Le sens collectif de l’écran dans la ville

Julia Bonaccorsi 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2942

L’article fait l’examen de la multiplication des écrans selon une méthodologie ethno-sémiotique et souhaite analyser la tension singulier/pluriel en jeu dans la construction de l’écran comme un objet de recherche, selon une perspective d’anthropologie culturelle. Les régimes de présence de l’écran électronique sont analysés dans l’espace public urbain : d’abord, l’espace public constitue une « macro-syntaxe » pour les écrans parmi d’autres objets d’écritures ; ensuite, l’espace public engage des effets de sens instituants de l’écran en tant que forme et média. Les écritures exposées numériques refondent ainsi une « étrangeté mutuelle des passants » médiatisée et connectée, manifeste des industries numériques. Le sens collectif de l’écran se définit dans un double mouvement d’inscription : à partir des formats et des cadres ; à partir des réseaux et des lieux.

The article examining the multiplication of screens with an ethno-semiotic methode and aims to analyze the tension between singular / plural use involved in the construction of the screen as an object of critical research. The modalities of the screen are analyzed in urban public space: first, the public space is a « macro-syntax » for screens among other writing objects; then, the public space legitimizes the screen as a form and as a medium. In this context, the digital exposed writings transform the configuration of the public space and « l’étrangeté mutuelle des passants », now publicized and connected, because involving the digital industrialization. The collective signification of the screen is defined in a dual movement: from the formats and frameworks; from networks and locations.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Il y a trente ans, Umberto Eco faisait le constat de la « multiplication des médias », montrant la nécessité de décaler les cadres de l’analyse sémiotique des messages médiatiques (Eco, 1985) : dans ce court texte pour l’Espresso, Eco posait le projet de regarder le « média » comme texte, support et forme circulante et disséminée, dont les pouvoirs sont indiscernables et fragmentés. La multiplication des écrans questionne leur intégration sociale et culturelle et par là, les cadres théoriques, problématiques et méthodologiques des recherches nécessitant d’appréhender leur diversité formelle, culturelle et pratique, les relations des écrans entre eux, qu’elles soient symboliques, techniques, industrielles. Bien sûr, « l’écran » n’est pas « les médias » questionnés par Eco, mais il constitue pour les sciences humaines et sociales un objet concret à former en objet de recherche. La problématisation de l’écran par les sciences de l’information et de la communication (notamment en raison du point de vue sémiotique qui occupe une partie de la discipline) considère tout particulièrement l’écran en tant que forme symbolique « design-ée » pour permettre la vision et l’interprétation de configurations signifiantes : lieu d’écriture et de lecture, surface et lieu d’affichage et d’inscription, objet physique.

Note de bas de page 1 :

« Un temps global d’écran par jour », Le Monde, 23 janv. 2013.

« L’écran », « les écrans », « un écran », « des écrans » : les discriminations entre les types d’écran réalisées par les praticiens (designers, graphistes, producteurs de contenus) comme les usagers dans leur expérience et perception sont l’objet d’une homogénéisation sémantique dans certains usages discursifs du mot « écran » comme « le temps d’écran »1, « la consommation d’écran », « trop d’écrans », ou encore la rubrique créée par le journal Libération, « Écrans » et dont le titre insiste justement sur la polysémie.

La visée de cet article est bien de mettre en discussion le singulier générique d’« écran », employé par exemple dans le syntagme « culture d’écran », c’est-à-dire, l’écran devenant un « nom collectif » (Riegel, Pellat, Rioul, 1996, p. 173). Plus précisément, nous souhaitons travailler la tension singulier/pluriel en jeu dans la construction de l’écran comme un objet de recherche, selon une perspective d’anthropologie culturelle.

Il s’agira dès lors d’examiner la multiplication des écrans selon une méthodologie ethno-sémiotique (observation et collecte photographique). Pour ce faire, nous nous centrerons précisément sur les régimes de présence de l’écran électronique dans l’espace public urbain (Quéré, Brezger, 1992, Joseph, 1984) à partir de trois exemples exploratoires, déployant ainsi deux hypothèses qui sous-tendront la recherche : d’abord, l’espace public constitue un « espace d’accueil » ou « macro-syntaxe » pour les écrans parmi d’autres objets d’écritures (Fontanille, 2005, p. 191) ; ensuite, l’espace public engage des effets de sens instituants de l’écran en tant que forme et média.

