Consommation ou re-création de contenus promotionnels ?
Conso-créations de la bande-annonce de Star Wars VII par les publics du cinéma.
La présente communication met au jour les formes contemporaines de prise en charge de la bande-annonce par les publics du cinéma. En nous appuyant sur un corpus de captures d’écran issues de deux interfaces numériques (Youtube, Vine), nous constatons que ces derniers vont au-delà du simple visionnage de la bandeannonce. Ils donnent à voir d’autres formes de consommation particulièrement créatives de la bande-annonce. En effet, sur le web, les publics rejouent personnellement la bande-annonce, la re-créent en stop-motion1 (Purves, Richard, 2011), la mélangent avec d’autres films (mash up2), la juxtaposent à des vidéos livrant des analyses ou des réactions personnelles… Ces différentes initiatives interrogent tout à la fois la nature des contenus promotionnels (poreux, modulables), la dynamique des publics du cinéma (consommateurs, re-créateurs ou conso-créateurs de bandes-annonces ?) et l’éco-système de la promotion des films (prolongée, reconfigurée par les publics).
This communication highlights contamporary forms of trailer reception by moviegoers. Using a corpus of screenshots drawn from two digital interfaces (Youtube, Vine), we see that moviegoers go beyond a simple viewing of the trailer. They show others forms – particularly creatives – of trailer consumption. Indeed, on the web, they personally replay trailers ; they recreate it in stopmotion with pieces of Lego ; they mix trailer with pieces of others movies (mash up) ; they juxtapose trailer with videos giving their analysis or their reactions… These initiatives question simultaneously the nature of promotionnal contents (porous, adjustables), the moviegoers dynamic (consumers, re-creators ou consucreators of trailers ?) and the promotion ecosystem (extended and reconfigured by moviegoers).
1. Introduction
Les frontières entre consommation et création constituent une problématique cruciale dans nos sociétés contemporaines, marquées par l’avènement du numérique. Dans cette contribution, nous proposons d’interroger le rapport – consommation ? création ? – des publics du cinéma aux contenus promotionnels et plus précisément à la bandeannonce. Dans un premier temps, nous pointons des débats académiques qui questionnent les notions de consommation et de création, dans des secteurs hétérogènes, mais occultent de questionner le rapport (consommation ? création ?) des publics du cinéma avec les dispositifs promotionnels déployés autour des films… et plus particulièrement leur rapport à la bande-annonce. Dans un deuxième temps, nous présentons le socle méthodologique mobilisé dans la présente contribution : un corpus documentaire, dans lequel nous regroupons des captures d’écran issues des interfaces Youtube et Vine : deux plateformes permettant d’explorer le rapport contemporain des publics aux bandes-annonces. Enfin, la dernière partie de cette recherche fait état des résultats, qui émergent du traitement des données, et esquissent un continuum entre consommation et re-création de la bande-annonce par les publics.
2. Le Quid « consommation/création » à l’ère numérique
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Fansubbing : sous-titrage (de films, de séries…) par les fans.
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Binge watching : littéralement visionnage intensif, le binge watching consiste le plus souvent à enchaîner les épisodes d’une série sans discontinuer, sur plusieurs heures.
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Vidding : pratique consistant, pour un amateur (appartenant le plus souvent à une communauté de fans), à créer une forme audiovisuelle qui revisite une scène de film ou de série.
