Un réseau socio-pédagogique dans une formation en langue
Un écran qui reste opaque à l’enseignant ?
Notre étude se place dans le champ des sciences du langage et s’intéresse aux pratiques interactionnelles sur un média social ainsi qu’à la construction collective du sens de ces interactions médiatiques, en étudiant les usages sociaux et pédagogiques d’une plateforme de réseau social dédié à l’apprentissage d’une langue, dans un contexte institutionnel. Nous interrogeons le peu d’usages d’une plateforme en ligne par les enseignants, en analysant le discours de ces acteurs sur leurs pratiques du réseau socio-pédagogique et la façon dont une interface numérique remet en question des pratiques interactionnelles instituées. L’usage de nouvelles interfaces médiatiques bouleverse une éthologie de classe dépositaire « des positions et juxtapositions » (Thrift, 2013) qui permettent aux pratiques de classe solidement établies de se dérouler avec fluidité pour les participants. C’est cette remise en question d’une forme universitaire de relation pédagogique qui nous paraît être le principal frein aux usages d’un espace interactionnel potentiellement propice aux apprentissages en langue.
Our study takes place in the field of language sciences and is interested in the interactional practices on a social media as well as the collective construction of the meaning of these media interactions, studying the social and pedagogical uses of a social networking platform Dedicated to the learning of a language, in an institutional context. We question the few uses of an online platform by teachers, analyzing the discourse of these actors on their practices of the socio-pedagogical network and how a digital interface challenges the established interactional practices. The use of new media interfaces disrupts a depositary class ethology of "positions and juxtapositions" (Thrift, 2013) that allow firmly established classroom practices to flow smoothly for participants. It is this questioning of a university form of the pedagogical relation which seems to us to be the main obstacle to the use of an interactional space potentially conducive to learning in language.
1. Introduction
Notre étude se place dans le champ des sciences du langage et s’intéresse aux pratiques interactionnelles sur un média social ainsi qu’à la construction collective du sens de ces interactions médiatiques, en étudiant les usages sociaux et pédagogiques d’une plateforme de réseau social dédié à l’apprentissage d’une langue, dans un contexte institutionnel.
Nous souhaitons contribuer à l’étude des spécificités discursives de l’enseignement en ligne dans une perspective qui tient compte du point de vue des acteurs sur la réalité et permet de référer les textes produits à des pratiques sociales.
Dans le cadre de cet article, nous interrogerons le peu d’usages d’une plateforme en ligne par les enseignants, en analysant le discours de ces acteurs sur leurs pratiques du réseau socio-pédagogique. Nous questionnerons la façon dont une interface numérique remet en question des pratiques interactionnelles instituées.
Nous commencerons par évoquer le contexte et le cadre méthodologique de la recherche. Nous aborderons ensuite notre cadre théorique. Enfin, nous présenterons notre analyse des pratiques interactionnelles des enseignants et des cadres, et des représentations qui les façonnent.
2. Contexte de l’étude et méthodologie
Nous nous sommes intéressés aux pratiques interactionnelles sur un site de réseau social dans un dispositif présentiel de formation en Français Langue Etrangère à l’Université en France. Le dispositif formatif étudié prévoit des usages liés aux cours, des usages tutorés à distance et des usages autonomes (cf. figure 1).
Figure 1. Dispositif de formation
- Note de bas de page 1 :
- Note de bas de page 2 :
-
Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/cadre1_fr.asp).
Le réseau social observé est un environnement Ning1, constituant un espace collectif de communication et de publication en ligne et proposant différents outils de web social. Plus particulièrement, nous avons étudié les usages d’une cohorte de 59 étudiants inscrits pour un diplôme de français de niveau B1 du CECRL2 et les usages de certains de leurs enseignants, pendant un semestre universitaire, de septembre 2011 à janvier 2012.
Nous avons analysé deux types de données. Tout d’abord, une observation de la scène matérielle fournie par l’interface numérique nous a permis de recueillir toutes les traces écrites produites par notre cohorte sur le réseau socio-pédagogique. Nous avons proposé une analyse du discours pour saisir la dynamique sociale que ces traces construisaient (Grassin, 2015). Il s’agissait pour nous de chercher à expliquer pourquoi, dans un même environnement, certains individus interagissent plus quand d’autres ne participent ni ne partagent. C’est pourquoi nous avons choisi de croiser notre analyse des interactions qui ont lieu sur le site de réseautage avec les points de vue des acteurs, recueillis lors d’entretiens semi-dirigés menés auprès de quatorze étudiants et treize enseignants, afin de mieux comprendre le sens que les participants donnaient à leurs pratiques interactionnelles en ligne.
