La coévolution de l’informatique et de son histoire
Cet article se propose de montrer de quelle manière l’informatique et l’écriture de son histoire ont évolué conjointement, passant d’une vision internaliste et d’une fascination pour la machine et le matériel, à la prise en compte de « l’ordinateur en société », puis des cultures numériques. Au travers de ce panorama historiographique, il s’agit d’interroger le regard porté par les historiens sur l’évolution de l’informatique pendant ses quatre dernières décennies mais aussi la manière dont ils ont intégré les problématiques sociétales et communicationnelles par élargissement de leur regard sur les technologies de l’information et de la communication.
This article aims to show how computing and the writing of its history have jointly evolved from an internalist approach and a fascination for the machine and the hardware to a broader interest for the « computer in society » and then digital cultures. This historiographical panorama questions the historical glance on computing during the last four decades but also the way in which historians have progressively taken into account issues that were already underway in the study of ICTs.
1. Introduction
La puissance industrielle et économique, l’ancrage sociétal (au moins en Occident) et les échos médiatiques que rencontre le numérique ont conduit depuis une trentaine d’années à la multiplication des discours sur les origines et le développement de cette « révolution ». Pierre de touche des interprétations, la capacité supposée du numérique à l’auto-organisation, à la reconfiguration autonome, au bootstrapping (Bardini, 2000), nourrit parfois la vision de celui-ci en tant que force indépendante. Elle agirait selon ses buts propres sur un contexte historique et social en forme de toile de fond, de simple réceptacle d’une déferlante technique. Dans ce cadre, l’histoire de l’informatique, ou plutôt, les annales de cette histoire s’écrivent d’elles-mêmes : c’est la marche impériale et impérieuse d’artefacts et de services, entreprise par quelques grands hommes dont le messianisme s’exprime désormais dans des garages.
L’objectif de cet article est au contraire de montrer en quoi l’historiographie du numérique, initialement portée par les recherches sur l’informatique, est un champ d’étude où les chemins ne sont pas tracés : son histoire s’appuie sur la progressive prise en compte de méthodologies, d’objets et d’influences exogènes, qui permettent la montée en complexité des analyses durant ces quarante dernières années. Abandonnant progressivement une vision internaliste et scientiste du progrès ainsi qu’un périmètre étroitement technique, elle s’ouvre, entre autres, aux apports de la sociologie de l’innovation et de la sociologie des usages.
Des premières analyses autocentrées, l’on passe progressivement à une vision ancrée dans une société en mouvement, celle de la seconde moitié du XXe siècle, profondément impactée par les technologies de l’information et de la communication (TIC), mais également à l’origine de leur apparition et de leur développement, sinueux et sensibles aux contextes particuliers d’adoption.
Montrer la coévolution de l’informatique et de l’écriture de son histoire, c’est explorer le passage d’une histoire centrée sur les machines à une histoire des dispositifs, réseaux et relations entre la technique et l’humain, qui intègre les enjeux du laboratoire et du grand public, de la conception et de l’usage, ainsi que la communication, rejoignant en cela des approches et questions portées par les technologies de l’information et de la communication.
2. Des machines et des hommes
Sans surprise, l’histoire de l’informatique n’est pas insensible au contexte dans lequel évolue son objet et en épouse même certaines tendances. Ainsi, d’une histoire internaliste des grands systèmes, elle s’ouvre progressivement à de nouveaux horizons à partir des années 1980, davantage inscrits dans la société, comme l’est l’ordinateur avec le développement de la micro-informatique.
2.1. De si fascinantes divas
L’historiographie de l’informatique naît aux États-Unis comme en France dans un contexte de fascination pour les machines qui permettent l’automatisation du calcul à partir des années 1940. La « grande informatique » est étudiée en elle-même et pour elle-même, bien souvent par les acteurs de son histoire. L’étude pionnière d’Herman Goldstine en 1972, The Computer from Pascal to von Neumann, en est l’illustration parfaite. Écrite par un participant du projet d’ordinateur ENIAC dès 1942, l’ouvrage témoigne de l’intérieur et analyse les premières années d’utilisation civile des machines issues de l’effort militaire états-unien.
Dans le cadre d’un temps plus long, ce sont les théories mathématiques au travers de l’influence de Charles Babbage (Hyman, 1985) et d’Alan Turing (Hodges, 2004) qui rythment l’historiographie d’une informatique conçue comme une science faite « d’algorithme, de machine, d’information et de langage » (Dowek, 2015).
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En 1950, la revue Radio-Electronics, organe majeur dans la culture des amateurs du bricolage électronique, titre par « world’s smallest electric brain » pour parler de l’ordinateur.