La question de consommation et de création est une problématique prégnante pour les sociétés contemporaines, traversées par le numérique. Les débats académiques foisonnants sur ce sujet sont particulièrement révélateurs de la façon dont le numérique met en tension ces deux dimensions. Ces débats soulignent combien les frontières de la consommation et de la création sont questionnées dans de nombreux secteurs, depuis que le réseau balbutiant des NTIC a mué en une composante de l’environnement (Simondon, 1958). Dans le secteur du journalisme, le numérique bouscule l’idée de consommation de l’information et pose le quid de la co-création de l’information (journalisme participatif, économie de la contribution). Dans les organisations, les phénomènes de consommation et de création s’entrelacent, dans la mesure où les individus se trouvent aujourd’hui face à une multitude de dispositifs numériques, pensés comme des incitations, voire des injonctions, à la co-création de matériaux de travail. Le numérique (et avec lui les TICE) fait également évoluer le milieu de l’éducation, en bousculant aussi bien les pratiques des enseignants – bricoleurs numériques – que celles des apprenants (Epstein, Beauchamps, 2014). Des signatures tacites de conso-création se développent également autour des dispositifs artistiques, et notamment des dispositifs d’art numérique, qui offrent de plus en plus fréquemment aux publics des opportunités d’interagir avec les œuvres (Fourmentraux, 2005). Dans le secteur de la culture, des formes de consommation, relativement créatives, des produits culturels apparaissent à l’heure du numérique (Donnat, 2008 ; Rochelandet et al., 2010). Dans l’industrie du livre, la lecture numérique via les e-books (Belisle, 2004 ; Paquienséguy, 2014). Dans l’industrie de la musique, l’écoute en ligne (de podcasts notamment). Dans l’industrie des jeux vidéos, les productions audiovisuelles de joueurs (Auray, Georges, 2012), aussi désignées par le terme mods. Dans l’industrie des séries, le visionnage à la demande (Netflix) et les phénomènes de fansubbing3 (Bourdaa, 2013) ou de binge watching4 (Combes, 2011). Dans l’industrie du cinéma, le streaming ou le vidding5 (Bourdaa, 2016). Ainsi, dans ces différents secteurs culturels, traversés par le numérique, les chercheurs interrogent les formes contemporaines de consommation et/ou de création de contenus. Pourtant, un élément attire notre attention. Concernant le secteur cinématographique, les travaux soulignent ce que le numérique renouvelle en matière de consommation des films cinématographiques (Bourgatte, Thabourey, 2012) mais pas ce qu’il peut reconfigurer en matière de consommation (par les publics) de dispositifs promotionnels. Les recherches consacrées aux publics et aux pratiques cinématographiques ne nous éclairent pas davantage sur ce phénomène. Celles-ci portent sur la façon dont le numérique fait évoluer les pratiques des publics du cinéma (cinéphilies connectées, choix de film à partir de sources d’informations en ligne, nouveaux modes d’accès aux films…) mais ne se penchent pas sur le rapport – consommation ? création ? – des publics aux dispositifs promotionnels.
Ainsi, malgré le foisonnement de productions scientifiques sur la dialectique consommation/création – d’une part – et sur les pratiques cinématographiques – d’autre part –, le rapport des publics du cinéma aux dispositifs promotionnels ne semble pas avoir été étudié au prisme des questions de consommation et de création. Il nous semble pourtant qu’à l’heure où les industries culturelles secouent les SIC (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2013) et les pratiques de consommation culturelle (Perticoz, 2012), cet angle mort mériterait d’être traité. Nous choisissons donc d’interroger, dans la présente contribution, le rapport (consommation ou/et création ?) des publics du cinéma à un dispositif promotionnel particulièrement mobilisé par les publics : la bande-annonce.
3. Socle méthodologique
Notre investigation, nécessairement partielle et incomplète, s’appuie sur des choix empiriques à visée exploratoire. Notre démarche est exploratoire, dans la mesure où elle cherche à « baliser une réalité à étudier » (Trudel et al., 2007) : le rapport des publics du cinéma aux dispositifs promotionnels, et plus précisément le rapport contemporain de ces publics à la bande-annonce.
Nous choisissons la technique de recueil de données qui nous semble la plus adaptée pour documenter et appréhender avec pertinence le rapport des publics à la bande-annonce. Nous élaborons et actualisons un corpus documentaire numérique, dans lequel nous conservons, organisons, référençons des captures d’écran issues de Youtube et Vine. Youtube (2005) est un site d’hébergement de vidéos sur lequel les internautes peuvent regarder, envoyer, partager, commenter, évaluer des vidéos (et notamment des bandes-annonces). Vine est une application qui permet de visionner, partager et commenter de courtes vidéos de six secondes (et notamment des bandes-annonces raccourcies au format Vine). Ces deux interfaces nous paraissent particulièrement ad hoc pour appréhender le rapport des publics aux bandes-annonces, puisqu’elles constituent précisément des points de rencontre entre les publics et des bandes-annonces.
