Dans la série des synthèses Human-Centered Informatics publiées chez l’éditeur Morgan & Claypool, Gloria Mark – professeure au Département d’informatique à l’Université de Californie à Irvine – propose une incursion au cœur du multitâche (multitasking), un phénomène omniprésent surtout associé à l’émergence de l’informatique personnelle et des nouvelles technologies dans leur ensemble. Bien que le multitâche soit bien sûr possible dans tous les contextes de travail, il affecte de façon particulière le travail des « ouvriers de l’information » (information workers). La synthèse de Mark couvre les principaux travaux sur le sujet dans le contexte du numérique, ce qui inclut une forte contribution des travaux de recherche de l’auteure elle-même et de son équipe. La perspective informationnelle de cette synthèse d’environ 100 pages au contenu bien dense, a pour problématique centrale la gestion des ruptures attentionnelles, c’està-dire ces multiples moments où la tâche à laquelle on s’affaire à l’écran est interrompue pour diverses raisons qui ont cependant presque toujours à voir avec l’abondance de l’information accessible (sous toutes ses formes).
Bien que la problématique du multitâche devant l’écran soit toute contemporaine, Mark nous rappelle que cette peur de se retrouver enterré sous l’abondante information n’est pas nouvelle : « Since the multitude of books, the shortness of time and the slipperiness of memory do not allow all things which are written to be equally retained in the mind », s’inquiétait déjà en 1255 le dominicain Vincent de Beauvais dans son « Grand Miroir » (Speculum Maius), cette importante encyclopédie du Moyen Âge. L’humain a évolué avec un « simple » faisceau attentionnel tel un projecteur ou la lanterne d’un phare. La division de ce faisceau est rarement possible contrairement à l’idée qu’on se fait généralement du multitâche : nous ne divisons pas notre attention pour faire deux ou trois choses à la fois, nous alternons d’un point focal à un autre avec une dextérité variable et de façon inconsciente. Dans sa synthèse, Mark s’intéresse principalement aux effets de l’interruption, conséquence inévitable du multitâche dans ce nouvel « écosystème » numérique.
Si les recherches sur le multitâche sont nombreuses et s’accumulent depuis plusieurs décennies, celles qui prennent en compte plus particulièrement le contexte du travail à l’écran (in situ) n’ont que très rarement plus de dix ans. Dans l’esprit de Mark, et contrastant ainsi avec d’autres définitions sans doute plus communes dans les recherches en communication, le multitâche est l’alternance (l’interfoliage, pour reprendre son terme) entre les activités menées sur un même poste informatique ou de ce poste informatique vers une tâche externe et non, par exemple, l’usage de deux médias en simultané comme écouter la radio tout en naviguant sur Internet.
Cette alternance se produit à divers niveaux de granularité requérant de ce fait des niveaux d’énergie cognitive et attentionnelle fort différents : on peut en effet alterner d’un projet donné à un autre (haut niveau) tout comme on peut « simplement » passer d’un écran à un autre (sous-niveau) ou de l’écran au téléphone dans le contexte d’un même projet. Le multitâche efficace est donc intimement lié à notre capacité à focaliser et à refocaliser rapidement sur l’activité en cours. Devant cette capacité, nous ne sommes cependant pas toutes et tous égaux puisque notre préférence pour la monochronicité (monochronicity) – une seule activité de travail à la fois – ou pour la polychronicité (polychronicity) varie d’un individu et d’une culture d’entreprise à l’autre.
Au-delà de l’abondance de l’information accessible – principale raison du « décrochage » attentionnel –, les causes du multitâches sont variées : le nombre de tâches et de projets à l’agenda, la taille du réseau social professionnel et personnel (susceptible d’augmenter les interactions et, donc, les interruptions), la facilité et la rapidité d’accès à certaines informations, le design des interfaces, l’environnement hypermédia en lui-même, la culture d’entreprise et les attentes en regard de l’usage de la technologie (ex. : on ressent la pression de répondre rapidement aux courriels des collègues, du patron), l’organisation physique de l’espace de travail, etc. Signe des temps, alors qu’en 1965 un travailleur passait en moyenne 26 % de son temps à son bureau et 55 % de son temps en réunion non planifiée (ex. : aller discuter avec un collègue dans le bureau voisin), le travailleur du début des années 2000 serait à son bureau (devant l’écran) 43 % du temps contre 22 % en réunion non planifiée, le courriel ayant pris le relais. Cette omniprésence du courriel amène d’ailleurs Mark à lui consacrer un chapitre entier.
Pour mesurer l’impact du multitâche et la difficulté à se « remettre » d’une interruption, il importe aussi de prendre en compte le niveau d’engagement du travailleur selon qu’une activité ou un projet est central ou périphérique à ses intérêts ou responsabilités. Selon Gonzalez et Mark (2004), au cours d’une journée normale, l’employé de bureau investirait son temps de travail dans une moyenne de 12,2 sphères d’activités (working spheres) différentes, dont 9,3 seraient centrales et 2,9 périphériques à ses intérêts et responsabilités. En moyenne, ce même travailleur changerait de sphère ou de tâche toutes les 10 minutes 29 secondes et n’investirait que 34 minutes dans chaque sphère d’activités au terme d’une journée de travail. De la polychronicité à haute dose… Les interruptions, qui constituent les frontières temporelles entre deux activités, sont causées par des stimuli internes ou externes. Si la cause d’une interruption externe est généralement facile à identifier (ex. : le téléphone sonne, l’indicateur du courriel se fait entendre ou voir, un collègue cogne à la porte, etc.), les causes des interruptions internes (ou self-interruptions) demeurent assez mystérieuses compte tenu évidemment de l’impossibilité technique d’en observer directement les déclencheurs dans des protocoles de shadowing (le chercheur est physiquement présent dans l’espace de travail de l’employé et note ses actions). La notion de breaking point est ici très intéressante : le travailleur interromprait sa tâche après avoir atteint une frontière inhérente à la sous-tâche en cours (ex. : la fin d’un paragraphe). Plus intéressant encore est le fait que l’interruption interne pourrait être déclenchée par nécessité souvent inconsciente d’« incuber » un problème (incubation). En d’autres termes, il y aurait là traces d’un processus créatif en action.
Le designer d’interaction, comme tous les autres designers, doit tenir compte de l’utilisateur. Rien de nouveau sous le soleil. Cependant, la compréhension de l’ « écosystème » de travail de ce dernier – loin d’être un réflexe généralisé chez les concepteurs, même dans les meilleures pratiques – permettrait pourtant de mieux saisir plusieurs enjeux interactifs, communicationnels, émotionnels, motivationnels et cognitifs dans diverses interventions de design. Même si elle ne contient aucune recommandation de design directe ou indirecte, cette synthèse de Mark nous semble tout de même une excellente introduction susceptible d’enrichir nos représentations mentales à propos du travail à l’écran et de ce qui caractérise sa conduite, ses interruptions et les stress associé aux déplacements et au maintien de l’attention.