Approche socio-culturelle et comparative des représentations du numérique. Vie privée et « hygiène de vie numérique » en Allemagne A socio-cultural and comparative approach to representations of digital technology. Privacy and "digital hygiene" in Germany
Ce texte a pour ambition de développer un modèle heuristique, qui aide à comprendre l’enracinement socio-culturel des représentations des technologies numériques. Il repose sur l’observation de continuités de phénomènes dans plusieurs recherches à caractère comparatif sur les usages des médias numériques en contexte franco-allemand. Nous avons choisi la place de la gestion de la vie privée comme exemple de la tension entre représentations situées et globalisantes, guidé par les données issues de nos enquêtes. À partir de résultats concrets d’études sur les cultures des médias numériques, aussi bien des représentations individuelles que des discours manifestes dans des sondages du secteur professionnel et confortés par des données statistiques officielles, nous proposons de relier les phénomènes observés aux contextes socio-historiques et culturels respectifs, pris dans un « processus d’institution imaginaire des formes sociales » et constitutifs d’un « savoir social incorporé » ; les pratiques et représentations étant en relation dans des « imaginaires sociaux ». À partir de cette position théorique nous esquissons des perspectives heuristiques qu’apporte une posture comparative aux Sciences de l’Information et de la Communication.
This text develops a heuristic model which helps to understand the socio-cultural roots of representations of digital technologies. It is based on the observation of continuities in several comparative studies on media cultures in France and Germany, both individual’s representations as well as elements of discourse in third-party professional surveys and supported by official statistical data. We propose to link the observed phenomena to their socio-historical and cultural context; the practices and representations being linked through “social imaginaries” in a “process of imaginary institution of social forms” and constituting an “incorporated social knowledge”. From this theoretical position, we outline the heuristic appeal that a comparative posture has for Information and Communication Sciences.
1. Introduction : des phénomènes aux patterns
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Nous proposons l’expression « hygiène de vie numérique » exprimant les régulations privées des usages numériques en référence à Norbert Elias et au concept foucaldien du « souci de soi » s’exprimant dans un cadre biopolitique, et par sa pertinence dans le domaine de la santé.
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Il s’agit de la tenue d’un journal des activités médiatiques pendant une semaine et d’un retour réflexif face aux enregistrements cumulés.
Lors d’un entretien collectif organisé dans le cadre de notre programme de recherche Cultures des médias numériques (CUMEN)1 et réunissant des étudiants allemands et français, la discussion abordait les questions de la place des outils numériques dans la vie quotidienne. Les participants s’accordaient sur beaucoup de sujets concernant les capacités des outils numériques et notamment des smartphones, réunissant un ensemble d’outils pratiques en un seul appareil toujours disponible et pratique. Se déployait en revanche une différence assez nette par rapport à ce que nous proposons d’appeler » l’hygiène de vie numérique2 », concernant la vigilance à mettre en œuvre vis-à-vis de ces outils, la capacité de restreindre leur influence sur le rythme de la journée et de la nuit et, avant tout, le contrôle des données personnelles qu’ils mettraient en cause et qui nécessite une attention particulière. Les participants allemands se sont visiblement « acculturés » (Durampart et al., 2020) différemment à la même offre sociotechnique que l’ont fait leurs binômes français, pour lesquels, dans cette même étude, les inconvénients du numérique passaient derrière son caractère capacitant et l‘accès à la culture. Cette orientation était aussi régulièrement présente dans les travaux du médialog des participants3. Intrigués par la persistance de ces observations, nous avons cherché à savoir si ces orientations se retrouvaient également dans des discours plus institutionnalisés, toujours liés aux questions sur de la place des médias numériques. Pour cela nous avons analysé une soixantaine d’études et sondages professionnels sur l’usage du numérique venant de quatre pays, la France, l’Allemagne, la Suisse et les États-Unis (Bosler et Wilhelm, 2017). Ces documents, classés par pays, expriment une hiérarchie particulière des thématiques, un agenda des focales nourri par le contexte. Alors que les documents français se distinguent par un net intérêt accordé aux usages culturels des médias numériques, le corpus allemand met l’accent sur la question des données personnelles et les risques encourus pour la sphère privée par une divulgation de ces dernières. Des études plus représentatives soutiennent ces résultats. Ainsi, selon l’Eurobaromètre 359 (2011), alors qu’une majorité presque égale des Français (70 %) comme des Allemands (70 %) considèrent en 2011 que la nécessité de divulguer des informations personnelles fait partie des contraintes de la vie moderne et se montrent très concernés par le traçage via les appareils connectés (55 %), et dans l’espace public (37 %), les Allemands (à 76 %) sont beaucoup plus concernés par le traçage sur Internet et dans les lieux privés ainsi que par la demande gouvernementale d’informations personnelles que les Français (50 %). Cependant les Français considèrent à 6 % de plus (74 %) que la divulgation d’informations personnelles est un sujet important. Français et Allemands restent au-dessus de la moyenne européenne (63 %) à l’époque.