3. Cadre d’analyse
Notre cadre théorique mobilisera les notions de pratiques et d’espaces conversationnels et envisagera l’interface numérique comme pratique de médiation.
3.1. Pratiques interactionnelles de classe
La classe de langue est l’instanciation d’un lieu de parole et de socialisation (Cicurel, 2002), « un espace conversationnel où la parole a le rôle principal » (Cambra Giné, 2003, 45). Cet espace conversationnel a ses particularités, dont la principale réside dans les caractéristiques de l’interaction pédagogique. Cicurel (2011) rappelle quelques lignes de force des pratiques langagières en classe : il s’agit d’interactions à visée cognitive, dans lesquelles les places interactionnelles sont prédéterminées en fonction du statut des interlocuteurs mais également constamment renégociées, qui se produisent de manière planifiée, donnent lieu à l’émergence d’activités didactiques plus ou moins formalisées, se déroulent dans un temps limité et requièrent une attention focalisée de la part des participants.
Or, on considère ici que l’utilisation d’une plateforme en ligne pour interagir en classe de langue change ce que Develotte appelle « l’espace d’exposition discursive » (2006) ainsi que les conditions, les circonstances et les cadres de la production discursive. Dès lors, les spécificités des interactions pédagogiques de classe semblent pouvoir être remises en question et refaçonnées par l’usage d’un réseau social dédié aux interactions en ligne.
3.2. Média social et interface numérique
- Note de bas de page 3 :
-
Au sens étymologique, c’est-à-dire qui définit les principes d’une pratique.
Les réseaux sociaux numériques sont des objets communicationnels façonnés pour engager la relation sociale et inciter à communiquer. Ils orientent des formes de sociabilité et des modes de participation et d'engagement dans le monde (Granjon et Denouël, 2011). Nous envisageons la notion d’interface comme une éthique3 (Galloway, 2012) et la rapprochons de celle d’affordance (Gibson, 1979 ; van Lier, 2002) : ce qui compte, dans l’interface, c’est la possibilité d’agir dans un environnement. Ainsi, nous considérons le réseau socio-pédagogique non comme un simple outil, mais comme une interface qui propose une manière de faire et de faire faire : elle est une pratique de médiation (Galloway, 2012) et a une influence sur la manière dont nous agissons.
Pour autant, les phénomènes numériques ne sont pas des faits exclusivement matériels, la technique est un ensemble de relations homme-machine et il n’est pas possible d’isoler le fait technique – la pratique –, de l’intentionnalité qui la produit (Treleani, 2014). L’interface n’existe qu’à travers une relation intersubjective (Simondon, 1958), et dans ce cadre, l’interface est à la fois le produit et le producteur de significations et de relations sociales. L’artefact a donc une fonction de médiation sociale, car « en tant que réalité intersubjective, [il] fait l’objet de représentations conflictuelles en permanente (re)construction » (Agostinelli, 2009, 368). C’est pourquoi nous nous sommes également intéressés aux discours des acteurs sur leurs pratiques.
L’interface qui a notre intérêt ici, un réseau social numérique dédié à l’apprentissage, est une forme sémiotique qui n’a pas de propriétés prédéterminées ou invariables, en dehors des pratiques que les participants accomplissent, elles-mêmes contraintes par l’expérience socio-historique des acteurs (Wertsch, 1995) et par le fait que cette forme sémiotique s’inscrit dans ce que Simondon (1958) appelle une « lignée technique », une inscription à la fois matérielle et symbolique. C’est dans le cours des interactions avec tous les acteurs que le réseau socio-pédagogique se charge de significations particulières et constitue une médiation sociotechnique (Granjon et Denouël, 2011). Ainsi, un réseau socio-numérique est un artefact qui demande à être étayé socialement, il incite à laisser des traces de son cheminement, traces dont les autres usagers vont tenir compte ultérieurement pour agir et laisser les leurs.