Pleine de « facts and firsts », selon l’expression de Michael Mahoney (1988), cette histoire est aussi marquée par les enthousiasmes et les angoisses d’une société qui découvre l’informatique. Ce mouvement qui dresse le portrait d’une informatique conquérante, d’une technologie s’imposant d’elle-même au travers de ses pionniers, s’accompagne de récits médiatiques à destination du grand public qui reposent sur la même rhétorique : dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis, on parle couramment de ces « cerveaux artificiels1 » qui annoncent la révolution du savoir et parfois aussi le dépassement de l’homme par ses propres créatures au travers de la réactivation de vieux mythes technophobes qui ne sont pas propres à l’informatique (Jarrige, 2014).
2.2. Une histoire des utilisateurs par le haut
Progressivement pourtant, comme son objet l’a fait, l’histoire sort du laboratoire et porte son regard sur les utilisations et les utilisateurs en relativisant le discours héroïque des origines (Russell, 2017).
Durant les années 1970 et 1980, une histoire des entreprises informatiques voit le jour au travers d’études très largement issues des constructeurs et de leurs archives, à l’image de l’ouvrage IBM’s Early Computers (Bashe et al., 1986). Les quelques historiens qui ont commencé à investir le champ s’arrêtent souvent en amont du développement encore balbutiant de l’informatique grand public. C’est par exemple le cas de la thèse de Paul E. Ceruzzi, The prehistory of the digital computer, 1935-1945 : a cross-cultural study, en 1981 ou des Annals of the History of Computing, revue qui, en dépit d’un programme ambitieux, fait d’abord la part belle aux machines et témoignages des « grands acteurs » (Ensmenger, 2004).
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Citons l’IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) ou la Business History Conference.
Cette tendance dessine cependant des perspectives et ouvre la voie à une histoire des utilisateurs au sens large du terme, c’est-à-dire compris comme un collectif (Griset, 1998), entrepreneurial ou administratif (Bounfour, 2010 ; Thierry, 2010), sans que la recherche et la science informatique ne cessent d’être un point d’intérêt central (Griset & Beltran, 2007 ; Mounier-Kuhn, 2010). La business history qui trouve en France son parallèle avec l’histoire de l’innovation (Griset & Bouvier, 2012), ainsi que les travaux de divers comités scientifiques2 poussent à l’élargissement du périmètre des recherches et à un retour critique sur ses objets et ses méthodes (Mahoney, 1988).
3. Une histoire plurielle à l’âge de l’information
À l’âge des machines et des organisations succède durant les années 1980, et davantage encore dans la décennie 1990, un âge des hommes et des réseaux. L’histoire de l’informatique décale son regard, ce qui n’est pas sans lien avec les mutations du contexte sociotechnique et l’apparition puis la montée en puissance des réseaux, enfin du Web.
3.1. De l’informatique aux réseaux
L’histoire de l’informatique en entreprise et des entreprises de l’informatique constitue encore aujourd’hui une des voies fécondes du champ. Autour de la prise en compte du processus d’innovation, de vastes études prennent l’entreprise (Usselman, 2007) ou l’environnement université-entreprise (Lécuyer, 2005 ; Ceruzzi, 2008) comme focale.
Sensible au contexte, l’histoire continue toutefois l’hybridation permanente de ses objets et s’ouvre à de nouveaux champs sous l’influence, sur la scène politico-médiatique, du concept de société de l’information, popularisé par les discours d’Al Gore ou les rapports nationaux ou européens à l’instar de celui du commissaire européen, Martin Bangemann, en 1994.
L’étude de l’informatique des réseaux se transforme en étude de l’informatique en réseau (Campbell-Kelly & Aspray, 2004 ; Chandler & Cortada, 2003 ; Castells, 1998) au contact d’une histoire des télécommunications qui a déjà montré l’importance de la communication dans le développement technologique.
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Voir sur le site Internet Society, l’intitulé « History of the Internet » :http://www.internetsociety.org/internet/what-internet/history-internet (consulté le 6 septembre 2017).
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Dont les origines ont été aussi explorées en France par le travail pionnier d’Alexandre Serres (2000).
En la matière, en parallèle des récits de fondateurs (voir Berners-Lee, 2000 ou le site de l’ISOC3) et d’utilisateurs passionnés célébrant Netville ou ses Netizens (Hauben, 1997), dressant un tableau de la « matrice » (Quaterman, 1989) ou des communautés virtuelles (Rheingold, 1996), l’historienne Janet Abbate réalise avec son ouvrage Inventing the Internet (Abbate, 1999) une percée notable : elle y étudie l’innovation qui marque les sociétés occidentales dès la fin de la décennie 1990 par le virage qu’opère le Web vers la fourniture au grand public de l’accès à un cyberespace auparavant réservé à quelques happy fews. Ce travail suscite des vocations et le réseau des réseaux devient un objet de recherche de premier plan4.
