Ce dialogue vise à cerner les enjeux soulevés par les robots de téléprésence et les problématiques de la conception à l’analyse des usages. Nous avons choisi de réunir différents acteurs du domaine de la robotique de téléprésence en faisant échanger des chercheurs et un industriel.
Comment êtes-vous arrivés aux robots de téléprésence (RTP) et qu’est-ce qui vous intéresse dans ce domaine ?
Franck Anjeaux : Je m’intéresse aux RTP pour plusieurs raisons. La première, c’est l’aspect humain derrière le robot. Le robot n’est pas complètement autonome, il y a toujours un humain derrière et cela rassure les gens, les personnes âgées en particulier. La deuxième est l’aspect pratique : nous avons commencé par développer un robot d’aide à la personne à la mobilité réduite qui est toujours en phase de conception et de développement car cela demande des fonctionnalités très importantes. Le développement s’étant avéré trop long et trop coûteux pour une start-up, nous sommes donc passés sur un RTP pour notre premier produit en travaillant en tâche de fond sur le second.
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Christine Develotte : Je suis venue aux RTP par la visioconférence, pour mettre en contact des futurs enseignants de français en France, avec des apprenants de français, à Berkeley. J’ai fait ça pendant huit ans et depuis quelques années je développe un groupe de chercheurs qui s’appelle “Interactions Multimodales Par ECran” (IMPEC) et qui cherche à mieux connaître les différentes formes d’interactions par écran1. A l’intérieur de ce petit groupe, on a fait un colloque en 2014 et un en 2016 centrés sur le thème de la présence. Entre temps, j’ai rencontré Dorothée et on s’est intéressées aux RTP. Cette année, dans le cadre d’un séminaire pluridisciplinaire de doctorants que j’anime chaque mois, on a créé un groupe qui s’appelle “Présences numériques” pour essayer d’étudier la différence de sensation de présence entre les personnes qui nous suivent par Adobe Connect, et qui sont projetées au mur, ou bien par Kubi (sur Ipad) et par Beam. On essaye de voir ce que la mobilité change à la sensation de présence aussi bien pour ceux qui sont à distance (conférenciers ou public) que pour ceux qui sont en présentiel (conférenciers ou participants). On est une quinzaine de chercheurs dans ce groupe et l’objectif est de faire un livre sur l’étude des différents aspects de ces présences numériques (les liens entre corps et espaces, la gestion de l’attention et l’agentivité, la gestion de l’interaction, la politesse, les rôles, les tours de parole). C’est un projet relatif aux différentes présences sociales qui s’expriment et qui sont ressenties selon les outils, et sur leur articulation les unes avec les autres puisqu'en en termes de communication, on a en même temps dans ce séminaire, du présentiel et du distanciel sous plusieurs formes.
Dorothée Furnon : Dans le cadre du projet robotique à l’école Centrale de Lyon, j’ai eu en charge la partie accompagnement au projet régional “Robot Lycéen” depuis 3 ans. La Région Rhône-Alpes a financé et géré ce projet d’expérimentation de robots de téléprésence pour des lycéens qui sont temporairement éloignés du milieu scolaire pour des raisons de santé. Je m’occupais de la partie accompagnement et de la mise en place du robot : du point de vue ergonomique, social, de l’organisation dans les lycées, la formation du personnel, des familles et des lycéens. Je suis également responsable du projet “téléprésence robotisée” financé par le MENESR dans l’enseignement supérieur (COMUEs de Lyon et Grenoble) pour expérimenter des usages auprès des différents acteurs (enseignants-chercheurs-personnel-étudiants-personnes extérieures). Les choix d’usages sont libres, nous proposons des robots de téléprésence et les acteurs décident de ce qu’ils souhaitent expérimenter : il y a des usages très divers pour les enseignants, les étudiants, l’administration. Que fait-on avec un robot ?
En parallèle, je fais une thèse sur ce sujet-là. Je m’intéresse aux étudiants en situation de handicap qui ne peuvent pas se déplacer et qui utilisent le robot pour participer à leurs cours. J’oriente mon travail du point de vue de la corporéité (corps et perception), afin de comprendre ce que l’usage du robot modifie dans la perception de son utilisateur et ses effets sur les relations avec les autres étudiants et l’enseignant.
