L’objectif de l’article de Jean-Claude Domenget est notamment de désambiguïser la notion de « figure de l’usager », en prenant pour cadre d’étude le dispositif sociotechnique de Twitter.
L'auteur envisage d’examiner plusieurs figures construites par différentes « instances » et se propose de faire une analyse critique de ces représentations pour comprendre les motifs de construction sociale, afin de rendre compte de leur complexité. Le texte envisage donc quatre figures d’usager de Twitter - le twitto, le consommateur, l’abonné et l’expert - qu’il met en lien avec des natures du public que ces figures mettent en jeu : le grand public, le public imaginé, l’audience massive et les collectifs d’usagers. Il s’agit donc d’un travail de déconstruction de ces différentes figures afin, d’une part, d’« analyser des usages en cours de stabilisation », et d’autre part, de participer à une réflexion sur la valeur heuristique du concept d’ « usager » de la sociologie des usages, notamment en ce qui concerne le renouvellement de la question du lien social liée aux médias de masse.
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Proulx S., Latzko-Toth G. (2000). « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de la notion de communauté virtuelle », Sociologie et sociétés, vol. 32, n°2, p. 99-122.
C’est pourquoi l’auteur propose d’interroger la notion d’usager en la croisant avec la notion de public, et celles d’audience et de communauté. La notion d’usager et celle de public ne viennent pas des mêmes traditions de recherche, puisque la première vient de la sociologie des usages alors que la seconde provient plutôt des études de réception ; les deux notions convergent dans l’idée d’un individu actif dans la façon dont il s’approprie la technique, même si elles se placent aux deux extrémités d’un continuum entre l’usager individuel et le public comme « masse atomisée ». La distinction entre public et audience peut aussi se faire sur des critères de sociabilité et de performance ; l’audience serait ainsi adossée au domaine de l’expérience, alors que la notion de "public" serait connectée à l’action collective. Cette distinction mène à s’intéresser aux notions de communautés et de collectifs. Pour Proulx et Latzko-Toth (2000)1, la communauté, le public et le réseau social sont trois figures du collectif qui s’enchevêtrent. Les collectifs en ligne se construisent sur un « biais coopératif », c’est-à-dire « la manifestation d’une disposition à coopérer ». Il s’agit alors de définir ce qui fait lien, le sentiment communautaire et les règles d’appartenance à l’œuvre dans les différents collectifs.
Après ces clarifications notionnelles, l’auteur détaille alors les quatre figures idéal-typiques qui se distinguent à partir de deux critères : les principes de méthode de leur construction et les instances qui en sont à l’origine.
La figure du « twitto » est construite par les médias de masse auprès du grand public. Cette figure est assimilable à la figure de témoin utilisée dans les médias de masse et s’intègre dans le discours médiatique par la citation. Aucun contexte ni profil d’usager n’est invoqué lors de ces citations, leur rôle étant de contribuer à faire le lien entre individu et masse, sur lequel reposent les médias grand public.
La figure du consommateur, mobilisée par les chercheurs en SIC pour évoquer une culture expressive ou une culture de la contribution véhiculée par les plateformes participatives, relève de la vision d’un usager actif, en opposition à la figure classique du récepteur. Ses usagers conçoivent la plateforme comme ouverte, asymétrique, c’est-à-dire utilisable sans volonté d’échange ni « envie de conversation », mais dans une dimension de visibilité en rapport avec un public imaginé.
La figure de l’abonné est le terme choisi par la plateforme pour désigner ses usagers et renvoie à l’idée de service proposé par un compte, via une architecture technique. Cette figure n’est cependant pas seulement socio-technique, elle est aussi performative, puisqu'elle est associée à la notion de recommandation et donc, d’audience. Le nombre d’abonnés attire l’attention et joue un rôle d’évaluation.
Enfin, la figure de l’expert « relève d’un principe d’opinion au sein d’un collectif d’usagers » (p.170). C’est une figure mise en avant par les usagers eux-mêmes. La logique d’usage est celle d’asseoir son autorité et sa légitimé dans le champ de son intérêt.
L’intérêt du travail un peu touffu que propose ici Jean-Claude Domenget nous paraît à la fois dans l’effort de synthèse de plusieurs traditions d’étude, notamment les études de réception et la sociologie des usages, et dans le travail de mise en lumière des « instances » de construction sociale. Ces figures peuvent se combiner, ne relevant pas des mêmes principes de construction et chacune de ces figures n’a pas la même valeur heuristique pour comprendre le fonctionnement de ces plateformes. La figure du « twitto » illustre la saisie médiatique de pratiques sociales. La figure du consommateur repose sur l’idée de « public imaginé » et se construit sur un travail dynamique d’interactions et d’ajustements. La figure de l’abonné renvoie à celle d’audience indifférenciée, alors que celle de l’expert fait référence à des micro-communautés. De cette typologie apparaît la coexistence des publics : grand public, public imaginé, audience et collectifs.
