Cet ouvrage a été publié en 2017 par la jeune mais active (dix ans déjà) maison d’édition B42, spécialisée en design et qui publie notamment l’excellente revue Back Office sur le design et les pratiques numériques. Anthony Masure y questionne brillamment de manière critique le design comme « science du projet » et sa place au sein des « humanités numériques ». L’ouvrage a un caractère militant puisque, tout au long de l’ouvrage, l’auteur se positionne pour remettre en question certaines approches et prôner une vision du design comme « méthodologie du doute » (Ettore Sottsass, 1976) interrogeant les « façons de faire » afin de « diversifier ce qui est déjà là ».
Le premier chapitre a pour but de situer la place du design au sein des humanités numériques (désormais HN). Pour Masure, les HN ne peuvent se suffire à inventer et appliquer de nouveaux outils numériques (numérisation des corpus, encodage textuel, fouille de données…) pour renouveler notre compréhension du corpus déjà existant (Citton, 2015) sans instaurer d’autres modalités d’accès ou de rapports à la connaissance. Le design peut être, comme outil de recherche, un outil rhétorique, c’est-à-dire capable de donner « une forme pour interpréter » afin de pluraliser les interprétations. Mais surtout, le design dans les projets d’HN doit avoir pour but d’« interroger (et non pas d’accompagner servilement) les spécificités de nos environnements techniques » (p. 36) en dévoilant leur économie médiatique. Il peut repérer et créer des « foyers productifs » au sein d’« objets néomédiatiques » (Lev Manovich), pour en faire à la fois des lieux d’expériences ouvertes à la recherche et des lieux de modulations de l’expérience esthétique capables de « faire paraître » notre époque (p. 37-8). Ainsi, le design doit permettre, en proposant des changements de formes critiques sortant du bruit néomédiatique, d’articuler les manières de penser des humanités (et ses notions d’ambiguïté, de variation, de subjectivité…) à d’autres, propres au numérique (simulation, modularité, automatisation, variabilité, transcodage, etc.).
C’est donc à un bilan critique que nous invite Masure dans son ouvrage, une prise de distance avec un ensemble de conditionnements pratiques et discursifs.
Ainsi, dans le chapitre suivant, l’auteur remet en cause le concept de modèle pour prôner une recherche dont le processus serait plus critique et hétérogène. Le modèle est certes utile car il réduit la complexité du réel, mais souvent dangereux, d’une part lorsqu’il sert non à comprendre ou expliquer, mais à calculer et prévoir et, d’autre part, lorsqu’il normalise les méthodes d’écriture de la recherche comme les modèles de conception. En outre, sans ignorer les enjeux utilitaires ou applicatifs, une recherche en design ne peut s’y soumettre et se contenter de dialoguer avec le marketing, l’industrie ou l’art, mais doit se penser avec toutes « les sphères dans lesquelles il interagit » qu’elles soient industrielles, économiques, esthétiques, culturelles, expérimentales, ou politiques.
Masure en conclut que la légitimité du design à se poser en tant qu’activité de recherche implique une réflexion qui dépasse ses enjeux productifs, « déroute » les logiques linéaires de rentabilité et de productivité pour développer et favoriser des pratiques comme « manières singulières d’être au monde et d’agir avec des techniques » (p. 48). Il reprend à son compte la notion de « modalité » proposée par Huyghe (2014) pour désigner les réponses de différentes qualités que proposent des objets pour une même utilité. Le design produit des formes de modalités pour l’agir. Un objet qui ne propose pas cette modalisation n’a pas d’intérêt pour le design puisque celui-ci se doit de proposer des pratiques qui ne sont pas figées.
En conclusion, Masure propose au design d’« avancer sans modèle », c’est-à-dire de ne pas « objectiver les manières de faire » (Monjou, 2014) sous formes de modélisations schématiques, mais à l’inverse, « développer des modes d’expression pluriels, hybrides, voire impurs » (p. 54). Pour que le design soit une force transformatrice, il se doit d’être « une puissance de désorientation, ouvrant un choix que l’on croyait unitaire » (p. 56), loin des modèles enfermants.
