L’homme ou la machine ? Comment Internet tue la démocratie (et comment la sauver), Jamie Bartlett, (2019), De Boeck Supérieur, Paris
L’ouvrage traite de l’incidence des technologies numériques (TN) sur notre société et plus spécifiquement sur son fondement démocratique. Jamie Bartlett y précise les façons dont les TN transforment la démocratie telle que nous la connaissons. Il émet l’hypothèse d’un anéantissement de cette dernière dû à un décalage croissant entre le rythme de l’évolution des TN et celui de nos pratiques. Tandis que les technologies apportent de nombreux avantages tels qu’une grande liberté d’accès à l’information, de diffusion, de communication, l’auteur nous met en garde quant à cette « gratuité ». Démocratie et technologie fonctionnent sur des modèles bien trop différents pour pouvoir continuer à cohabiter sans que nous ne fixions de limites.
L’auteur commence par préciser les six piliers qui constituent les fondements démocratiques, à savoir des citoyens actifs, indépendants, dotés d’un esprit critique et de libre arbitre ; une culture partagée ainsi qu’ un esprit de compromis ; des élections libres, équitables et dignes de confiance ; l’égalité des parties prenantes avec un niveau raisonnable d’égalité dans la société ; des libertés compétitives et civiques passant par une économie concurrentielle ainsi qu’une société civile indépendante ; une confiance vis à vis de l’autorité.
Chapitre par chapitre, Jamie Bartlett démontre à travers de nombreux exemples récents comment les TN mettent en péril ces différents piliers. Le chapitre 7 aborde un phénomène sociétal récent : celui des gilets jaunes, en expliquant d’une part, comment les technologies ont permis la création de ce mouvement, d’autre part, les problèmes qu’engendre une telle organisation.
À chaque chapitre correspond une problématique qui traite d’un des six piliers de la démocratie avec pour objectif l’exposition des menaces actuelles ou futures créées par les TN. Au chapitre premier, l’auteur dénonce la surveillance de masse avec la récolte des données intempestives et inévitables qui servent à manipuler, contrôler les citoyens. La dépendance actuelle face au numérique inhibe notre esprit critique ainsi que notre libre arbitre.
Dans le chapitre deux, on comprend jusqu’à quel point l’hyperconnexion engendre une perte d’identité, poussant les citoyens à se raccrocher à des communautés sur Internet qui sont légion, allant jusqu’au tribalisme et à l'extrémisme. L’instantanéité d’Internet empêche les efforts de réflexion et l’investissement personnel. Vouloir connecter tous les êtres humains pour les rendre plus proches n’est qu’une utopie, selon l’auteur, l’hyperconnexion ne faisant qu’accroître les différences entre communautés jusqu’à un point de non-retour.
Au troisième chapitre, on comprend dans quelles mesures ceux qui contrôlent l’information possèdent l’un des plus grands pouvoirs au monde. En effet, les usages massifs des TN permettent une récupération de quasiment toutes les données y compris personnelles. Ces dernières sont alors utilisées aussi à des fins de manipulation de l’opinion publique. Bartlett illustre ce fait à travers la propagande moderne dont l’élection de Donald Trump constitue un cas sans ambiguïté. Au chapitre quatre, l’auteur, précisant en quoi l’intelligence artificielle permet un gain de productivité qui s'ensuit par une richesse générale se demande ce que deviendront les hommes une fois remplacés par des automates. À qui revient tout le bénéfice engendré puisque les machines ne réclament pas le fruit de leur labeur ? Au bout du compte, il semblerait bien les bénéficiaires des richesses soient principalement les détenteurs des TN, ce qui ne ferait qu’augmenter l’écart entre les riches et les pauvres. Les technologiques seront alors une nouvelle source d’inégalités sociales et économiques.
Le chapitre cinq précise l’émergence de nouveaux lobbies ; les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) qui rachètent les petites entreprises, détruisant ainsi la concurrence pour s’enrichir à souhait. Selon Jamie Bartlett, leur monopole rendra les gouvernements et les politiques dépendants puisque qu’ils contrôlent absolument toute l’information, toutes nos données. Ils détiendront par ce biais le pouvoir de manipuler les masses. Dans l’avant dernier chapitre, on comprend comment les GAFAM incitent certains citoyens à des actions qui vont à l’encontre du gouvernement et des autorités. Ainsi, Bartlett évoque la cryptographie et le bitcoin, réelles menaces pour l’État en raison de l’anonymat et de la cybercriminalité qu’ils génèrent, le travail des autorités étant rendu plus ardu.
L’auteur, ancien membre de la Silicon Valley, nous fait finalement part d’une crainte face aux nouvelles technologies motivée par son propre parcours ; c’est en travaillant pour et avec les nouvelles technologies qu’il a pris conscience de leur danger pour notre société, apportant à l’ouvrage une dimension plutôt pessimiste mais néanmoins fondée sur une connaissance des coulisses. À travers la surveillance de masse, l’hyperconnexion, la manipulation des foules, la récupération de nos données personnelles, le monopole des GAFAM, etc. qui nuisent respectivement à différents piliers de la démocratie, nous comprenons non seulement en quoi l’avenir de la démocratie est en danger mais aussi pourquoi l’anonymat ainsi que les mouvements anti-technologiques tels la cryptographie ou le survivalisme ne sont peut-être pas finalement des solutions idéales.
Pour l’auteur, il ne fait nul doute qu’à ce rythme la technologie va tuer la démocratie, sans nuance, si elle ne réussit pas à se réinventer. La fin de l’ouvrage dépasse la thèse de la fin de la démocratie et ouvre des pistes permettant sa nécessaire et profonde (r)évolution. Ainsi, en guise d’épilogue, vingt clés sont suggérées, chacune se rapportant à un pilier de la démocratie face aux mouvements technologiques.