Françoise Poyet : Je m’intéresse aux RTP grâce à Dorothée qui fait sa thèse sur ce sujet-là [que Françoise Poyet encadre]. On a expérimenté le robot Beam à l’ESPE pour des étudiants en situation de handicap. L’étudiante en question ne peut ni rester assise très longtemps, ni se déplacer. Elle a pu suivre son Master 1 (M1) entièrement grâce aux RTP, elle en est très contente. Dans le cadre du séminaire de recherche du M1, j’ai pu faire du suivi individuel et elle a participé à du travail de groupe (groupe dans lequel elle s’est très bien intégrée).
Chacun de votre point de vue, comment définiriez-vous ce qu’est un robot ?
FA : C’est une excellente question, je pense que ce n’est pas lié forcément à l’industrie mais plutôt à la perception qu'ont les gens du robot. A titre personnel, je pense que c’est un abus de langage, je ne pense pas que le RTP soit un robot au sens propre du terme dans le cas où il est uniquement télécommandé. Pour moi, un robot doit avoir des fonctionnalités d'autonomie en termes de déplacement. Je vois plus le RTP comme un média qui va avoir une fonctionnalité supplémentaire de déplacement. Ce qui est intéressant dans ce concept c’est qu’on veut voir la TP comme une fonctionnalité d’un robot. On peut imaginer que ce type de solution ou de système donne quelque part le don d’ubiquité. Pas seulement la relation de communication mais également interagir avec l’environnement. Les RTP pourraient devenir de vrais robots s’ils interagissaient avec l’environnement de manière plus automatique et les RTP existants pourraient le faire.
DF : Je pense que la définition du robot évolue selon le contexte. Dans notre cuisine, nous avons tous des “robots”, ils ne sont pas autonomes mais ce sont bien des robots. Quand on parle de robot, on a en tête un robot humanoïde qui va remplacer ou reproduire une fonction humaine. Le RTP remplace bien des fonctions humaines. De plus, on constate que les utilisateurs donnent un nom à leur RTP, ils s'humanisent. Il y a quelque chose de l’humain qui est projeté sur ces robots-là. C’est pour cela que je ne suis pas certaine que les RTP ne rentrent pas dans la définition du robot.
Parlons un peu du point de vue industriel. Franck, quelles sont les fonctionnalités du RTP que vous concevez ? Comment pensez-vous leurs usages ?
FA : Concernant notre RTP, on a pensé notre robot Ubbo pour être modulaire et recevoir ainsi des modules mécaniques et logiciels. Il est ainsi possible d’ajouter au fil de l’eau des fonctionnalités en fonction des besoins que l’on identifie. Nous aimerions permettre au robot d’interagir avec l'environnement car il nous semble que la communication audio-visuelle ne suffit pas.
L’autre robot Romi est un robot pour l’aide aux personnes à mobilité réduite. Il a des fonctionnalités beaucoup plus avancées pour que le robot s’adapte à l’environnement et non pas l’inverse. On travaille en partenariat avec l’Inria et il y a une thèse Cifre pour développer ces systèmes. C’est au robot de découvrir l’environnement avec des balises communicantes par exemple, et à s’adapter à l’environnement. Il va permettre d’aller d’un point A à un point B, résoudre des problématiques comme guider une personne qui a Alzheimer par exemple, aller la chercher dans sa chambre à l’heure du repas ou à l’heure d’aller voir le médecin. Soit la personne est capable de marcher, alors le robot la devance, soit la personne a du mal à marcher et, dans ce cas-là, le robot sert de déambulateur intelligent.
Un autre aspect est de sécuriser une personne qui a du mal à marcher. Une des solutions utilisées dans les maisons de retraite pour garantir la sécurité des personnes âgées aux déplacements fragiles est de les mettre sur des fauteuils roulants, les personnes perdent en autonomie, et ont tendance à s’enfoncer. Nous avons travaillé avec des médecins et des ergothérapeutes et l’association Approche basée au Centre mutualiste de Kerpape de façon itérative. Nous nous sommes appuyés sur leurs connaissances de terrain pour identifier tous ces usages.