Nous partirons d’une analyse de l’« écran » comme catégorie de représentation qui, à l’instar de l’image au XIXe siècle (Hamon, 2001), engage une transformation politique de la culture écrite dans l’espace public ; sur ces prémices, nous analyserons la tension entre l’usage du singulier et le sens collectif de l’écran à partir de l’observation sémiologique de régimes de présence de l’écran dans la ville.

2. L’écran, l’écriture et la ville : une question politique

« Aux alentours de 650, avec l’écriture monumentale et publique, commencent à apparaître de grandes pierres levées couvertes de lettres, les tables d’écritures (…), de large supports entièrement réservés à la gravure. Autre manière d’écrits, nouveau statut de l’écriture. C’est alors que l’écrit fait son entrée dans la cité : sur une surface largement déployée et à des fins essentiellement politiques. » (Detienne, 2010, p. 12).

2.1. Culture écrite et espace public

Si les types d’écrans sont divers et hétéroclites, ils peuvent néanmoins être réunis par les traits suivants : ils définissent une surface de visibilité pour une économie signifiante (une inscription et une lecture) ; cette économie signifiante est dissociée du support matériel écranique et par là instable et éphémère ; ces modalités d’inscription reposent sur une mémoire (celle du codage numérique par exemple). L’écran bouleverse la culture écrite. Plus encore, puisque nous indistinguons le texte à lire, l’objet à tenir, le cadre à définir dans les acceptions quotidiennes du mot « écran » ; puisque les industries culturelles ou médiatiques se confondent avec les industries technologiques dans des convergences économiques qui associent système informatique, objet et contenu culturel (l’« appli »), l’écran peut être appréhendé comme une métacatégorie de la représentation dont la valeur anthropologique s’établit dans les glissements entre ces objets concrets (Colombo, 2010).

Saisissons donc l’écran, ainsi que nous l’avons posé en introduction, par ses attaches avec la culture écrite. Ce, en raison des liens entre surface, support, mémoire et inscription que l’écran électronique contribue à complexifier ; de plus, l’écran participe des médiations symboliques qui contribuent à instituer l’espace public, non seulement en raison de sa dimension médiatisante mais également par la « publicisation » de son propre pouvoir sémiotique (écran médiatisé). C’est en cela que l’écran peut être entendu comme métacatégorie de la représentation : il participe d’un « nouveau statut d’écriture » qui matérialise la configuration du politique dans l’espace public (Rancière, 2000). Examinons donc, avec un éclairage historique, certains traits caractéristiques de la dimension politique de la culture écrite dans l’espace public urbain.

Différentes époques reconnaissent au pouvoir sémiotique de la surface des statuts variables, l’écriture alphabétique ayant progressivement atténué cette réflexivité symbolique sur le support du texte. On retiendra ici le caractère évolutif et relatif de la relation symbolique des signes avec la surface d’inscription, en tant que cette relation répond à une pensée située dans l’espace et dans le temps. L’exemple de la machine solonienne de publicisation des lois dans le Prytanée grec permet de souligner très clairement le processus de monumentalisation par l’écriture des règles fondamentales de la vie dans la cité : règles typographiques garantissant la lisibilité, autoréférence de l’écrit (intertextualité des lois, qualités de rigueur et d’exactitude de l’écriture, etc.) (ibid., p. 14 et 18). Régler l’espace de publicité de l’écriture se fonde ainsi sur les médiations conjointes d’une pensée de l’écran et du geste d’inscription, dans un espace de lecture qui est celui de la cité comme surface au second degré. La pierre gravée ou peinte participe à l’organisation du politique parce qu’elle prend place dans l’espace physique et symbolique de la ville (le Prytanée mais aussi les grands sanctuaires), intégrant les éléments physiques (la lumière, l’ombre) et sociaux (les pratiques de circulation codifiées). « L’économie monumentaire est donc celle d’une mémoirepierre, qui s’érige et se conserve, contextuellement. » (Merzeau, 1999, p. 49).

On se gardera bien de généraliser les caractéristiques propres à l’émergence de l’écriture dans la Grèce ancienne, mais ce détour historique nous rappelle que la surface est aussi matière. C’est à la jointure entre ces deux dimensions (surface, matière) que le statut de l’écriture se définit et que l’on peut désigner le texte comme une forme ; ensuite, la surface ne peut se penser qu’en situant la surface de la stèle ou du document-monument dans celle, physique et pratiquée, de la Cité. Si Anne-Marie Christin décrit un écrit à plat, en deux dimensions (le texteimage de la « déraison graphique »), le point de vue de Marcel Detienne permet d’intégrer une troisième dimension, qui relève en fait d’une mise en abyme de l’écriture dans un espace à interpréter (l’inscription dans la ville en lien avec son organisation symbolique et politique).

