Enjeux de la présence physique et symbolique des écrans au musée
Promesse d’intuitivité des écrans au Museon Arlaten

Eva Sandri 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2778

Cette contribution propose d’observer les enjeux de la présence physique et symbolique des écrans dans les musées d’ethnographie confrontés à la réalisation de dispositifs numériques pour la médiation culturelle (tels que les tablettes tactiles ou les navigateurs de réalité augmentée). Une enquête ethnographique réalisée dans un musée soumis à une forte injonction technologique (le Museon Arlaten d’Arles) interroge la promesse d’intuitivité de ces écrans. Questionner cette volonté d’affordance du dispositif amènera à confronter les discours d’escorte portant sur le numérique au musée avec le discours des différents professionnels du musée d’ethnographie (médiateurs et architectes).

This contribution proposes to observe the stakes of the physical and symbolic presence of screens in ethnographic museums confronted with the realization of digital devices for cultural mediation (such as tactile pads or augmented reality browsers). An ethnographic survey carried out in an ethnographic museum subjected to a strong technological injunction (the Museon Arlaten in Arles) questions the promise of intuitiveness of these screens. Questioning this device's willingness to affordance will bring to confront digital escort speeches at the museum with the discourse of ethnographic museum professionals’ (mediators and architects).

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Depuis les années 1980, les musées entretiennent un rapport complexe et ambigu avec les écrans utilisés comme dispositifs de médiation culturelle dans le parcours d’exposition. Les bornes multimédias et les tables tactiles ont d’abord été considérées comme une façon de valoriser les collections et de faciliter l’apprentissage des savoirs du musée (Le Marec : 2001). A ce sujet, les discours d’escorte (Jeanneret, 2001) de ces dispositifs vantent fréquemment l’intuitivité et l’affordance des écrans (Gibson, 1979), soulignant ainsi leur supposée facilité d’utilisation pour les différents types de publics. L’omniprésence de ces discours technophiles a alors laissé peu de place à l’analyse de la pluralité des points de vue des professionnels aux prises avec la conception de ces écrans (Jeanneret, 2007). Dans ce contexte, cette contribution qui s’inscrit dans les sciences de l’information et de la communication interroge la façon dont un musée gère l’arrivée de dispositifs numériques dans son offre de médiation.

Note de bas de page 1 :

Ce terrain a été étudié dans le cadre d’une thèse en sciences de l’information et de la communication : L’imaginaire des dispositifs numériques pour la médiation au musée d’ethnographie soutenue en décembre 2016.

Nous proposons ici les résultats issus d’une enquête de terrain effectuée dans un musée d’ethnographie : le Museon Arlaten1 (musée départemental d’ethnographie d’Arles), une institution qui tente de trouver un équilibre entre l’intégration des supports numériques et la volonté de garder un regard critique sur les discours enchantés (Bouquillon, 2013) qui accompagnent ces technologies. Le Museon Arlaten est une institution qui vit actuellement une période de grande rénovation comprenant l’acquisition de dispositifs numériques d’aide à la visite (tablettes tactiles, tables multitouch et navigateurs de réalité augmentée).

Ce musée s’est engagé depuis 2008 dans un projet de redéfinition de l’ensemble de sa muséographie en pariant sur l’apport des technologies numériques pour mettre à distance le discours folkloriste de l’époque et pour présenter dans le même temps les interrogations actuelles des musées d’ethnographie (Séréna Allier, 2008 ; Sandri, 2016b). Une enquête ethnographique menée dans cette institution a permis de suivre la mise en place de dispositifs de médiation numérique (tablette tactile, réalité augmentée) et de comprendre les enjeux symboliques de la présence des écrans dans le parcours d’exposition d’un lieu peu accoutumé à des dispositifs innovants. A travers des entretiens compréhensifs longs avec les différents membres du musée, la collecte des documents proposés par les architectes et des temps d’observation lors des réunions où sont décidées les caractéristiques des dispositifs de médiation à acquérir (taille, place dans le parcours d’exposition), nous avons relevé les attentes des professionnels du musée concernant le rôle des écrans dans la stratégie de médiation culturelle.

