Nouveaux écrans, nouveaux scénarios

Sophie Beauparlant 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2933

Cet article s’intéresse à des procédés de scénarisation de webdocumentaires et webséries mettant en scène une interaction avec le spectateur, qui devient un lecteur actif, en répondant au dispositif technique ou en s’impliquant, directement ou indirectement, dans la scénarisation des contenus. Notre questionnement est le suivant : de quelle façon les composantes des médiums numériques participent-elles au développement de pratiques scénaristiques distinctes du cinéma et de la télévision ? Comment les nouveaux scénarios sontils à l’origine d’un nouveau régime spectatoriel ? Le corpus est composé des productions suivantes : Dans les murs de la Casbah, Émilie, Et Caetero, Anarchy et Solange te parle.

The feature article propose to define some new process of scriptwriting for webdocumentaries and webseries that involve interaction with the viewer, which become sometimes active viewer that react to a technical device, and other times he is engaged, directly or not, in the creation of content. The main issues are : how the components of digital mediums are contributing to the further development of scriptwriting distinct from cinema and television ? How the new scripts are creating new viewers ? The selection of productions includes Dans les murs de la Casbah, Émilie, Et Caetero, Anarchy and Solange te parle.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

La scénarisation est une forme d’écriture complexe, qui implique notamment des notions narratologiques, sémiotiques, esthétiques et médiatiques. L’écriture de scénario consiste à mettre sur papier un acte de narration pensé pour l’image et le son. Une fois transposé à l’écran, le scénario devient un récit filmique mis en forme par les moyens d’expression du médium (Gardies, 1993). Mais qu’advient-il du processus de scénarisation lorsque les composantes de l’image et du son et le dispositif de diffusion deviennent une interface qui permet une interaction entre les créateurs et les spectateurs, comme c’est le cas pour les webdocumentaires et certaines webséries de fiction ? De quelle façon les composantes des médiums numériques participentelles au développement de pratiques scénaristiques distinctes du cinéma et de la télévision ? Comment les nouveaux scénarios sont-ils à l’origine d’un nouveau régime spectatoriel ? Voilà les questions auxquelles nous souhaitons répondre dans cet article. Nous employons l’expression nouveaux scénarios pour désigner tous les contenus narratifs dont le visionnement se fait sur les nouveaux écrans (ordinateur, tablette numérique, téléphone intelligent) ainsi que les productions des médiums plus traditionnels (télévision, cinéma), qui utilisent les supports numériques pour entrer en relation avec le spectateur.

Les séries web et les autres productions numériques invitent les théories du scénario à ne plus se concentrer uniquement sur les modalités du récit (Chion, 1985), mais à tenir compte également des enjeux de l’interface numérique (Di Crosta, 2009a ; 2009b ; Châteauvert, 2014). La scénarisation est une discipline en pleine mutation, en raison notamment des possibilités narratives et interactives offertes par les environnements numériques. Depuis quelques années, le web est un lieu d’émergence de nouveaux procédés scénaristiques et stylistiques qui impliquent l’internaute-spectateur (Châteauvert, 2012). De l’interactivité à l’écriture participative, plusieurs projets sont créés pour solliciter une implication du public, ce qui du même coup modifie le rôle du spectateur face aux contenus. Il y aurait donc un renouveau scénaristique qui implique non seulement le texte, mais également l’interface numérique et le système de communication multiplateforme mis en place par les équipes de création. Ainsi, les scénarios fictionnels et documentaires écrits pour les nouveaux écrans se distinguent des scénarios filmiques et télévisuels notamment pour deux raisons : 1) ils proposent au spectateur une lecture interactive, 2) ils sollicitent la participation du spectateur dans le processus de création. Nous souhaitons observer des formes narratives émergentes en questionnant les liens entre le scénario, le scénariste, le spectateur et l’interface. Notre hypothèse est que l’une des spécificités des nouveaux scénarios se trouve dans cette dynamique quadripartite.

Note de bas de page 1 :

En 2014, ce chiffre atteint 800 000 pour les boutiques App Store et Google Play. 7 On parle de coopétition, notamment dans les situations d’infomédiation. Ces logiques sont très bien décrites dans les travaux de Rebillard et Smyrnaios (2010) et Rieder et Smyrnaios (2012).