Cette hiérarchie, c’est notre hypothèse, est l’expression d’un contexte culturel, plus exactement socio-historique, précis. L’observation de la diversité des représentations par pays vis-à-vis des technologies numériques et de ses enjeux nous mène à chercher des configurations pouvant aider à comprendre ces divergences. Face à des postures et figures de discours, des priorisations de thématiques et d’idées, nous cherchons à comprendre si la sédimentation d’idées plus anciennes combinée aux expériences historiques aurait formé un habitus social au sens d’un « savoir social incorporé » (Elias, 1939), expression d’un « imaginaire social » (Taylor, 2004) dans un « processus d’institution imaginaire des formes sociales » (Le Moënne, 2015). Que pourraient alors apporter ces comparatifs à une approche critique se situant en SIC ?
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Les pratiques déclarées diffèrent souvent des pratiques réelles, notamment en matière de protection des données personnelles, pour l’origine du concept du privacy paradox voir Barnes (2006) et pour le contexte comparatif Trepte et Masur (2016).
C’est le caractère ubiquitaire et la force transculturelle des médias numériques qui nous invitent à comparer les imaginaires existants. Les SIC sont particulièrement bien équipées pour appréhender la tension entre diffusion globale et appropriation contextualisée, communautaire et/ou individuelle. La matérialité mondialisée des modèles de « smartphones », d’ordinateurs portables, de téléviseurs connectés, la médiatisation grandissante de nos vies (Hepp, Hjarvard et Lundby, 2015), comprise comme la présence de processus de médiation technologique, est aujourd’hui accentuée par le vecteur du numérique, dans un double mouvement de démocratisation de l’usage et de la datafication (Mayer-Schönberger et Cukier, 2014) sous emprise d’une dynamique marchande (Miège, 2020). La technologie semble embarquer la culture de ses concepteurs et les risques du data-colonialisme (Couldry et Mejias, 2019) sont bien réels et dépendent de la distribution de pouvoir sur les calculateurs et bases de données, qui le plus souvent sont extraterritoriaux. Malgré cela, l’appropriation des technologies reste malléable et doit s’appréhender de manière contextualisée comme le suggèrent la sociologie des usages (Perriault, 1989 ; Jouët, 2000), la théorie de la traduction (Akrich, 1994 ; Callon, 1986 ; Latour, 2006), ou encore l’approche par la sociomatérialité (Orlikowski, 2010). Cette contextualisation mène aux questions suivantes : « Quels sont les enjeux des contextes sociaux et culturels comparés pour lesquels les représentations des technologies sont révélatrices ? », et, plus précisément, « Quels sont les imaginaires et normes qui se reflètent dans ces représentations ? ». Si les technologies rencontrent le succès qu’ont leur reconnaît aujourd’hui, c’est qu’elles sont particulièrement « connectables », c'est-à-dire « faisant sens » avec des besoins et structures de la société qui les emploie (Luhmann, 2018). L’ancrage culturel des imaginaires du numérique reste visible dans les traductions locales de leur rôle et de leurs enjeux. Nous pensons la place des médias numériques « connectables » historiquement avec des éléments de l’imaginaire social constitué et produisant des représentations localisées à son égard. Nous souhaitons cependant inverser l’orientation de recherche usuelle qui tente à élucider la façon dont les médias numériques, et les mythologies qu’ils représentent, influencent espace et opinion publics et de nous intéresser plutôt à la circulation des sources d’imaginaires préexistantes et à la mémoire historique qui influencent les représentations des médias numériques. L’objectif de notre projet est de proposer un modèle heuristique explicatif des représentations et des pratiques déclarées4. Nos développements s’insèrent dans des travaux en Sciences de l’information et de la communication (SIC) sur les imaginaires, représentations et discours sur ces mêmes objets. Nous proposons dans ce texte l’idée qu’une configuration de plusieurs éléments a contribué à une actualisation de l’imaginaire technologique allemand et notamment une vision de l’autonomie de l’individu, la circulation d’une critique des techniques et l’expérience historique de situations totalitaires.
