Things That Keep Us Busy : The Elements of Interaction, Lars-Erik Janlert, Erik Stolterman, MIT Press, 2017
Laurence Paquette
L’interactivité est reconnue comme un élément clé dans le développement des artéfacts et systèmes qui nous entourent. Janlert et Stolterman suggèrent que bien que nous la valorisions, nous ne serions pas en mesure de lui attribuer une signification bien claire. Selon eux, la compréhension de l’interactivité et des éléments propres à l’interaction est essentielle si l’on souhaite prendre part à des discussions à propos de son évolution future. C’est dans cette perspective et d’un point de vue design que les auteurs partagent leur vision de l’interactivité en apportant des précisions à la définition des éléments attribuables à l’interaction. Cet ouvrage présente le fruit de réflexions accumulées au courant des dix dernières années par Janlert et Stolterman. C’est par le regroupement, la réécriture et le développement de plusieurs publications antérieures (telles que The Character of Things (1997), Complex Interaction (2010), Faceless Interaction—A Conceptual Examination of the Notion of Interface: Past, Present, and Future (2015), The Meaning of Interactivity—Some Proposals for Definitions and Measures (2017)) que les auteurs sont aujourd’hui en mesure de nous présenter un contenu à la fois complexe et riche au sujet de l’interactivité.
Le premier chapitre nous immerge rapidement dans le sujet en décrivant l’influence de l’interactivité dans notre quotidien en effleurant différentes notions telles que la complexité, le contrôle, l’automatisation. Les auteurs expriment plusieurs questionnements (Does interactivity in fact increase ? How can we know ? What does it really mean to claim that it does ? And if indeed it is increasing, what does it means ? Should something be done ?) qui révèlent la nécessité d’une exploration minutieuse du phénomène de l’interactivité.
Le deuxième chapitre expose différentes conceptions communes et positions bien établies dans le domaine de l’interaction homme-machine. C’est en définissant d’abord certains paradigmes (virtuality paradigm, ubiquity paradigm et mobility paradigm) que les auteurs examinent ensuite le concept d’interface ainsi que différents scénarios d’utilisation de celle-ci.
Le troisième chapitre est consacré à la définition de différentes dimensions de l’interaction ainsi que de leur interprétation de son anatomie. Janlert et Stolterman offrent d’abord une explication plus théorique et plus abstraite des termes (et concepts) agency, independence, receptivity, predictability, freedom of action, passé/time, attention demand et awareness level. Ils proposent ensuite une première visualisation possible du spectre de l’interactivité et une autre qui évoque la possibilité d’en illustrer différents profils. La présentation de figures, bien qu’elle reste bien rare dans l’ensemble de l’ouvrage, permet d’apprécier la complexité des explications qui les précèdent.
La complexité est le sujet central du quatrième chapitre (notre favori). On y distingue et y décortique quatre sources de complexité présentes lors de l’interaction entre un artéfact (ou système) et un utilisateur. Cette proposition défend une distribution de la complexité plutôt que l’idée d’une simple unité hermétique. Les auteurs démontrent également le rapport paradoxal que l’humain entretient avec la complexité. On la redoute et la critique sévèrement tout en appréciant sa richesse et sa beauté. Janlert et Stolterman concluent en suggérant que la responsabilité d’en trouver la juste dose revient au designer (dans la conception d’artéfacts et de systèmes) et que le modèle qu’ils proposent de la complexité pourrait permettre à ceux-ci d’en saisir les différents leviers.
Ces discussions sur la complexité amènent ensuite les auteurs à aborder la notion de contrôle (chapitre six). Janlert et Stolterman abordent alors le concept de difficulté en soulignant qu’à un niveau égal de complexité, l’aisance d’utilisation de deux artéfacts peut varier. Autrement dit, la complexité d’un système n’affecte pas forcément son utilisabilité négativement. Ainsi, les auteurs amorcent leur discussion sur l’automatisation en suggérant qu’elle peut réduire la complexité de certaines interactions. Ils la jugent particulièrement pertinente lorsque le niveau de complexité d’un artéfact ou d’un système surpasse les capacités de contrôle de l’humain. C’est en partie de cette façon que les auteurs expliquent la présence de systèmes entièrement autonomes. Les auteurs croient d’ailleurs que la nature de nos interactions avec les artéfacts et les systèmes qui nous entourent est en pleine mutation. Plutôt que de contrôler leurs fonctionnalités, les artéfacts et les systèmes opèreront de manière autonome en exprimant leur état interne sous forme d’indices. C’est en capturant ces derniers que nous nous formerions une impression de leur expression. C’est ce que les auteurs nomment expressive-impressive thought style (notion approfondie au chapitre 8).