Note de bas de page 2 :

(Petrucci, 1993 ; Arabyan, 2005 ; Varga, 2000 ; Fraenkel, 1994)

De nombreuses recherches2 ont montré que la ville est depuis longtemps un espace d’inscription et un espace à écrire (Béroujon, 2009), une « ville aux murs parlants » (Farge, 2000, p. 53) et cette dimension prend une forme extrême au XIXe. La ville peut être également le lieu d’une patrimonialisation de l’écriture (sa matérialité) elle-même : ainsi le Festival Gutenberg organisé en 1840 à Strasbourg, où une statue de l’« inventeur » est érigée, cristallise une véritable idéologie de la révolution de l’imprimé (Lyons, 2008).

2.2. Mutations des publicités de l’écrit

Dans cette perspective, l’espace public devient le lieu où s’exerce une mise en scène des textes (selon un enjeu de publicité) mais également de la culture écrite elle-même (lecture/écriture) : ce sont par exemple les représentations de l’imprimé (l’image-texte) dans les réclames pour la presse et la librairie. Le XIXe siècle voit l’expansion continue des représentations publicisées de la culture écrite qu’il s’agisse de la presse, des romans populaires : l’affiche, l’invention de l’homme-sandwich, etc. participent à un déferlement d’ « images sans qualités », c’est-à-dire liées à des stratégies commerciales et promotionnelles. Représenter visuellement la culture écrite, c’est figurer un public ou un lectorat, des gestes, des textes, des objets, des lieux, des pratiques. Surtout, ces images de l’imprimé, par leur prolifération et leur présence dans l’espace urbain et quotidien, participent à redéfinir les termes du rapport à l’écrit : jetable, échangeable, consommable, la réclame en fait une matière de séduction.

« Lorsque la page s’affiche elle a pour vocation essentielle de donner à voir ou de donner à lire. Elle se définit alors autour d’une pratique de communication et remplit cette mission dans le cadre d’une scène de lecture publique. Espace du visible – avant que d’être espace du lisible –, elle s’offre à l’homme de la rue et répond de ce fait aux lois de l’image et de la lecture à distance. » (Souchier, 1999, p. 33).

Ainsi, dans la ville, la présence de l’imprimé est extrêmement forte et évolue rapidement, façonnant un décor pour les contemporains chargé en signes, textes et images, qui relèvent aussi de ce que Balzac nomme le « grand poème de l’étalage » dans Le Diable de Paris en 1845. Philippe Hamon décrit cette inflation des images (au sens de représentations analogiques) à la fois propre aux formes signifiantes elles-mêmes (les objets plurisémiotiques et multimodaux que sont la carte postale, l’affiche, etc.) et manifestée sur les murs où se mêlent le commercial, le politique et le pornographique en « juxtapositions disparates », créant une « nouvelle promiscuité, une intertextualité dans des mêmes sites d’objets complètements hétéroclites » (Hamon, 2001). La juxtaposition, la fragmentation, le caractère composite et plurisémiotique de ces images deviennent, selon Hamon, des motifs qui innervent la création littéraire et provoquent les formes, comme la métaphore, la métonymie, c’est-àdire qu’ils définissent un nouvel imaginaire : des « systèmes d’images ». Tout comme l’écran s’intègre dans l’espace urbain comme une « écriture exposée » (Petrucci, 1993) à travers, d’une part, les publicités portant sur les médias numériques et, d’autre part, les nouveaux affichages électroniques, sur lesquels nous reviendrons par la suite.

Ce détour historique considère une mutation majeure de la culture écrite. Si la masse de textes produits et diffusés au XIXe a subi une augmentation remarquable, la place occupée par l’image (produite et diffusée) transforme radicalement le rapport à l’inscription : image iconique, mais également image du texte. L’affiche de librairie est un des lieux de ce métadiscours sur la surface et sur la « dénaturation de la lettre » (Christin, 2009, p. 291) puisque les affichistes vont provoquer des effets visuels par des jeux typographiques et graphiques : manipuler l’écriture remplace bientôt la figuration d’un personnage. Si l’on perçoit ici de quelle manière la surface, le support mais aussi la situation d’affichage vont conduire à de nouveaux statuts sémiotiques des formes écrites, il nous faut maintenant examiner en détail les propriétés énonciatives de l’écran comme surface d’affichage parmi d’autres écrits urbains.