Ayant écarté les approches modélisantes du design, Masure se charge, dans le chapitre suivant, de questionner « l’injonction à la créativité et à l’innovation » (chapitre 3, p. 57) qui, elle aussi, est une puissance discursive éloignant le design de toute prise de position critique et politique sur le monde. L’auteur note paradoxalement que ce discours injonctif a été accompagné par le passage des logiciels aux applications qui porte avec elles de nombreuses restrictions et fermetures des usages, en ce sens que toutes ces applications, notamment dans leur version mobile, invitent à « interagir depuis une bibliothèque de ‘gestes’ prédéterminés » (p. 60). Il en voit la preuve du fait que l’innovation, dans un paradigme capitaliste, consiste à « mettre du nouveau dans quelque chose d’existant (innovation) sans que cela ne se signale trop » (p. 66). L’innovation est la « forme socialisée de l’invention dont elle amortit la puissance de nouveauté », condition de son succès économique.
Masure propose alors de construire une théorie critique des logiciels de création « qui encadrent et conditionnent le potentiel de recherche de la plupart des designers » (p. 67) et font du design un ensemble de tâches à résoudre. Comme le dit Lev Manovich, « le logiciel a pris le pouvoir » ; en promettant « un processus de création linéaire et sans heurts » (p. 69), il ne permet qu’une expression conditionnée (la structure des pseudo-phrases de PowerPoint ou le logiciel Word comme l’incarnation structurelle du monde des bureaux en sont des exemples connus de tous). Un programme de recherche en design pourrait être de questionner les moyens logiciels des « existences vives, au fait des conditions techniques de [notre] époque » (p. 67), conscient que les mondes logiciels correspondent à des visions du monde. En bref, résister à l’innovation comme « choix aveugle ».
Masure questionne ensuite dans le chapitre 4 les démarches de design « centrées utilisateur » et ce qu’elles engagent comme conception du design. Il identifie deux impasses essentielles. Tout d’abord, dans ce modèle de conception, l’utilisateur est en fait conçu comme voué à effectuer des tâches ; la notion est une « réduction logique de la subjectivité humaine » (p. 76). La figure de l’utilisateur enferme et réduit la personne, « idéalisée » dans un faisceau d’habitudes. Par conséquent, les interfaces pratiques créent un nouvel environnement de travail pour « les mêmes objectifs qu’avant » et sont conçues comme source de progrès, pour mieux résoudre les problèmes, mais non comme des « puissances de transformation et d’invention » (p. 87). Ce design se construit contre les nouveautés techniques et pour les habitudes, les pouvoirs et les savoirs en place. Ensuite, cet « appel à l’humain » présent dans les expressions « centré utilisateur » ou « centré expérience », outre le fait qu’il réduise l’humain à des programmes, cherche à rendre invisibles les ordinateurs, les interfaces et la technologie en elle-même. Or, l’invisibilité de la machine, qui représente la promesse d’un monde où l’on pourrait faire ce que l’on veut, est une fable dangereuse, un « monde sans expériences » (p. 90). L’utilisation ne fait que mimer l’expérience, car elle l’assujettit à des modèles qui le réduisent à « quelque chose d’anticipé et de stabilisé » (p. 89), alors même que « l’expérience ne peut avoir lieu qu’au sein d’un champ de possibles ouvert à l’incertitude » (p. 90).
Masure met ainsi au jour deux voies possibles pour le design : une voie qui cherche à accompagner l’humain « en recouvrant de formes mimétiques » les inventions techniques, au risque de les enfermer dans des schémas culturels connus, ou, à l’inverse, les mettre au jour pour en faire apparaître les potentialités nouvelles. Ces deux voies relèvent de deux rapports à la technique que Masure examine dans le chapitre 5 à travers deux concepts, celui de « dispositif » chez Foucault et Agamben, et celui d’« appareil » chez Huyghe.
Le dispositif comme machine coercitive est un concept utile pour comprendre comment s’exercent les relations de pouvoir par l’intermédiaire des techniques. Masure fait appel à Foucault, Agamben, Stiegler et Morozov pour penser la prolifération des dispositifs numériques dans la vie quotidienne comme une « naturalisation de la bureaucratie » par l’intermédiaire d’applications qui ne sont en fait que des formulaires de contrôle bureaucratique à l’échelle mondiale et qui s’immiscent dans la vie personnelle des gens. La discrétion de la majorité de ces dispositifs fait de cette invisibilité une source de pouvoir.
