Tablettes, ordinateurs, objets connectés, MOOC, domotique… encore et toujours, notre interaction avec l’univers virtuel n’a de cesse de se renforcer, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non. Pour autant, qu’augure ce changement présenté comme positif sous de nombreux aspects ? La « culture numérique » est-elle la révolution espérée et attendue ?
C’est au travers d’une analyse sociétale ambitieuse que Philippe Godard, directeur de collection d’ouvrages jeunesse et essayiste, décompose le mythe de cette nouvelle forme de la culture si particulière, que tout le monde s’accorde à discuter mais que peu peuvent clairement définir, afin d’en comprendre les objectifs et d’en décrypter les intentions.
Contextualisant d’abord l’héritage du numérique, Monsieur Godard commence son analyse en situant la précédente révolution cognitive qu’a constitué le passage de la culture orale à la culture écrite, transition douloureuse où les avantages, certains, n’ont pu cependant gommer des inconvénients qui ont constitué et constituent encore des pertes importantes et inestimables dans le patrimoine des connaissances humaines. À qui est destinée la connaissance ? Comment le livre a-t-il redistribué les cartes de la culture, du savoir et donc du pouvoir ? Ce premier état des lieux nous aide à comprendre l’héritage à la fois gagné et perdu contenu dans l’ouvrage physique, et qui, selon l’auteur, est à présent lui-même en proie au nouveau canal numérique.
Il est ainsi établi que la culture, loin d’être un absolu transposable sous n’importe quelle forme sans subir de changements, se veut au contraire intimement liée aux médiums, concrets ou abstraits, à travers lesquels elle s’exprimera et se transformera inéluctablement.
En prenant l’exemple du genre encyclopédique, ses évolutions, sur supports papier, CD puis DVD pour enfin devenir totalement « virtuelle », la culture numérique expose alors ses premières fêlures suivant l’auteur, l’exhaustivité et la qualité de l’information s’effaçant devant le besoin d’immédiateté et de profusion naissant. Pourquoi une telle divergence ? Philippe Godard pointe du doigt l’écueil de la culture numérique : une politique éditoriale – « humaniste » dans le cas de l’encyclopédie –, simplement absente dans le cybermonde.
L’auteur prend pour terrain de réflexion l’endroit même où le métissage du numérique et du réel se confronte ; l’école, observatoire passionnant des mutations culturelles en cours et à venir. Les constats faits dans cet ouvrage sont d’ailleurs ici édifiants ; y est décrite une institution où se déroule un basculement de « connaissances » à « compétences », où chaque savoir acquis doit à présent être impérativement absorbé dans l’optique d’une réutilisation sociétale « pratique », productive et immédiate, ne laissant plus de place à une connaissance et une culture « simples », dénuées d’utilité directe, qui ne sont présentées et acquises que dans le plus pur plaisir de la réflexion. De là, au-delà d’un appauvrissement culturel évident (l’auteur parle même d’« abrutissement digital »), l’esprit critique, défini et analysé comme la partie émancipatrice de la culture, en est lui-même diminué.
Sur le plan social, il s’agit donc d’un abaissement du niveau de culture, entraîné par le numérique qui, outrepassant sa vocation d’outil simple, devient sous le prisme d’entreprises puissantes un instrument de contrôle des masses, dangereux et aux effets directement perceptibles. L’auteur évalue la numérisation de la culture en termes de régression, notamment des comportements et des communications, plus brutales, plus violentes, moins profondes et moins réfléchies. De là, l’illusion de liberté et l’atomisation (terme préféré de l’auteur à « l’individualisation » pour sa connotation plus neutre) de l’être deviennent ainsi le nouvel « opium du peuple », un mythe au sens de Barthes.
Sous ce constat sombre se profilent pourtant des futurs possibles pour la survie de la culture à en croire Philippe Godard, de par la nature même de l’être à vouloir dépasser les possibilités qui lui sont offertes, et par là la possibilité de sortir d’une « torpeur numérique » pour en délivrer l’esprit critique indispensable en vue d’une remise à plat du futur culturel virtuel. La pédagogie est l’un des maîtres mots de cette liberté à retrouver et à reconquérir, car c’est au travers d’une profonde refonte de celle-ci que pourront naître les germes d’une nouvelle révolution-réflexion, plus saine. À défaut de cette refonte et devant la virtualisation même de l’école, l’auteur préconisera de valoriser ces « espaces de libertés », même temporaires, où l’esprit fleurit et où la pensée peut vaquer aux diverses possibilités pour s’évader.
L’auteur conclut ainsi sur la nécessité constante de toujours lutter pour l’autonomie, pour une culture intacte et toujours au service de la pensée, non de l’asservissement.
Un ouvrage qui pourra étonner par son appel à une mobilisation citoyenne et réfléchie, par sa profondeur, son exigence et sa contextualisation particulièrement d’actualité, mettant chacun face à ses responsabilités pour (re)penser la culture avec bienveillance. Une déconstruction d’un mythe qui appelle à l’édification d’une nouvelle approche de la culture numérique, plus critique et constructive.