La participation créative du consommateur au carrefour du marketing des services et de l'économie collaborative

Benjamin Delalande 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2843

L’émergence des outils numériques et le développement du web participatif ont amené le marketing des services à se renouveler en proposant des mécanismes collaboratifs de co-création de valeur aux clients, qui deviennent alors par leur contribution à l’innovation, à la fois consommateurs et producteurs. Parallèlement à ce phénomène, se dessine un nouvel horizon de la consommation avec l’émergence d’une économie collaborative qui repose sur la mutualisation des outils et l’organisation des consommateurs en réseau. Ces nouveaux modes d’échanges alternatifs, intermédiés par des plateformes collaboratives, reposent également sur des pratiques de co-création de valeur à l’origine de nouveaux rapports sociaux entre les consommateurs.

The emergence of digital tools and the development of the participatory web have led the marketing of services to be renewed by proposing collaborative mechanisms of co-creation of value to customers, who then become by their contribution to innovation, both consumers and producers. Alongside this phenomenon, a new horizon of consumption is emerging with the emergence of a collaborative economy based on the pooling of tools and the organization of consumers in networks. These new alternative modes of exchange, mediated by collaborative platforms, also rely on co-creation practices that create new social relationships between consumers.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

La culture numérique « procéderait d’un double processus d’acculturation à la technique et de technicisation des relations. Elle renverrait à des comportements, représentations et valeurs spécifiques ainsi qu’à un renouvellement du rapport au savoir et à la connaissance. Elle trouverait par ailleurs plusieurs formes d’expression en fonction des conditions et des histoires individuelles », voir (Millerand, 1999) citée par (Simonnot, 2009 : 33).

La « grande conversion numérique » des sociétés annonce une transformation de notre rapport au monde avec le déploiement d’outils et de pratiques façonnés par les technologies numériques (Doueihi, 2011). La culture numérique, qui recouvre un ensemble de pratiques culturelles et sociales, s’installe avec ses propres codes et s’accompagne pour les individus d’un accès à des espaces dans lesquels circulent de nouveaux formats de contenu qu’ils peuvent par ailleurs contribuer à créer1.

Note de bas de page 2 :

Le Do it Yourself, que l’on peut traduire par fait-maison, désigne la création artisanale des objets de la vie courante et se veut être une alternative politique au modèle de la surconsommation et à la marchandisation du monde. Cette approche qui affiche des revendications sociales et politiques s’insère avec le DIWO (Do it With Others) au cœur de la culture du logiciel libre, des hackers et des fablabs (Lallement, 2015).

À ce grand mouvement de transformation culturelle, des pratiques de consommation alternatives apparaissent en réponse à la désillusion d’une société de consommation affaiblie par les crises économiques et sociales (Maillet, 2007). C’est aussi pour faire face aux défis sociaux majeurs de notre siècle (protection de l’environnement, réduction des inégalités, lutte contre la précarité, etc.) que les modes d’échange sont marqués en profondeur par l’avènement de tendances durables qui s’insèrent dans les pratiques de la vie sociale. Achats groupés et circuits courts, Do it Yourself2, ou encore partage de biens se regroupent sous le terme générique d’économie collaborative et forment ensemble de nouveaux échanges collaboratifs entre particuliers intermédiés par les réseaux numériques.

Note de bas de page 3 :

L’ère numérique, selon Françoise Paquienséguy, est le milieu deviedes pratiques communicationnelles contemporaines qui « se développe et se construit autour des TICN, à partir de leurs usages et utilisations, et réciproquement » (Paquienséguy, 2012 : 181).

