Pour un non‐initié le titre peut laisser penser qu’il s’agit de la neutralité des informations diffusées sur Internet. Le débat posé est ailleurs et plus complexe car il met en jeu des réalités techniques que la plupart des usagers ignorent et qui constituent la toile de fond d’internet, dont le web n’est qu’une application parmi d’autres.
Internet, réseau de réseaux, repose sur l’échange de paquets d’informations entre les opérateurs de télécommunication et sur le principe de l’égalité de traitement quels que soient les contenus ou les émetteurs. Cette neutralité est aujourd’hui menacée. Les nouvelles applications telles que la télévision en ligne ou les réseaux mobiles demandent une bande passante sans cesse accrue et des investissements lourds pour les opérateurs de télécommunication, afin d’éviter la congestion du réseau.
Dans le même temps les fournisseurs de contenus (Google, Apple, Facebook) ont une santé économique insolente. Pourquoi ne participeraient‐ils pas au financement des infrastructures ? Cette perspective se concrétise, dans le cadre d’un libre marché, à l’initiative de ces fournisseurs eux‐mêmes qui nouent des négociations pour obtenir des avantages à leur profit. Cette stratégie pourrait aboutir à des priorités pour certains services ou fournisseurs, voire à des concentrations verticales.
On peut facilement imaginer des facilités accordées aux plus gros fournisseurs de contenus et au contraire la censure pour ceux qui ne parviendraient pas à s’imposer dans les rudes transactions du marché, avec pour conséquence la consolidation des situations établies et un frein pour les nouveaux entrants et l’innovation. La logique actuelle du « best effort » qui consiste pour les opérateurs à délivrer le service, quitte à ralentir le débit pour tous en cas de saturation, pourrait se voir remplacée par celle de la « qualité de service » avec un internet à plusieurs vitesses donnant des priorités en fonction du coût de l’abonnement.
Cette perspective suscite un débat « idéologique, social et politique » que les auteurs résument par l’opposition entre « méga‐entreprises » et « biens communs », débat lié à des « imaginaires socio‐culturels », relevant de projets de sociétés différents, tels que la défense des libertés individuelles ou l’idéologie du progrès technologique.
Après avoir brossé une histoire d’internet, les auteurs analysent « l’économie et l’écologie » d’internet et exposent des cas concrets mettant en cause la neutralité. Ainsi Comcast, opérateur américain a décidé de moduler ses tarifs en fonction des usages et a obtenu raison devant la justice de son pays. Dans le domaine des réseaux mobiles dont les bandes de fréquence sont faibles, de nouveaux problèmes se posent et apparaissent divers modèles de financement : la neutralité est particulièrement remise en cause par Apple qui négocie directement des accords avec les opérateurs. C’est dans la perspective d’une « Google TV », très gourmande en bande passante, que Google négocie avec des opérateurs pour la diffusion des vidéos de sa filiale Youtube.
Est ainsi posée la question du mode de financement de l’internet. Qui doit payer : les fournisseurs de services, les fournisseurs d’applications, les consommateurs ? Cette question, au‐delà de l’aspect économique, pose celle de la décision politique, de la gouvernance de l’internet. Si l’internet des pionniers est né d’une gouvernance technique, aujourd’hui le système est plus complexe et plus ouvert, prenant en compte la société civile. Les auteurs font l’inventaire des modes de gouvernance envisageables : ordonnancement spontané, approche transnationale avec des organes tels que le W3C, régulations gouvernementales, gouvernance par le marché, gouvernement par la technique. Ces diverses modalités témoignent d’intérêts contradictoires. Dans les faits c’est la domination des entreprises de l’internet et des géants de la communication qui est actuellement constatée.
Pour terminer, l’ouvrage propose un rapide tour d’horizon sur la diversité des situations nationales face au débat sur la neutralité, tributaires des différences de cultures politiques. Il s’attarde sur le contexte français, marqué par des tarifs relativement bas sur les forfaits internet sur ligne fixe. Si aux États‐Unis le débat est axé sur l’aspect économique (protection de la concurrence et du consommateur), en France il est plus politisé, portant sur le terrain des droits et libertés, comme en témoignent les discussions autour de l’Hadopi.
La conclusion liste un ensemble de questions concernant la liberté d’expression, les capacités d’innovation, le libre choix des consommateurs, la répartition équitable des producteurs de contenus entre sociétés spécialisés et internautes eux‐mêmes, l’avenir de la régulation politique, le cadre adéquat de traitement de ces questions (échelle mondiale ou cadre étatique ?).
L’ampleur des questions abordées, tant politiques que sociales ou politiques, dans un ouvrage de moins de 150 pages, laisse une sensation de superficiel. Son intérêt est néanmoins de proposer un état des lieux assez exhaustif et de multiples ouvertures propices à approfondissement. Il a aussi le mérite d’ouvrir, à partir de considérations techniques, à une réflexion sur les enjeux politique et de communication qui se posent pour l’avenir de l’internet derrière « le masque de la rationalité technico‐économique ».
Enfin, il est à noter un effort didactique bien nécessaire sur un sujet aussi technique avec un glossaire en fin d’ouvrage et de nombreux renvois. Les références sont abondantes avec des extraits de textes et une bibliographie « sélective » à laquelle il manque cependant des références sur les modèles économiques des grandes entreprises de l’internet.