Alors que certains chercheurs plaident pour dépasser la figure de l’usager au profit de la notion d’usage, plus à même de rendre compte de la pluralité et de la complexité des postures des internautes, Domenget revendique ici l’intérêt de ces figures pour saisir les logiques des usages et ce qui, à travers elles, relève de dimensions individuelles, collectives ou sociales.
- Note de bas de page 2 :
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Scollon, R., & Scollon, S. W. (2003). Discourses in place. Language in the material world, Routledge, Londres.
Ce qui nous intéresse tout particulièrement dans ces figures d’usager est tout d’abord leur chevauchement qui permet d’envisager les réseaux sociaux comme des maillages de pratiques (« nexus of practice », Scollon & Scollon, 20032) qui rendent compte de la dynamique du monde social.
- Note de bas de page 3 :
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Galloway, A. R. (2012). The interface effect. New York : Polity Press.
Ensuite, leur identification permet de mettre en lumière leur construction sociale et les rapports de forces et de pouvoirs liés à des enjeux sociaux de reconnaissance. Cette perspective critique permet de s’intéresser aux interfaces comme éthique (c’est-à-dire comme définissant les principes d’une pratique, cf. Galloway, 20123).
- Note de bas de page 4 :
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Zappavigna, M. (2013). Discourse of twitter and social media. London ; New York : Bloomsbury Academic.
- Note de bas de page 5 :
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Paveau, M.-A. (2013). Technologie discursive [Dictionnaire] [Billet]. Consulté à l’adresse http://technodiscours.hypotheses.org/277?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
Vu des sciences du langage et de nos propres travaux de recherche, cet effort de synthèse nous semble précieux et pouvoir être enrichi par des perspectives plus discursives. Ces travaux contribuent d’une autre manière à rendre compte d’usages sociaux qui émergent de la fluidité générale de l’interaction sociale, en étudiant le niveau micro des usages discursifs, c’est-à-dire la façon dont le design interactif soutient ce que Zappavigna appelle « les connexions interpersonnelles ambiantes » (ambiant interpersonnel connection, Zappavigna, 2013 : 24). Le dialogue entre ces champs de recherche nous paraît particulièrement productif. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, les figures de l’usager et les figures de leur instanciation que propose ici l’auteur permettent de saisir ce que Zappavigna appelle l’« ambiant affiliation », « the potential for users to commune within the aggregated gaze made possible with digital media » (Zappavigna, 2013 : 1) ou ce que Paveau nomme les « contextes technorelationnels » pour comprendre comment « les discours mis en relation forment un graphe d’univers partagés » (Paveau, 20135).
- Note de bas de page 6 :
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Grassin, J.-F. (2015). Affordances d’un réseau social pour une formation en Français Langue Etrangère : pratiques discursives, modes de participation et présence sociale en ligne. Thèse en Sciences du Langage. Université Lyon 2.
Dans un autre contexte, celui d’un réseau social institutionnel dédié à l’apprentissage des langues, nous avons ainsi tenté de croiser les approches et proposé une vision des dynamiques de réseau entre les membres en fonction de figures participatives, basées sur l’engagement et la visibilité, de figures du collectif, basées sur la reconnaissance et l’affiliation, et de figures de médiation, basées sur la mobilisation de l’attention et de la co-spatialité (Grassin, 20156).
- Note de bas de page 7 :
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Rampton, B. (2013). « agents » or « participation » ? : socioloinguistic frameworks for the study of media engagement. King’s college London. Consulté à l’adresse http://www.kcl.ac.uk/sspp/departments/education/research/ldc/publications/workingpapers/the-papers/WP117-Rampton-2013-Agents-or-participation-as-sociolinguistic-frameworks.pdf
Enfin, dans une perspective socio-constructiviste, la figure de l’usager nous semble demeurer heuristique si elle dépasse la vision cognitiviste de l’acteur social et si elle s’enrichit des notions d’agentivité et d’affordance où la capacité de contrôler et d'influencer ce qui se passe n'est plus centrée sur l’acteur mais dispersée entre les participants, les artefacts, les contextes et les expériences individuelles qui construisent la situation communicative (Rampton, 20137).
La convergence de tels champs de recherche nous paraît être rendue utile dans le cadre des usages discursifs et sociaux du web, car, du fait du développement rapide des interfaces du web et de leur labilité, il s'agit d'une « cible mouvante » pour l’analyse, tant dans le domaine des SIC que dans celui des sciences du langage.