Intégrez-vous des patients ou personnels dans les processus de conception ?
- Note de bas de page 2 :
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La vallée de l'étrange est une théorie scientifique du roboticien japonais Masahiro Mori (1970) selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. Ainsi, certains observateurs seront plus à l'aise en face d'un robot clairement artificiel que devant un robot doté d'une peau, de vêtements et d'un visage pouvant passer pour un humain. La théorie prévoit cependant qu'au-delà d'un certain niveau de perfection dans l'imitation, les robots humanoïdes sont beaucoup mieux acceptés. C'est pour cela qu'est utilisé le terme de vallée : il s'agit d'une zone à franchir dans laquelle chaque progrès fait vers l'imitation humaine amènera plus de rejet avant de finalement amener une acceptation plus grande. [source]
FA : Oui, il y a eu des études d’usages dans des EHPAD en France pour comprendre comment les personnes âgées et le personnel soignant perçoivent ces robots. Pour éviter le phénomène de “la vallée de l’étrange”2, on a fait le choix de ne pas lui donner une forme humanoïde, il ressemble à un appareil électroménager ++ pour qu’il ne fasse pas peur.
Il y avait eu un reportage qui m’avait marqué d’ailleurs sur le robot Sami du CRIIF. Il tétanisait certains patients qui n’osaient pas lui parler. Son aspect très musclé était effrayant et je pense qu’il faut s’affranchir de ça : un robot n’est pas forcément un ersatz d’humain.
CD : Pour faire écho à ce que vous dites, j’avais été frappée par un article (Tanaka, 2014) dans lequel on lit qu’au Japon, ils utilisent des robots humanoïdes parce que les enfants ont moins peur des robots que des humains. Les peurs sont beaucoup liées au culturel.
FA : Oui, je pense que la vallée de l’étrange n’est pas du tout la même au Japon qu’en France. Les Japonais sont très habitués aux robots ; les robots Geminoid qu’ils fabriquent nous font carrément peur car ils sont trop ressemblants alors que c'est complètement accepté au Japon.
DF : Je rejoins Frank sur cette idée, je trouve important que ce soit l’humain qui passe avant et que l’on puisse se focaliser sur la personne plutôt que sur le design du robot. C’est ce qui fait aussi qu’on arrive à se projeter et à imaginer que l’on parle vraiment avec la personne à distance. Votre démarche est très intéressante, vous partez des besoins et c’est au robot de s’adapter plutôt que l’inverse. C’est social et ergonomique.
La vallée de l’étrange: peurs et résistances
Chacun sur vos terrains, avez-vous rencontré des résistances ? Des personnes qui sont contre l’utilisation des robots ?
FA : Oui, bien sûr. Les personnes qui sont contre sont souvent en premier lieu celles qui n’ont pas vu le robot fonctionner. Avant que je comprenne l’intérêt du RTP, je n’étais pas forcément pour non plus, je ne voyais pas l’apport par rapport à une webcam et un écran. Quand j’ai vu l’enrichissement de la communication qu’amenait la mobilité, j’ai vraiment saisi l’intérêt du RTP. D’une certaine manière, cela augmente le présentiel car la personne a une certaine autonomie de déplacement. Elle ne dépend de personne. C’est un peu comme si c’était une personne qui avait des jambes mais pas de bras.
CD : D’après ce que l’on observe dans notre séminaire avec RTP, on a un peu l’impression que cela créé un enrichissement pour celui qui l’utilise mais que pour ceux avec lesquels l’utilisateur du robot communique, cela peut également être de l’ordre de la gêne ou de la complication. Est-ce que vous rencontrez cela vous aussi ?
FA : Oui, effectivement. Les personnes ont parfois l’impression d’être surveillées.
DF : Oui, il y a parfois un sentiment d’intrusion. De plus, ce sont aux personnes en présence dans la pièce de s’occuper de l’environnement. Cela constitue une difficulté d’aménager l’environnement, régler la lumière, ne pas se mettre devant quelqu’un, etc.