Nous choisissons d’articuler notre collecte autour d’une bandeannonce en particulier : celle de Star Wars VII (Abrams, 2015). D’une part, celle-ci est contemporaine et nous semble de facto opportune pour notre étude, qui souhaite étudier le rapport contemporain des publics à la bande-annonce. D’autre part, le trailer de Star Wars VII constitue, à notre sens, un matériau particulièrement fertile pour notre étude, car Star Wars VII est un blockbuster, issu d’une saga américaine, produite et distribuée dans une perspective mondiale, et devenue au fil du temps une référence culturelle internationale. Il s’agit en outre d’une franchise, qui implique, depuis ses débuts, sa grande communauté de fans, en jouant sur un modèle transmédia¸ dans lequel les fans contribuent à l’extension de l’univers du film, via des récits ou des créations de fans (Jenkins, 2002).
L’articulation de notre corpus documentaire autour de deux interfaces et d’une bande-annonce en particulier est un choix limitatif mais à visée exploratoire, qui renvoie à une méthodologie raisonnée et à des limites maîtrisées. En effet, ces interfaces et cette bande-annonce nous permettent d’étudier le rapport des publics aux BA et de questionner ce rapport au prisme des notions de consommation et de création.
4. Résultats
L’analyse du corpus documentaire nous permet d’entrevoir et de dresser un panorama des formes contemporaines de prise en charge de la bande-annonce, par les publics du cinéma, sur le web. Un panorama qui ne se confine pas toujours aux descriptions que font les chercheurs de ce rapport publics/bandes-annonces… et qui laisse entrevoir de multiples enjeux.
4.1. Formes créatives de consommation de la bande-annonce de Star Wars VII
L’étude du corpus documentaire nous permet de constater, dans un premier temps, que les publics consomment – visionnent – massivement la bande-annonce. En témoignent notamment les captures d’écran cidessous – extraites du site Youtube – laissant entrevoir le nombre de vues de la bande-annonce de Star Wars VII, en version originale (plus de 90 millions de vues) et en version française (près de 2 millions de vues).
Toutefois, les publics en ligne ne se limitent à cette forme – classique – de consommation de la bande-annonce (visionnage). En effet, ces derniers se montrent particulièrement actifs… et créatifs à l’égard de ce dispositif promotionnel. Au-delà du simple visionnage, ils se procurent la bande-annonce (le plus souvent en la téléchargeant) et la relaient copieusement sur le web, et notamment sur Youtube, via leur compte personnel. Cette ventilation de la bande-annonce reste encore, sur le plan créatif, relativement limitée, dans la mesure où la bande-annonce est alors diffusée dans sa version originale. Mais là encore, les publics en ligne ne se contentent pas de faire circuler la bande-annonce dans sa version originale : ils donnent à voir d’autres formes de consommation, particulièrement créatives, de la bande-annonce.
En effet, des bandes-annonces home made (« faites maison ») fleurissent sur le web, et notamment sur Youtube et Vine. Dans ces nouvelles versions, les internautes réinvestissent la bande-annonce, sur le registre du fan made (« création de fan »). Ces réappropriations peuvent concerner la dimension sonore de la bande-annonce. En effet, une multitude d’internautes réinventent la bande-son. Ils réécrivent les échanges entre les personnages, puis assurent eux-mêmes le doublage, ou remplacent les voix utilisées dans la BA de Star Wars VII par d’autres voix, le plus souvent dans une dynamique humoristique (avec des voix en décalage avec l’univers de Star Wars). Outre ces transformations sonores, les internautes n’hésitent pas à transformer visuellement la bandeannonce originale. En effet, ces derniers rejouent personnellement la bande-annonce, en la tournant dans leur propre environnement, ou en intégrant une mise en scène personnelle dans le décor original de la bande-annonce de Star Wars VII. Le plus souvent, ces productions audiovisuelles sont ancrées dans une dynamique humoristique : les internautes parodient les personnages (capture 1), les jeux d’acteurs (captures 2 et 3), ou les objets propres à la saga, comme le sabre laser, emblématique dans la saga Star Wars (capture 4).