On peut dire que les caractéristiques énonciatives de l’affichage urbain relèvent d’un acte tonique. Ainsi, Sémir Badir aborde la distinction numérique et analogique pour décrire ce qui, pour les deux, fait affichage (Badir, 2004). Il constate à juste titre que la référence à l’affichage numérique en désigne d’abord la dimension matérielle et technique, à revers d’un geste social pourrait-on ajouter. Badir décrit trois types de qualités intensives. La première est liée à la spatialisation de l’affichage : « L’affichage est une surface tonique, un plan ou une dimension qui s’ajoute à l’espace. Il est paramétré de manière à témoigner de cet ajout. » (Ibid.). L’affichage numérique se produit, écrit le sémioticien, toujours par production d’un avant-plan sur un fond d’écran. Pour être plus précis, rappelons que l’affichage manifeste spatialement l’écart entre ce qui est là (l’image d’un fond d’écran stable) et ce qui est nouveau.

Note de bas de page 3 :

C’est nous qui soulignons.

« La temporalisation de l’affichage est dotée d’une tonicité similaire. Un affichage apparaît, survient, surgit, fait événement. » (Ibid.). L’introduction de la temporalité comme qualité intensive de l’affichage est particulièrement opportune pour le texte numérique : la formetableau fixée dans les images publicitaires de l’écran est bousculée par les affichages numériques dont l’impermanence relève d’un autre régime : c’est ce que souligne Badir quand il affirme que la dimension temporaire de l’affiche s’effectue par contraste avec des supports permanents comme la signalétique. Enfin, l’actancialisation constitue le dernier type de qualité intensive : « un acte sémiotique (…) peut aussi viser ses propres ressources, l’analyse formelle à partir de laquelle cet acte est reconnu pour sémiotique. C’est comme s’il tendait sa carte de visite. (…) Que ce soit ou non à travers une affiche, l’affichage tend à se réaliser dans son acte3. »(Ibid.)

L’affichage a donc à voir selon cette caractérisation avec l’événement et auto-désigne son actualisation : Alain Mons analyse ainsi ces « disparitions et réapparitions » qui impactent directement l’objet représenté en le déplaçant, le décontextualisant dans « entre-deux aspirant » (ibid. p. 76) : le spectateur, bousculé, est placé selon Mons dans une « inquiétude anthropomorphique », face à des formes toujours éphémères, et « transitoires » : le sens est aussi dans la « béance » qu’elles produisent. Cette analyse déplace clairement l’analyse de l’image publicitaire en sa clôture, celle du cadre, à une analyse de l’entre-deux, du « border-line de l’espace-image ». Se joue dans ces affichages instables une « variabilité des limites entre les images et la ville. » (Ibid.)

3. Les écritures exposées numériques : présence de l’écran d’affichage, prédication d’écrans reliés

Tirons les principaux enseignements de ce parcours historique articulant culture écrite et publicisation de celle-ci, en tant qu’écrits urbains c’est-à-dire « l’expression d’un conflit – et le résultat d’une négociation – entre intérêts publics et intérêts privés ayant en jeu l’occupation d‘une surface visuelle » (Arabyan, 2005, p. 90). Pour comprendre de manière plus fine certaines caractéristiques de l’opérativité sociale de l’« écran » dans l’espace public, il est nécessaire de nous intéresser aux écritures exposées numériques à partir de trois cas réunis selon une visée exploratoire.

3.1. L’affiche et l’écran

Ainsi, nous soulignons que que les affichages numériques renforcent la qualité d’actancialisation des affichages dynamiques. Cette tendance s’opère dans un mouvement d’auto-désignation qui fait du cadre et de la matérialité numérique de nouveaux types d’opérateurs symboliques de la limite entre texte et espace social, du rapport vue/matière mais également des altérations même du texte. Afin de mieux saisir cela, nous prendrons un premier exemple, celui d’une panne technique d’un écran dans un couloir du métro parisien.

Photographie 1 - Panne d’écran, Paris, métro, 2011.

Photographie 1 - Panne d’écran, Paris, métro, 2011.