2. Comprendre par comparaison - le dialogue des imaginaires
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De tels travaux existent en revanche dans la littérature anglo-saxonne (Hepp, 2010 ; Esser, 2013).
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Notons les travaux qui contribuent à combler ce manque dont la récente thèse de Sabine Bosler, soutenue le 15 décembre 2020 à l’Université de Haute-Alsace.
Si la sociologie s’est construite sur la démarche comparative (Passeron, 2006), les SIC françaises n’ont jusqu’alors pas développé un ensemble cohérent et structuré de travaux comparatifs5. Des travaux existent, notamment au sujet de la communication interculturelle et aussi sur divers autres sujets isolés et non limités au développement ou à la circulation des idées, et qui méritent d’être mieux connus. Néanmoins, un cadre conceptuel des comparaisons en information-communication manque à ce jour6.
Nous souhaitons proposer notre analyse dans le sillage des textes de Poamé (1994), de Krämer (2008), d’Averbeck-Lietz (2010) et de Cordonnier et Wagner (2018), passeur et passeuses d’origines différentes mais de motivations semblables, celles de faire dialoguer et de faire comprendre, afin de nourrir une comparaison qui pourra évoluer vers une conception dynamique des représentations dans un espace public désormais partiellement transnational (Volkmer, 2014).
Plus globalement, alors qu’en sciences sociales des recherches comparatives abondent, « le foisonnement des recherches comparées contraste singulièrement avec le peu de réflexion sur l’usage et l’élaboration de la comparaison » (Vigour, 2005 : 5). Le caractère transnational des systèmes médiatiques contemporains appelle la comparaison internationale, cherchant des flux entre systèmes, et la rend en même temps difficile méthodologiquement, car il est désormais impossible de considérer les entités comparées comme des unités autonomes (Hepp, 2010 ; Esser, 2013).
Néanmoins, les avantages sont évidents. Pour paraphraser Esser, la comparaison réduit l’erreur de croire que ce que l’on trouve dans son pays, son contexte, soit universel. Mettre en lumière les structures contextuelles faisant partie de notre environnement permet de gagner en distance critique sur les écosystèmes médiatiques propres à nos pays respectifs. La découverte des solutions et comportements nouveaux élargit notre répertoire et permet par réimportation d’en bénéficier. Cette même connaissance sur le plan conceptuel simplifie une montée en généralité et la contextualisation des théories.
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Pour un argumentaire de la place de ces travaux pour les SIC voir Wilhelm et Thévenin, 2017.
Dans les limites de cette publication, nous illustrons le contexte allemand, mais le même travail est possible sur les imaginaires français menant aux représentations correspondantes, notamment en ce qui concerne l’importance du secteur culturel, qui n’est pas sans influence sur l’orientation des sondages qui cherchent souvent à comprendre les « pratiques culturelles des français ». Inspiré des travaux de la sociologie des usages7 mais également des courants de l’analyse des techniques culturelles (Kulturtechnik) allemandes (Kittler, 1986 ; Krämer, 2008 ; Siegert, 2013) et des travaux sur les milieux scientifiques (Averbeck-Lietz, 2010 ; Cordonnier et Wagner, 2018), nous proposons ici, via la notion des représentations et des imaginaires, de lier deux éléments, les usages situés dans la quotidienneté et des formes socio-historiques de l’usage (Jauréguiberry et Proulx, 2011).
Notre cadre conceptuel se construit alors en deux temps. Partant de l’interprétations des pratiques et des représentations qu’en ont les usagers nous élargissons le cercle conceptuel, en mettant en lien nos observations avec le discours institutionnel véhiculé dans l’espace public. Au-delà des représentations, nous nous intéressons, pour les comprendre et les situer, à une catégorie que nous appelons les imaginaires sociaux des technologies. La mobilisation de la notion des imaginaires (Castoriadis ,1975 ; Taylor, 2004 ; Musso, 2009), nous permet de faire le lien avec la philosophie des techniques tant celle-ci s’est diffusée dans l’espace public partagé, suscitant des utopies, dystopies, productions philosophiques, productions culturelles, irriguant les systèmes éducatifs et médiatiques et leurs institutions. Nous reprenons ici le concept de « savoir social incorporé » de Norbert Elias. Établissant un lien entre corps social et corps individuel agissant, entre savoir transmis et incarnation située de ce savoir, il confère une marge d’action aux individus. C’est la notion de représentation plus individuelle, et finalement celle qui est visible dans les données obtenues, qui fait le lien manquant entre imaginaire collectifs et pratiques situées.