Janlert et Stolterman sont d’avis que l’humain a tendance à attribuer un caractère, voire une personnalité aux objets avec lesquels ils interagissent au quotidien de manière à mieux les comprendre ou, du moins, à mieux les appréhender. Le chapitre sept expose plusieurs caractéristiques de ce phénomène. À l’image de nos interactions avec les personnes de notre entourage, la personnification d’artéfacts et de systèmes nous aiderait à mieux gérer la complexité de notre environnement en diminuant notre effort mental. Nous serions ainsi en mesure de générer des attentes et des explications, de contextualiser nos interprétations et de nous faire une représentation du fonctionnement normal d’un artéfact ou d’un système. Janlert et Stolterman suggèrent fortement au designer de prendre en compte ce phénomène dans le développement d’artéfacts futurs afin d’assurer une cohérence dans les manifestations de la personnalité (propriétés observables) de ceux-ci.
Au chapitre huit, les auteurs approfondissent ce qu’ils nomment précédemment expressive-impressive thought style. Ils proposent que l’interaction puisse être interprétée comme un échange d’expressions et impressions entre deux entités plutôt qu’un dialogue. Cette vision se dégage de l’idée qu’une expression se doit d’être dirigée vers une cible, que l’utilisateur ou l’artéfact se doit d’être nécessairement en contrôle et qu’une interaction est tenue d’avoir un début et une fin. Janlert et Stolterman suggèrent que ce mode de pensée ouvre plutôt la porte à la possibilité que nous soyons en constante interaction avec les éléments qui constituent notre environnement. Conséquemment, une interaction n’exigerait plus l’idée d’une consommation dans le temps, mais plutôt d’une expérience en continu. Les auteurs proposent que nos interactions deviennent de moins en moins tangibles (de plus en plus invisibles) et qu’il devient difficile de faire la distinction entre les interactions dans lesquelles nous sommes engagés et celles dans lesquelles nous ne le sommes pas.
Au chapitre neuf, les auteurs abordent l’intangibilité possible d’une interaction en comparant l’interaction ayant lieu en la présence d’une interface et en son absence. Ils exposent quelques mises en garde par rapport aux développements des interactions sans interface (faceless interactions), comme le besoin d’une grande précision et d’une facilité d’utilisation. Avec un nombre croissant d’appareils interactifs permis entre autres par l’avancement technologique, les interactions possibles se multiplient et risquent d’empiéter les unes sur les autres. Janlert et Stolterman distinguent d’ailleurs deux types de cluttering (que nous osons nommer désordre) : perceptuel et comportemental. Si nous ne nous y attardons pas, nous risquons fort probablement de nous retrouver noyés dans un environnement chaotique et confus. C’est du moins ce que les auteurs projettent.
Les neuf premiers chapitres sont consacrés à la définition de différents concepts qui permettent la construction de nouvelles représentations du phénomène de l’interactivité et de développer un langage commun. C’est en admettant qu’il s’agit d’un phénomène riche et complexe qu’ils destinent le chapitre dix à l’exploration de pistes permettant potentiellement d’en mesurer les différentes dimensions. Janlert et Stolterman souhaitent inspirer la recherche en ce sens en contribuant à l’élaboration d’une plateforme théorique dans l’objectif de pouvoir prédire et concevoir l’interactivité. Les auteurs concluent en donnant libre cours à des spéculations sur le futur de l’interativité ainsi qu’à l’égard de ses développements possibles (chapitre onze).
Si la lecture n’est pas toujours aisée en raison de la complexité des concepts abordés et de la profondeur des réflexions soulevées, en revanche, nous pouvons en apprécier l’extrême richesse.