La panne génère une inscription qui, si elle constitue une écriture (elle reste linguistique et lisible) manifeste de plusieurs manières le dysfonctionnement.

D’ailleurs, celui-ci n’est pas forcément interprété en tant que tel par le passant : au contraire, celui-ci peut s’arrêter pour lire, intrigué par ce nouveau genre publicitaire mais aussi parce que « tout texte affiché est destiné à être lu » (Jacobi, Clouteau, 2011, p. 114). Mais la contrainte physique que suppose le sens de lecture (il faudrait se tordre le cou pour lire), le défaut de lisibilité dû à la longueur des lignes et du texte, la langue anglaise et technique, conduisent rapidement à classer ce texte parmi les inscriptions rencontrées dans d’autres lieux, notamment sur les écrans des ordinateurs personnels. La « panne », parce qu’elle nécessite l’affichage d’un texte, met en évidence une rupture énonciative. Adressé au technicien, ce texte est tourné vers l’intérieur de la machine, comme si elle se parlait à elle-même. Alors que le support d’affichage lumineux laissera entrevoir son ossature, l’écran numérique remplace le texte par un nouveau texte.

Le passant acculturé reconnaît le texte sans le comprendre parce qu’il l’a déjà vu s’afficher dans d’autres contextes (privés par exemple) ce qui renvoie à une iconisation du texte. Cette reconnaissance peut le conduire à l’interpréter de manière erronée comme un détournement par des publicitaires : en raison du changement d’échelle (démesurément agrandie par rapport à l’écran d’ordinateur, située dans l’espace public plutôt que domestique ou professionnel) que subit l’inscription en quelque sorte familière malgré son opacité. Exclu par l’interprétation, le statut marchand (celui de la publicité) du texte s’efface pour être remplacé par un statut hybride, pragmatique : il s’agit de l’écran mis à nu dans l’espace physique du métro.

Comprendre et caractériser la formation culturelle de l’écran comme métacatégorie de la représentation est, comme nous l’avons montré, lié à une analyse des transformations de la publicité de l’écrit dans l’espace physique de la ville. Dans l’espace urbain, la culture écrite est à la fois présente comme médiation, mais elle s’auto-représente en tant que telle, dans ses variations, ses innovations, manifestant sa cohérence. Nous ferons l’examen de trois régimes de présence et de représentation de l’écran dans l’espace public, tous les trois portant a priori sur la propriété affichante de l’écran comme surface d’écrits urbains – « écritures exposées ». Le premier régime concerne l’usage institutionnel de panneaux numériques d’affichage. Le deuxième régime observé concerne un itinéraire culturel jalonné dans la ville d’Arles par de faux écrans intégrés dans les murs. Un troisième cas approfondira la tension entre espaces privés et publics en tant qu’elle se manifeste par un conflit d’écritures.

3.2. Cas 1 : Le panneau d’affichage public et les enchâssements de ses écritures exposées

« Dans la ville, le gigantisme des panneaux n’a pas d’autres fins : ce qui se crée par ce moyen, c’est une surface de visagéification qui fait des bâtiments alentour un imposant corps-support et de la ville entière un public qui nous regarde. » (Badir, 2004).

Prenons un premier cas pour pénétrer de quelle manière cet écran unique peut désigner et signifier un singulier collectif. La question concerne, comme le souligne Badir, l’énonciation d’un méta-public (« qui nous regarde », mais surtout, qu’on reconnaît) à travers la monumentalisation des figures et de l’écriture même. Ceci concerne ainsi aussi bien des images que des formes textuelles et l’épaisseur des pratiques qu’elles convoquent : par exemple, la représentation agrandie d’un échange SMS désigne l’interaction sociale médiatisée en même temps que les modalités médiatiques et matérielles singulières dans lesquelles elle est réalisée. La photographie ci-dessous montre un extrait du fil Twitter de la Mairie de Paris, « @Paris ».

Photographie 2 – Ecran d’information Ville de Paris / Twitter, 2012.

Photographie 2 – Ecran d’information Ville de Paris / Twitter, 2012.

Non marchand, le texte édité sur cet écran est désigné par une signature inscrite dans la matière solide du support même, « Paris Informations… », et qui surplombe la marque, plus lisible, de l’afficheur JCDecaux. Ces deux inscriptions fixes délimitent l’espace d’affichage « tonique » de lui-même « signé » de plusieurs logos : celui de la firme Twitter en haut à droite, redoublé par l’oiseau bleu emblématique qui ponctue l’énoncé twitté, composé d’une photographie de trois anonymes dans un restaurant, et du texte « Jérémie et Antonia 2 électeurs parisiens à Bombay #Paris ».