4. Les pratiques enseignantes
Nous cherchons à déterminer la manière dont les pratiques interactionnelles sont façonnées par les perceptions et les représentations attachées au réseau socio-pédagogique. Nous nous proposons ainsi, dans le cadre de cet article, de nous focaliser sur les pratiques enseignantes et sur la réticence de ces acteurs à être présents en ligne.
Notre étude s’intéresse donc à ce que nous appelons, à la suite de Kellner et al. (2010), des limitations d’usage qui se rapportent à des « configurations identitaires relationnelles (ibid.), dans la lignée de travaux en sciences de l’éducation (voir par exemple Barbot et Massou, 2011), en SIC (Jauréguiberry, 2012), et dans une approche sociocritique (Collin et al., 2016).
4.1. Des pratiques interactionnelles enseignantes très limitées
- Note de bas de page 4 :
-
Le friending désigne un lien entre deux profils d'usagers, un type de liaison numérique propre aux environnements sociaux du web (cf. Casilli, 2010).
Comme espace public, le réseau donne à voir l’engagement social des membres dans un espace et une communauté partagés. C’est un « espace-affiche » (Joseph, 1984) dans lequel les participants doivent gérer cet affichage sur le mode du « clair-obscur » (Cardon, 2008) des réseaux sociaux. Nous nous sommes donc intéressés à la façon dont l’enseignant se rend visible sur le réseau. Le tableau 1 ci-dessous récapitule la participation visible des onze enseignants inscrits. Nous distinguons trois types de traces : (1) les traces du profil et les liens que l’enseignant a construits en créant ou en s’affiliant à des groupes, et par une activité de friending4 ; des traces contributives qui peuvent être (2) des actions de partage ou (3) la publication de textes sous des formes plus ou moins dialogiques.
Tableau 1. Traces de la participation enseignante sur le réseau socio-pédagogique
- Note de bas de page 5 :
-
Les noms ont été modifiés par souci d’anonymat.
Profil |
Contributions |
|||||||||
Noms |
Partage |
Textes |
||||||||
Date d’inscript° |
Photo |
Amis |
Groupes |
Photos / vidéos |
« J’aime » |
Billets |
Discussions |
Commentaires |
Statuts |
|
Louise5 |
17/02/09 |
Oui |
49 |
10 |
3/6 |
8 |
47 |
14 |
||
Françoise |
18/02/09 |
Oui |
48 |
5 |
4 |
59 |
4 |
|||
Franck |
24/02/09 |
Oui |
2 |
1 |
1 |
2 |
||||
Hortense |
26/02/09 |
Oui |
56 |
13 |
19/1 |
4 |
5 |
3 |
||
Etienne |
17/03/11 |
Oui |
18 |
5 |
1 |
5 |
||||
Martine |
20/09/11 |
Non |
2 |
6 |
||||||
Marlène |
05/12/11 |
Oui |
35 |
6 |
0/1 |
2 |
||||
Florence |
23/01/12 |
Oui |
2 |
0/1 |
||||||
Hubert |
08/02/12 |
Non |
||||||||
Emilie |
17/09/12 |
Oui |
24 |
5 |
6 |
2 |
||||
Lise |
20/09/12 |
Oui |
15 |
1 |
À la lumière de ce tableau, il apparaît que seuls quatre enseignants de notre panel agissent sur le réseau de manière plus ou moins régulière : Louise, Françoise, Hortense et Emilie. Cette activité passe par la participation à des forums de discussion, même de manière minime (de six à cinquante-neuf interventions), par le partage de documents qui permet de participer à une conversation (photos, vidéos) et par un nombre d’« amis » augmentant semestre par semestre. On peut les qualifier de « participants occasionnels » (Marcoccia, 2004). Les enseignants interrogés, pour les deux tiers d’entre eux, ne publient pas sur le réseau et ne partagent pas de contenus. Ils ne se rendent dès lors pas visibles à la communauté. Il s’agit plutôt d’une présence surplombante et discrète.
4.2. Les réticences enseignantes
- Note de bas de page 6 :
-
Le lurking vient de l’anglais « to lurk », se tapir, et désigne surtout l’activité des personnes qui observent les débats des groupes de discussion sur Internet mais s'abstiennent d'intervenir.