Charles Taylor (2004) propose une notion très similaire avec les « imaginaires sociaux », qu’il définit comme la compréhension qu’une société a d’elle-même et également un répertoire de pratiques présent chez les membres de cette société. Influencé par Wittgenstein, Merleau-Ponty mais également par la notion d’habitus chez Bourdieu, Taylor (1989) suppose une « disposition » des individus liée à l’actualisation d’idées forces (Hulak, 2011) historiquement situées. Nous comprenons alors les représentations comme manifestations individuelles des imaginaires collectifs et les discours comme matérialisation de ces représentations. Nous pensons également, avec Link (1983) que ces représentations ne sont pas seulement l’expression des pratiques sociales mais qu’elles servent des intérêts, qu’elles contribuent à la distribution du pouvoir au sein des collectifs, car « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » (Foucault, 1970/2009 p.11). Le lien que les pratiques entretiennent avec l’habitus, le fait que les acteurs « se trouvent au centre d’une dialectique entre des structures agissant comme déterminants sociaux des usages en même temps qu’elles sont agies par les pratiques vivantes des acteurs » (Monnier, 2017 ; Jauréguiberry et Proulx, 2011 ; Feenberg, 2004), se fait à travers les « formations discursives, des matrices culturelles et les systèmes sociaux de pouvoir » existants, dans un « processus d’institution imaginaire des formes sociales » (Le Moënne, 2015). Quels sont les éléments clés de cette matrice ?
3. L’émancipation à la régulation – une politique des représentations
L’élève allemand apprend à l’école que l’Aufklärung est « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle, dont il est lui-même responsable » (Kant, 1794/1999). Cette vision porte en germe ce qui donne à Elias l’idée de l’autocontrôle civilisationnel et elle est en étroit lien avec le concept de Bildung (« Bildungsideal ») qui vise l’édification autonome de l’individu hors école. Cette notion, généralement attachée à la conception de Wilhelm v. Humboldt, exhorte l’être humain à devenir complet et autonome dans un élan perpétuel de construction de soi et donne à l’éducation aux médias allemands contemporains une orientation particulière (Bosler, 2020). Cette conception se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans les discours éducatifs et a fortement influencé l’éducation aux médias allemands, comme les mises en garde contre l’industrie du divertissement, l’industrie culturelle (Adorno, 1964). La dynamique des années 1970 a été particulièrement importante pour que ces idéaux se matérialisent dans les programmes scolaires et l’éthos des enseignants allemands. La défense active de sa sphère privée face aux outils de l’industrie numérique et des industries culturelles peut alors être comprise comme une actualisation des idées forces sous-jacentes de l’imaginaire social technologique allemand que sont l’autocontrôle et l’autonomie de l’individu, possibles grâce à la formation d’une personne entière, non seulement instruite mais aussi, idéalement, émancipée, capable d’appliquer une « technique de soi » numérique (Foucault, 2001).
Une autre figure de la philosophie des techniques allemandes, incontournable pour une compréhension des représentations, est Martin Heidegger, élève de Husserl à Freiburg. La pensée heideggérienne cristallise des éléments qui nous semblent fournir en grain, à la suite de Hegel, les représentations récurrentes sinon dominantes vis-à-vis des innovations numériques et de leurs usages jusqu’à aujourd’hui. Suite à la contribution du texte fondateur très influent de la « philosophie de la technique » d’Ernst Kapp (1877/2007), l’écrit de Heidegger « Sur la question de la technique » reste une référence (1953/2001). Ces deux textes ont été fondamentaux pour l’imaginaire technique en Allemagne, sur deux plans différents et avec des ramifications dans le discours allemand et bien au-delà. L’orientation phénoménologique de Heidegger renverse la vision de Kapp de la technologie comme prothèse augmentant les capacités humaines en proposant la notion de Gestell, traduisible par structure porteuse, échafaudage mais généralement traduit par la notion plus conceptuelle d’arraisonnement - la menace de l’encadrement de l’homme par la technique.