Figure 1. La bande-annonce re-créée par les internautes : les mises en scène personnelles
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Stop-motion : technique d’animation qui crée le mouvement par des arrêts et des reprises répétés de la caméra.
Lorsqu’ils ne se mettent pas en scène personnellement, les internautes utilisent des figurines pour rejouer et réinventer la bandeannonce originale : à ce titre, de nombreuses versions alternatives de la bande-annonce de Star Wars VII, particulièrement abouties, émergent sur Youtube et sont tournées en stop-motion6 (Purves, Richard, 2011), à partir de figurines Lego©.
Figure 2. La bande-annonce re-créée par les internautes : l’utilisation de figurines filmées en stop-motion
Outre ces réalisations en stop-motion, les internautes réinventent la bande-annonce originale en réalisant des montages et des trucages, à partir de logiciels informatiques. À ce titre, et dans la mouvance des supercuts et des mash up, ils mélangent des parties de la bande-annonce de Star Wars VII et des images/des personnages d’autres films, d’autres séries, voire de jeux vidéo. Les captures d’écran ci-après donnent à voir quelques exemples de mash up home made (« faits maison »), esquissant un trait d’union entre Star Wars VII et Grease (Capture 1), Le Seigneur des Anneaux (Capture 2), l’univers Disney (Capture 3) et le jeu vidéo GTA5 (Capture 4).
Les internautes composent également des montages, basés sur la juxtaposition de la bande-annonce et d’une vidéo de leur propre création. Dans ce registre, deux types de contenus émergent sur le web. Dans le premier cas de figure, les publics superposent la bande-annonce et une production audiovisuelle dans laquelle ils décortiquent et livrent une analyse – souvent humoristique – de la bande-annonce (capture 1). Dans le deuxième cas de figure (capture 2), les publics superposent la bandeannonce et une vidéo d’eux montrant leurs réactions pendant le premier visionnage (réactions de surprise, de peur…). Ces différentes initiatives participent d’une mise en abîme de la bande-annonce : un moyen, pour les internautes, de méta-communiquer sur leur propre réception de la bande-annonce.
Figure 3. La bande-annonce juxtaposée à des vidéos personnelles (analyse de la BA, réactions pendant le premier visionnage)
Ainsi, les internautes vont bien au-delà du simple visionnage de la bande-annonce, et donnent vie à des formes de réappropriations de la bande-annonce particulièrement créatives : mise en scène personnelle, productions en stop-motion, réalisations de mash up… Aussi, à ce stade, nous nous interrogeons quant aux enjeux et aux implications portés par ces différentes initiatives.
4.2. De quelques enjeux des (re) créations de bandes-annonces
Les re-créations de bande-annonce – impulsées par les publics du cinéma en ligne et pointées dans les sections précédentes – portent de multiples enjeux et relancent, à nouveaux frais, un ensemble de questionnements.
Les différentes formes de re-création de la bande-annonce pointées au fil de notre propos laissent entrevoir le contexte dans lequel les publics du cinéma évoluent aujourd’hui. Un contexte global d’auto-publication en ligne (Cardon, 2006), dans lequel les outils sont suffisamment simples d’accès pour être appropriables par tout un chacun, et dans lequel les publics du cinéma sont également des producteurs d’informations, qui se livrent à des pratiques d’appropriations transformatives des contenus promotionnels. Les pratiques pointées dans le précédent chapitre révèlent en outre combien ce contexte d’auto-publication et ses valeurs – liberté d’accès, expressivisme (Allard, 2011), créativité – se manifestent aujourd’hui dans les pratiques cinématographiques, à travers un amateurisme de masse particulièrement créatif, qui floute parfois les frontières entre la production et la réception.