La mention « Publié il y a 3 heures » constitue un embrayeur temporel tout à fait singulier sur lequel nous allons nous arrêter. En effet, cet embrayage se démarque de la temporalisation telle que décrite par Badir précédemment : l’impermanence n’est pas seulement celle de l’affichage dynamique, c’est-à-dire liée au « passage », à l’événement - être là quand la forme écrite apparaît, ce qui est généralement le cas quand l’écran numérique encadre une successivité d’images. En fait, cette intensivité est générée ici par un autre dispositif d’écriture et de lecture, Twitter.

Cet élément nous semble essentiel en ce que le texte montré dans l’espace urbain, agrandi pour remplir sa fonction de « visagéification », désigne un autre texte mais, surtout un ou plusieurs autres écrans (celui de l’ordinateur, du smartphone qui ont édité, relu le twitt). De même, il faut ajouter que l’utilisation du hashtag « #Paris », redouble cette démultiplication de cet écran d’affichage institutionnel dans l’espace public. Si les Parisiens parlent aux Parisiens, c’est à la fois dans l’ici et maintenant de l’affichage dans la ville, mais aussi dans l’indistinction des actions des énonciateurs (la Mairie de Paris, Twitter, Jérémie et Antonia ?), notamment le tag « #Paris » (indexation minimaliste reconnaissons-le) qui présuppose le rassemblement documentaire d’autres énoncés similaires. Ces écrits urbains participent ainsi d’un espace public en matérialisant sémiotiquement une sociabilité que Louis Quéré et Dietrich Brezger désignent comme « l’étrangeté mutuelle des passants » (Quéré, Brezger 1992), formes de l’anonymat et d’un regard indifférent nécessaires à l’espace public démocratique.

3.3. Cas 2 : Le mur et l’écran : nouveaux modes de relation des écrits urbains dans la surface d’exposition de la ville

Note de bas de page 4 :

« Sentiers numériques », http://www.lessentiersnumeriques.com/ et http://vide.eu/projet-3/. Le projet est conçu par la société VIDE VIbrant_Design en collaboration avec la ville d’Arles et a obtenu le label Marseille Provence 2013, dans le cadre du projet de Capitale européenne de la Culture.

Si dans le premier cas l’écran présent signale d’autres écrans absents mais de manière abstraite, nous allons nous pencher sur un deuxième cas pour mieux explorer les modes de relation des écrits urbains dans la ville. En Arles, une nouvelle signalétique est expérimentée au cours de l’été 2012 : le dispositif culturel s’intitule « Sentiers numériques »4. Cette signalétique a pour objectif de transformer les objets d’écriture en imaginant des supports matériels contrastant avec les supports classiques de la communication qu’ils déclinent et transforment, notamment par le recours à la lumière (Led). La signalétique modifie l’espace public en intervenant sur le statut d’un objet qui est le boîtier de compteur d’électricité Erdf.

Nous nous intéresserons plus particulièrement à l’intégration des objets d’affichage que sont les tabaluz dans l’économie scripturaire d’un mur, en situation : mis en scène pour le dossier de presse dans une image qui accentue le contraste entre la lumière bleue du (faux) écran, moins spectaculaire dans la photographie de jour prise par nous.

Photographie 3 - Tabaluz, Rue des Arènes, Arles, juillet 2012.

Photographie 3 - Tabaluz, Rue des Arènes, Arles, juillet 2012.

Un des effets de sens désiré par les concepteurs est aussi de produire un contraste plastique avec l’espace urbain, dans une ville dont l’imagibilité est d’abord celle de l’« antique » et d’un bâti ancien : comme dans beaucoup de villes du sud, les rues et les murs sont défraîchis. Contraste de la texture (rugueux/lisse, brillant/mat) mais aussi du modelé, les lignes du boîtier soulignées par sa luminosité contrastant avec les courbes des tags, l’arrondi des pierres. Le faux-écran numérique incrusté dans le mur en devient un élément : sur les murs de la ville, il devient un écrit urbain parmi d’autres. L’ambition du projet est de porter à la fois sur les objets d’écriture et sur l’espace public. On peut remarquer comme le fait Sarah Labelle que « ces manifestations composent des formes d’investissement et de réécriture de l’espace social ordinaire par une esthétique de la technique. » (Labelle, 2008, p. 74).