FP : Le robot se réajuste aussi, il peut se réguler tout seul également. La responsabilité peut être portée par les personnes en présence mais pas seulement. Le robot va se rendre compte tout seul qu’il est sur une trajectoire et se reculer par exemple. La régulation n’est pas portée uniquement par le groupe présentiel.
DF : On voit une évolution entre la première fois que la personne utilise un robot où elle est complètement dépendante des autres, puis au fil du temps, on observe une forme d’appropriation du dispositif mais également de l’environnement : la distance avec les meubles, les déplacements, etc.
Oui, et puis également de ce qu’on ose faire ou non.
FP : Oui, on le voit et cela peut être dérangeant quand l’étudiante se déplace car il y a un effet de surprise qui créé un sursaut chez les autres. C’est vrai que ce robot est assimilé à une forme de meuble, un intermédiaire entre un meuble statique et un humain quand il redevient dynamique.
L’effet de surprise était quasiment le même à chaque cours, je n’ai pas eu l’impression qu’il y ait eu une habituation. Le niveau de vigilance n’est pas toujours élevé quand la situation devient connue et on se centre sur le discours de l’enseignant par exemple. On concentre notre attention et on met en sourdine le reste sinon on n’arriverait pas à fonctionner. Dans ce cas-là, elle faisait partie du décor je pense. Elle est alors oubliée et assimilée à un objet physique quasiment je pense. Donc, quand elle se remet en mouvement, ça fait un effet de surprise qui met les autres étudiants dans un état d’alerte.
FA : C’est vraiment intéressant. Est-ce qu’on ne doit pas modifier les robots pour éviter ce genre de problèmes ?
FP : Peut-être qu’avec un robot avec des gestes plus souples ? Ou un humanoïde ?
DF : Pour rejoindre la thématique de la vallée de l’étrange, on s’est rendu compte que ce n’est pas seulement l'apparence physique qui effraie les gens mais également un mouvement trop éloigné du mouvement humain. Souvent les mouvements font sursauter, même si la personne était déjà en interaction orale. Même lors de déplacements dans les couloirs, j’ai vu beaucoup de gens être effrayés par le robot parce que ce n’est pas un type de déplacement que l’on est capable d’identifier, de catégoriser. Dans l’évolution de la théorie de la vallée de l’étrange, cela a été démontré : ce n’est pas uniquement l’apparence qui inquiète, c’est aussi le mouvement.
FA : Dorothée, vous me disiez que le fait que le robot soit trop silencieux peut aussi poser problème.
DF : Cela pose problème toujours dans ce phénomène d’intrusion : quelqu’un arrive et je ne peux pas l’entendre, il peut arriver n’importe quand sans que je m’en rende compte ni avoir le temps d’arrêter ce que je fais ou de me protéger. C’est une critique que l’on rencontre très souvent.
CD : Ça dépend bien du contexte parce que, nous, dans le séminaire, la personne qui utilise le robot le déplace parfois et ce n’est pas vraiment vécu comme une intrusion.
Françoise Poyet, vous disiez que l’étudiante avait été vraiment très contente. En tant qu’enseignante, comment avez-vous vécu cette expérience ?
FP : Sur l’outil lui-même, je suis très enthousiaste ainsi que sur le plan du bénéfice apporté à l’étudiante, j’ai une vraie satisfaction parce que j’ai vraiment eu l’impression de la voir de façon très directe, je n’ai pas du tout été gênée dans ma relation pédagogique. Mais cette expérience m’a un peu découragée à cause des freins apportés par certains collègues réfractaires. Il y a une peur latente selon laquelle les enseignants vont disparaître au profit des robots.
DF : Cette inquiétude liée à l’intrusion a été largement rencontrée dans les lycées. Les enseignants ont eu peur d’être filmés par les élèves à travers l’écran du robot et que ce soit mis sur Internet et les réseaux sociaux. C’est la raison numéro un, encore cette peur de l’intrusion, et la deuxième raison c’est la raison éthique : des enseignants refusent de donner un cours à un robot. Pour eux, c’est une machine, ils ne voient pas l’être humain qu’il y a derrière.