Note de bas de page 2 :

François Jost (2014) propose pour sa part une typologie des séries web en quatre catégories : les webséries ouvertement fictives, les séries ancrées dans le réel, les blagues ou les sketchs et les webséries dévoilant la situation d’énonciation.

Notre analyse se focalise en particulier sur le rôle joué par le dispositif numérique dans le procédé de scénarisation en analysant un corpus de productions qui ont en commun de solliciter une interaction avec le spectateur. Les productions de type fiction ou documentaire qui impliquent le spectateur sur le plan narratif se présentent comme étant interactives, participatives, collaboratives, évolutives et transmédiales1. Ainsi, notre étude portera sur les différentes formes de coopérations narratives qui sont à la base des modèles de scénarios2 spécifiques aux nouveaux écrans. Les modalités scénaristiques qui attirent notre attention mettent toutes à profit les possibilités de la production numérique, de la diffusion sur les nouveaux médias et de l’interaction avec les spectateurs par divers moyens de communication.

2. L’interface numérique comme médiation de scénarisation

La production et la diffusion numériques de contenu fictionnel et documentaire laissent voir un renouveau dans les théories du scénario. Comme le fait remarquer Isabelle Raynauld à propos des manuels de scénarisation cinématographique : « la majorité de ces ouvrages se ressemblent et recommandent globalement des règles et recettes quasiidentiques et quasi-inchangées depuis les débuts du cinéma » (Raynauld, 2012, 6). Or, voilà que les règles et les recettes de l’écriture de scénario se métamorphosent et cela ne se passe pas sur un écran de cinéma ou de télévision. Les créateurs à l’origine des nouveaux scénarios ont une volonté de créer un système d’interaction avec le public qui a un impact sur le plan narratif. Ainsi, puisqu’il existe un « régime communicationnel de l’interactivité propre aux médias numériques » (Di Crosta, 2009b, 87), l’interface devient un lieu de médiation de scénarisation, alors que le spectateur réagit et participe aux scénarios soit par une lecture dynamique ou en communiquant avec les créateurs par le biais de réseaux sociaux numériques tels que Facebook ou Twitter, comme nous le verrons plus loin dans notre analyse. Le spectateur n’est plus un simple lecteur ; il s’engage dans la fiction et le documentaire comme dans un jeu vidéo et il peut « non seulement comprendre l’action représentée, mais aussi participer à son développement » (Archibald et Gervais, 2006, 34).

Note de bas de page 3 :

François Jost (2014) propose pour sa part une typologie des séries web en quatre catégories : les webséries ouvertement fictives, les séries ancrées dans le réel, les blagues ou les sketchs et les webséries dévoilant la situation d’énonciation.

Nous croyons qu’il existe un lien sensible entre les nouvelles pratiques de scénarisation et l’interface numérique. Ce que le web permet et que le cinéma et la télévision ne permettent pas (ou si peu), c’est une forme de dialogue avec le spectateur. En plus des contenus narratifs, ce sont les types de réactions du spectateur – que nous qualifierons d’interactives, de participatives ou de relationnelles – sollicitées par les nouveaux écrans qui nous invitent à voir des formes émergentes de scénarios. Face aux nouveaux contenus (Delavaud, 2009), le spectateur devient un interacteur (Bouchardon et Ghitalla, 2003). On ne peut qu’être frappés par la volonté affirmée des scénaristes et des réalisateurs de ne plus avoir le plein contrôle sur leurs œuvres, en acceptant l’intervention du spectateurusager ou du spectateur-scénariste3. L’interface numérique devient véritablement un lieu de médiation scénaristique alors que les contenus se créent et se lisent dans un mouvement collaboratif et dynamique.

Par sa dimension intermédiatique, le support de diffusion devient aussi un lieu d’échange et d’écriture. La circulation des idées (blogues, réseaux sociaux, espaces de commentaires sur des plateformes de diffusion) et leur remédiatisation font partie des fondements des nouvelles pratiques d’écriture. Les liens entre le dispositif, la narration et le spectateur ont été mis en exergue par Bouchardon et Ghitalla (2003) qui distinguent trois lieux d’interaction : 1) le dispositif lectoriel, où le spectateur peut contrôler la lecture, 2) le dispositif narratif, qui permet d’intervenir sur le récit, par exemple sur l’ordre des événements, 3) le dispositif diégétique, où l’on peut agir sur l’histoire et les personnages. Nous verrons de quelle façon les scénarios de notre corpus se positionnent par rapport à cette catégorisation.