3.2. « L’ordinateur en société »
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Sur le monde des programmeurs, Ensmenger, 2010.
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On pense notamment au champ encore en gestation de la comparaison internationale des structures d’émergence, de développement et d’acclimatation de la technologie (voir par exemple Gerovitch, 2004) ou à l’impact de la technologie sur les controverses contemporaines (Edwards, 2013).
Aux États-Unis comme en France, un tournant est pris à partir des années 2000, comme le relève Tom Misa (2007). Il propose d’ailleurs de renverser définitivement les cadres d’une histoire de l’informatique uniquement informaticienne et soucieuse de son développement interne au profit d’un questionnement plus global : saisir comment l’informatique a changé le monde. Il constate le développement d’un champ hybride, profondément interdisciplinaire, cherchant à penser la rencontre de l’informatique et de la société. Il préconise de regarder vers l’histoire économique, mais également vers celle du travail, de la consommation, de la culture ou du genre (Misa, 2010 ; Abbate, 2012), ainsi que vers l’histoire des sciences et de la professionnalisation de l’informatique5. Misa suggère également de s’intéresser à la manière dont certaines transformations historiques majeures ont pu influer sur l’informatique6 et de regarder de plus près les contextes notamment commerciaux, culturels ou informationnels dans lesquels s’inscrit l’informatique.
C’est désormais moins la machine que le fait machinique qui est placé au cœur de la réflexion. Non plus la société face à l’ordinateur, mais « l’ordinateur en société », comme le propose Nathan Ensmenger (2012).
4. Vers l’histoire du numérique
Cette ouverture souhaitée prend corps durant la période 2000-2015 au travers d’une mutation de l’histoire de l’informatique vers une histoire du numérique qui place au cœur de ses préoccupations l’interaction dialectique entre technologie et société, et intègre une sensibilité marquée envers d’autres disciplines, notamment la sociologie.
4.1. De multiples débordements
Signe d’une maturité en cours d’acquisition, l’histoire de l’informatique sort de sa zone de confort en débordant de ses cadres conceptuels initiaux.
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Voir notamment Paju, 2008 et Schlombs, 2008.
Géographiquement, nombre d’études quittent les rivages de la Californie pour se pencher sur des contextes nationaux différents. Citons pour mémoire la place qui est donnée à l’Europe de l’Est par exemple (Alberts & Oldenziel, 2014), qui permet de mesurer les phénomènes d’acculturation, de transferts de savoirs, d’originalité des différents modèles nationaux, en relativisant l’hégémonique référence états-unienne. Dans cette perspective de décentrement, des travaux importants autour du réseau Tensions of Europe et du projet SOFT-EU dirigé par Gerard Alberts autour d’une histoire européenne du logiciel7 sont à relever. Citons également le récent ouvrage The Routledge Companion to Global Internet Histories (Goggin & McLelland, 2017), dont les terrains asiatiques ou latino-américains dépassent là encore ceux plus traditionnels d’écriture de « l’histoire dominante ».
De multiples débordements thématiques accompagnent l’élargissement des échelles géographiques. Sous l’influence de la sociologie des usages qui a d’abord démontré ses apports en France avec l’étude de la télématique (Jouët, 2011 ; Vidal, 2012) et qui a été également influencée par la sociologie de la traduction, les sociologues puis les historiens font progressivement une place aux utilisateurs individuels (Bardini & Horvath, 1995), amateurs (Flichy, 2010) ou professionnels (Thomas-Chauffin, 2013) ainsi qu’à leurs sociabilités (Mercklé, 2016) à l’heure de la numérisation du quotidien (Auray, 2016). Dans ce cadre, les imaginaires et la place des idéologies constituent aussi une inspiration forte grâce aux études précoces de Patrice Flichy (2001), relayées aujourd'hui via un intérêt pour les influences et les échos politiques des artefacts numériques (Loveluck, 2015).