Outre un contexte global d’auto-publication, les manipulations des internautes sont révélatrices d’une propension des publics à « bricoler » (De Certeau, 1990) et à « redocumentariser » – pour reprendre le terme introduit par le collectif Roger T. Pédauque, RTP-doc (Pédauque, 2006a) – les bandes-annonces. En effet, les internautes profitent de la numérisation généralisée des supports et de la fragmentation des contenus qu’elle rend possible pour détacher les bandes-annonces de leur support et donner vie à des opérations de redocumentarisation (Zacklad, 2008)… les fragments documentaires réassemblés constituant parfois de nouvelles bandes-annonces autonomes, réintroduisant la question de transmédialité documentaire (Zacklad, 2012). Les dispositifs contemporains de publication en ligne permettent aux internautes d’intervenir et de participer à la médiation (Chapelain, Loneux, 2007) des films, en redocumentarisant certains dispositifs promotionnels, tels que la bande-annonce. En donnant aux internautes la possibilité de mixer et de réarticuler les bandes-annonces, le numérique (et plus concrètement les outils logiciels de création numérique) participe (nt) à un processus de redocumentarisation (Pédauque, 2006b) des dispositifs promotionnels utilisés dans le secteur cinématographique.
Ces pratiques révèlent également que les internautes sont capables de s’émanciper des usages a priori « prescrits » (Perriault, 1989) par les acteurs économiques pour ce dispositif promotionnel (visionnage, commentaire, partage…). En effet, les publics donnent vie à des formes de réception alternatives de la bande-annonce (réinventions et réappropriations home made…). Ils exploitent les potentialités offertes par le numérique pour aller au-delà d’une réception passive des bandesannonces (visionnage) et esquisser un continuum vers des formes de consommation plus créatives (mise en scène personnelle, production en stop-motion, mash up, mise en abime…). En ce sens, nos résultats viennent nuancer toute appréhension qui envisagerait la consommation et la re-création de bande-annonce de façon manichéenne. En effet, chez les internautes, les actes de consommation de bande-annonce donnent vie à des actes de re-création de bande-annonce… lesquels (actes de recréation) sont indissociables de la consommation de cette dernière. Les publics du cinéma, bricoleurs inventifs, créent la bande-annonce en la consommant ; ils se montrent créatifs dans la manière de la consommer. Le rapport des publics aux bandes-annonces laisse ainsi entrevoir des postures intermédiaires, interstitielles, qui convoquent simultanément les deux registres (consommation et création) et ne sont pas sans rappeler les travaux de Gobert (Gobert, 2014).
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Les réappropriations (de bandes-annonces) sus-désignées s’inscrivent dans une dynamique transgressive. En effet, en utilisant les BA et en transformant sans autorisation leur morphologie visuelle et auditive (trucages, intégration de nouveaux éléments, juxtaposition à d’autres contenus audiovisuels, distorsion de la bande-son…), les publics dépossèdent les auteurs de bandes-annonces de leur œuvre, et transgressent les règles de la propriété intellectuelle.
Ainsi, les pratiques de bricolages et de re-documentarisation des bandes-annonces représentent des formes émergentes qui actualisent et renouvellent les modes de réception classiques de la bande-annonce. Ces pratiques rappellent que la bande-annonce, dans sa transposition numérique, acquiert la plasticité et la porosité des documents nativement numériques (Salaün, 2007). Elles rappellent également que la bandeannonce, dès l’instant où elle devient poreuse, donne lieu à des pratiques transgressives7 (Casemajor Loustau, 2012), qui posent la question de copyright. En effet, les pratiques de bricolage et de redocumentarisation de la bande-annonce par les internautes, posent la question de plagiat, par méconnaissance et ignorance du droit (Tabary-Bolka, 2009), ou par mépris et négation des règles éthiques et juridiques de publication et de propriété intellectuelle sur le web.