Nous proposons de nous focaliser sur les discours de deux types d’acteurs impliqués dans cette rénovation : les employés du musée (service médiation, service recherche et service multimédia) d’une part, et les architectes (prestataires) d’autre part. Cette démarche vise à interroger le décalage entre le point de vue des professionnels du musée et le point de vue des architectes à propos de la place physique et symbolique des écrans dans le musée. Si de nombreuses recherches ont mis en avant un contraste entre des discours enchantés et des discours réflexifs à propos du numérique, la spécificité de ce travail de terrain est de comprendre ces enjeux à travers le prisme des métiers impliqués dans la rénovation d’un musée. Etudier l’écart entre ces deux positions ainsi que les négociations que cela occasionne permettra de mettre à jour certaines attentes qu’ont ces acteurs des dispositifs numériques au musée et de mieux connaître leur rapport au numérique en contexte muséal. Cela nous permettra également d’interroger les modalités pratiques d’une médiation culturelle utilisant à la fois les écrans et les médiateurs humains.

Nous présenterons dans un premier temps les travaux des principaux chercheurs en sciences de l’information et de la communication ayant étudié les discours sur les écrans dans le domaine muséal (Yves Jeanneret, Marie-Després-Lonnet, Joëlle Le Marec, Igor Babou et Camille Jutant).

Nous décrirons ensuite le point de vue des professionnels du musée en charge de la conception des contenus des dispositifs de médiation pour enfin confronter ces discours avec les images des futurs dispositifs de médiation du Museon Arlaten tels qu’ils sont imaginés par les architectes.

2. Quels discours d’escorte des écrans au musée?

Les chercheurs, ayant travaillé sur l’analyse des discours d’escorte des technologies dans le domaine culturel, relèvent la présence d’un discours sur la prétendue facilité d’utilisation des dispositifs que sous-tend le mythe de l’intuitivité (Després-Lonnet, 2002 ; Jeanneret, 2004).

Dans ce contexte où les discours circulants sur les TIC insistent également sur le vocabulaire de la dématérialisation (Robert, 2004) et de l’intuitivité pour qualifier le rapport aux écrans, nous porterons spécifiquement notre attention sur l’aspect concret de ces technologies afin de considérer « la matérialité des dispositifs informatiques, contrairement à l’idée selon laquelle le passage au numérique entraînerait une transparence de la dimension matérielle et corporelle de l’exploitation du dispositif technique » (Tardy, 2007). En effet, ce vocabulaire de la dématérialisation masque les techniques du corps à apprendre pour l’utilisation de ces dispositifs (Mauss, 1936).

Ce discours sur la dématérialisation et l’intuitivité consiste à montrer la manipulation de l’interface comme une activité accessible à tous par des gestes spontanés et déjà connus de l’utilisateur. Cette façon de présenter de façon naturelle un geste qui dépend pourtant d’un héritage culturel, de codes sociaux et d’apprentissages (Jeanneret, 2004 ; Després-Lonnet, 2002), a pour conséquence de nourrir un amalgame entre l’accès à l’information et l’accès au savoir (Jeanneret, 2011 ; Fraysse, 2015). Et en effet, les discours actuels sur les dispositifs numériques au musée donne une seconde vie à la conception malrautienne d’une appréhension spontanée et directe des œuvres qui serait actualisée par « l’accès généralisé et facilité[e] par le numérique. » (Fraysse, 2015 : 4).