3. L’interactivité comme propulseur de la narrativité en documentaire et en fiction

La notion d’interactivité appelle plusieurs définitions. Pour notre étude, nous définissons l’interactivité comme étant une « possibilité pour l’usager d’un récit d’influencer ses déroulements narratifs, que cela passe par une action sur le dispositif ou par le dispositif » (Hurel, 2013, 100). En effet, les projets interactifs de type webdocumentaire et websérie de fiction invitent parfois le spectateur à intervenir directement sur le dispositif en cliquant par exemple sur des choix qui lui sont proposés, alors qu’à d’autres occasions, on lui propose de s’engager dans le processus de scénarisation par le dispositif. Selon Marida Di Crosta, l’interface numérique peut être pensée selon un double enjeu, esthétique et performatif : « elle doit représenter de façon dynamique les actions à accomplir et en même temps régler les boucles d’action-perceptionréaction propres à cette forme de communication » (Di Crosta, 2009a, 161). Cela engage le spectateur dans une position active, sans quoi le fonctionnement narratif ne sera pas enclenché. Si elle est souvent associée au jeu vidéo (Arsenault et Mauger, 2012) ou au film actable (Di Crosta, 2009a), la notion d’interactivité peut aussi être pensée en terme scénaristique pour la fiction et le documentaire.

La notion d’interactivité fait l’objet de nombreuses études dans le domaine des jeux vidéo ; la composante narrative des jeux vidéo est documentée depuis les années quatre-vingt-dix (Szilas, 2014) tout comme l’expérience de l’utilisateur dans un contexte ludologique (Marti et Baroni, 2014) où les immersions par le biais d’avatars et les communautés de joueurs amènent l’interactivité à son plein potentiel. La notion d’interaction intéresse aussi le domaine de l’art visuel, où des créations réinventent le rôle du spectateur pour en faire un intervenant (Dezainde et Robert, 2011). De la même façon, les scénarios proposent des expériences qui ne sont plus seulement narratives puisqu’elles sont également médiatiques. Par un mode de lecture qui n’est plus linéaire, par des choix narratifs qui orientent l’action des personnages ou par une forme de dialogue entre l’œuvre et le spectateur, les productions interactives sont scénarisées précisément en regard des plateformes numériques ; elles ont besoin, à des moments stratégiques, de l’intervention du spectateur pour progresser.

L’interactivité des contenus rend possible de nouvelles pratiques scénaristiques puisque les écritures interactives demandent de maîtriser non seulement les enjeux du récit, mais également ceux du dispositif. Cela concerne donc les usages de ces contenus, puisque les créateurs invitent le spectateur à adopter une position active, induite par l’interface numérique (au contraire des écrans de cinéma et de télévision). Ainsi, comme c’est le cas pour le jeu vidéo, l’interactivité en fiction et en documentaire met en scène une « nouvelle forme d’interdépendance relationnelle de l’auteur et du récepteur vis-à-vis de la construction de l’expérience et du contenu narratif, visuel et sonore » (Di Crosta, 2009a, 13). Nous proposons d’analyser plus en détail deux productions, soit le webdocumentaire Dans les murs de la Casbah et la websérie de fiction Émilie, pour voir de quelle façon la composante interactive initie à la fois des scénarios et un régime spectatoriel inédits (Odin, 2014).

3.1. La lecture interactive du webdocumentaire Dans les murs de la Casbah

Note de bas de page 4 :

François Jost (2014) propose pour sa part une typologie des séries web en quatre catégories : les webséries ouvertement fictives, les séries ancrées dans le réel, les blagues ou les sketchs et les webséries dévoilant la situation d’énonciation.

Note de bas de page 5 :

Extrait d’une entrevue accordée par Céline Dréan à Le blog documentaire, publiée en ligne le 4 avril 2012 : http://leblogdocumentaire.fr/dans-les-mursde-la-casbah-un-webdoc-de-celine-drean/6. Cf. Le blog documentaire, déjà cité.

Note de bas de page 6 :

Cf. Le blog documentaire, déjà cité.

