Représentation(s) et Numérique(s) Representation (s) and Digital (s)

Laurent COLLET 
et Michel DURAMPART 

Sommaire
Texte intégral

Dans l’introduction du premier volume de ce numéro d’Interfaces Numériques consacré aux représentations du numérique, nous rappelions l’importance et le rôle des représentations dans l’action individuelle et collective. Nous précisions également le nombre de propositions reçues et sur le découpage thématique : le numérique comme vecteur de représentations spécifiques construites à partir de lui, d’une part, et les représentations du numérique en contexte, d’autre part, induites par lui. Dans le premier cas, le numérique hérite alors d'un pouvoir symbolique ; « ce pouvoir invisible qui ne peut s’exercer qu’avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu’ils le subissent ou même qu’ils l’exercent » (Bourdieu, 2011, p. 202). Ce pouvoir, le numérique le prend dans le domaine de la santé (Paquienséguy) ou de l’architecture (Bué) d’autant plus qu’il est lui-même un ensemble de représentations formant disposition à penser et à agir à la manière d’une affordance injonctivée (Péquignot). Cette affordance injonctivée se joue notamment au niveau du travail de figuration des interfaces numériques, dont l'analyse permet » non seulement de rendre compte de manière métaphorique des relations que nous avons avec le numérique, mais aussi d’en dénoncer ses idéologies » (Giroud). Une de ses formes idéologiques tient, par exemple, dans sa capacité à encapsuler des préfigurations et prédispositions dans les cadres matériels de sa médiation (Candel et Garmon). Ceci pourrait expliquer en partie la difficulté à faire converger formes numériques et forme scolaire : » le numérique aurait « une dimension spatio-temporelle « fluide », liée à la finalité des usages et indépendante des limites d’un espace-temps » (Cerisier, Merlet-Fortin, Pierrot, Solari-Lana). Cet ensemble de textes forme donc le premier volume dans cette orientation thématique.

Présentation du numéro

Dans le second, les études sont sectorielles, nationales, internationales, et offrent une lecture comparative, qu’appelle de ses vœux Carsten Wilhelm pour “ relier les phénomènes observés aux contextes socio-historiques et culturels respectifs” (Wilhelm). En droite ligne de cette approche, l’entretien avec Chiraz Latiri, professeur des universités en Tunisie et ancienne présidente du CNC tunisien, ancienne ministre des Affaires Culturelles de son pays, met en exergue les représentations localisées du numérique. En la matière, il s’agit de valoriser le patrimoine culturel du pays tout en formant les producteurs de biens informationnels, communicationnels et culturels numériques, qu’il s’agisse de numérisation de biens existants ou de production de nouveaux.

Il en va ainsi également des représentations des applications mobiles éducatives dans le contexte des pays africains francophones (Maidakouale et Fadage).

Une autre étude à visée exploratoire s’est centrée sur une expérience de continuité pédagogique à travers la mise en place de la classe virtuelle par des enseignants d’un collège du sud de la France et en interrogeant les représentations qu’enseignants et élèves s’en faisaient (Szafrajzen et Moutouh). Toujours dans le Sud de la France, une étude différente constate « qu’en situation », les représentations produites par les différents acteurs impliqués dans un dispositif pédagogique à l’université pouvaient se transformer conséquemment, selon les variations du contexte (Marty, Vasquez). Enfin, une exploration des secteurs d’activités peut concerner tout autant l’art numérique et ses représentations sous-jacentes mais également, et surtout, leur évolution dans le temps (Paillard, pp. ), que l’industrie aéronautique où une innovation est possible si un phénomène d’hybridation des représentations numériques et professionnelles se réalise (Barroy).

Le texte d’Ibrahim Maïdakouale et Carole Fagade s’intéresse aux représentations du mobile-learning en lien avec les réalités sociales, culturelles et universitaires des étudiants du Bénin et du Niger, c'est-à-dire que les auteurs lient contextes, usages et représentations. Leur étude démontre que les étudiants de ces deux pays « utilisent les applications mobiles éducatives comme des moyens éducatifs « facilitateurs » au regard des contextes universitaires auxquels ils font face (…) les effectifs pléthoriques, l’insuffisance de bibliothèques et de documents (réalités pédagogiques et universitaires) ont fortement contribué à la prise de décision des étudiants d’utiliser les applications mobiles éducatives dans l’apprentissage de la langue anglaise » (Maïdakouale, Fagadé, pp. 22-23). Au sein de ces pays, le mobile pallie donc les manques de ressources éducatives, ce qui influence fortement les représentations du mobile en situation d’apprentissage.

Le retour d’expérience de Marty et Thomas-Vasquez sur l’usage d'un dispositif de remédiation universitaire au moment du premier confinement sanitaire en lien avec la COVID-19, montre la sensibilité des représentations vis-à-vis du contexte social, économique et politique. : «… les représentations et les usages de l’outil numérique émanant des enseignants et des étudiants ont oscillé à plusieurs reprises (de technophiles à technophobes... ou inversement) au gré des variations du contexte englobant. Ce qui souligne combien les représentations des objets numériques mobilisés dans le cadre de projets pédagogiques peuvent s’avérer mouvantes, évolutives et volatiles, en fonction des transformations du contexte qui les porte. Les usages et les représentations des objets numériques s’avèrent en outre corrélés, interdépendants, exerçant l’un sur l’autre une action réciproque » (Marty, Vasquez, p. 14).