Nous proposons de comprendre la combinaison de l’ethos émancipatoire et la mise en garde contre les dérives et les dangers techniciens comme fondamentales pour la concrétisation de l’imaginaire allemand des technologies. Ces idées, qui ont largement circulé, ont traversé l’Atlantique, se sont croisés avec des philosophies voisines et ont été discutées scientifiquement. Afin de comprendre comment elles se concrétisent plus fortement ici qu’ailleurs il manque un aspect primordial, la dernière pièce du puzzle, l’expérience historique. La force des idées ne rejaillit sur les pratiques seulement si elle est renforcée par le vécu collectif, élément clé du savoir social incorporé.
Par deux fois dans le siècle dernier, l'Allemagne a subi des régimes totalitaires. Sous ces régimes, l’information personnelle est devenue une arme et la sphère privée un danger potentiel pour le système. En 1997, quand l’union européenne mesurait dans ses statistiques encore deux Allemagnes, l’empreinte du système totalitaire et de la surveillance par la STASI plaçait les allemands de l’Est au premier rang de ceux qui s’inquiétaient des « traces électroniques » que l’usage de certains services peut générer.
Figure 1 : La proportion des sondés par pays qui sont préoccupés par leurs traces électroniques (Eurobaromètre 46.1, 1997)
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en référence au scandale autour du Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus (SAFARI) de 1974 qui a mené à la création de la CNIL en 1978.
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Un récent sondage conforte cette hypothèse (Statista Global Consumer Survey 2020). Les pays dont un grand nombre de citoyens (plus de 40%) déclarent protéger activement leurs données ont vécu sous régime autoritaire au XXème siècle (1. Espagne, 2. Autriche, 3. Allemagne, 4. Chine). La France est à la 9ème place de ce sondage avec 31,3%.
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Avant la réunification, l’Allemagne de l’Ouest a vécu son moment « Safari »8 mais alors que la France a répondu à la menace du fichage avec la création de la CNIL, la controverse autour du recensement allemand a pris les échelons judiciaires pour terminer par une décision historique de la cour de justice constitutionnelle, le « Volkszählungsurteil » (Décision sur le recensement du peuple) de 1983. Cette décision a créé une norme constitutionnelle et sociale et a fortement orienté le Règlement général de la protection des données (RGPD). Le droit à l'autodétermination de l’individu par rapport à son information (informationnelle, Selbst-Bestimmung) est décrit comme consubstantiel de l’ordre démocratique. Le processus sociétal qui a abouti in fine à la décision de la plus haute cour de justice allemande ne peut être compris que sur le fond des événements historiques totalitaires9. La partie centrale de la décision du 15 décembre 198310 invoque les éléments précités : l’autodétermination des individus et leur capacité d’action, le danger potentiel à avertir et qui menace la démocratie, le collectif, un descriptif technique en plusieurs éléments de l’activité du traitement de données « collecte, stockage, utilisation et transmission ». Ces mêmes principes sont traduits, parfois mot pour mot, dans le RGPD européen qui érige le traitement des données comme critère maître. La régulation a entériné les imaginaires allemands dans ces textes. Les « processus d'invention de normes, de règles, de procédures, sont bien des processus de mise en forme, de configuration, de design." (Le Moënne, 2015 :146). Ces normes se diffusent désormais aussi mondialement à travers le RGPD. Ont-elles pu atteindre les représentations individuelles au niveau européen ?
4. Les imaginaires se diffusent-ils ?
Une récente mise à jour de notre étude des discours professionnels indique en effet une influence du discours concernant le RGPD dans la sphère publique et des médias nationaux sur ces orientations. Plus précisément, les distinctions des thématiques préférentielles restent visibles mais les écarts semblent s’estomper légèrement et l’intérêt pour la problématique des données personnelles est plus présent aussi dans les documents français (Bosler et Wilhelm, 2017). Ces observations se reflètent aussi dans les statistiques européennes. Ainsi l’Eurobaromètre du 13 juin 2020 montre que 73 % des répondants ont entendu au moins un des six droits garantis par le RGPD, dans l’ordre : l’accès aux données personnelles les concernant (65 %), le droit de modification (61 %), le droit de refuser le démarchage direct (59 %) et le droit de supprimer ses données personnelles (57 %). La connaissance plus fine (déclarée) du RGPD par les allemands par rapport aux français peut être comprise dans la continuité du processus décrit plus haut. Nous devons nous questionner cependant sur des résultats plus mitigés de la même vague d’étude. Depuis 2015 la moyenne des Européens qui pensent avoir un contrôle sur leurs données n’a pas évolué (65 %). Ces résultats sont cependant variables selon les pays, la France perdant trois points, l’Allemagne en gagnant 5. S’agit-il d’un phénomène temporaire lié au traitement médiatique et à la période d’adaptation au RGPD ? Nous ne pourrions être fixés qu’après quelques années d’observations.