À ce sujet, Jutant (2011) analyse plus précisément les discours d’escorte des dispositifs numériques pour la médiation en contexte muséal : « La notion d’intuitif […] a un succès particulier dans le monde des nouvelles technologies et du design. Or dire qu’un outil est intuitif ne revient-il pas à nier la capacité d’interprétation de l’individu, à nier le statut d’objet intellectuel au média, tant l’immédiateté supposée de l’utilisation fait l’impasse sur l’appréhension de l’outil, la compréhension de son fonctionnement et l’interprétation de ses signes, fussent-ils exclusivement plastiques ? » (Jutant, 2011 : 15). À ce propos, il semble nécessaire de réfléchir aux compétences nécessaires à l’utilisation de ces outils afin de montrer que « le savoir et le sens ne sont jamais simplement donnés mais qu’ils sont élaborés » (Jeanneret, 2007 : 2).

Enfin, les discours d’escorte des dispositifs technologiques qui mettent régulièrement en avant le caractère intuitif de ces appareils a pour effet de marginaliser symboliquement ceux qui ne maîtrisent pas leurs codes de fonctionnement. À ce titre, Joëlle Le Marec et Igor Babou, dans le cadre d’une enquête sur la réorganisation numérique d’une bibliothèque, soulignent cette tendance des discours d’escorte du numérique à accentuer la simplicité de l’utilisation : « L’usager valorisé est celui qui se débrouille tout seul face à l’Internet, alors que le “neu-neu”, dont il est de bon ton de se moquer, est une figure du ringard qui a besoin d’aide : les discours d’escorte du multimédia insistent, en effet, de manière appuyée sur la facilité d’accès à l’information et l’autonomie des usagers. » (Le Marec, Babou, 2003 : 255). Les conséquences de ce vocabulaire intuitif sont doubles : d’une part, un effacement progressif des aspects techniques et ergonomiques du dispositif (navigation, arborescence) au profit d’un idéal immédiat de l’accès aux technologies, d’autre part, une tendance à ne pas penser les compétences requises pour utiliser le dispositif.

Nous interrogerons alors les enjeux de la présence symbolique de l’écran au Museon Arlaten à l’aune de ces discours sur la matérialité et l’intuitivité des dispositifs. Nous chercherons à comprendre comment se positionnent les professionnels du musée et les architectes par rapport aux discours précédemment décrits.

3. Le positionnement des professionnels du musée: entre intuitivité et discrétion

3.1. La collaboration entre le musée et l’agence d’architecture : éléments de contexte

Si la gestion de projet de conception de dispositif de médiation suit généralement un ordre allant de la définition des besoins de l’usager vers le choix des contenus puis du dispositif technique permettant sa réalisation, la collaboration du Museon Arlaten avec la maîtrise d’œuvre (les architectes) révèle des logiques de travail qui s’écartent de ce modèle. En effet, les architectes ayant pour mission l’achat du mobilier et le musée ayant la responsabilité du projet scientifique et culturel, la recherche de cohérence entre ces deux dimensions occasionne de nombreux débats et compromis. Cet arbitrage peut se révéler délicat lorsque les deux parties ont des attentes divergentes vis-à-vis du rôle des écrans dans le nouveau musée. À ce sujet, nous avons observé, lors des entretiens, des logiques de conception différentes en fonction des dispositifs (Sandri, 2016a). Le chargé de mission multimédia compare à ce titre deux logiques dans la gestion de projet à travers ce qu’il nomme le travail « à l’endroit » et le travail « à l’envers ». Lorsque l’équipe du musée a l’opportunité de penser en amont le contenu avant de réfléchir au dispositif numérique, la logique de conception suit un cheminement logique puisque les intentions éditoriales préexistent aux technologies. Les futurs cartels numériques ont été réalisés en suivant cet ordre :

« On a réfléchi à l’ergonomie, au comportement dynamique du dispositif, ça c’est un travail dans le bon sens, ça c’est ce qu’on devrait faire partout. », Chargé de mission multimédia.

