Les réseaux socionumériques (rsn) et outils de gestion ont fait l’objet d’études récentes soulignant le caractère flexible et facilitant de ces plateformes, laissant transparaître un large éventail d’usages et de finalités à l’origine de leur adoption massive. Ces rsn ont la particularité d’être ouverts et de proposer un degré de flexibilité dans les usages, qui sont autant d’occasions d’amorcer des formes d’appropriation que de témoigner d’un style de management des systèmes et technologies de l’information et de la communication. A partir de ce constat, Stenger et Coutant posent la question de la gestion des formes d’appropriation par les plateformes, à travers des rapports de forces entretenus entre les utilisateurs et le dispositif : comment ces dispositifs ouverts font face à ces formes d’appropriation ? L’objet de cet article est de mobiliser des cadres conceptuels complémentaires afin d’apporter une réflexion théorique à l’analyse des interventions des acteurs sur les rsn.
C’est à travers une littérature vaste et parfois intemporelle que Stenger et Coutant puisent leurs outils pour construire un cadre d’interprétation des formes d’appropriation d’un rsn et de leur management. Leur cheminement théorique dédié aux formes d’appropriation des outils de gestion passe tout d’abord par les deux théories centrales portées par De Vaujany (2006), orientées dans des perspectives socio-politiques, psycho-cognitives et rationnelles. La première présente la conception de l’outil comme indissociable de ses usages et intègre des phases de régulation et de contrôle ; une seconde théorie traduit l’appropriation comme un processus itératif d’interactions entre acteurs et outil. Les approches sociotechniques qui découlent notamment du cadre de réflexion structurationniste de Giddens (1984), amènent De Vaujany à étudier les formes d’appropriation individuelle d’Internet au sein d’organisations. Il modélise cinq aspects et démontre qu’un même outil, s’il dispose d’un caractère flexible, peut proposer une étendue de possibles dans des appropriations et selon des finalités diverses. Stenger et Coutant nous amènent ensuite vers la perspective sociotechnique d’Akrich (1998), qui envisage les modalités d’intervention des utilisateurs comme révélatrices de formes d’appropriation qui participent au processus d’innovation. Elle relève quatre formes d’intervention relatives au déplacement, à l’adaptation, à l’extension et au détournement. Ces idéaux-types d’Akrich découlent de la finalité attendue dans l’usage du dispositif. Ces modalités d’intervention sont alors révélatrices de formes d’appropriation offrant une description de la façon dont les utilisateurs agissent sur les dispositifs. Seulement, Stenger et Coutant posent la question des réactions des dispositifs vis-à-vis de ces appropriations dans le cadre des rsn. De leur perspective transparaît l’idée d’un rapport de force entre l’utilisateur et le dispositif, pris comme deux parties distinctes où chacune va tenter d’imposer sa force à l’autre. C’est dans l’approche socio-politique portée par Certeau (1990) que les auteurs vont rechercher un éclairage théorique afin d’analyser les pratiques de résistance au sein d’un dispositif. Certeau explore la question de l’appropriation par une distinction entre la stratégie et la tactique. La stratégie se réfère à l’ensemble des règles et aux calculs des rapports de force. Quant à la tactique, elle est le fait d’occasions, d’une pratique du temps qui s’opère dans un lieu régi par des règles élaborées par le plus fort (la stratégie). De ces deux niveaux, Certeau montre que le plus faible a l’avantage du terrain et peut ruser de méthodes. Le premier niveau, celui du plus fort, mise sur les seules stratégies pour faire face aux ruses des utilisateurs.
A partir de données qualitatives provenant de deux projets de recherche sur les rsn et les identités numériques, les auteurs proposent une analyse secondaire du corpus afin d’en soumettre un examen supplémentaire axé sur la question des rapports de force dans les processus d’appropriation. Les matériaux utilisés sont issus d’une monographie de Facebook et d’une sélection de notes d’observations ethnographiques. Facebook est sans conteste la figure emblématique des plateformes socionumériques, par son imposante adoption par un public aussi divers que les finalités et comportements qui accompagnent son appropriation. L’objectif étant de repérer les divers modèles d’appropriation et d’en analyser la gestion par la plateforme.
Les auteurs proposent de croiser l’analyse d’intervention des acteurs sur les dispositifs, développée par Akrich, avec le cadre théorique de Certeau, dans une méthode en deux temps : tout d’abord, Stenger et Coutant procèdent à une extraction du corpus, des cas d’appropriation sélectionnés pour leur pertinence théorique et renvoyant aux quatre idéaux-types d’Akrich (adaptation, extension, déplacement et détournement), afin de tester la valeur heuristique du cadre choisi. De ces récits, et en lien avec Certeau, sont extraits le « donné » qui renvoie aux éléments proposés par le concepteur et les « actions », c’est-à-dire les performances déployées par les utilisateurs. Ces éléments constituent des repères pour situer le type d’appropriation. Dans un second temps, les auteurs font ressortir les rapports de force entre les usagers et la plateforme, en décrivant les réactions de cette dernière, afin d’en définir le principe managérial.
De ces données, les auteurs repèrent deux formes d’appropriation qui sont le déplacement et l’extension. Le déplacement de l’usage initialement prévu est principalement manifesté à travers le refus des utilisateurs de renseigner sur des informations personnelles. Aussi, la pratique importante des fakes (faux profils) semble être, pour l’heure, la plus représentative de cette forme d’appropriation et révèle une certaine flexibilité de la plateforme. La seconde modalité concerne les extensions qui sont abondantes grâce au développement d’applications et à leur intégration dans le rsn. Ces extensions sont principalement représentées par des jeux proposés par des individus ou des entreprises, dont la plateforme tout comme l’éditeur en tirent parti. Enfin, les auteurs relèvent un rare cas de détournement mais qui ne s’apparente pas au concept proposé par Akrich, car le dispositif n’est pas modifié intrinsèquement. Cette forme est alors qualifiée de « téléologique » car focalisée sur les finalités. L’analyse des rapports de force entre les usagers et la plateforme Facebook révèle cinq formes managériales de l’appropriation qui sont : « laisser-faire », « faire avec », « faire du neuf », « faire sien » et « défaire ». Les arts de faire de Certeau sont ainsi transposés par Stenger et Coutant à des « arts d’encadrer », de faire avec les formes d’appropriation.
Sous ses abords flexibles, Facebook dissimule de fins stratèges déployés pour faire front aux formes d’appropriation et ne laissant, finalement, que peu de place à de rares types d’appropriation. Le déplacement et l’extension paraissent être l’apanage du faible face aux forces managériales dont dispose la plateforme, réduisant parfois jusqu’au néant les tactiques de détournement et d’adaptation. Les usagers disposent bien d’opportunités d’actions sur la plateforme par des actes de braconnage tacticien, révélateurs du pouvoir effectif de l’usager qui s’insère dans un espace-temps maîtrisé par le dispositif. Néanmoins, le plus fort semble garder à l’esprit que les propriétés de ces actions tactiques deviendront stratégies si elles sont jugées bienfaisantes pour la plateforme.