Publié dans la célébrissime collection Que sais-je ? des PUF, Psychologie des écrans annonce dès son titre un programme fort ambitieux particulièrement intéressant et pertinent pour le monde francophone.
L’ouvrage a tout du format habituel : 124 pages, peu de chapitres (trois en fait, plus une conclusion rapide mais éclairante), texte sans illustration, etc. Malheureusement, certaines faiblesses éditoriales viennent assombrir le programme, voire parfois décourager la lecture. En premier lieu, il faut impérativement signaler que le titre de l’ouvrage est trompeur. Après 45 pages de lecture (la totalité du premier chapitre), soit plus du tiers de l’ouvrage, il n’est pas exactement question de psychologie dans son acception générale – ce que laisse entendre la formulation du titre que vient un peu corriger le surtitre en quatrième de couverture (Pour une clinique du virtuel). Il est davantage question du virtuel, surtout (et presque exclusivement) discuté sous l’angle philosophique et psychanalytique. Certes, on dira que la psychanalyse freudienne relève du champ de la psychologie, mais cela est matière à débat et ne tombe pas immédiatement sous le sens pour tous les lecteurs qui ont des attentes légitimes quant aux frontières et contenus disciplinaires de la psychologie de 2015-2016 (entendons ici cognition, perception, charge mentale, ergonomie cognitive, etc.). En effet, quand on pose la question à Paul Bloom, éminent chercheur en psychologie et professeur à Yale, il rétorque que, dans les universités américaines de la Ivy League (les huit grandes), la psychanalyse freudienne ne s’enseigne désormais que dans les départements d’histoire et de littérature (Bloom 2007 : PSYC 110 Introduction to psychology, Open Yale courses). Un titre plus adéquat selon nous se présente lorsque les auteurs invitent leurs collègues de l’Hexagone à prendre activement part au programme d’une « authentique psycho(patho) logie psychanalytique du virtuel quotidien » (p. 47). Certainement trop long pour les normes de la collection mais bien plus juste quant au contenu réel de l’ouvrage.
Il nous faut aussi noter le choix discutable des auteurs en ce qui concerne la référence systématique à la réalité virtuelle (RV), concept conducteur évoqué d’un couvert à l’autre pour désigner autant l’interaction avec un jeu vidéo qu’une simple utilisation du Web conventionnel. Compte tenu du sens déjà précis et, dirions-nous, « réservé » de l’expression réalité virtuelle (« simulation informatique interactive immersive », Wikipédia), une note à ce propos aurait au moins pu rassurer le lecteur en montrant que les auteurs étaient bien conscients de ce chevauchement terminologique artificiellement créé qui, selon le contexte, peut engendrer de la confusion (la RV des auteurs ou la RV d’acception générale ?).
Si le premier chapitre présente un examen du virtuel selon une chronologie de nature philosophique très inspirante (après le classique exposé sur Lascaux, les contributions examinées d’Aristote, de Leibniz, de Bergson, de Deleuze et de Lévy), seul le lecteur déjà bien initié pourra réellement y prendre plaisir. Malgré ses efforts et sa bonne volonté, il ne sera cependant peut-être pas toujours aisé pour ce dernier d’extraire le sens juste et complet d’énoncés comme : « l’originalité de la RV, c’est […] de proposer […] un frayage ne se contentant pas d’une reprise psychique artificiellement isolée, mais qui réédite trivialement la perception interactive des actions psychomotrices d’un “moi-corps” infantile jouissivement restauré. » (p. 30) Compte tenu de la fréquence de ce genre d’énoncés au premier chapitre, le lecteur devient trop souvent spectateur d’un exposé qui risquera de lui échapper en bout de ligne.
Le deuxième chapitre est définitivement plus accessible tant par son contenu que par l’organisation des thèmes et leur progression. Les auteurs y explorent d’abord le virtuel au quotidien en incarnant leur propos dans une diversité de situations et de genres : envoi de courriel, groupe de discussion, jeu vidéo, gestion de la vie amoureuse dans le virtuel de même que certaines situations de travail. Ensuite, la déclinaison des problématiques potentielles se fait en suivant le cycle de vie de l’homo virtualis, de la vie fœtale à la mort, en passant par l’enfance, l’adolescence et le vieillissement. Si les propos sont globalement intéressants et parfois très efficacement formulés (« la vertu ludique du jeu vidéo s’interrompt là où commence la tragique solitude du rituel », p. 58), on reste un peu sur notre faim dans certains cas, voire non convaincu de la démonstration ou de l’explication. Pour illustrer un cas d’acte manqué (toujours en territoire freudien), les auteurs évoquent le cas du courriel envoyé sans la pièce jointe annoncée ou la faute de frappe qui n’en serait pas une. On veut bien. Mais le sentiment qui s’installe progressivement chez le lecteur est celui-ci : au lieu d’un examen inductif qui aurait réellement pris en compte la complexe réalité technologique des objets, situations, genres évoqués – pour proposer un examen psychopathologique concret et renouvelé –, les auteurs semblent plutôt avoir pris le parti de l’illustration de la théorie freudienne pour en démontrer la pertinence. Défense et illustration de la psychanalyse à l’ère du numérique. Le sentiment perdure au troisième et dernier chapitre de l’ouvrage, là où les auteurs présentent un panorama des psychopathologies du numérique suivi d’un bilan des perspectives psychothérapeutiques. Ici, on est parfois surpris des généralités et de certaines absences : comment les auteurs ont-ils pu laisser de côté l’extraordinaire phénomène du Fear of missing out (FOMO) tant décrié et si ravageur ?
Mais adoucissons la critique pour cette fois rendre hommage à l’intention des auteurs : lancer un appel aux collègues français pour qu’ils investissent et investiguent le champ des psychopathologies de la RV. Renfort demandé.