Note de bas de page 5 :

Vibrant Design. http://vide.eu/category/projects/, consulté le 20 juin 2012.

Ainsi, les tableaux gris, mats et opaques des compteurs Erdf sont transformés en supports lumineux (LED) pour des feuilles imprimées rodoïdes : ces cadres lumineux fonctionnent dans l’espace urbain de manière ambigüe. Ils s’apparentent à des écrans dynamiques et ressemblent à du papier électronique : pourtant, ils sont matériellement imprimés, et leur modification implique l’ouverture manuelle de la boîte et le remplacement de la feuille rodoïde. Baptisés « Tabaluz » par l’agence Vibrant Design commanditée, ces faux écrans font sens en contraste avec la matité et l’opacité des compteurs Erdf qu’ils « habillent »5 . Ce dispositif signalétique intègre une certaine trivialité de l’écran d’affichage dans l’espace public avec une culture de la textualité numérique. Les Tabaluz doivent donc être lumineuses pour faire sens comme des textes numériques : seule leur trame en gros plan (visible de près) peut se substituer à leur luminosité (visible de loin) dans le métadiscours qu’elles produisent sur l’écran.

Note de bas de page 6 :

On appelle document secondaire les documents comportant des informations de nature signalétique ou analytique sur des documents primaires : banque de données bibliographiques, bibliographie, (…). (Source ADBS, http://www.adbs.fr/document-secondaire-16888.htm?RH=OUTILS_VOC, consulté le 10 janvier 2012)

À cette première observation, il nous faut en ajouter une seconde portant sur la fonction sémiotique de ces écrans. D’un point à l’autre, le trajet/sentier est celui du visiteur et celui du texte qui est à venir, sur un autre écran. Par le biais des balises QRcode, le faux texte numérique renvoie à un autre document activable au moyen d’un smartphone ou d’une liseuse ayant accès à internet. Dernier avatar de la mobilité, ces balises déterminent un statut de document secondaire6 pour les Tabaluz. Le crénelage du pictogramme figurant le promeneur représente à la fois la texture du QR code, composé de petits carrés, et l’écran, démultiplié en autant de micro-écrans.

3.4. Cas 3 : L’écran comme lieu du conflit dans le partage de l’espace public

Note de bas de page 7 :

« Les anti-pub s’attaquent aux écrans animés du métro parisien », Libération, 26 novembre 2010.

À partir d’un dernier cas, nous allons approfondir la manière dont l’écran définit des liaisons politiques avec les textes qu’il affiche et expose dans l’espace public. Non seulement il signifie d’autres écrans en raison de préfigurations et de prédilections sémiotiques comme dans le cas des Tabaluz, mais ces préfigurations ne sont pas neutralisées par les médiations numériques (à rebours d’une pensée de la dématérialisation). Au contraire, la multiplication des écrans ainsi décrite démontre une capacité singulière à agglomérer une épaisseur sociale, institutionnelle c’est-à-dire, politique (Lamizet, 2007). De fait, la circulation par le biais du QRcode entre le faux écran des tabaluz et le site web d’information sur le smartphone du passant, est déterminée par l’autorité énonciative des institutions patrimoniales dans la ville. De même, l’affichage municipal de la Ville de Paris condense plusieurs écrits urbains de statuts différents (privé/marchand/public), participant de la légitimation d’un espace public fondé sur ces entre-deux. Ici, nous allons nous intéresser au mouvement associatif « Danger Ecranpub » mobilisé contre les écrans à « mesure d’audience intégrée » en 2009-20107 .

Photographie 4 - Ecran barbouillé à la station Denfert le 24 novembre 2010 (Photographie du Collectif Danger EcranPub).

Photographie 4 - Ecran barbouillé à la station Denfert le 24 novembre 2010 (Photographie du Collectif Danger EcranPub).