Le webdocumentaire est une forme médiatique spécifiquement développée pour l’interface numérique ; sans spectateur-utilisateur rien ne fonctionne. Ce format utilise les possibilités techniques du médium non seulement pour diffuser du contenu, mais également pour narrer. Il propose donc du contenu interfacé (Bootz, 2003). Composé la plupart du temps de vidéos, de photos, de narrations et de textes, le webdocumentaire est intentionnellement scénarisé de façon non-linéaire pour susciter de l’interactivité. Par exemple, le spectateur de Dans les murs de la Casbah4 doit cliquer sur l’un ou l’autre des signes passeurs (Bonaccorsi, 2013) comme des flèches ou des icônes qui apparaissent à l’écran pour orienter le déroulement de la narration. Aussi, c’est par cette dimension manipulable (Bouchardon, 2011) qu’il a la possibilité de voir et d’entendre des entrevues complémentaires, mais qui sont non essentielles à la compréhension du récit global. Cela peut faire penser à l’interaction suscitée par le jeu vidéo, alors que le spectateur adopte un rôle de joueur en cliquant sur l’image pour découvrir la suite de l’histoire. En entrevue, la réalisatrice Céline Dréan fait remarquer que pour le webdocumentaire « la narration n’est plus prise en charge par le récit linéaire, mais surtout par la navigation et le design5 ». Conséquemment, l’écriture se fait non seulement en regard du sujet, mais demande également de « dessiner un projet d’arborescence6 », nouvelle étape de création que l’on ne retrouve pas au cinéma et à la télévision. Il y a donc une architecture dynamique qui doit être pensée dès l’étape de la scénarisation, pour permettre non seulement la narration mais également une interactivité technique (Hurel, 2013).

Note de bas de page 7 :

Cf. Le blog documentaire, déjà cité.

Selon Roger Odin, nous sommes impliqués de façon cognitive et affective dans la lecture d’une œuvre audio-visuelle. Il nomme cette modalité participative la mise en phase, qu’il décrit comme un processus qui conduit le spectateur à « vibrer au rythme des événements racontés » (Odin, 2000, 39). Or, qu’advient-il de la mise en phase lorsque le spectateur pratique une lecture presque aléatoire ? La question se pose puisque le spectateur-usager vit une expérience au gré de ses choix, qui peut laisser présager une mise en phase en-deçà de la lecture d’un récit linéaire. À ce sujet, Céline Dréan fait remarquer que pour le webdocumentaire « il y a toujours le risque […] que l’internaute zappe la moitié d’une vidéo, ou bien ne saisisse pas bien les enjeux d’une séquence, parce que justement il n’a pas forcément vu d’autres éléments qui auraient dû les nourrir7 ». Or, alors qu’Odin nous dit que « la caractéristique majeure de la mise en phase est d’être liée au travail cognitif de construction du récit » (Odin, 2000, 38), ici le scénariste n’a plus le contrôle sur la façon dont ce travail se fera, puisque la construction du récit tient à la réactivité du spectateur.

Le webdocumentaire propose un parcours où le spectateur a l’impression d’être en plein contrôle du déroulement narratif, mais au fond il y a un certain calcul de l’intrigue (Szilas, 2014). Il y a en effet un nombre d’options prévues à l’avance et le spectateur ne peut générer du récit en dehors des choix proposés. On pourrait conclure que le webdocumentaire Dans les murs de la Casbah est basé sur un modèle de scénario qui, selon la typologie de Bouchardon et Ghitalla (2003), permet aux spectateurs de poser des actions sur deux types de dispositifs : lectoriel, puisqu’il contrôle l’environnement de lecture et narratif, puisqu’il peut manipuler l’ordre des événements. Toutefois, il ne peut intervenir sur le dispositif diégétique, puisqu’il ne peut agir sur l’histoire, les possibles narratifs étant préprogrammés par les concepteurs du scénario et de l’interface du webdocumentaire.