Consommation et création sont donc deux des domaines de l’ère numérique3 qui voient leurs pratiques bouleversées par les mutations techniques et sociales, et que la notion de « consocréation » (Gobert, 2008 ; 2014) agrège au sein d’une même dynamique pour mieux décrire les phénomènes qui s’y rattachent. Elle qualifie « les activités où la consommation serait perçue comme porteuse de création, et où l’acte créatif serait précédé et procédé par et pour la consommation » (Gobert, 2008). En étendant la notion de consocréation à la création de tous types de contenus, l’objectif de cet article dans sa première partie estde montrer, du point de vue des sciences de l’information et de la communication, le rapprochement de ces processus de consommation et de création avec ceux à l’œuvre dans le champ du marketing des services, et plus particulièrement dans « l’autoproduction dirigée » (Dujarier, 2008) et le marketing participatif. Les entreprises qui y ont recours s’engagent en effet dans une approche participative en proposant des mécanismes collaboratifs de co-création de valeur aux clients qui deviennent alors par leur contribution à l’innovation, à la fois consommateurs et producteurs. Une deuxième partie vise à explorer comment la mutualisation des outils et l’organisation des consommateurs en réseau ont favorisé l’émergence d’une consommation collaborative basée sur le partage de biens ou de services. Il s’agit, par ailleurs, de montrer que le transfert des pratiques de co-création de valeur au cœur des plateformes collaboratives est à l’origine de nouveaux rapports sociaux entre les consommateurs.

2. La participation du consommateur dans le marketing des services

2.1. Le marketing des services et ses modalités d'action

La tertiarisation croissante de l’économie amorcée dans les années 1970 a incité le champ du marketing à mener une réflexion sur les activités de service pour proposer des politiques marketing qui leur sont spécifiquement appliquées, rompant avec l’approche orientée produit d’un marketing traditionnel. Par ailleurs, l’apparition depuis les années 1990 de nombreuses offres de produits accompagnées de services — comme, par exemple, les services financiers ou de réparation qui accompagnent l’achat d’un véhicule neuf — marque une baisse tendancielle de la dualité qui oppose service et produit. Pour les différencier au sein des offres, le « marketing des services » propose de caractériser la particularité des services comme « l’absence de propriété ou la manière dont l’usager s’implique dans l’élaboration du service » (Gabriel et al., 2014 : 3). En s’y impliquant, le consommateur ne participe pas seulement et directement à leur réalisation, il contribue également aux processus de production et co-crée avec l’entreprise de la valeur économique.

Pourtant, si la coproduction de valeur s’est intensifiée avec le développement des outils numériques, l’idée n’est pas nouvelle dans le champ du marketing. Différentes approches ont été proposées pour impliquer le consommateur dans des phases de coproduction de valeur. Parmi elles, citons la « servuction », un modèle de système de production de services où l’entreprise invite le consommateur à apporter ses ressources cognitives, physiques ou matérielles (Eiglier, Langeard, 1987). Souscrire un crédit, faire un achat en ligne, effectuer le contrôle technique d’un véhicule, autant de processus qui exigent la présence du client et font de lui, par la non-dissociation entre production et consommation, un contributeur au développement de la valeur du service. Par extension, la « logique service dominant » (Service-Dominant Logic) est une autre approche selon laquelle toute offre doit être considérée comme un service (Vargo, Lusch, 2004). Elle postule que « la valeur serait toujours co-créée par l’interaction entre les ressources de l’entreprise et les compétences du consommateur » (Divard, 2010 : 1) : par exemple, pour fêter son 140e anniversaire, Liebig a lancé un concours auprès des consommateurs leur demandant de créer une nouvelle recette de soupe qu’un jury de grands chefs est ensuite chargé de sélectionner.

En définitive, un glissement s’opère dans la relation entretenue avec les consommateurs, il ne s’agit plus d’orienter le marketing vers eux (market to), mais d’en faire des partenaires et de coopérer avec eux (market with) (Béji-Bécheur, 2016). Le marché devient alors une plateforme de participation où les entreprises offrent aux consommateurs des ressources pour créer, et en retour, ces derniers offrent leurs talents de création. En conséquence de ces interactions, les consommateurs deviennent contributeurs ou co-créateurs de produits ou de services.