À l’inverse, la conception des tables tactiles suit un parcours contraire puisque ce sont les architectes qui ont d’abord déterminé le matériel puis laissé au musée le soin de choisir les documents à intégrer. Les professionnels se trouvent donc face au défi de réaliser des contenus sur un support technologique imposé. Face à cette logique de travail « à l’envers », l’équipe de médiation tente d’adapter les contenus à la spécificité de la table tactile à travers des stratégies d’ajustement créatives visant à orienter les usages du dispositif.

3.2. Le positionnement des professionnels du Museon Arlaten

D’après les propos des enquêtés lors des entretiens, l’équipe du musée et les architectes ont des conceptions différentes de la muséographie numérique. Les premiers cherchent avant tout à assurer une ergonomie efficace au service de la transmission des connaissances quand les seconds accorderaient, selon les enquêtés, une grande importance à l’aspect esthétique des dispositifs et souhaiteraient un rapport intuitif aux technologies. Nous décrirons ci-dessous la façon dont le débat, portant sur les aspects esthétique et pratique des dispositifs, prend une place importante dans leurs échanges.

Le chargé de mission multimédia indique à plusieurs reprises (réunions 4, 5 et 6) que les architectes proposent des supports numériques dont la matérialité technique est très peu visible, par exemple en habillant les tablettes tactiles dans des étuis en croûte de cuir pour que le visiteur n’en voie que l’écran et oublie la présence d’éléments électroniques (boutons et fils électriques). Cette optique visant à présenter uniquement le contenu du dispositif ne s’accorde pas toujours avec les objectifs du musée en termes de médiation. C’est le cas lorsque les architectes refusent d’intégrer des casques pour des raisons esthétiques, face au service des publics qui pense au contraire que ces outils seront nécessaires aux visiteurs d’un point de vue de l’accès aux contenus :

« D’accord, un casque ce n’est pas beau, mais on veut un casque. », « Au niveau de l’esthétique, ils bataillent toujours […] pour faire en sorte que le multimédia soit vraiment intégré à la muséographie, c’est-à-dire que ça ne soit pas moche. », Service recherche et muséographie.

Les enquêtés décrivent également dans les propositions des architectes un goût affirmé pour une esthétique muséographique épurée visant à rendre les écrans transparents, voire invisibles :

« Ils essayent de le rendre le plus invisible possible. », Service recherche et muséographie.

La question du design des dispositifs est en effet un enjeu important de la rénovation : la majorité des enquêtés souligne les possibles conséquences de l’aspect esthétique des dispositifs de médiation sur la réception du discours du musée par le public. Par exemple, des technologies présentant un caractère explicitement futuriste risqueraient de donner au public une image désuète du discours muséal. Les termes utilisés pour décrire certains dispositifs passés de mode, tels que « kitsch », « ringard », « vieillot », « vieilles bornes interactives des années 80 » (réunion 3), rendent compte de l’importance que représente le choix d’un design pertinent sur l’image du musée.

En outre, l’équipe recherche et muséographie évoque fréquemment la difficulté de concilier une muséographie à l’esthétique homogène avec les objectifs scientifiques exigeants du musée. Les aspects pratiques et esthétiques des dispositifs semblent alors complexes à réunir puisqu’ils dépendent des nombreux compromis entre le musée et l’agence d’architecture :

« On est toujours en train de se battre contre une tendance à l’esthétisme […] ce qui est un peu normal chez les archis, et nous, au contraire, on veut donner toujours plus d’infos donc il faudra réussir à trouver un juste milieu. », Service recherche et muséographie.

L’aspect esthétique du numérique concerne aussi la disposition du son et de la lumière dans l’espace d’exposition. Là encore, certaines propositions des architectes amènent des remarques de la part des enquêtés quant à une atmosphère trop technologique dans les salles :

« C’était une salle super sombre comme si on était à l’intérieur d’un Rubik’s Cube en fait, avec des caissons lumineux, du sol au plafond. », « Espèce de trucs de caissons lumineux, en plus c’étaient des jeux de lumière qui s’allument, qui s’éteignent, ça faisait un peu boîte de nuit. », Service recherche et muséographie

L’équipe recherche et muséographie insiste ici pour que l’ambiance du musée corresponde à l’atmosphère d’un musée d’ethnographie et ne renvoie pas une image associée aux seuls supports numériques.

