Entretien

avec Julie Blanchin Fujita 

Après un parcours dans le secondaire en section « arts appliqués » à Nîmes, Julie Blanchin Fujita poursuit sa formation à l’Université d’Arts Plastiques à Toulouse puis à la Haute École des Arts du Rhin (HEAR) de Strasbourg où elle est diplômée en 2004. Installée à Lyon en 2005 où elle commence son activité d’illustratrice et graphiste indépendante, elle participe à nombre de projets comme illustratrice documentaire. Ceux-ci lui permettent de voyager en Polynésie, en Australie et en Amérique du Sud, notamment en Amazonie et en Guyane française. En 2008, dans le cadre d’un projet de livre documentaire, elle se rend à Tokyo. Le séjour est court mais, fascinée par cette culture, elle y revient en 2009 pour y rester plus longtemps. À Tokyo, elle rencontre Issei Fujita et installe son atelier dans Kiyosumi Shirakawa, un quartier populaire et historique qu’elle ne cesse de dessiner encore aujourd’hui. Actuellement, tous deux vivent avec leur petite fille entre Tokyo et Perpignan.

Entretien réalisé par Thierry Gobert

Texte intégral

Thierry Gobert : Pourriez-vous, dans un premier temps, évoquer votre activité de designer ?

Julie Blanchin Fujita : Depuis 2004, je suis diplômée en communication de la Haute école des arts du Rhin, où j’ai suivi l’atelier d’illustration dirigé par Claude Lapointe. Cette école, anciennement appelée « École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg », est un établissement public de coopération culturelle. Les membres fondateurs et les principaux contributeurs sont le Ministère de la Culture, l’Eurométropole et les villes de Strasbourg et Mulhouse. L’établissement est pluridisciplinaire et c’est aussi ce qui m’a attirée vers les formations qu’il proposait. Des musiciens, des compositeurs, des illustrateurs, des graphistes et même des scénographes œuvrent après avoir grandi dans ce creuset.

J’ai donc reçu une double formation d’illustratrice et de graphiste. En général, le grand public sait de quoi il retourne lorsqu’il est question d’illustration. Mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne le graphisme. Le terme anglais est plus proche de ce qu’est vraiment ce métier où l’on parle de graphic designer.

En France, le mot design est mal compris. On entend souvent, par exemple, « cette lampe est design. » Cela ne veut pas dire grand-chose… puisque le design est une activité de création. To design signifie « concevoir » en anglais. Il serait donc plus judicieux d’évoquer le design d’objets (product design), le design de vêtements (stylisme, fashion design), le design de sites Internet (web design), etc. Les Anglo-Saxons emploient des termes plus appropriés pour définir ces différentes disciplines. Cela explique certainement que les arts appliqués soient plus intégrés dans leur vie quotidienne ou tout au moins qu’ils aient davantage conscience de l’existence de cette activité.

Pour en revenir à mon activité d’illustratrice et de graphiste, un métier généralement associé à l’édition et au papier, l’évolution de la profession ainsi que mon parcours personnel, m’ont amenée à travailler surdifférents supports numériques tels que des Cédéroms, des sites Internet, des blogs, etc. C’est extrêmement important car le public pour lequel est destiné le produit final a le sentiment de consommer un support bien davantage que l’activité artistique qu’il contient, sauf bien entendu, lorsque l’objet est indissociable de sa destination comme un disque audio ou un DVD.

T G : Ce numéro de la revue porte sur la consommation et la création, elle en questionne également les liens. Quelle part faites-vous de la consommation dans la création graphique ?

J. B. F. : Si je parle de consommation, dans le sens économique du terme, je pense que la part de la consommation dans la création est forcément importante. Depuis les origines, l’art n’existe que par rapport au consommateur. Les peintres du Quattrocento, par exemple, ont créé des chefs-d’œuvre sur commande. Plus proches de nous, les artistes ont travaillé directement sur le rapport entre l’œuvre et la consommation, comme par exemple Andy Warhol ou Makoto Aida.

Si je parle de consommation dans le sens d’interaction avec l’œuvre, celle- ci n’a cessé de s’accentuer avec l’augmentation de la diffusion des œuvres et notamment avec la multiplication des supports. Lorsque Banksy crée un « anti-parc » d’attraction avec Dismaland, il interpelle et questionne les visiteurs sur notre société. Lorsque JR photographie des portraits des habitants d’un bidonville de Rio de Janeiro, portraits qu’il reproduit en immense dans les rues, à la vue de tous, il crée une œuvre sociale interactive. Ces créations sont extrêmement médiatisées et touchent le plus grand nombre. « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » disait Marcel Duchamp.

T. G. : Votre carrière est internationale, plutôt centrée sur la France et le Japon. La perception de vos travaux vous semble-t-elle différente ?

J. B. F. : Comme je le disais précédemment, les pays anglo-saxons intègrent plus naturellement les arts appliqués dans leur société et leurs pratiques quotidiennes. Au Japon, qui, au niveau économique, est un pays qui fonctionne de la même façon, mon activité d’illustratrice et de graphiste a toujours été perçue comme un vrai métier… et non comme un hobby.

En France, il y a toujours une ambiguïté sur ma profession. Les gens s’interrogent. S’agit-il d’un métier ? Un questionnement demeure sur le fait que mon travail puisse être monnayé, ce qui entraîne un certain manque de reconnaissance. Cela s’explique sûrement par le fait qu’en Europe, le terme « artiste » est galvaudé : on en parle tout aussi bien pour un chanteur qui passe à la télévision, un plasticien de renommée internationale ou un peintre du dimanche. Cela concerne toutes les métiers artistiques et de loisirs : les gens projettent leur manière de vivre ces activités de l’extérieur ou comme consommateurs et non comme des professionnels. Sur le fond, c’est très logique : leurs modalités de mise en contact avec le design graphique sont plutôt celles d’un spectateur où d’un usager qui ne peut connaître la somme de travail, de préparation et d’expérience qu’il nécessite. Sur la forme, il faudrait qu’il y ait plus de communication sur ce que sont les arts appliqués. Toutefois, cela tend à changer puisque maintenant des cours d’arts appliqués sont enseignés dans certains cursus tels qu’en Seconde littéraire ou pour les élèves en Bac Pro.

T. G. : Et vous-même, quel consommateur êtes-vous dans la pratique de votre activité ?

B. F. : Étant illustratrice et graphiste, bien entendu les bandes dessinées, les mangas ou les romans graphiques que je lis influencent ma création. Je m’efforce toutefois de puiser mon inspiration dans d’autres formes d’art comme le cinéma ou la littérature. Mais l’art n’est pas seule source d’inspiration. Les voyages, les rencontres, les événements de ma vie personnelle s’entre-tissent pour former un kaléidoscope qui viennent nourrir l’ensemble de la pratique. Mon ouvrage, à paraître prochainement, J’aime le nattô, raconte mes six années d’expérience de vie passées à Tokyo.

Le nattô, c’est une spécialité japonaise tellement particulière que les Japonais demandent souvent aux étrangers qui vivent au Japon s’ils apprécient ce met si étrange.

Après avoir vécu six ans au Japon, fascinée par ce pays, j’ai dessiné sa vie quotidienne au milieu des sumos, des ramens, des vélos, des onsens, des déménagements, des tatamis, des bentos, des monts Fuji, des trains, des tremblements de terre, des libellules, des soirées entre amis…

Alors maintenant, lorsqu’on pose la question :

« — Est-ce que vous aimez le nattô ?
Je réponds : — Oui, j’aime le nattô. »