Ces données de participation témoignent donc d’usages très limités. Pourtant, une partie de l’activité sur le réseau reste invisible, notamment l’exploration, aléatoire ou non, qui donne lieu à une consultation des publications du site, le lurking6. La moitié des enseignants affirme aller voir, de manière ponctuelle ou régulière, ce qui est fait, visible et produit sur le site, à la manière d’Hortense :
« Par curiosité, je regarde ce que les gens font, je regarde ce qui se passe, je regarde les nouveaux, je regarde s’il y a des nouvelles choses, voilà. Je regarde ce que les gens ont posté voilà et j’aime bien, mais ça reste voilà(mettre des points de suspension après « reste » peut-être, car la formule n’est pas correcte sinon), je suis en “passif” ».
Cette activité est plus positive que négative, elle repose sur un intérêt réel et renouvelé, répété, pour ce que les autres font. L’enseignante donne une certaine valeur au réseau et agit par curiosité. Il s’agit par contre d’une activité individuelle et dans le discours de l’enseignante, l’adjectif « passif » s’oppose au fait de partager et de contribuer à la création de contenus. Le « je regarde », activité individuelle et invisible, s’oppose au visible : les membres, ce qu’ils partagent (« les nouvelles choses ») et ce qu’ils font, « ce qui se passe ». L’intérêt que cette activité manifeste quant à ce que les autres produisent, font et mettent en valeur, n’aboutit pas à des pratiques interactionnelles instituées.
Face un objet social qui repose sur un design participatif, quel sens donne-t-on à ces limitations d’usage ? Pour mieux comprendre les dispositions des enseignants à l’égard de la situation, nous nous appuyons donc sur l’analyse des entretiens que nous avons menés. Les enseignants posent un regard critique sur la communication en ligne dans le cadre d’un réseau social.
4.2.1. Richesse du média et sociabilité en ligne
Par ailleurs, on retrouve dans les discours enseignants une opposition entre la communication en face à face et la communication médiatisée, au profit de la première. La communication en co-présence physique est perçue comme plus authentique. La technologie est souvent vue comme transportant une interaction qui se serait passée autrement en face à face et non-médiatisée. Cette conception repose sur l’idée d’une primauté de l’interaction physique et que les interactions numériques ne sont qu’une version virtuelle de cette réalité qui existe avant l’usage de la technologie.
Un autre frein consiste dans l’idée que les contacts sociaux en ligne ou en face à face sont en concurrence. Une enseignante exprime l’idée que, dans un contexte homoglotte, le temps passé devant l’écran se fait au détriment des échanges véritablement socialisants. La communication par écran est dévalorisée au profit des contacts de la « vraie vie ».
Florence : « C’est vraiment ce côté écran quoi, contact écran et… […] enfin qui, du coup, je trouve, prend beaucoup de place et empêche des vraies rencontres. »
Ainsi, les contacts à l’écran sont souvent associés à un discours de perte et de manque : perte d’authenticité, perte de qualité, perte de temps. Nous avons retrouvé dans les discours de certains enseignants ces craintes face à la multiplication des écrans s’interposant aux échanges en face à face :
-
la perte de la dimension non-verbale et une perte sur le plan linguistique, l’interlangue de l’apprenant s’imposant plus dans la communication écrite persistante à l’écran que dans l’échange oral en face à face ;
-
la perte de l’engagement dans l’échange, au profit d’un individualisme et d’un isolement derrière l’écran ;
-
une perte de temps face à des environnements communicatifs envahissants.
4.2.2. Interaction en ligne et dévoilement de soi
De la même manière, la communication sur un réseau social est perçue comme engageant l’enseignant dans un rapport trop personnel avec les étudiants et révèle la crainte d’un trop grand dévoilement de soi dans la conversation numérique.