Pour autant, il ne s’agit pas d’échapper aux dispositifs, car nos existences sont indissociablement liées aux environnements numériques, mais de développer des conduites techniques qui ne sont pas de l’ordre de l’instrumental. Le concept d’« appareil » peut nous rendre capable de dépasser le déterminisme et le contrôle des dispositifs pour une ouverture à l’hétérogène et à l’incertitude, en instaurant une « conduite de distanciation » (p. 101) critique. La notion d’appareil chez Huyghe correspond à une modalité d’usage échappant à la rentabilité immédiate. À titre d’exemple, la plateforme Youtube est un dispositif et en ce sens, formate et contrôle, mais, si on la regarde du côté de ses pratiques, elle donne les moyens d’invention de nouvelles formes langagières. Tantôt la modalité est libératrice et « s’exprime au sein d’une expérience » (Huyghe, 2006), tantôt elle fonctionne « en soumission » (Ibid.). Il s’agit bien d’un rapport à la technique et ce rapport n’est jamais acquis. Tout appareil peut être « capté » par des logiques économiques. Mais de la même façon, les êtres humains ont toujours appareillé leur être au monde par des objets qui deviennent « appareil de conscience » et ainsi, ménagent leur liberté d’action (voir Huyghe, 2017 ; Vial, 2013).
Dans le chapitre 6, Masure fait le lien entre « raison graphique » et « raison computationnelle » comme persistance de la tabularité dans les littératies. L’auteur revient en particulier sur l’hypertexte comme pensée associative, conçue par l’inventeur du terme, Ted Nelson, comme l’élément essentiel d’une informatique libératrice, alors que la persistance de la forme tabulaire dans le numérique pourrait être aujourd’hui perçue comme une forme (invisible, celle des bases de données) qui vise à l’intelligibilité exhaustive du monde, mais au prix d’une réduction de la complexité du réel par une pré-saisie de l’expérience sensible. Pour ne prendre qu’un exemple, la visée du moteur de recherche Google est d’indexer le web, mais il ne donne en fait à voir qu’une « mise en tableau de la nature horizontale et arborescence de la notion de réseau » (p. 128). Il s’agit là encore, pour Masure, de sortir de la technique comme « domestication » de la pensée, pour penser le numérique comme une culture, c’est-à-dire un espace cultivable, propice à l’exploration.
Le dernier chapitre est une forme de conclusion et examine dans quelle mesure il est possible de parler de « subjectivités computationnelles » (Berry, 2015), alors même que la volonté de modéliser la subjectivité humaine à l’œuvre dans la rationalité algorithmique repose pour le moins comme dit Masure sur « une fiction d’autonomie et d’isolement », et sur une vision cognitiviste et comportementaliste de la psyché humaine que la phénoménologie et le socio-constructivisme ont contribué à dépasser. Les formes computationnelles peuvent alors se penser comme des possibilités de « construire collectivement des façons d’habiter notre époque », forcément plurielles. Ces formes sont permettent de penser d’« autres modalités de productions subjectives » (Guattari, 1992) dans un rapport critique au milieu technique numérique. L’expérience esthétique se construit dans l’écart entre un sujet et son assujettissement à la machine. Nous avons développé ainsi, dans cet écart permis par les réglages de l’appareil, une culture photographique, Masure affirme qu’il nous faut maintenant développer une culture computationnelle échappant à la computation comme logique formelle issue des modèles cognitifs et comportementaux, mais permettant des expériences esthétiques ouvertes à d’autres langages, d’autres formes de vie et d’autres façons de faire communauté.
Ainsi, cet ouvrage est une stimulante réflexion pour saisir les enjeux non seulement d’une recherche en design mais aussi de toute recherche appliquée ou empirique en sciences humaines et sociales. L’ouvrage propose en effet de résister à une tendance à l’opérationnalisation de la recherche qui consiste à la réduire à la création d’outils, dans une optique d’innovation, de création ou de progrès. Il s’agit indubitablement de mettre au jour de manière critique les impensés des environnements numériques qui modèlent notre monde.