2.2. L'autoproduction dirigée, une externalisation sur leconsommateur

L’autoproduction dirigée est une autre forme de coproduction qui demande la participation du consommateur. Conceptualisée dans le domaine de la sociologie du travail, la notion a été intégrée dans le champ du marketing sous l’appellation du libre-service défini comme « une production faite par soi et pour soi, tout en étant prescrite, encadrée, outillée et contrôlée par le fournisseur » (Dujarier, 2008 : 21). Cette coproduction est une externalisation (outsourcing) sur le consommateur de tâches simples, standardisées et répétitives d’un processus de production rationnalisé, traditionnellement accomplies par les employés, et qui a pour objectif d’accroître les gains de productivité de l’entreprise, d’améliorer le service rendu tout en réduisant les coûts, ou encore de redéployer le personnel vers des activités à plus forte valeur ajoutée. Le consommateur est souvent confronté à des automates (péages, stations-service, achat et validation de tickets pour les transports en commun), mais avec internet et les réseaux numériques, le processus d’externalisation peut se poursuivre jusqu’à son domicile par l’instauration de guichet destiné à la prise en charge des opérations, même complexes (gestion de comptes bancaires, achat de billets d’avion, réservation de chambres d’hôtel, suivi de commandes).

Pour inciter le consommateur à effectuer ces tâches par lui-même, l’entreprise mobilise une rhétorique managériale et recourt à une stratégie de motivation en déployant un arsenal argumentatif en faveur du consommateur tels que le gain de temps, la maîtrise du budget, la réduction des déplacements, le contrôle de la situation ou la possibilité de s’affranchir des contraintes spatiales et temporelles comme faire des achats de chez soi à des horaires tardifs. Malgré ces arguments, si la participation du client n’est pas inhérente à la nature du service comme elle peut l’être dans d’autres formes de coproduction, le consommateur n’a souvent pas d’autre alternative que de répondre favorablement à l’autoproduction dirigée qui s’apparente alors à un passage obligé à la finalisation du service.

2.3. Le marketing participatif et la prise du pouvoir du consommateur

La participation du consommateur aux activités de service et aux processus de production n’est donc pas un phénomène nouveau mais elle a été amplifiée depuis l’émergence du web 2.0 et la démocratisation des outils numériques de création et de publication (Cova & Cova, 2009). Avant l’éclosion d’internet, les consommateurs avaient en effet déjà recours à des dispositifs de participation tels que les boîtes à idées, le parrainage, ou encore les ventes en réunion, mais les évolutions technologiques leur donnent désormais la possibilité de produire des contenus élaborés (photos, vidéos, textes, animations, etc.) et de les diffuser sur des sites de mise en ligne et de partage de contenus (blogs, réseaux sociaux, plateformes d’échange).

Défini comme « un ensemble de techniques marketing visant à impliquer les consommateurs dans la définition et la diffusion de l’offre de l’entreprise » (Divard, 2010 : V), le marketing participatif, ou coproduction collaborative, invite donc les consommateurs à participer à divers processus d’élaboration de services. Mais contrairement à l’autoproduction dirigée, la participation du consommateur dans le cadre du marketing participatif repose sur la base du volontariat. Elle se manifeste sous diverses formes dirigées ou orientées par l’entreprise comme inviter les consommateurs à proposer des messages publicitaires ou des designs originaux en faveur de ses produits ou de ses marques, récompensés financièrement ou symboliquement.

Note de bas de page 4 :

Une communauté de marque est un « regroupement de consommateurs partageant la même admiration ou le même culte pour une marque » (Cova, 2006, cité par Divard, 2010 : 29).

Par ailleurs, l’organisation en ligne des communautés de marque4 multiplie le pouvoir d’influence des consommateurs, et la diffusion à grande échelle de leurs témoignages et expériences accroît leur emprise sur les marques (consumer empowerment). Le marketing participatif est donc « une façon de prendre acte de ce pouvoir accru du consommateur et de chercher à orienter la manière dont il l’exercera dans un sens favorable aux intérêts de l’entreprise » (Divard, 2010 : 17). C’est en effet en montrant son ouverture d’esprit face aux critiques et doléances, et par un dialogue ouvert avec les consommateurs que l’entreprise instaure une relation de connivence et s’engage dans une dimension interactive pour réduire les risques de crise. Ces communautés de consommateurs passionnés et créatifs aspirent à être impliquées activement dans l’innovation des produits en relation avec leur intérêt, et constituent un gisement de contributeurs pour des opérations de marketing participatif (Cova, 2000). En guise d’illustration, citons par exemple le cas de l’iPhone qui réunit plusieurs centaines de communautés dans lesquelles des milliers de membres échangent entre eux sur les améliorations à donner à l’appareil, en proposant de nouvelles fonctionnalités ou en créant le design des modèles qu’ils souhaiteraient voir apparaître sur le marché (Sitz, 2008). Cette expertise d’utilisateurs-consommateurs qui se manifeste donc dans de la création de contenus (textes, illustration, vidéo, etc.) mise en circulation sur les réseaux numériques est captée par la marque qui a la possibilité de l’introduire ensuite dans ses processus de production.