Emilie : « Spontanément ça [le fait de laisser des commentaires sur le site] me gênerait […] parce que c’est dévoiler une partie de ta personnalité qui n’est plus de l’ordre professionnel uniquement, puisque j’aurais à réagir sur des infos bien justement d’ordre culturel, d’ordre, voilà, de l’ordre de la sphère personnelle. »
La participation au réseau engage l’enseignant, et son identité, sur le réseau comme dans tout espace social, se négocie notamment en termes de présence connectée et de disponibilité. Le statut des interactions qui se déroulent sur le réseau social suscite dès lors des questions quant à leur sens. Quel lien en ligne développent-elles ? Françoise se demande ainsi si cette communication symétrique est pertinente :
Françoise : « Non non mais je l’ai pas fait [publier des commentaires …] c’est ça qui est délicat c’est-à-dire, est-ce que c’est un truc où tu fais pas avec les étudiants copain copain, mais tu montres que tu es comme eux, ou tu es là pour leur donner du travail ? Je sais pas… »
Elle craint que les interactions en ligne la rapprochent trop des étudiants, puisque :
-
le réseau social repose sur l’horizontalité de la communication a-hiérarchique ; interagir sur un réseau social, c’est faire « copain-copain », nouer une relation amicale ;
-
interagir en ligne, c’est « faire comme eux », se plier à un genre communicatif qui n’est pas celui de l’enseignant.
Le genre communicatif de la conversation impliquerait une forme d’alignement identitaire et de rapprochement émotionnel peu compatible avec le statut d’enseignant. Un autre enseignant formule ainsi une frontière entre les interactions pédagogique et non-pédagogique :
Hubert : « Prolonger l’interaction, c’est clair c’est utile mais quelle interaction ? […] Si c’est une interaction avec un enjeu didactique, oui, questions-réponses, il y a un travail, je ne sais pas, oui, mais si c’est seulement interaction, lien, interaction pas privée mais semi privée, non ça m’intéresse pas, c’est clair. »
Hubert oppose l’interaction pédagogique à une interaction semi-privée sur le réseau social. Pour autant, ce n’est pas le lien social, le contact relationnel qu’il refuse. Il affirme même que le contact avec ses étudiants est primordial pour lui dans sa manière d’enseigner :
Hubert : « Moi, j’établis un lien mais de contact dans la classe, c’est vraiment important pour moi […], j’ai besoin qu’il y ait de la confiance, du respect mutuel, quelque chose qui passe mais je dois le sentir, mais l’outil virtuel, l’outil numérique pour moi, il est pratique […] mais ça remplace pas le cours, le contact. »
On reconnaît ici ce que Cicurel (2011) avait déjà identifié comme un paradigme communicatif de l’agir professoral idéal pour cet enseignant qui met au plus haut des valeurs communicatives comme la confiance, le respect et le contact, des valeurs que l’interface numérique serait incapable d’instaurer. Son discours montre en effet une double dévalorisation de l’interaction en ligne :
-
celle-ci ne favorise pas une relation de confiance et de respect mutuel que l’enseignant cherche à instaurer dans sa classe. La richesse du média n’est pas suffisante pour « sentir » la relation ou « quelque chose qui se passe » ;
-
elle favorise les conversations semi-privées qui rompent le cadre didactique.
Ainsi, le cadre interprétatif du réseau socio-pédagogique construit par l’enseignant invite à des pratiques interactionnelles qui ne cadrent pas ou peu avec sa représentation de son rôle d’enseignant. La plupart des enseignants ne contribue pas au réseau parce que cette communication en ligne paraît leur imposer un engagement personnel fort, intime, incompatible avec l’ethos professionnel que les enseignants se sont construit. La communication sur le réseau leur paraît favoriser des interactions semi-privées qui rompent le contrat didactique, en misant sur l’intimité et les liens forts. L’imaginaire social lié au réseau est bien celui du réseau amical, un espace dans lequel l’enseignant craint de se laisser entraîner à son corps défendant hors des limites de son travail. En outre, les échanges par l’intermédiaire du réseau social sont associés aux liens d’amitié informels, à une proximité de l’ordre de l’intimité. La théâtralité des échanges est perçue comme artificielle. L’engagement est perçu comme trop impliquant, imposant une proximité importante. La symétrie des échanges, c’est-à-dire le fait que l’initiative de l’échange puisse venir de tout membre en présence sur le réseau, donne le sentiment d’imposer une hyper-disponibilité et une perte de contrôle dans l’interaction. Cet imaginaire social du réseau a des conséquences sur les interactions en ligne et leur intégration dans la situation pédagogique.