Pour aller plus loin et cerner plus encore les enjeux de ces pratiques, nous mobilisons les cadres théoriques de l’économie de la captation (Cochoy, 2004) et de l’économie des singularités (Karpik, 2007). Dans l’économie de la captation, Cochoy décrit des dispositifs de captation, conçus pour enserrer les choix des individus. Dans l’économie des singularités, Karpik décrit des dispositifs de jugement, a priori désintéressés, destinés à équiper les choix des individus. La confrontation de ces deux cadres théoriques nous permet d’interroger la dynamique de la bande-annonce. Est-elle un dispositif de captation, qui vise à enserrer les publics et à les diriger vers un film en particulier ? Est-elle un dispositif de jugement, qui équipe les futurs publics en leur donnant les connaissances nécessaires pour choisir leur film ? Cette question nous semble particulièrement cruciale, dans la mesure où la bande-annonce circule désormais dans les mains des acteurs économiques, mais aussi dans celles des internautes.
La bande-annonce originale, déployée par les acteurs économiques, est initialement conçue dans une dynamique de captation des publics. Mais lorsque les internautes se la réapproprient dans un registre home made, ils livrent de nouvelles écritures de cette forme promotionnelle, et changent la dynamique dans laquelle elle a été conçue. Ils dépublicitarisent ce dispositif de captation (Cochoy, 2004), conçu pour enserrer de futurs publics, et le transforment en dispositif de jugement (Karpik, 2007) a priori désintéressé.
Nous encourageons toutefois une vigilance critique à propos de cet éventuel désintéressement, car des stratégies diverses peuvent se greffer sur ces contenus home made. En effet, certains acteurs économiques ne semblent pas rester insensibles au potentiel des bricolages réalisés par les publics (relai gratuit et viral de contenus promotionnels, dynamique qui semble désintéressée…). Certains d’entre eux, séduits par ce potentiel, exploitent les bricolages de publics dans leurs interfaces numériques. À ce titre, la production de Star Wars a notamment pris l’initiative de reViner (Vine) et reTweeter (Twitter) certains contenus produits par les publics (figure 6). Cette initiative n’est d’ailleurs pas isolée. Au contraire, les User Generated Contents (UGC) produits par les publics semblent aujourd’hui faire partie intégrante des opérations de community management menées par les acteurs chargés de la promotion des films. Pour exemple, il n’est pas rare de trouver, sur les pages officielles de certains films, des compilations ou des classements des meilleures créations de publics.
Figure 4. Les bricolages de publics exploités par les acteurs économiques.
Des créations de publics relayées ("re-Vinées") sur la page Vine de Star Wars
Les acteurs économiques ne se contentent pas de re-publier les contenus créés spontanément par les internautes. Ils n’hésitent plus à inciter explicitement les publics à produire des contenus home made (« faits maison »). En effet, les acteurs économiques livrent aujourd’hui aux publics des contenus-prêts-à-détourner : c’est notamment le cas de certaines répliques de Star Wars VII, livrées sur Dubsmash (par la production Star Wars) et prêtes à être détournées par les publics. En effet, Dubsmash est une application permettant aux individus de choisir un son dans une bibliothèque de sons (musiques, répliques de film…) puis d’effectuer ensuite un doublage vidéo (en playback), en synchronisant les mouvements de leurs lèvres avec le son. En mettant quelques répliques du septième opus à la disposition des mobinautes sur Dubsmash, la production Star Wars encourage les publics à détourner des répliques et à produire des contenus home made (« faits maison »). La figure suivante montre (à gauche) les répliques de Star Wars VII disponibles sur Dubsmash, et un exemple de doublage réalisé et mis en ligne par des internautes (à droite).
Figure 5. Quand les acteurs économiques incitent les publics à bricoler… Des répliques de Star Wars VII prêtes à être détournées sur Dubsmash
D’autres initiatives s’inscrivent dans cette dynamique d’incitation au bricolage… et notamment les concours. En effet, les acteurs économiques encouragent les publics à détourner certains contenus promotionnels, en lançant des concours de bricolages, qui invitent les publics à créer leur propre version de l’affiche, de la bande-annonce… Dans cette dynamique, la production Star Wars a lancé les Awards 2016 du fan film.