On entend également des critiques liées aux coûts d’un robot. Certains enseignants reprochent à la Région de ne pas donner les moyens d’acheter des ampoules pour les vidéoprojecteurs et d’investir de l’argent pour des robots. Je pense que cela est dû au fait qu’ils perçoivent le robot plus comme un gadget que comme un dispositif d’aide pour les élèves, un dispositif complémentaire au SAPAD, afin d’éviter des redoublements ou des retards importants liés à la maladie.
Mais c’est principalement la peur de ne pas maîtriser ce qui se passe, peur que la famille soit derrière l’écran sans être visible dans le champ de la caméra. Dans ce cas, l’enseignant ne sait pas qui le regarde et qui regarde sa classe : on touche ici à l’intimité dans la classe. Peut-être que certains enseignants ont peur que le cours ne devienne public car sans cette maîtrise, cela devient un cours potentiellement ouvert, qui n’est plus caché entre les murs de la classe. N’importe qui pourrait être là et observer, savoir ce qui se passe. C’est vraiment une angoisse qui ressort à chaque fois.
Françoise Poyet, est-ce que vous verriez des choses à faire pour former les personnels, à quel niveau on pourrait intervenir et à quel moment ?
FP : Par la formation, en expliquant, en dédramatisant. Pour cela, il faut avoir des lieux, il faut avoir du temps, il faut que les gens viennent. C’est très compliqué.
FA : Est-ce qu’il y a des résistances au niveau des élèves ?
FP : Non, pas les élèves.
DF : J’en ai jamais vu, par contre j’ai vu des étudiants et des élèves “phobiques” (si je peux utiliser ce mot), ayant extrêmement peur du robot et ne pouvant pas rester dans la même pièce. J’en ai vu partout, dans tous les établissements où l’on a mis les robots. Que ce soit des lycéens ou des étudiants de grandes écoles.
L’affection pour le robot
FP : Il y a quelque chose de l’ordre de l’affectif et de la projection. Chez nous, il y a eu tout un débat pour donner un prénom au robot et on n’y est pas arrivé finalement, cela a créé une grande polémique.
DF : Il y a autre chose concernant le robot, il va être un robot pour les personnes qui sont dans la salle avec lui mais pour la personne qui le pilote, c’est une interface. Certaines personnes me disaient n’avoir aucun attachement au robot même s’ils l’avaient piloté pendant des mois. Parce qu’ils ne voyaient pas l’objet, ils n’avaient pas d’attache ni d’affection, puisque de leur point de vue, c’était une interface. Alors que de l’autre côté, il y a de l’affection pour les personnes qui étaient en présence de l’objet. C’est pour ça que la définition du robot n’est pas facile, elle change en fonction du contexte.
CD : C’est pour cela que, moi, je pense qu’il faut vraiment étudier la présence numérique en production et en réception, ce sont vraiment deux expériences totalement différentes. Moi aussi, quand j’ai piloté le robot, j’ai trouvé que ça ressemblait à un jeu vidéo, et pour un jeu vidéo, on n’a pas d’attachement. En revanche, quand je joue à la Wii, il y a un avatar et là je lui donne un petit nom. Cela dépend de notre rapport à l’objet et à l’imaginaire auquel il renvoie. Par exemple, dans ma voiture, mon GPS a un petit nom “Gertrude”. Parce qu’elle a une voix. Même pour les robots de cuisine dont parlait Dorothée, ma mère avait son robot Marie, son robot Charlotte, ils avaient des prénoms !
Comme pour les voitures, certaines personnes donnent des noms à leur voiture.
FP : D’après ce que j’ai pu voir, le robot était appelé du prénom de l’étudiante.
DF : C’est vrai que, nous, dans les établissements, quand le robot n’est pas utilisé, il a toujours un petit nom. Et dès lors qu’il est utilisé, il prend le prénom de la personne.
Il l’incarne.
DF : Oui, c’est vraiment quand il est seul dans son placard qu’il va porter son petit nom.
FP : Oui, c’est “je reviens avec Camille, je vais chercher Camille, je range Camille” et puis tout le monde sourit.