4.2.3. Incertitudes des contrats didactiques et contrats de parole
- Note de bas de page 7 :
-
Le contrat décrit un cadre global pour les participants : les interactants se mettent d'accord sur ce qu'ils vont faire, sur l'objet et sur les modalités de l'interaction, sur les activités préférentielles ou dys-préférentielles (Cambra-Giné, 2003). Le contrat didactique fixe la place et le rôle des interactions par rapport à l’objectif d’apprentissage, le contrat de parole régit la réalisation des échanges.
Dans les pratiques des enseignants, on peut observer un contrat didactique implicite qui établit un partage des rôles dans l’espace en ligne. La présence de l’enseignant se confine aux consignes et aux supports de cours. L’engagement de l’apprenant est jugé aux traces multiples de sa participation aux activités proposées. Ce sont des rôles assez étanches qui transparaissent dans la configuration des activités que nous analysons dans cette section. Un enseignant, Etienne, décrit dans les lignes suivantes, la façon dont il a organisé son activité sur le réseau. Il définit en même temps un contrat didactique et un contrat de parole7.
« Ils étaient censés développer un peu leur travail, leur petit article et tout ça, me l’envoyer pour que je fasse une correction, pour que je signale des choses à l’écrit enfin l’expression. […] Et donc, et après une fois que je disais ça me paraissait OK, il publiait quoi. Donc moi j’allais regarder ce que ça donnait une fois qu’ils avaient publié sur le groupe ; c’était dans un groupe sur le réseau social. […] Après je leur avais aussi demandé entre eux, ils avaient à lire ce que les autres avaient fait et faire des commentaires, ça faisait partie des tâches. »
Dans cette activité, le réseau social est un outil de diffusion d’un travail. La publication est contrôlée et corrigée par l’enseignant qui doit valider la publication des textes des apprenants. L’activité de lecture et d’interactions autour des textes est la deuxième partie de l’activité. Elle se fait « entre eux », et l’évaluation qui en est faite est plutôt négative :
« Potentiellement, c’est plus intéressant quand même, parce qu’il y a l’idée de publier, ça peut être lu par plein d’autres gens, […] ensuite dans les faits j’ai jamais vu beaucoup de commentaires, donc je pense que les lectures, au bout d’un moment, il devait s’en rendre compte, ça restait un peu artificiel aussi quoi. En même temps j’ai eu souvent l’impression qu’ils n’intégraient pas ça. »
L’enseignant juge l’activité de publication intéressante car elle ouvre à la lecture des productions des autres et donc, potentiellement, socialise l’activité. Mais, devant le peu de discussion autour des textes, l’enseignant estime finalement ce côté « artificiel ». On ne sort pas du jeu de l’écriture en classe qui veut que l’on fasse semblant d’écrire pour un public ou un destinataire précis, mais que l’on écrit pour son enseignant. On perçoit une appréciation moins positive de l’activité pédagogique interactionnelle. L’activité de production de textes écrits semble être efficace, mais les échanges que ces écrits suscitent le sont beaucoup moins : « ils n’intégraient pas ça ». L’enseignant est déçu par le manque d’interactions et a l’impression que ses étudiants ne jouent pas le jeu de la façon qu’il espérait. Le caractère peu engagé et peu interactif de cette participation, sous forme de séries de monologues, est renforcé par l’absence d’intervention sur le réseau social des enseignants. Dans le design pédagogique, l’enseignant prescrit et contrôle, mais ne participe pas. L’enseignant ne participe pas au jeu social qui demande de s’intéresser aux productions des autres :
« Mais moi je le faisais pas vraiment publiquement. Disons, tout ce que j’avais à leur dire c’était pour qu’ils améliorent leur article, c’était en tant que prof et en privé, c’est-à-dire par mail. »
Le rôle de l’enseignant face à la production de l’apprenant est le rôle d’expert qui corrige et valide le texte. Ce ne peut être une activité publiquement visible et les interactions ne se font pas sur l’espace public du réseau.
Cette configuration des rôles est partagée par la majorité des enseignants et façonne la place que l’enseignant se donne sur le réseau. L’orientation donnée aux pratiques sur le site est donc clairement monologale : il s’agit de répondre à des activités prescrites et l’enseignant est dans un rôle de prescripteur et d’évaluateur :
Françoise : « Après je me dis, je le [le réseau] vois peut-être plus comme un truc pour les étudiants, je sais pas et le prof il intervient en tant que prescripteur. »
Hubert : « J’y allais pour vérifier, s’ils avaient mis des choses, j’étais obligé, au moins chaque veille de cours il me semble, pour vérifier qui y était allé, qui n’y était pas allé. »
L’enseignant s’efface derrière l’activité de ses apprenants et n’intervient pas de manière publique. Comment faut-il alors lire cette remarque d’une enseignante ?