Le texte de Célio Paillard propose plus une approche temporelle de la question des représentations, de leurs évolutions et finalement du rôle structurant de pratiques sociales, et ce dans le domaine de l’art. Ainsi, les discours « se sont d'abord appuyés sur des représentations technologiques prospectives, puis ont élaboré des représentations esthétiques, avant de prendre une fonction structurelle de représentation collective et sociale. Ainsi, si c'est une nouvelle culture (la cybernétique) qui a favorisé l'émergence de l'art numérique, celui-ci a aussi produit des formes anticipant l'usage généralisé des technologies, jusqu'à participer à la fondation d'une culture numérique, cadre dans lequel de nouvelles œuvres peuvent être conçues » (Paillard, p. 14). On voit alors comment les représentations d’un même phénomène évoluent dans le temps et comment les acteurs les font évoluer attribuant alors des valeurs performatives au numérique.

Quelques tendances

Il est intéressant de constater que dans la plupart des textes, la notion de représentation côtoie souvent celle d’usage à un point où les usages du numérique sont solidaires des représentations que s’en font les usagers. Ceci se fait dans une filiation assez fidèle avec les références fondatrices. Pour autant, cette constance n'empêche pas une ré- interrogation des usages au regard des nouvelles formes d'affordance et de médiations qui opèrent. Ainsi, un regard plus aigu s’établit autour des tensions qui forment des élaborations composites des représentations. Par exemple, entre des représentations “situées ou globalisées” dans le cadre de la relation entre vie privée et espaces numériques qui convoquent aussi une forme ancrée de la représentation face à une manifestation de l’imaginaire. Il n’est pas étonnant alors que ces représentations s’expriment dans un entre-deux qui, du coup, revoit autrement la construction des représentations sociales (Jodelet, 2007 ; Moscovici, 1984) qu‘on peut résumer grossièrement dans un mouvement où les opinions issues d’une psychologie collective participent à une construction des représentations individuelles. Soumis à la prégnance de l'individuation qui s’installe dans le prisme sociotechnique (Durampart, 2013), au vertige d'innovation incessant et à l’obsolescence liées aux modèles économiques à l’ère de la numérisation, les représentations se tissent de facettes controversées, ambivalentes. Celles-ci les ramènent, et, c’est bien là un des grands apports de ce volume, du côté de leur émergence située, contextualisée, non stabilisée entre adhésion et défiance, technophilie et technophobie. Les représentations oscillent parfois même dans des utilisations successives d’un outil par un utilisateur qui peut ainsi évoluer de façon alternative. Toujours dans le même esprit, les auteurs reviennent souvent sur l’importance des remédiations qui confirment à la fois la nécessité d’approches situées et le fait que les dispositifs numériques, notamment lorsqu'il s’agit de plateformes pédagogiques où la médiation s’amplifie et agit avec différentes modalités. L’étude des représentations contextuelles et situées requiert alors des approches ethnographiques, revendiquées comme telles par les auteurs, des observations impliquées ou neutres, des entretiens et questionnaires sériés et catégoriels, des enquêtes au long cours, des analyses de contenus, d'images, de traces. En restant sur les applications des plateformes pédagogiques, des auteurs insistent sur le fait que ces représentations, notamment chez les étudiants, demeurent socialement construites sous les injonctions des opérateurs, des institutions. Elles se fondent sur une nécessité de pallier les lacunes et manques de supports et lieux de connaissances dans des pays du Maghreb ou d'Afrique plus généralement. Ce phénomène constitue aussi un fait culturel souvent décrit qui fonde aussi la formation des représentations.

Sur ce plan, les représentations sont alors dépendantes des postures des enseignants ou des aptitudes et attitudes des élèves entre surcroît d’implication, capacités d'autonomie ou retraits. Il n’y a pas, de fait, de linéarité dans ce que suscitent les outils numériques auprès des utilisateurs et ce sont aussi les phénomènes de coprésence à distance qui influent sur les remédiations qui vont agir à leur tour sur les représentations. Lorsque l’art numérique est en question, on revient alors sur une culture qui se constitue et se forge, notamment chez les artistes, mais c’est aussi l'imaginaire commun, collectif, qui vient percuter cette culture. Qu’il s'agisse d’un imaginaire cybernétique, néo-constructiviste, les représentations demeurent bien mentales et construites mais elles font aussi appel à des cultures communes. Chez plusieurs auteurs on trouve cette acception que les représentations sont alors forgées d’un entrelacs autant social que culturel, ce que semble installer nettement la relation entre usagers et technologies numériques. D’où cette constante qu’il s'agisse de pédagogie, d’arts numériques, de formation dans des contextes industriels, de phénomènes d’hybridation des instances : espaces, modalités, interactions, objets, supports, contenus. Les auteurs évoquent souvent cette notion tout en insistant également sur des habitus professionnels et organisationnels qui viennent percuter ces représentations. Ces formes de conscientisation des représentations s'expriment alors pleinement lorsqu'il s’agit d'histoire coloniale véhiculée par des reprises et commentaires de fictions édifiantes comme dans le dernier texte. Les représentations sont aussi identitaires, en sus d'être culturelles, chargées d’affects et d'émotions, ceci souligne combien finalement les technologies numériques interviennent comme un tiers inducteur de représentations en s'établissant comme une remédiation de leur construction et en étant elles-mêmes les vecteurs d'une conception et d’une traduction de faits sociaux situés et contextualisés.

Conclusion

Parler de représentations et de numériques ne peut se faire, d’une part, qu’en employant le pluriel, et d’autre part, en mettant en discussion les représentations endogènes et exogènes du numérique dans une perspective historique. Ce faisant, on peut alors espérer questionner le rôle du numérique et de ses représentations dans l’évolution des individus et de leurs configurations sociales d’appartenance.