Face aux propositions des architectes, les équipes du musée sont donc à la recherche d’un équilibre entre deux exigences : l’une visant à raisonner la mise en place des dispositifs numériques qui, selon les enquêtés, se doivent d’être discrets afin de donner une image sérieuse du musée, l’autre visant à négocier avec les architectes pour ne pas qu’ils sacrifient l’exigence des contenus et la cohérence du parcours de visite au nom de critères esthétiques. Il s’agit alors de gérer le bon degré de visibilité des technologies, dont la présence doit être suffisamment manifeste pour faciliter la consultation par les visiteurs, tout en éludant la matérialité du support.

Au sein de cette réflexion sur l’aspect esthétique des dispositifs numériques, les professionnels craignent également que des technologies mal introduites, ou ayant un design peu adapté à l’atmosphère des collections, défigurent l’ambiance de la muséographie et empêchent une « rencontre » véritable avec l’objet de collection (réunion 3). En effet, l’aura de l’œuvre originale est questionnée face au substitut numérique. Le support numérique, bien que possédant une forte capacité d’attraction pour les publics technophiles, est également considéré par les enquêtés comme étant plus froid et moins vecteur d’émotion que l’objet de musée. Cela instaure ainsi une situation de concurrence symbolique entre l’objet de musée et le dispositif numérique, dans l’attention du visiteur. Apparaît alors dans les discours du responsable du service des publics un imaginaire des dispositifs numériques comme vecteur de mise à distance des collections. Il souligne les possibles effets risqués des dispositifs numériques en tant que vecteur d’éloignement de la rencontre avec l’objet :

« Peur qu’on pollue la muséographie ancienne. », Responsable du service des publics.

On constate donc des difficultés de la part des deux parties pour trouver un terrain d’entente. Cela est d’autant plus visible lors des réunions de muséographie numérique qui ont lieu au musée. Lors de ces réunions, le document décrivant le projet architectural (appelé le pro) réalisé par l’agence d’architecture est longuement commenté. Les équipes présentes font la synthèse des commentaires sur ce document : elles décrivent les éléments à modifier, à négocier ainsi que les questions du musée, avant d’envoyer ce compte-rendu à l’agence d’architecture pour qu’ils puissent ensuite réadapter le projet. Ces allers-retours de documents sont nombreux et servent aux architectes à proposer un matériel adapté au projet scientifique du musée. En effet, comme indiqué plus haut, c’est à l’agence d’architecture ayant remporté le marché public qu’échoit l’acquisition de l’équipement technologique. Cette organisation du projet occasionne de nombreux débats puisque les dispositifs numériques devant être la réponse aux enjeux réflexifs du musée, le choix du matériel numérique revêt une importance particulière. Cela explique l’important investissement du musée pour commenter, critiquer et s’ajuster avec les propositions des architectes.

A ce sujet, le chargé de mission multimédia, le responsable du service des publics et les membres de l’équipe recherche et muséographie s’accordent à penser en termes d’objectifs à atteindre et non en termes de technologies à intégrer. Ils s’opposent ainsi à la démarche des architectes qui ont, selon eux, tendance à valoriser en premier lieu les technologies :

« On met une techno quand on a, quand ça répond à un besoin. », Chargé de mission multimédia ; entretien 3, « Les architectes, au final, j’allais dire, comme les gens qui ne connaissent pas forcément le numérique […] essayaient d’imposer d’abord une technologie et ensuite on y mettait des contenus. Or, le musée, je savais très bien qu’on allait […] essayer de se battre pour ne pas faire passer la technologie d’abord. », Responsable du service des publics.