« Ça peut être induit au départ par le prof mais après c’est vraiment une pratique qui est à eux. »
L’enseignant est-il ici en position de médiateur, légitimant des pratiques, mais en restant discret, ou bien se met-il en marge de la situation ? Certains enseignants comme Françoise s’interrogent sur les termes du contrat installé et sur la manière dont il est compris par les apprenants :
« Sinon, c’est vrai que ça fait “je vous rends mon devoir Madame, vous allez le voir”. C’est bien écrit, c’est joli, mais c’est dommage, […] alors est-ce que c’est parce que je leur présente ça comme un truc uniquement pédagogique qu’ils ne le voient pas comme un endroit d’échanges ? Je sais pas. »
Les acteurs de la situation pédagogique ont des difficultés à instaurer un contrat de parole qui permettrait aux interactants de s’inspirer dans leurs usages de pratiques ordinaires de communication en ligne. Les pratiques de communication en ligne ne sont pas intégrées aux contrats de parole mis en place et donc vécues comme en dehors du travail de l’enseignant. Ainsi, pour Lise, « répondre à toutes ces sollicitations qui est quand même du temps passé devant l’écran » n’est « pas tout à fait du temps d’enseignement quand même, même si bien sûr ça fait partie d’un ensemble d’activités d’enseignement, mais c’est quand même un peu autre chose. »
Cette posture en marge de la communauté participante explique pourquoi les enseignants sont absents des flux participatifs et le fait qu’il n’y ait quasiment pas d’intervention pédagogique émergeant de la contingence des interactions et inscrivant un discours facilitant la participation. Le façonnement des échanges est conçu en amont de la participation. Dans le design des activités, les contrats didactiques semblent peu changer par rapport à ceux de la classe en présentiel. Les enseignants souhaitant peu apparaître sur le réseau, la parole enseignante relance et étaye peu la participation ; cette parole est beaucoup moins présente que dans la classe.
5. Conclusion
Nous récapitulerons dans un premier temps le résultat de nos analyses de façon à proposer ensuite une compréhension plus générale de ce que l’introduction de telles interfaces de réseautage en ligne modifie dans les pratiques interactionnelles en situation pédagogique. Nos analyses montrent comment l’interface est vécue différemment par les acteurs, et que les affordances sociales du réseau socio-pédagogique sont fortement questionnées par les participants, notamment au niveau de la valeur socio-culturelle des interactions numériques. Utiliser l’interface demande de co-construire un projet d’usage (Davallon et Le Marec, 2000) en adhérant à « la participation à un système d’activité à propos duquel les participants partagent une même compréhension de ce qu’ils sont en train de faire » (Barton et Hamilton, 2005, 98). Or, les acteurs enseignants de notre étude montrent des réticences à ce que fait faire le numérique. La visibilité totale des interactions et des rapports sociaux qui en découlent bouleverse l’ethos professionnel de la plupart de ceux interrogés pour notre étude.
L’interface de réseau façonne des modes d’engagement et des styles de participation différents de ceux de la classe en présentiel et l’usage de nouvelles interfaces médiatiques bouleverse une éthologie de classe dépositaire « des positions et juxtapositions “correctes” qui permettent aux choses d’apparaître et d’être reconnues » comme pourvues d’une « exactitude ontologique » (Thrift, 2016) et aux pratiques de classe solidement établies de se dérouler avec fluidité pour les participants. C’est cette remise en question d’une forme académique de relation pédagogique par l’interface de réseau qui nous paraît être le principal frein aux usages d’un espace interactionnel potentiellement propice aux apprentissages. Les situations d’enseignement et d’apprentissage, au travers de ces dispositifs, sont moins prédictibles et moins uniformes (Kress, 2013). Elles nécessitent de construire de nouveaux « outils pour la reconnaissance » de l’apprentissage (Kress, 2013, 131). Il s’agit donc de compétences nouvelles que les enseignants, qui utilisent ce genre de réseau socio-pédagogique, doivent construire.