Designer danois de renom et professeur de design de communication à la Swinburne University of Technology (Melbourne, Australie), Per Mollerup propose ici un ouvrage sur le concept de simplicité en design. Suivant ainsi les traces de quelques importants prédécesseurs (John Maeda avec The laws of simplicity [2006], Jakob Nieslen avec Designing Web usability. The practice of simplicity [2000], etc.), Mollerup innove cependant en proposant un examen approfondi du concept avec l’intention très clairement affirmée de le rendre plus opératoire et plus porteur pour le design. On est donc en présence d’un ouvrage qui va au-delà de la « simple » sensibilisation à l’importance d’un concept, ce qui est très souvent la posture adoptée pour parler de simplicité en design. Et l’auteur est à prendre au sérieux en cette matière : on lui doit notamment le concept de wayshowing, une spécialisation fort pertinente dans le paradigme du wayfinding. Mais, crédibilité oblige, il faut d’abord parler de la forme de l’ouvrage puisque, à tout seigneur tout honneur, Mollerup en est à la fois le rédacteur et le designer. Impossible d’en sortir : réussit-il à parler aussi intensivement de simplicité tout en appliquant à son ouvrage la gamme pertinente des principes associés au concept ? Réponse : oui, absolument. Les choix formels (typographie, grille graphique, etc.) et le style rédactionnel direct et peu redondant permettent au lecteur de traverser en quelques heures l’ouvrage de près de 200 pages. L’abondante exemplification par la photographie et l’image favorise bien sûr la chose autant que le découpage très clair des chapitres. Mais une autre question incontournable s’impose : Mollerup arrive-t-il à éviter les pièges du simplisme ? Réponse : oui, mais... Alors que la perspective adoptée est principalement celle du design de produits (d’objets, industriel, etc.) – ce qui permet à l’auteur de presque toujours appuyer ses affirmations avec brio –, on regrettera un certain manque d’ouverture sur deux fronts : le manque de considération pour les autres designs et la présence parfois trop ténue des appuis relevant des sciences cognitives et de la psychologie.
Mollerup reconnaît que le cœur de son ouvrage (5 des 6 chapitres) puise presque exclusivement dans le corpus du design de produits, ce qui n’est pas problématique en soi. Toutefois, même s’il tente de compenser la chose avec un chapitre (le dernier) consacré à la communication visuelle, la compensation n’est pas exactement réussie dans la mesure où les enjeux de simplicité propres à cette famille du design sont en partie évoqués sans être traités en profondeur. On pourrait même affirmer que rien de neuf n’est dit à ce propos. La déception est double considérant l’expertise de Mollerup en communication visuelle. De plus, les designers Web, d’interfaces, d’interaction, etc., et tous les intéressés par l’interaction humain-machine trouveront absolument banale la seule page de l’ouvrage consacrée à la simplicité Web. Le design de service – absent – aurait pu aussi contribuer positivement et de façon originale à la réflexion sur la simplicité compte tenu du caractère souvent intangible de son objet. Partie remise, il faut l’espérer.
Mollerup le dit très justement d’entrée de jeu : la simplicité n’est pas qu’un état du design (objectif, quantifiable) mais aussi une évaluation de l’utilisateur sur ce même design (subjectif, qualifiable). Cette distinction amène l’auteur sur le terrain de la psychologie (en citant de façon assez marquée l’incontournable Don Norman – qui semble d’ailleurs indirectement l’en remercier dans sa critique dithyrambique très visible sur le Web). Mais, à notre avis, cette avancée en psychologie est insuffisante ou trop partielle. Le concept de simplicité mis en examen et les multiples cas présentés par Mollerup auraient pu (dû ?) bénéficier d’un appui scientifique et d’une analyse évoquant plus spécifiquement les caractéristiques ou les limites de la perception visuelle, de la mémoire (de travail, à long terme), de l’attention, du traitement psycholinguistique des mots, de la compréhension, de l’apprentissage, etc. Nous nous permettons cette critique, car le maillage du design et de la psychologie est désormais chose courante et même attendue. Simplicity. A matter of design, sans tomber – loin s’en faut – dans le piège des ouvrages de design présentant du « beau » sans réel discours articulé et pertinent, n’échoue pas mais déçoit un peu quant à l’intensité de ce maillage (attendu) avec la psychologie.
Au-delà de ces quelques critiques à relativiser, il faut retenir de cet ouvrage à mettre entre les mains de tous les designers (toutes familles de design confondues) quelques éléments de réflexion particulièrement intéressants à propos du concept de simplicité. En introduction, Mollerup, évoquant le mode de vie « simple » de nos lointains ancêtres, insiste sur le fait que la simplicité n’est pas une qualité absolue : son évaluation dépend de nos expériences, de nos connaissances, de notre compréhension du monde, de nos habiletés (p. 6). C’est dans le deuxième chapitre (Basics) que se trouve, à notre avis, l’idée la plus intéressante et la plus porteuse de l’ouvrage : le terme simplicité recoupe deux réalités qu’il faut distinguer (c’est vrai en français comme en anglais). Pour l’expliquer, Mollerup renvoie à deux caractéristiques antagonistes de la simplicité : le caractère complexe (complex) et le caractère compliqué (complicated) d’un design. Le premier élément renvoie au nombre de parties ou d’éléments interconnectés constituant un design. Il s’agit donc d’une propriété quantifiable et objective. À l’inverse, le deuxième élément est presque purement subjectif puisqu’il concerne l’aisance ou la difficulté à comprendre un design (« Simplicity is very much in the mind of the beholder. », p. 11). Compte tenu de ces deux phénomènes omniprésents, proches mais à distinguer, Mollerup insiste pour y opposer deux types de simplicité : la simplicité de quantité et la simplicité de qualité. « We don’t propose, save expect, that quantity-simple and quality-simple will enter everyday language, but certainly recommend these terms for professional design discourse. » (p. 16) Dès lors, tout design (ou l’une de ses parties) peut être qualifié à la fois sur l’axe de la complexité (de complexe à quantity-simple) et sur l’axe du caractère compliqué (de compliqué à quality-simple). Ces concepts sont omniprésents dans l’ouvrage et contribuent en partie à en structurer le discours. Sur l’axe disons du niveau de compétence, Mollerup nous invite à distinguer aussi la simplicité générale et la simplicité spécifique ou spéciale. La première s’évalue rapidement, presque en premières impressions, alors que la deuxième nécessite un certain apprentissage (p. 20). Après une discussion sur la simplicité hors du design (deuxième chapitre) – où il est notamment question de simplicité en science, en marketing et en économie –, Mollerup articule son exposé en consacrant des chapitres distincts à la simplicité au service de la fonctionnalité, de l’esthétique et de l’éthique. Sans être inintéressants, ce ne sont pas tant les contenus développés de ces chapitres qui méritent l’attention mais bien ce découpage en trois temps.
Si cet ouvrage ne constitue pas le definitive guide sur la simplicité en design, il s’avère néanmoins un excellent point de départ pour les discussions futures.