En intégrant ainsi les bricolages de publics à leurs stratégies, les acteurs économiques transforment les bricolages de publics en dispositifs de captation, pensés pour capter. Les User Generated Contents produits par les internautes peuvent donc échapper aux internautes, devenir des Loser Generated Contents (Peterson, 2008), utilisés par les acteurs économiques pour capter de futurs publics. Ainsi, les internautes semblent osciller entre les figures de consommateurs et de (re) créateurs ou conso-créateurs de la bande-annonce… et la bande-annonce semble osciller entre dynamique de jugement et de captation, selon l’acteur qui la prend en charge.
La confrontation des cadres théoriques de Karpik et Cochoy permet d’éviter les écueils d’une appréhension non distanciée des UGC de publics : si ces contenus peuvent s’apparenter, de prime abord, à des dispositifs de jugement créés spontanément par les publics, ils peuvent aussi être le fruit de stratégies, qui relancent, à nouveaux frais, l’idée de promotion des films via les créations d’internautes (Bourdaa, 2016) et la question d’instrumentalisation de la participation en ligne. Cette perspective considère les formes émergentes de participation des publics du cinéma (re-création des contenus promotionnels), sans négliger pour autant la prise en compte – voire l’accaparement – de cette participation par les acteurs économiques, qui semblent séduits par le potentiel de cette participation (François, 2009).
Les formes d’exploitation stratégique des fancreations émergeant autour de la bande-annonce de Star Wars VII rappellent que les stratégies commerciales mises en place dans les franchises médiatiques donnent aujourd’hui la part belle aux fancreations, qui fleurissent sur le web en même temps que se démocratisent les moyens de création numérique. En effet, les franchises médiatiques optent aujourd’hui fréquemment pour un modèle transmedia, dans lequel les travaux de fans font partie intégrante. Sur ce point, Henry Jenkins (Jenkins, 2006) a montré, avant nous, que les franchises, et plus précisément la production Star Wars, ont adopté diverses réactions face aux grassroots creativity (« productions profanes et populaires ») : d’abord une obstruction frontale (poursuites judiciaires), puis une tentative de contrôle (formats imposés), et enfin l’acceptation, voire le choix de les susciter (Jenkins, 2006). Aujourd’hui, en recourant à des stratégies étendues – transmédia – qui intègrent les fans et exploitent leurs créations, les franchises font évoluer les « usages prescrits » (Perriault, 1989) de la bande-annonce. En effet, à l’heure où les bricolages de bandes-annonces sont encouragés par les acteurs économiques, l’éventail d’« usages prescrits » pour la bande-annonce semble s’élargir. Les acteurs économiques ne prescrivent plus seulement le visionnage, le partage et le commentaire de bande-annonce ; ils encouragent les publics à la réinventer et semblent en ce sens ajouter les bricolages et les fanscreations aux prescriptions d’usages.
Les acteurs économiques semblent aujourd’hui opter pour une copromotion des films, assistée par les publics. Lorsqu’ils cherchent à susciter l’intérêt et le buzz autour de leur film, ils semblent en effet miser sur les formes émergentes de participation des internautes (bricolages, redocumentarisation…) et sur le triple potentiel des pratiques de vidding : plonger les fans dans l’univers du film (ou de la saga), maintenir leur intérêt entre deux opus, et animer les fans adeptes de nouvelles technologies.
5. Conclusion
En conclusion, la présente communication met au jour des formes créatives de consommation de la bande-annonce impulsées par les publics du cinéma en ligne. Ces conso-créations de la bande-annonce, initiées par les internautes, interrogent tout à la fois la morphologie des contenus promotionnels (résolument ouverts, poreux, modulables, jouables), la morphologie des stratégies promotionnelles (participatives, détournées par les publics, tournées vers l’incitation à bricoler), et la morphologie des pratiques de publics (bricoleurs, co-producteurs et conso-créateurs de contenus promotionnels). Ainsi, et plus généralement, notre propos met au jour les rapports complexes qui unissent, à l’ère numérique, les acteurs économiques, les contenus promotionnels et les publics du cinéma.