3. La participation du consommateur dans l'économie collaborative

3.1. Principes fondateurs de l'économie collaborative

Apparue depuis le début des années deux mille aux États-Unis pour répondre à l’explosion démographique mondiale et à l’épuisement des ressources, l’économie collaborative (sharing economy) promeut un nouveau modèle de production et de consommation où l’usage prédomine sur la propriété. En rupture avec le modèle productiviste et le paradigme de la croissance, c’est dans l’économie sociale qu’elle puise ses ressources (désintermédiation, propriété collective, intérêts général et collectif, etc.) en actualisant d’anciennes formes de solidarité. Elle répond à des préoccupations inhérentes à notre société caractérisée par le chômage de masse et le manque de croissance économique en offrant aux citoyens le maintien de leur niveau de consommation malgré leurs contraintes budgétaires, ou des perspectives de revenus complémentaires. Elle propose ainsi des modes d’échange et de partage facilités par l’ajout du facteur numérique et du web collaboratif, et permet aux citoyens de se saisir de la préservation et de la gestion des biens communs administrée par une organisation communautaire en ligne. Ces nouveaux modes d’échange accréditent la thèse d’une consommation érigée en un système de valeurs manipulé par des consommateurs soucieux de donner du sens aux dynamiques de consommation dans lesquelles ils évoluent, ne cherchant plus seulement à répondre à des besoins naturels (nourriture, logement, etc.) (Heilbrunn, 2010).

Note de bas de page 5 :

Les projets distribués sont des projets pair à pair (P2P) au croisement de l’économie collaborative et des biens communs.

Fondatrice du mouvement Collaborative Consumption , Rachel Botsman articule l’économie collaborative autour de quatre axes que sont la production (création, distribution de produits via des réseaux collaboratifs), la consommation (redistribution et accès partagés), la finance (transactions bancaires en pair à pair, gestion décentralisée) et l’éducation (éducation ouverte, modes d’apprentissage en pair à pair) (Botsman, Rogers : 2010). Sont donc englobées par l’économie collaborative, au sens large, de nombreuses pratiques telles que la production distribuée5, la consommation collaborative (AMAP, couchsurfing, co-voiturage, auto et vélo-partage, troc), les modes de vie collaboratifs (co-working, co-location, habitat collectif, jardins partagés), le financement collaboratif (crowdfunding, prêt d’argent de pair à pair, monnaies alternatives), la production contributive (DIY, DIWO, Fablabs) et la culture libre en général. L’économie collaborative est donc une notion large et protéiforme dont les contours mal définis donnent lieu à diverses appellations en fonction des auteurs : économie contributive (Stiegler, Ars industrialis, 2006), âge de l’accès, troisième révolution industrielle ou société du coût marginal zéro (Rifkin, 2005 ; 2 012 ; 2014), économie du pair à pair (Bauwens, 2015) ; cependant tous s’accordent pour dire que son développement pourrait permettre de profonds remaniements sociétaux (Novel, Riot, 2 012) (Novel, 2013) et certains en appellent plus globalement à l’organisation d’un modèle de « société collaborative » post-salariale basée sur une horizontalisation du système productif (Filippova, 2015).

Note de bas de page 6 :

La plateforme de l’économie collaborative est « un dispositif qui coordonne les actions et les ressources de la foule, l’expression d’une demande, des disponibilités, du travail, des biens. Les plateformes sont constituées par un ensemble d’inventions techniques et sociales qui permettent des gains consistant de productivité dans la coordination d’une multitude de microactivités » (Benavent, 2016 : 22). Elle se distingue du site portail qui agrège des contenus informationnels (actualités, météo, etc.) et à partir duquel l’utilisateur accède à une collection de ressources et services thématiques.