3.3. Le positionnement des architectes

Note de bas de page 2 :

Images issues du site internet du Museon Arlaten : http://www.museonarlaten.fr/renovation/

Confrontons désormais ces précédents points de vue avec le rapport à la technologie qui est défendu par l’agence d’architecture. Pour des raisons de confidentialité, nous ne pourrons pas citer des extraits de leur projet architectural, mais nous nous appuierons sur des images de synthèse réalisées par l’agence d’architecture. Ces images donnent à voir des prototypes2 des futurs dispositifs numériques du Museon Arlaten. Ces visuels présentés ci-dessous sont consultables sur le site internet dédié à la rénovation du Museon Arlaten et proposent une image de l’utilisation possible de ces outils par le public.

Dans les deux visuels suivants, des visiteurs d’âge et de sexe différents consultent les vitrines multitouch de la salle d’interprétation. Il s’agit d’écrans tactiles verticaux venant proposer un recul critique sur la muséographie présentée dans les séquences précédentes. De la même façon que les modes d’emploi et que les publicités prescrivent de bonnes pratiques d’utilisation (Renaud, 2007), ces vues d’architectes donnent à voir une orthopraxie à travers des représentations de visiteurs. Ces derniers sont principalement en train de manipuler des outils numériques dont l’écran est tactile. On remarque que le principal mode d’appréhension de ces interfaces est le toucher. Sur la première image, les disques lumineux bleus et verts autour des doigts de l’utilisatrice à l’endroit du contact avec l’écran semblent indiquer une consultation dynamique et intuitive des documents proposés. Cette mise en situation des visiteurs face à ces écrans suggère une utilisation interactive et aisée des dispositifs.

En outre, l’usager de la figure 1 (vignettes de droite) touche l’écran des deux mains alors même que les prototypes demandés par le musée n’impliquent pas cette gestuelle. Notons également le manque de vraisemblance de ce geste qui ne correspond à aucune pratique tactile actuelle. Par ailleurs, la position des mains et du visage semble souligner l’intérêt pour l’écran et suggère une forme d’immersion. Cet effet est accentué par le choix du cadre de l’image : le visage de l’usager est visible de l’autre côté de l’écran, ce qui souligne la transparence matérielle de la vitre et suppose une transparence dans l’utilisation. Enfin, le sourire mi-étonné mi-émerveillé de l’usager rehausse cette sensation de fascination envers l’écran, comme si les doigts mêmes de l’utilisateur produisaient la lumière bleue et verte sur la vitre.

Figure 1. Salle d’interprétation 1. Tetrarc©

Figure 1. Salle d’interprétation 1. Tetrarc©

Figure 2. Salle interprétation 2. Tetrarc©

Figure 2. Salle interprétation 2. Tetrarc©

Dans les deux visuels, la tactilité des interfaces est mise en évidence. Cette omniprésence des mises en situation de visiteurs touchant en permanence un écran rappelle les analyses de Julia Bonnacorsi (2012) à propos de la fantasmagorie des écrans, ainsi que les commentaires qu’en a faits Yves Jeanneret (2014). En effet, cette étude d’images publicitaires montre que les « représentations des gestes de manipulation » (Jeanneret, 2014 : 236) laissent davantage de place à la matérialité de l’outil technique. Ce ne sont plus les aspects « magique » ou « enchanteur » des TIC qui sont privilégiés mais des images de mains manipulant un écran tactile considéré comme providentiel (Ibid.).

Cet intérêt pour l’écran et non pour son contenu, également appelé « fascination écranique » (Renaud, 2014), souligne « une vision de l’écran appréhendée comme une fenêtre ouverte sur un monde fictif : la mise en visibilité d’un récit par une surface écranique […] s'accompagne d’une garantie d'absorption du public dans l'espace visible en surface. Puisant dans le mythe de la transparence (Jeanneret, 2005), cette figuration de l’écran […] innerve les discours ambiants. » (Renaud, 2014 : 69).