3.2 L’interaction transmédiale de la websérie Émilie.

Note de bas de page 8 :

La websérie québécoise Émilie créée par Francis Delfour, Guillaume Lonergan et Jean-Christophe Yacono a été mise en ligne le 28 février 2013 : http://emilie.radio-canada.ca/

Note de bas de page 9 :

Cf. http://attractionimages.ca/fr/productions/79/Emilie

Le projet Émilie8 se définit comme étant une expérience interactive, une fiction évolutive et une websérie transmédia. On propose aux spectateurs une expérience augmentée technologiquement. L’interactivité est suscitée de différentes manières : le spectateur peut recevoir des messages textes en entrant ses coordonnées dans l’espace prévu lors du visionnement, il peut aussi recevoir un appel d’Émilie ou appeler un numéro à l’écran pour laisser un message sur la boîte vocale du personnage principal. Ici, les développements technologiques permettent l’avancement des stratégies narratives et interactives, tel qu’en témoigne l’intention des créateurs : « avec ce projet, nous voulons faire tomber la distance entre les personnages et le spectateur/internaute pour que celui-ci se sente immerger plus profondément dans l’univers du projet, dans le monde d’Émilie9 ». Le défi relevé par les créateurs du projet Émilie est de générer une interactivité personnalisée.

Figure 1. Image tirée de l’épisode 1 de la websérie Émilie.

Figure 1. Image tirée de l’épisode 1 de la websérie Émilie.

Le scénario de la websérie Émilie est pensé pour intégrer des moments de communication entre les personnages de fiction et le spectateur. D’ailleurs, la lecture s’arrête si ce dernier ne réagit pas à ce que le contenu interfacé lui propose. Tel qu’illustré à la figure 1, un personnage de la websérie invite le spectateur à inscrire ses coordonnées téléphoniques dans l’image du téléphone mobile présenté à l’écran. Le visionnement demande donc l’accès à un appareil connecté, muni d’un clavier. En peu de temps, le spectateur reçoit un appel (préenregistré) d’Émilie, le personnage principal de l’intrigue. L’interaction suscitée donne l’illusion d’impliquer le spectateur dans le dispositif diégétique, en le faisant entrer dans l’univers fictionnel, mais également en brouillant les frontières entre la fiction et la réalité. Comment un personnage de fiction pourrait-il nous appeler sur notre téléphone mobile ? En effet, il y a là une forme de jeu auquel il faut adhérer, un système de croyance (Niney, 2002) qui nous est proposé et sans lequel la mise en phase ne peut opérer. Toutefois, même si le spectateur est en relation avec les personnages par l’interface numérique, il demeure un lecteur en position externe (Ryan, 2001).

L’interactivité narrative proposée par Dans les murs de la Casbah et par Émilie nécessite la mise en place d’un dispositif et d’une arborescence qui laissent voir une familiarité certaine avec le jeu vidéo. Les scénaristes doivent ainsi créer un récit tout en configurant une interface dynamique et fonctionnelle. Mais la dimension interactive de ces projets ne se limite pas à la lecture en temps réel puisqu’ils proposent au spectateur une convergence des usages des supports médiatiques (Jenkins, 2006). Par exemple, le spectateur de Dans les murs de la Casbah peut inscrire ses données Facebook pour mémoriser son parcours dans l’éventualité d’une interruption du visionnement. Ainsi, la lecture de l’œuvre est une action non seulement individuelle mais personnalisée, avec une empreinte sur un réseau social qui devient un espace de médiation entre le spectateur et l’œuvre. Par une narration transmédia, le projet Émilie propose au spectateur de s’impliquer dans l’univers narratif en recevant sur son téléphone intelligent les messages textes que les personnages s’échangent dans la web série. En défiant les règles du récit linéaire et des univers diégétiques clos, les auteurs à l’origine des écritures interactives impliquent le spectateur par le biais de dispositifs lectoriels et narratifs, ce qui marque l’une des transformations importantes qui s’opèrent dans les pratiques de scénarisation à l’ère numérique.

4. Des procédés de scénarisation participative

Note de bas de page 10 :

Une des premières séries participatives françaises a été What ze Teuf, diffusée sur la chaîne de télévision D8 en 2013. Les spectateurs étaient invités à donner des suggestions pour le scénario via un compte Twitter (#wzt).

Les nouveaux scénarios se distinguent également par des procédés d’interaction qui invitent, à divers degrés, le spectateur à devenir scénariste. À la distinction des projets interactifs qui demandent une interaction sur le dispositif lors de la lecture, les projets participatifs10 mettent en place un système de communication intermédiatique.