Mais c’est aussi progressivement une phénoménologie historique de l’expérience du Web qui prend forme, dont le premier enjeu est d’apprécier les soubassements matériels qui configurent ces expériences numériques (Schafer, 2015) et de contribuer à une histoire de la culture matérielle du virtuel pour ne plus en séparer les termes. Les éléments les plus courants de notre pratique changeant, il s’agit aussi d’en établir les mutations, à l’image du travail d’Anne Helmond sur le lien hypertexte et les modifications de sa signification (Helmond, 2013). L’étude des conditions économiques de la consultation, initiée sous l’angle de l’histoire de la tarification et de l’offre (Rebillard, 2012), celle des dispositifs ergonomiques d’interaction qui établissent une histoire de longue durée de notre rapport aux outils du numérique ou encore celle des communautés de pratique (Thierry, 2012) permettent de bâtir un socle sur lequel seront appréciées les innovations récentes et leur impact dans notre expérience quotidienne du réseau (passage au Smartphone, nouveaux modèles de rémunération, etc.). Ce quotidien du réseau et la reconstitution d’expériences, à la fois individuelles et collectives, passent aussi par l’analyse des traces numériques des utilisateurs, dont certaines sont constituées en archives depuis 1996, dans le cadre de l’archivage du Web. L’objet numérique s’invite ainsi à l’atelier de l’historien et devient une source au plein sens du terme.
4.2. L’histoire numérisée ?
L’invention d’une histoire du numérique qui abandonne le décompte des tubes à vide, l’analyse précautionneuse de l’évolution des puissances de calcul pour se tourner vers des approches socialement situées s’accompagne d’une profonde mutation des pratiques. Durant les dix dernières années, cette prise en compte des sources numérisées et surtout nativement numériques (newsgroups, archives du Web, etc.) ouvre de nouvelles perspectives d’analyse, particulièrement exploitées aujourd’hui pour l’écriture de l’histoire du Web (Brügger, 2009, 2017 ; Dougherty et al., 2010 ; Paloque-Berges, 2015).
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Citons également la place des jeux vidéo comme source (voir Kerr, 2016 ; Juul, 2013 ; Rufat & Minassian, 2011).
Au risque d’un nouvel internalisme de l’utilisateur qui succéderait à l’internalisme du professionnel des premières années, la prise en compte des objets de notre quotidien numérique est une étape nécessaire et fait naître des études fécondes dédiées aux GIF (Eppink, 2014), spams (Brunton, 2013), ou encore aux communautés en ligne comme Geocities (Milligan, 2017)8 à l’ère d’une participation que les historiens font largement remonter en amont du prétendu tournant « 2.0 » (Stevenson, 2016).
Enfin, du point de vue des méthodes, les humanités numériques (Le Deuff, 2014 ; Clavert & Noiret, 2013 ; Doueihi, 2011 ; Berry, 2012 ; Mounier, 2017) questionnent les fondations mêmes des méthodes d’analyse des historiens. Sommes-nous à l’orée d’un virage computationnelle pour l’histoire ou seulement à quelques encablures d’un « nécessaire retour aux sources » comme le préconise Pascal Cristofoli (2008) ?
5. Conclusion
Ce trop court panorama des évolutions conjointes de l’informatique et de son histoire illustre néanmoins combien cette dernière est influencée par des contextes changeants. Marquée par la grande informatique des années 1940 aux années 1960, la discipline a progressivement élargi son regard à d’autres facettes de la rencontre entre informatique et société.
Inspiré par la sociologie, les sciences politiques, les sciences de l’information et de la communication, l’historien a emprunté et hybridé des outils conceptuels aujourd'hui incontournables dans sa pratique. Plus encore, il participe d’un champ pluridisciplinaire dont les frontières évoluent à la vitesse de l’extension du numérique. Les travaux historiques, ouverts aux apports de la sociologie, des SIC, des internet studies ou encore des science and technology studies, convergent pour façonner une histoire interdisciplinaire, en prise avec son temps, capable de se saisir de nouvelles sources et de faire face à de nouveaux enjeux.
L’élargissement des sphères d’intérêts des historiens ravive cependant le vœu déjà ancien, mais toujours d’actualité d’une histoire totale qui ne se satisfait pas des seuls outils, mais cherche partout les hommes et les sociétés.
D’une histoire des systèmes d’information, l’histoire de l’informatique passe à une histoire systémique de l’information et de la communication, en dialogue avec celle plus générale des TIC (Schafer & Thierry, 2015) en prenant en compte les usages sociaux des « machines à communiquer » sur le temps long (Denouël & Granjon, 2011). Ses fondements (notamment l’attention portée aux temporalités, à l’analyse diachronique, aux échelles, au croisement des sources) n’empêchent pas la prise en compte de contextes scientifiques et sociétaux qui permettent de penser des enjeux en redéfinition constante, en les envisageant par ce qu’ils tendent à dynamiquement devenir plutôt qu’au travers d’une définition rigide de ce qu’ils sont censés être.