La référence à ces deux études nous permet de rappeler un contexte social où l’interactivité et l’intuitivité des interfaces tactiles sont fréquemment valorisées (Vidal, 1998). Ces deux valeurs soutiennent l’image d’un visiteur concentré capable de consulter aisément de nombreux contenus. Il en est différemment dans le discours des professionnels du musée qui, comme indiqué plus tôt, cherchent à modérer la visibilité des écrans au profit des contenus qu’ils véhiculent et insistent sur l’accompagnement des visiteurs peu à l’aise avec les technologies.

Il est en effet apparu que c’est l’aspect non pas intuitif mais discret qui prime lorsque les enquêtés du Museon Arlaten définissent les caractéristiques des écrans à mettre en place. Les termes les plus fréquemment employés par le chargé de mission multimédia du musée pour définir ces dispositifs sont « discrets », « utiles » ou « complémentaires » :

« Se faire oublier. », « Les dispositifs les plus discrets possibles. », Chargé de mission multimédia, entretien 3.

Ainsi, le dispositif doit être appréhendé moins en tant qu’outil technologique qu’en tant que vecteur de connaissances. La pertinence du contenu rend secondaire la matérialité du support, le rendant symboliquement transparent. En souhaitant idéalement un écran invisible, où l’information prime sur le support d’inscription, les acteurs du musée mettent en avant la discrétion et la pertinence des dispositifs numériques. Sans dénigrer pour autant le plaisir lié à la manipulation de l’écran, on observe que les enquêtés cherchent moins à mettre en avant le contenant que le contenu : ce sont les savoirs véhiculés par les dispositifs et non l’aspect intuitif de l’interface qui doivent marquer le visiteur.

Cette dualité place le Museon Arlaten dans un paradoxe complexe cherchant à faire cohabiter deux objectifs opposés concernant la visibilité des écrans. D’une part, le musée souhaite s’inscrire dans le temps présent à travers l’utilisation de technologies valorisées par la culture numérique, telles que la réalité augmentée ou les tablettes tactiles. Il s’agit d’un défi exigeant visant à faire varier les manières de transmettre le savoir ethnographique en proposant des modes de réception qui ne soient pas uniquement la lecture de textes explicatifs mais qui intègrent différentes expériences de visite et convoquent plusieurs sens (vue, ouïe, toucher). D’autre part, le second objectif va au contraire chercher à atténuer la visibilité matérielle des dispositifs pour mettre en avant les contenus plus que le contenant.

Ainsi, les images proposées par les architectes vantent des technologies intuitives, transparentes et immatérielles qui favorisent la figure de l’écran comme vecteur de concentration et d’apprentissage, contrairement aux professionnels du musée qui souhaitent atténuer cette visibilité technique au profit des savoirs et des objets.

4. Conclusion

Cette réflexion portant sur la présence symbolique et physique de l’écran au musée a mis au jour un certain nombre de décalages. L’anticipation des écrans prochainement mis en place au Museon Arlaten permet d’observer un écart entre des images technophiles proposées par les architectes et un positionnement plus discret et raisonné de la part des professionnels du musée. En effet, les images d’architectes présentent des écrans à la fois intuitifs et permettant une utilisation naturelle. Ces visuels rappellent en grande partie les discours d’escorte technophiles décrits au début de l’article, en ce qu’ils mettent en avant les caractères intrinsèquement intuitifs, interactifs et immatériels des écrans. En 2004, Robert indiquait que l’adhésion à l’idéologie de l’immatériel avait tendance à « abaisser les capacités critiques » des individus (2004 : 65). On observe en effet de la part des architectes un discours centré sur les outils et qui reprend, sans la questionner, l’idéologie de la dématérialisation.