L’interaction se fait donc par le dispositif. À l’ère numérique, où l’on voit prendre forme une authentique culture participante (Compiègne, 2011), la culture du transmédia invite les scénaristes à ouvrir le flux de la création. Pour saisir certaines spécificités de la scénarisation participative, nous proposons de nous pencher maintenant sur la websérie Et Caetero et le projet transmédia Anarchy.

4.1 Scénaristes des réseaux sociaux : la websérie Et Caetero

Note de bas de page 11 :

Une des premières séries participatives françaises a été What ze Teuf, diffusée sur la chaîne de télévision D8 en 2013. Les spectateurs étaient invités à donner des suggestions pour le scénario via un compte Twitter (#wzt).

Note de bas de page 12 :

Une des premières séries participatives françaises a été What ze Teuf, diffusée sur la chaîne de télévision D8 en 2013. Les spectateurs étaient invités à donner des suggestions pour le scénario via un compte Twitter (#wzt).

Le projet Et Caetero11, diffusé sur la plateforme Vimeo, se présente comme une websérie collaborative. Sur la page Facebook12 de la websérie, les spectateurs étaient sollicités pour contribuer à l’écriture, en envoyant des propositions scénaristiques de cinq lignes maximum. (figure 2). Ces idées devenaient en quelque sorte un réservoir d’inspiration pour les auteurs. Les suggestions étant transmises sur la page Facebook, elles étaient accessibles à tous, ce qui pouvait créer une dynamique non seulement entre les spectateurs et les créateurs, mais également entre les spectateurs-scénaristes et les spectateurs qui étaient abonnés à la page sans y participer. C’est donc un processus de création ouvert qui a été mis en place.

Figure 2. Suggestions pour le scénario de la websérie Et Caetero, communiquées par les spectateurs sur la page Facebook de la production (etcbrest).

Figure 2. Suggestions pour le scénario de la websérie Et Caetero, communiquées par les spectateurs sur la page Facebook de la production (etcbrest).

En se donnant le défi de dépasser le mode d’interaction par des choix déterminés, les créateurs se sont retrouvés face à de nombreuses propositions scénaristiques qui devaient être lues, évaluées, triées, et reprises pour en faire un scénario final. Cette forme d’écriture participative mobilise fortement l’équipe de réalisation en raison du contexte d’écriture généré par cet appel à tous. L’écriture participative amène les créateurs à écrire et produire sous pression : les épisodes étaient diffusés le samedi et les spectateurs pouvaient transmettre les suggestions jusqu’au mardi suivant. Le scénario final était écrit en une journée, afin de permettre le tournage et le montage pour une diffusion le samedi suivant. Ce processus de scénarisation ouvert participe à créer des pratiques d’écriture inusitées, tout en commandant un rythme soutenu aux équipes de production. L’étape de la scénarisation, qui se fait habituellement dans l’ombre, laisse dorénavant ses traces sur les réseaux sociaux numériques. L’expérience proposée par Et Caetero engendre donc une intervention indirecte axée sur le dispositif diégétique.

4.2 Le projet Anarchy : une communauté de scénaristes

Note de bas de page 13 :

Une des premières séries participatives françaises a été What ze Teuf, diffusée sur la chaîne de télévision D8 en 2013. Les spectateurs étaient invités à donner des suggestions pour le scénario via un compte Twitter (#wzt).

Note de bas de page 14 :

Cf. http://anarchy.nouvelles-ecritures.francetv.fr/

Note de bas de page 15 :

Cf. http://www.nextinpact.com/news/90687-ce-soir-france-4-fera-dansanarchy-participative.htm

Note de bas de page 16 :

On notera que le créateur d’un personnage retenu pour Anarchy était considéré comme un scénariste de la série et signait un contrat de droits d’auteur.