Note de bas de page 7 :

Bien que l’économie collaborative soit un vecteur d’influence des nouvelles coopérations, certaines start-up qui s’en réclament sont bien des entreprises à but lucratif qui s’emparent de cette tendance à condamner les excès de la société de consommation tout en évoluant dans un cadre capitaliste ordinaire et sont en fin de compte très éloignées des valeurs de partage, voir (Teboul, Picard, 2015) et (Mouzon, 2015).

Note de bas de page 8 :

Il existe cependant des précurseurs à ces plateformes qui se sont bien installés dans le paysage numérique des modes de consommation alternatifs et qui ont donné naissance à des styles de vie collaboratifs : la plateforme d’enchères en ligne eBay apparaît en 1995, Couchsurfing qui permet des hébergements temporaires en 1999. En 2000, Zipcar, le premier site de partage de voitures entre particuliers émerge à Boston ; Leboncoin.fr, qui deviendra le leader de la petite annonce, apparaît en 2006.

Deux grandes tendances se dégagent pour caractériser l’économie collaborative. Pour les uns, il s’agit d’un phénomène qui se réduit aux particuliers, qui n’a pas de motivation financière et dont l’objectif est de créer du lien social à travers l’échange. Pour les autres, la plateforme numérique est au cœur du phénomène6. Elle permet aux particuliers ou non « de satisfaire un besoin à une demande identifiée7 » (Jourdain et al., 2016, 17). Airbnb, Blablacar, Uber, Vide Dressing, Heetch, Wingly, Needelp, Costockage, Allovoisins : autant de nouveaux services recouvrant des secteurs variés de l’économie, qui s’appuient sur le développement des nouvelles technologies et des réseaux en permettant la mise en relation de pair à pair par l’intermédiaire de plateformes collaboratives8.

3.2. Coproduction des consommateurs et liens numériques

Les plateformes d’économie collaboratives, qui peuvent être à la fois des intermédiaires techniques en ligne et des prestataires de services rendus à leurs utilisateurs, sont susceptibles d’accueillir des offres de services de particulier à particulier, ou de professionnels à particuliers. Pour assurer la mise en relation des utilisateurs entre eux, les plateformes articulent des formes de coproduction et de participation relevant à la fois de l’autoproduction dirigée et du marketing participatif ; elles sont encadrées par des dispositifs techniques qui balisent les parcours d’utilisation et contrôlent les procédures nécessaires au bon fonctionnement des transactions par des étapes successives de validation. Par exemple, pour utiliser les services proposés par la plateforme, l’utilisateur doit impérativement créer un compte et renseigner ses données personnelles, ce qui constitue le premier maillon d’une chaîne de création de valeur dans l’acte de consommation. Des procédures de validation algorithmiques ponctuent l’enregistrement du compte en analysant l’adéquation entre les informations requises de celles données par l’utilisateur (adresse postale, courriel, numéro de téléphone, photo de l’utilisateur, etc.). Les phases qui rendent possible la transaction, créées à partir des contenus textuels et multimédias des utilisateurs, sont aussi soumises à des validations par des solutions techniques qui prennent le relais des actions manuelles initiées par les utilisateurs : du côté de l’offreur : création et mise en ligne de l’offre, jeu de questions-réponses autour de l’offre, validation et préparation de la commande ; du côté de l’utilisateur : consultation des offres, réservation du service, paiement en ligne, confirmation du bon déroulement de la transaction, recours en cas de litige. Enfin, un système de commentaires et d’évaluations entre les parties prenantes, en étant visible par tous permet de sortir du cercle de sociabilités restreintes et vise à instaurer une relation de confiance auprès de tous les autres utilisateurs, au bénéfice de la plateforme qui utilise la création des contenus évaluatifs pour maîtriser sa e-réputation.