Par rapport à notre questionnement initial à propos de la conciliation entre médiation humaine et écranique, nous observons que les professionnels du Museon Arlaten cherchent à nuancer des discours d’injonction du passage au numérique de l’ordre de la réquisition (Labelle, 2007 ; Jeanneret, 2014). Ces injonctions viennent notamment des propositions des architectes. On observe en effet de nombreuses négociations entre les discours des architectes sur l’intuitivité et la volonté du Museon Arlaten de mettre en avant les connaissances avant le dispositif. Nous remarquons que les professionnels du musée négocient avec les discours d’injonction du passage au numérique pour imposer un modèle modéré et ainsi légitimer leurs ajustements visant à utiliser les technologies de façon raisonnée. Les critiques des enquêtés à propos des dispositifs numériques existants dénoncent fréquemment les logiques d’injonction au numérique en ayant recours à trois types d’arguments : le manque de pertinence des dispositifs, le manque de recul critique à propos des technologies actuelles et l’injonction à l’innovation. Ils critiquent par exemple certaines représentations sociales concernant la médiation numérique, notamment la tendance à ramener la réflexion aux seuls supports, sans penser leur nécessité. Ils reprochent également au contexte actuel de chercher l’innovation dans des supports technologiques et non dans des activités de médiation globales, par exemple en se focalisant sur la réalité augmentée et non sur son inscription dans un scénario d’activité. A ce sujet, nous notons enfin que ces professionnels ont des difficultés à trouver des espaces pour critiquer ces discours enchantés (Bouquillion, 2013) sur le numérique. Ils craignent de passer pour réactionnaires lorsqu’ils émettent des réserves, alors même qu’ils ne critiquent pas le tournant numérique en lui-même mais certaines façons de mettre en place les dispositifs (Sandri, 2016a).

Cela nous a permis également de comprendre qu’une médiation culturelle utilisant à la fois des médiateurs humains et écraniques demandait de questionner la collaboration entre ces deux pôles. En effet, le discours des professionnels du musée ne donne pas à voir un remplacement des médiateurs par des écrans mais plutôt des logiques d’imbrication et de coopération entre ces différents mediums (par exemple à travers des activités faisant alterner discours du guide et visionnage de documents multimédias). Cet aspect est largement évoqué par les professionnels du musée mais rarement par les architectes qui n’incluent pas la figure du médiateur dans leurs visuels.

Pourquoi alors l’agence d’architecture avance une proposition qui ne semble pas totalement en phase avec le discours scientifique du futur musée d’ethnographie d’Arles ? Cette collaboration complexe entre deux corps de métier semble due à deux conceptions différentes de la technologie. Les architectes qui ont la responsabilité de choisir les outils ont une vision davantage orientée sur les fonctionnalités des supports que sur la place symbolique des écrans et l’anticipation des pratiques des publics. A l’inverse, les professionnels du musée développent une réflexion portant sur la place physique et symbolique de la technologie au musée. Ils se posent donc la question de la répartition entre la médiation écranique et la médiation humaine car ils ont cette expérience du contact avec leurs visiteurs que ne possèdent pas les architectes. En effet, en tant qu’institution amenée à « mettre en débat les questions liées à l’évolution de la société » (Définition de l’écomusée selon la Fédération des Ecomusées et des Musées de Société), le musée d’ethnographie regroupe des professionnels habitués à un recul réflexif sur leurs pratiques et à un questionnement sur l’histoire des musées et de la médiation. La façon dont ils accueillent ces problématiques liées à la médiation par le numérique rend compte d’un regard réflexif et critique face à l’idéologie techniciste. Ainsi, deux discours se répondent dans l’espace du musée : celui des architectes à travers la muséographie et celui des médiateurs à travers les contenus multimédias des supports écraniques.

Enfin, ce décalage entre un discours d’escorte technophile vantant l’affordance des dispositifs et une appropriation contrastée et plurielle par les professionnels des musées invite à questionner par la suite les pratiques des usagers. Un temps d’observations plus long prévu lors de la réouverture prochaine du Museon Arlaten permettra d’élargir ces résultats en intégrant la question des attentes et des pratiques des visiteurs.