de l’être humain est mouvante, au point d’en arriver à la création de choses hybrides, où la présence corporelle peut se manifester sans le corps, où le corps s’efface petit à petit pour laisser la place à sa manifestation technologique. Le corps devient une dualité, qui l’assimile aux machines. Comme elles, il est vu en tant que système qui traite de l’information, réduction parfois dérangeante quand cette instrumentalisation du corps amène à une modélisation arithmétique de l’amitié sur les réseaux sociaux. Le système calcule à la place de l’usager la visibilité de ses amis en fonction des fréquences de consultation effectuée, sans tenir compte des spécificités de chaque relation. Tout dépend alors de l’interprétation et de l’usage fait de son identité numérique. A. Masson a justement mis en application cela, avec ses collègues psychiatres et psychanalystes, afin de créer un dispositif clinique sous la forme d’un site internet. Ce site a pour vocation d’accueillir le malaise des adolescents, en permettant à ces derniers d’exprimer leur violence et de recevoir une réponse de professionnels mais aussi des autres usagers. Cette première forme de réseau d’individuation montre qu’il est possible d’introduire des circuits intergénérationnels sur internet, et de grammatiser la parole adolescente pour que les individus avancent, et non pour en tirer profit dans un but de croissance économique. Cette déviance se voit, par exemple, dans les jeux en réseau, où E. Rossé nous rappelle que ces derniers sont souvent vus comme un refuge par les jeunes pour avoir une vie sociale et cacher le corps changeant grâce à son avatar. En même temps, des entreprises en tirent profit.
Ce problème du profit, et de l’exploitation des usagers qui deviennent eux-mêmes une information à utiliser a été tout à fait mis en lumière par K. O’Hara et ses collègues. En effet, ces derniers ont clairement montré que les données de géolocalisation publiées par l’usager sont utilisées par les systèmes pour obtenir d’autres données. Même la méthode de collecte de données est assez douteuse au regard de la vie privée puisque sur les trente systèmes étudiés, la moitié se sert d’outils heuristiques complexes pour obtenir des données qui n’ont pas été divulguées directement par l’usager. Cette pratique est assez dommageable, d’autant plus que les traces numériques peuvent être utilisées à bon escient pour faciliter le travail de l’usager sur des plateformes numériques, comme le décrit A. Mille. Pour lui, les traces numériques peuvent être modélisées et devenir ainsi des supports d’inscription partageables de connaissances et d’expériences. Autrement dit, ces traces réflexives peuvent devenir des supports d’individuation et de transindividuation à la condition qu’elles soient correctement médiées. L’usager doit donc avoir le plein contrôle sur les traces qu’il laisse sur les environnements informatiques, et d’autant plus sur les réseaux sociaux, étant donné que ces plateformes sont les premières montrées du doigt lorsqu’il s’agit de la gestion des traces numériques de leurs usagers.
C’est pour cela qu’en guise de conclusion, l’article d’O. Auber nous invite à changer de paradigme en faveur de l’internet collaboratif et non de l’internet centralisé, où le verrouillage sécuritaire et commercial occupe et structure tout l’espace. L’idée est de changer d’architecture pour passer d’une économie de l’attention à une économie du lien, d’un espace où des sites font payer d’une façon ou d’une autre leurs usagers à un espace centré sur l’usager, c’est-à-dire un réel espace public. Parce qu’il faut rappeler que pour l’instant, l’espace public n’existe pas sur internet, on est toujours chez quelqu’un. Pour changer cet état de fait, il va falloir du temps, notamment en raison des lobbies et des hébergeurs, qui pour l’instant, n’ont aucune raison de changer de structure.
À vouloir analyser le fonctionnement des réseaux sociaux en général, on peut reprocher à cet ouvrage qu’il en oublie le point de vue de l’usager. Seuls quelques articles se fondent sur une étude des usages faits de ces réseaux sociaux. C’est assez regrettable étant donné que les réseaux sociaux sont des technologies de l’usage, donc les usagers leur donnent leurs finalités, et ce, malgré l’idée première des concepteurs. Il aurait été judicieux de partir du point de vue de l’usager, au lieu de lui donner tour à tour le rôle de victime, prolétaire, ou de coupable. Les plateformes ne sont pas les seules à jouer un rôle dans leur fonctionnement, les usagers y sont pour beaucoup.