Les plateformes qui proposent des offres aux temporalités longues (co- voiturage, hébergement, etc.) demandent aux utilisateurs de renseigner le degré de sociabilité qu’ils souhaitent partager. En effet, parce que le fondement de l’économie collaborative n’est pas seulement de répondre à des besoins par des services compétitifs, mais aussi de « consommer mieux », les plateformes, à des degrés divers, affichent des promesses de convivialité et d’expériences humaines entre les utilisateurs, vantant ainsi la création de lien social et articulant le rapport entre le marchand et le non marchand, phénomène inédit dans la consommation traditionnelle. Cette capacité à humaniser les transactions économiques à travers des rencontres et des conversations permettrait de renouer des liens sociaux distendus grâce aux rencontres occasionnées par les transactions, rejoignant en cela des thèses utopistes des années 1990 voulant donner aux réseaux numériques la mission de recréer l’esprit de communauté authentique tel qu’il a pu être observé dans le mouvement hippie (Casilli, 2010). Ainsi par un jeu de codes, les plateformes indiquent aux utilisateurs le type et le degré de sociabilité recherchée : par exemple, l’indicateur « bla », « blabla » ou « blablabla » proposé sur le site de co- voiturage Blablacar indique l’envie de rentrer en conversation avec les utilisateurs pendant un trajet. Les « liaisons numériques » (Casilli, 2010) qui se nouent entre utilisateurs par l’intermédiaire des plateformes trouvent un possible prolongement hors ligne et préfigurent une mixité de rapports sociaux, passant d’un régime de virtualité à son actualisation dans le monde.

4. Conclusion

Note de bas de page 9 :

Le tracking est une méthode d’observation et d’analyse des parcours d’achat et des comportements en ligne d’un utilisateur.

Recherchant inlassablement de nouvelles opportunités de services et de marchés, le marketing a su tirer profit du déploiement massif des technologies numériques pour créer de nouvelles interactions avec le consommateur. Adossées à des techniques computationnelles, les études marketing reposent désormais sur le traitement intelligent de big data conversationnelles via le tracking des navigations ou le suivi des transactions opérées par cartes bancaires9 (Sadin, 2015 ; Balagué, 2013). Ces processus auxquels l’utilisateur contribue, le plus souvent sans le savoir et de manière gratuite, génèrent une quantité massive de données et de contenus informationnels que les entreprises récoltent et analysent au moyen de traitements algorithmiques pour les transformer en valeur.

À partir de l’exploration des approches de l’autoproduction dirigée et du marketing participatif qui nourrissent une réflexion plus globale du marketing des services, il ressort donc une mobilisation par l’entreprise de dynamiques visant à inciter une participation créative chez le consommateur pour l’impliquer dans des processus d’élaboration et de production des produits et services. La transformation des modèles économiques et opérationnels que connaît l’économie des services fait désormais du consommateur le principal contributeur à l’innovation. À ce titre, l’économie collaborative illustre bien cette tendance en s’appuyant sur la contribution des utilisateurs à proposer des contenus et des offres, au centre desquels les plateformes collaboratives assurent le bon déroulement des échanges transactionnels.

Si de nouvelles formes de sociabilité se créent entre utilisateurs à partir de leurs expériences des plateformes collaboratives, dans le même temps, émerge un autre rapport social avec l’idée d’une exploitation du consommateur lors des actions participatives. En effet, dans ce qui relève du crowdsourcing, terme que l’on peut traduire par « approvisionnement par la foule », s’engage un processus d’organisation du travail par lequel les entreprises procèdent à une « captation d’activités de valeur ajoutée » en externalisant des tâches à réaliser auprès des internautes pour créer des contenus. Sur la base du bénévolat et du volontariat, le consommateur travaille gratuitement « à créer de la valeur pour l’entreprise en lui offrant des informations, comportements, inventions, productions personnelles et même des œuvres » (Dujarier, 2008 : 89). Propres au capitalisme cognitif (Moulier Boutang, 2007), ces nouvelles pratiques risqueraient d’entrainer l’économie collaborative sur l’utilisation des consommateurs plutôt que d’en appeler à leur collaboration, ouvrant ainsi la voie à des formes d’activités que le digital labor caractérise comme « un travail éminemment cognitif qui se manifeste à travers une activité informelle, capturée et appropriée dans un contexte marchand en s’appuyant sur des tâches médiatisées par des dispositifs numériques » (Casilli, 2015 : 31 ; Cardon, 2015).