La télésérie Anarchy (8 épisodes de 26 minutes) a été diffusée sur la chaîne France 4 en 2014. Le projet est décrit comme étant : « une fiction d’anticipation transmédia dans laquelle les narrations web et tv se parlent et se répondent. L’internaute crée l’histoire, engendre ses personnages, les nourrit sur le Web et participe à l’écriture13 ». Ce projet se distingue des autres productions de notre corpus puisqu’il a été diffusé d’abord sur un médium conventionnel, la télévision, puis sur internet. Nous le considérons comme un nouveau scénario en raison de sa dimension transmédiale et de l’implication directe des spectateurs dans le processus de scénarisation. Son originalité tient au fait que le projet est lié à un site internet très complet14, un compte Twitter et une application Android et IOS. Ces extensions numériques sont autant de canaux de communication pour mettre en place l’interaction avec les spectateurs qui sont appelés à participer directement à l’écriture de la série. Un des créateurs, Boris Razon, explicite son rapport à la création à l’ère numérique en disant « qu’il croit à l’attraction du dispositif et du concept et que cette forme d’écriture permettra de faire naître des idées qu’une équipe de scénariste seule n’aurait pas forcément pu imaginer15 ». En effet, de façon très organisée, le projet Anarchy met en place un système où le public peut créer des personnages16 pour la série ou intervenir sur le destin des cinq personnages établis par l’équipe. Chaque épisode était écrit, tourné et diffusé dans la même semaine.

Note de bas de page 17 :

Selon le site du projet Anarchy, presque 2 200 auteurs étaient inscrits et plus de 1 100 personnages avaient été créés quatre semaines après le début de l’expérience collaborative.

L’expérience Anarchy a élevé l’écriture participative à un niveau supérieur. Sur le site internet, on retrouve le classement des spectateursscénaristes et le nom des gagnants suite au cumul des points obtenus lorsqu’une proposition était retenue. Ces nouvelles modalités de scénarisation participative créent donc des communautés de scénaristes, qui font penser à celles des joueurs de vidéoludiques. Le réseau de scénaristes constitué par le projet Anarchy acceptait de créer du contenu tout en participant à une compétition17. Ici, l’engagement était total et ce n’est pas une intervention sur les dispositifs lectoriel ou narratif qui est en jeu, mais une empreinte bien visible sur le dispositif diégétique.

L’écriture participative semble un procédé tout indiqué pour les environnements numériques. En se déployant tout à la fois sur les réseaux sociaux, les sites web, les applications et les médiums traditionnels, la dynamique qui s’installe entre les créateurs et les spectateurs peut prendre différentes formes. Ainsi, on peut penser que la scénarisation participative et collaborative va participer à l’évolution d’une discipline qui, jusqu’ici, s’était développée essentiellement au cinéma et à la télévision.

5. L’écriture relationnelle

Notre dernière partie porte sur une dynamique scénaristique particulière, que nous proposons de nommer l’écriture relationnelle. Le principe fondateur de cette forme d’écriture est la communication entre les créateurs et les spectateurs. Ce procédé de scénarisation implique les blogues et les réseaux sociaux, par le biais desquels les spectateurs s’expriment sur le projet en cours ou encore s’adressent directement aux créateurs. Ainsi, c’est une forme de dialogue indirect entre le réel et la fiction qui est mise en scène et remédiatisée dans le scénario. L’intervention n’est pas faite directement sur le dispositif, mais bien par les modalités transmédiales. Si le spectateur ne peut agir directement sur les dispositifs lectoriel, narratif et diégétique, il peut tenter sa chance pour le faire de façon indirecte. Voyons quelques-uns des mécanismes de l’écriture relationnelle mis en scène dans la websérie Solange te parle.

5.1 Solange te parle, scénariste sous influence

Note de bas de page 18 :

Le websérie française Solange te parle créée par Ina Mihalache a été mise en ligne en novembre 2011 : https://www.youtube.com/user/SolangeTeParle

Note de bas de page 19 :

Cf. http://solangeteparle.com/

Note de bas de page 20 :

Cf. https://www.youtube.com/watch?v=hiEHaEvxrLw

La websérie Solange te parle18 met en scène une jeune femme dans la trentaine qui partage aux spectateurs ses états d’âme, ses frustrations et ses désirs à la manière d’un journal intime. Ina Mihalache alias Solange s’amuse à jouer avec les frontières du réel et de la fiction. Ainsi, le personnage de Solange s’adresse directement au spectateur pour l’interpeller (Châteauvert, 2012). Cette relation écranique ne se limite pas à la websérie, puisque ce lien relationnel se tisse également sur un blogue19 qu’elle écrit sous le pseudonyme de Solange et par le biais des commentaires que font les internautes sur les réseaux sociaux ou sur sa chaîne YouTube. Ainsi, ces formes d’écriture multiples influencent la scénarisation de la websérie, ce qui enclenche un procédé de scénarisation relationnelle. Par exemple, à la fin de l’épisode « Je suis une cougar acrobate »20, Solange demande au spectateur : « comment m’as-tu connue ? ». Interpellés, les internautes ont été nombreux à répondre dans l’espace de commentaires sur la page YouTube.