Nous pouvons voir superposées à l’écran d’affichage publicitaire des « couches » de différents types : celle, opaque, des affichettes autocollantes, et celle translucide, de l’écriture à la bombe ou au marker, comme un calque. En dégradant la surface (la vitre), le geste militant en renforce la présence puisqu’il n’affecte pas le texte numérique qui persiste à s’afficher en dessous, en contraste avec les cicatrices, les maquillages et les dégradations des affiches papier. L’intervention militante de détournement et de dégradation de l’affichage n’est pas propre aux écrans numériques (c’est aussi le cas des graffitis, lacérations des affiches papier, bombage des abribus, etc.) ; mais il est remarquable que la pratique militante porte ici sur le dispositif technologique luimême, et non plus seulement sur le message publicitaire ou encore sur les entreprises de la publicité. La représentation d’un objectif de caméra sur une des affichettes souhaite notamment rendre visible un élément caché dans le cadre/support et que le texte affiché participe à masquer.

De fait, on peut considérer que la désignation et la dénonciation de l’écran comme machine à voir et à enregistrer radicalise l’observation faite par Jacques Fontanille à propos de l’autonomisation du support d’affichage du « corps » d’origine (le magasin, le mur, etc.). Fontanille traite ici des objets d’affichage pour lesquels « la manipulation du passant se complique : purement visuelle et cognitive au début du processus, elle devient pragmatique et motrice (l’obstacle), voire pathémique (l’encombrement, l’agacement, la séduction immédiate). » (Fontanille, 2004). Si l’encombrement des trottoirs ou l’obstacle visuel relève d’un impact physique du support d’affichage sur le passant, les actions des militants Danger EcranPub soulignent ici un autre niveau, interne à la machine. Le passant ne peut le contourner puisque le dispositif de l’écran pourrait éventuellement se connecter à d’autres textes, c’est-à-dire les données personnelles contenues dans le téléphone portable du passant.

Conclusion

Il est certain que les écrans numériques constituent des supports d’affichage qui reconfigurent sensiblement la question de la publicité, au sens kantien : dynamiques, ils supposent une actancialisation de l’affichage non plus mécanique (et analogique) mais qui fait appel à la mémoire et à la trace. Le parcours effectué dans cet article a permis d’éclairer plusieurs dimensions de cette actancialisation, pragmatique et toujours située sans doute, mais surtout « chargée » par la médiation politique que l’écran engage dans l’espace public. Ainsi, le nom collectif « écran » désigne autant l’objet présent, qu’il signifie la culture écrite d’une société et constitue une méta-catégorie de la représentation. Plus encore, l’intégration dans l’espace public d’écrans d’affichage, apparaissant comme des agrandissements des écrans personnels, font de tous les passants des regardeurs, mais qui pourraient être enregistrées par les écrans eux-mêmes. L’écran ou les écrans numériques impliquent que soient associées à l’inscription de nouvelles vertus : d’une part, faisant constamment signe vers l’appareillage technologique, ils conduisent à donner au support du texte une position auto-énonciative ; d’autre part, ils peuvent produire d’autres inscriptions, c’est-à-dire accueillir d’autres énonciateurs et ce de manière plus ou moins visible, bouleversant par là les propriétés des écrits urbains, de la visibilité et de la lisibilité.

Note de bas de page 8 :

Yves Jeanneret distingue trois modalités industrielles : les industries médiatiques (productrices instituées de contenus), les industries médiatisées (marques-médias), enfin, les industries médiatisantes valorisées par le calcul, l’activité d’organisation de l’information selon un objectif de “passage” (Jeanneret, 2014, p. 643).

Cependant, cette polyphonie est d’autant plus relative qu’elle est orchestrée unilatéralement par un sur-énonciateur hybride. En effet, l’écran présuppose d’autres écrans (d’autres formats, comme on l’a vu au sujet des Tabaluz), faisant du regardeur un potentiel scripteur participant, mais selon une logique de contribution de contenus ou de données, propre aux industries de la communication contemporaines. Notamment, les « industries médiatisantes »8 apparaissent « maîtres d’un espace global, celui de l’expression, et toujours contraint[e]s d’agir dans le lieu de l’autre et d’y faire des coups, comme si, en un renversement spectaculaire, c’était l’usager qui agissait dans son lieu propre et l’industriel qui braconnait » (Jeanneret, 2014, p. 644). Les écritures exposées numériques refondent ainsi une « étrangeté mutuelle des passants » médiatisée et connectée, manifeste de cette « néo-industrialisation » de la communication (Moeglin, 2015, p. 59). À ce titre, le sens collectif de l’écran et ses pouvoirs se définissent dans un double mouvement de multiplication : à partir des formats et des cadres ; à partir des réseaux et des lieux.