Christine Develotte, qu’est-ce que le RTP vous paraît apporter par rapport à la visioconférence ? En quoi est-ce que cela peut parfois perturber ?
CD : Ce qui est un peu perturbant c’est que l’on a différents outils de communication à distance (plus ou moins mobiles) utilisés par les participants, et en même temps, on a également des personnes en présentiel. La perturbation vient par exemple dans les prises de parole, si l’on cherche à ce que chacun puisse se sentir libre de prendre la parole quand il veut. On a acquis des savoirs empiriquement depuis deux ans. On a, par exemple, intégré le fait de faire un tour de table un peu systématique entre participants présentiels et distanciels parce que sinon on se coupait la parole sans arrêt, et puis on a aussi adopté d’autres règles : ainsi les personnes à distance doivent couper leur microphone quand elles ne parlent pas afin que l’on n’entende pas dans la salle de séminaire, les bruits de leur environnement.
On a instauré des règles qui se sont construites au fur et à mesure pour limiter les perturbations dans la communication. Et je pense que ce n’est pas fini. Dans l’étude dont je vous parlais, on va étudier les frustrations des uns et des autres, et elles sont encore nombreuses. On a l’impression que ceux qui se trouvent en présentiel ont le sentiment qu’on donne trop de place à ceux qui sont à distance. Par exemple, dès qu’il y a un problème technique, ceux qui sont à distance n’arrêtent pas de répéter “ah, mais on n’entend pas !” donc ça perturbe ce qui se passe, et ce qui était très bien pour les personnes en présence devient difficile.
Donc, ce sont des coordinations entre présences et distances qu’il s’agit de mettre en œuvre ; entre présences distancielles robot et Adobe Connect, tout doit s’articuler le plus harmonieusement possible. On sent qu’il y a des règles de conversation qui doivent être mises en place mais qu’il en reste beaucoup encore à trouver afin que la conversation soit fluide comme celle à laquelle on participe en ce moment : on se voit, on s’entend, on ne se coupe pas la parole. Dans une interaction très complexe comme celle que l’on a dans le séminaire, ce n’est pas encore joué et c’est très intéressant justement à étudier. Je vous disais que je viens de l’univers de la visioconférence et, dans ce domaine, il y a encore 10 ans, ce n’était pas du tout aussi facile qu’une conversation en visio à six, on a acquis des règles d’interaction.
Dorothée Furnon, dans les expériences que vous avez menées, pouvez-vous parler du ressenti des élèves, des enseignants, des parents ; et vous parliez de l’écosystème, comment est-ce qu’on pourrait l’améliorer et qui serait responsable de ça ?
DF : Le robot n’est pas un objet seul, il y a tout un écosystème. S’il ne fonctionne pas, le robot restera immobile. Je pense en particulier au Wi-Fi. Christine parlait des frustrations, celles que l’on ressent, nous, sont souvent causées par un réseau Wi-Fi de mauvaise qualité qui va causer des coupures de connexion, l’image va être pixélisée, etc. Les grandes frustrations sont généralement dues à cela. Et pourtant, les établissements vont investir dans des robots et des améliorations du robot mais très peu dans le réseau et le reste de l’écosystème.
Pour installer trois robots dans un lycée, on a eu des milliers d’euros pour améliorer le réseau qui n’était pas du tout compatible avec les robots, sinon, ça n’aurait pas pu fonctionner. C’est un peu comme si on nous donnait des voitures électriques mais sans bornes de rechargement. Même lors des projets, le budget environnement et l’aspect social sont complètement oubliés. On oublie que le robot n’est pas du tout autonome et qu’il faut le sortir de son placard, l’allumer, le connecter. Il faudra un humain capable de s’en occuper.
C’est pour cela que je vous ai posé la question de la définition du robot parce que j’ai l’impression qu’il y a un paradoxe dans le robot qui, par définition, est un système que l’on lance et qui accomplit une tâche de façon automatique. Alors que dans les usages dont on parle, il y a très peu d’autonomie.