Figure 3. Image tirée de l’épisode « Superman, un mouton et des mycoses vaginales » de la websérie Solange te parle, diffusée sur YouTube.

Figure 3. Image tirée de l’épisode « Superman, un mouton et des mycoses vaginales » de la websérie Solange te parle, diffusée sur YouTube.

Ces commentaires des spectateurs-internautes sont le point de départ de cette écriture relationnelle. Tel qu’illustré à la figure 3, le personnage de Solange répond aux messages des internautes dans la narration de la websérie. Ici, une spectatrice lui demande « D’où vient la lampe derrière ton lit » et Solange lui répond qu’il s’agit d’un accessoire utilisé lors du tournage de son long métrage. Ainsi, le spectateur se trouve à être impliqué directement dans la diégèse sans avoir eu l’intention de l’être au départ.

L’échange est donc transmédiatique et joue avec les notions de fiction et de réalité. Comment un personnage de fiction peut-il réagir à de vrais commentaires ? Mais ce dialogue avec les spectateurs-internautes inspire une forme de scénarisation tout à fait dynamique. En reprenant des commentaires publiés sur les réseaux sociaux, les scénarios de Solange te parle initient une dynamique relationnelle que seules les productions des nouveaux écrans peuvent réaliser.

6. Conclusion

Les théories et les pratiques de la scénarisation se sont surtout développées autour des médiums cinématographique et télévisuel. Or, il semble que les modèles de scénarios se métamorphosent sur le web, en considérant l’aspect écranique du support de diffusion qui permet une réaction du spectateur de nature interactive, participative ou relationnelle. Les nouvelles formes d’écriture créent des productions distinctes des médiums traditionnels en proposant des expériences dynamiques conséquentes à la réactualisation du rôle du scénariste, de la pratique du scénario, du régime spectatoriel, des modalités de lecture et de l’usage du dispositif dans la narration.

L’analyse du corpus a permis de dégager certaines spécificités des nouvelles formes d’écriture scénaristiques pensées pour les nouveaux écrans. L’un des traits distinctifs des récits du web sont les dispositifs de lecture qui mettent en scène un ou plusieurs lieux d’interaction (lectoriel, narratif et diégétique), tels qu’explicités par Bouchardon et Ghitalla. Aussi, l’internaute-spectateur défini par Châteauvert est susceptible de devenir un spectateur-usager ou un spectateur-scénariste. De plus, les enjeux de l’interface numérique et le régime communicationnel de l’interactivité nommés par Di Crosta pour caractériser les jeux vidéo et les films actables semblent transférables aux productions de types webdocumentaire et websérie. Inspirés par la pensée du numérique développée par Delavaud, nous avons tenté de démontrer que les nouveaux scénarios peuvent faire partie de ces contenus qui se créent par et pour les nouveaux médias.

Même si les scénaristes du web ne sont pas dans l’obligation de créer des œuvres interactives (plusieurs webséries ressemblent à des téléséries de format court), les possibilités du numérique laissent entrevoir un renouveau des contenus narratifs en fiction et en documentaire. À la lumière des travaux de Bouchardon et Ghittala, nous pouvons conclure que « concilier interactivité et narrativité, c’est permettre à l’interacteur de réfléchir le récit et son dispositif, l’interacteur étant inclus dans celui-ci » (Bouchardon et Ghitalla, 2003, 10). Ainsi, nous pouvons croire que les pratiques de scénarisation se développeront en tenant compte du récit, mais également du dispositif, de l’interactivité et du rôle du spectateur, tel que l’énonçait notre hypothèse de travail en introduction. En conclusion, nous retenons que le travail d’écriture ne se fait plus dans l’ombre. Souvent bien moins connus et reconnus que les réalisateurs, voilà que le travail des scénaristes, professionnels et amateurs, se retrouve au cœur de ces productions inédites.