DF : Oui, pour moi, on est dans la même situation qu’une personne tétraplégique, c’est-à-dire qu’il roule mais qu’il ne marche pas, il ne peut pas utiliser ses bras, donc ça veut dire qu’il ne peut pas prendre l’ascenseur tout seul, s’il y a une marche il est complètement bloqué, il ne peut pas ouvrir une porte. C’est palliatif dans l’usage qu’on en fait, mais on est dans un environnement qui n’est pas adapté non plus. La question de l’autonomie est largement liée à celle de l’environnement qui sera ou non capacitant.
Au niveau des ressentis, les élèves et les étudiants ont toujours des ressentis très positifs. Lorsqu’ils ne le sont pas, ce n’est pas dû à la machine elle-même mais plutôt à la façon dont les gens ont considéré la personne (et bien sûr du réseau Wi-Fi !). Je pense en particulier à une étudiante qui me disait souvent “je me sens comme un meuble, on ne m’intègre pas, on ne me considère pas”. Cela fonctionne très bien quand les personnes dans l’établissement universitaire ou scolaire, prennent vraiment en considération la personne à distance.
Autre chose, après une longue absence, les élèves ne redoutent absolument pas le retour à l’école. Habituellement, après des hospitalisations, il y a une crainte de retourner à l’école du point de vue scolaire et social alors que là, ils étaient là, ça fait vraiment un pont, il n’y a pas de rupture.
FP : Le sentiment de présence est encore plus fort qu’avec la visioconférence.
CD : Oui, c’est pareil pour nous, la semaine dernière le conférencier a dit qu’il avait l’impression de s’adresser davantage au robot qu’aux autres car il était juste devant lui ! C’était étonnant.
DF : Ce que me disent les lycéens et les étudiants à distance, c’est qu’ils ont passé la journée au lycée ou à la fac. Un des étudiants est lourdement handicapé et était hospitalisé. Il était en dépression au début de l’expérience et la famille m’a dit qu’il allait beaucoup mieux, qu’il ne prenait plus de traitement pour la dépression. Il ne passait plus ses journées seul, il pouvait aller au lycée toute la journée.
FP : Pour notre étudiante, c’était le cas aussi. Les parents l’ont vue se relever grâce à cela, ils nous ont écrit une lettre, ils ont tout fait pour que l’année d’après elle puisse poursuivre. Au-delà de l’année scolaire, ça l’a vraiment sauvée sur le plan social.
DF : C’est vrai que ça rompt la solitude et l’isolement.
FA : Ils se sentent en immersion, ils ne sentent plus l’environnement autour d’eux mais se projettent.
FP : Oui, c’est très subjectif et ponctuel, je me suis déjà investie dans ma carrière avec des étudiants sur lesquels j’avais un regard particulier, pour des suivis d’étudiants en difficulté. Avec l’étudiante à distance, j’ai eu le sentiment d’une très grande proximité du fait que j’ai dû la porter, la déplacer, je pense que ça a beaucoup joué.
Vous avez développé une intimité ?
FP : Oui, une autre forme de relation pédagogique, je suis rentrée dans le tutoiement, des choses que je ne fais pas habituellement avec mes étudiants.
CD : Par la proximité corporelle. On ne rencontre pas ça du tout dans le séminaire.
FA : Cette réflexion est vraiment intéressante, est-ce que le fait d’être par écrans interposés, ça ne désinhibe pas ?
FP : Oui, c’est toute la question de la communication à distance. On va plus loin alors qu’on est dans une communication qui passe dans le regard et qu’on est dans une société qui met de la distance corporelle entre les individus.
Oui, surtout dans un contexte éducatif.
CD : Oui, c’est paradoxal ! On avait ça aussi avec les forums, j’avais fait des articles qui montraient combien les étudiants étaient familiers avec moi alors qu’ils ne l'étaient pas du tout en présentiel. Ils s’autorisaient des blagues vraiment crues.
Il y a un auteur, Walther (1996), qui pense que moins on a d’indices de présence physique, et plus on se lâche.
FA : Est-ce que vous pensez que vous auriez le même sentiment si l’élève n’avait été que par écran interposé, sans le robot ?
FP : Il me semble que non car j’ai beaucoup travaillé par écran quand j’habitais en Martinique et je n’ai jamais eu cette sensation. Il y a aussi la représentation que l’on en a, le robot fait 1m60, à peu près ma taille, son visage est grossi. Quand je l’ai vu réellement, j’ai été extrêmement surprise par sa présence physique. Inconsciemment, on s’adapte, il y a des gens qui nous impressionnent plus ou moins, selon si on les voit de près ou de loin.
CD : Oui, on projette quelqu’un d’autre.
FP : J’avais l’impression qu’elle était encore plus jeune. A distance, je voyais quelqu’un de très posé puisqu’elle est assise. Elle était dans une posture confortable et jamais debout. C’est l'étalonnage, on mesure l’environnement par rapport à notre schéma corporel.
Les développements à venir
Franck Anjeaux, y a-t-il des choses qui vous paraîtraient intéressantes et que la recherche expérimente ? Et, chercheuses, est-ce que vous aimeriez que les industriels les développent pour pouvoir les expérimenter ?
FA : Vraiment, ce qui m’intéresse et dont je n’avais pas pris conscience jusqu’à maintenant, c’est que la notion de présence n’est pas la même pour la personne qui pilote le robot et ceux qui sont autour du robot. J’aimerais creuser là-dessus.
Cela reste encore un ersatz de corps pour le robot mais on peut progresser encore pour l’acceptabilité du robot. Et puis, la mobilité, on l’a vu, est très importante : des mouvements brusques, des mouvements sans bruit, tout ça est très intéressant et il y a énormément de progrès à faire là-dessus. En effet, un petit bruit pour prévenir, comme on fait avec les engins de chantier quand ils font une marche-arrière.
Ces contextes que vous présentez, je me demande, du point de vue industriel, comment améliorer le robot pour faciliter la communication ?
CD : Par exemple, s’il pouvait tourner ou baisser la tête pour pouvoir lire ce qu’il y a sur un bureau.
FP : Le fait d’avoir des systèmes de rotation et non des tubes fixes serait plus naturel et puis, comme le signalait Dorothée, il faudrait une indication ou un bruit qui précède le mouvement, que l’on ait une indication sur le fait qu’il va y avoir un mouvement.
CD : Et également prévoir une vision de dos pour que le robot voit ce qu’il y a derrière lui, devant qui il se place par exemple, et à qui il risque de cacher la vue.
DF : C’est ça, une vision à 180 degrés [la vision du robot est de 105 degrés]. La personne qui pilote voit les gens en tout petit et ne voit pas qui la regarde, et donc elle ne peut pas anticiper ses interventions.
FA : Dans notre prochain robot il y aura une dalle de LED RGD avec plein de couleurs qui vont flasher pour émettre des émotions en affichant des émoticônes. On ajoutera cette information qui reste disponible, elle ne sera peut-être pas toujours nécessaire. Elle permettra aussi de signifier que l’on veut prendre la parole, que l’on est content, cela peut améliorer la communication.
DF : C’est de la téléprésence augmentée finalement.
FP : Parfois on oublie la personne qui est derrière le robot et on est peut-être moins attentif à ses émotions. Peut-être que les signaler permettra de ne pas louper cela. On pourrait même imaginer que le flash aura une fonction de “poke”, on tape sur l’épaule de la personne, pour lui dire “ého, je suis là”. Un moyen supplémentaire d’interagir avec l’environnement extérieur.
DF : On a souvent le retour de la part des étudiants : par exemple, que le professeur ne s’aperçoit pas que l’étudiant n’entend pas bien ou ne voit pas bien et que, souvent, il n’ose pas le dire et finalement, se laisse oublier. Cela peut être un moyen de le dire sans couper la parole. Ce pourrait être également des symboles pour signifier “je vois mal” “j’entends mal” “est-ce que tu peux te décaler ?”. J’ajoute que, fréquemment, les étudiants qui utilisent le robot se sentent moins légitimes d’être en classe que les étudiants qui sont présents physiquement. Donc, ils osent moins faire des interventions, surtout si ça concerne leur bien-être dans la salle de cours.
Cela me fait penser à la visioconférence et au chat. Cela donne un sous-titre qui est lu ou non et qui peut donner des informations ou lever des ambiguïtés sans couper la parole.