5. Proposition d'un modèle heuristique
Sur la base de ces observations nous proposons un modèle heuristique pour comprendre l’institution socio-culturelle des représentations des technologies.
Figure 2 : modèle heuristique des imaginaires sociaux (inspiré de Sturm, 2000)
Sur le plan du discours, les imaginaires collectifs historiquement constitués [III] (philosophie, éducation, socialisation primaire) façonnent les représentations en circulation [IV] (médias, textes officiels, discours), qui à leur tour influencent l’acculturation des technologies [I] (expériences concrètes et routines) dans les pratiques. Ces pratiques, en créant des « perturbations » (Nassehi, 2019), appellent des régulations structurantes [II] (collectifs, autorités de régulation) comme par exemple le RGPD. Ces régulations et les discours qui les portent sont injectés à leur tour dans l’imaginaire collectif ou tout du moins dans les représentations en circulation (II>IV). La construction circulaire de ce modèle heuristique permet de penser des influences variables des éléments cités. Les méthodes d’enquête peuvent êtres diversifiées (analyse d’usages, de contenu, entretiens, sondages) et une hybridation nous paraît très adaptée. Notre modèle circulaire semble fluide à première vue. Les imaginaires mis en discours forment des représentations qui, à leur tour, réagissent aux perturbations par une régulation structurante.
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Kelly Quinn, Dmitry Epstein et Brenda Moon (2019) ont récemment proposé les catégories de privacy horizontale et verticale afin de prendre en compte ces différences.
Les tensions socio-économiques ou politiques créent cependant des résistances locales et des appropriations divergentes. Les choses ne sont simples qu’à première vue. Comme nous le montre l’Eurobaromètre régulièrement, il faut contextualiser plus finement les questions. Par exemple, quelle crainte avez-vous pour la sphère privée ? Celle d’un état totalitaire, d’une manipulation commerciale ou d’une transparence trop grande vis-vis de vos amis11 ?
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Cette observation est confortée par les données européennes : plus les sondés sont éduqués, plus ils sont au courant de leurs droits à la gestion de leurs données personnelles et de la présence d’autorités nationales compétentes pour leur protection (Eurobaromètre 2019 487a, p.28 et 32).
Des études critiques des processus de constitution des représentations sont nécessaires afin de se prémunir contre une interprétation trop idyllique des processus imaginaires et de prendre en compte la socio-économie sous-jacente et ses gouvernementalités à l’œuvre (Foucault, 1978/2000). Une donnée importante souligne cela : les cohortes étudiées étaient certes comparables dans leurs tranches d’âges et leur statut d’étudiants mais au regard du recrutement universitaire et de la catégorie socio-professionnelle familiale ainsi que du parcours de formation elles se distinguent12. L’hygiène de vie numérique est-elle, comme l’hygiène chez Elias, surtout une justification a posteriori, comme l’usage de la fourchette, un marqueur social plus qu’une nécessité ? Comprendre les pratiques numériques comme des techniques culturelles permet aussi de comprendre les protections, l’hygiène de vie numérique, les non-usages et résistances et les régulations comme autant de techniques culturelles à analyser. Dans les imaginaires locaux se trouvent par conséquent également les ressources contre la force des imaginaires sociotechniques hégémoniques. Les discours sur le rôle de la régulation des technologies numériques tout autant que les normes consensuelles établies en sont la face visible.
La posture comparative nous a incité non seulement à chercher des explications des divergences dans la circulation des idées mais également à chercher à comprendre comment les cultures numériques sont ancrées dans leur contexte. Ou pour poser la question luhmanienne : Quel est le problème pour lequel la pratique contextualisée est la solution ? Le bénéfice est également une meilleure compréhension de ce que le discours accompagnant les innovations numériques appelle des disruptions, mais qui n’en sont pas. Ce sont des perturbations qui provoquent des ajustements et ainsi permettent de les comparer. À partir de là, s’opère un processus qui inverse la direction de l ‘hégémonie du numérique : la circulation et la diffusion des idées et des normes sociales au-delà d’ensembles supposés culturellement stables. L’individu est intégré verticalement dans son contexte socio-culturel et connecté horizontalement au-delà des « conteneurs » que sont les nations (Hepp, 2010). C’est dans cette double propension de pratiques contextualisées et de la circulation des représentations, que le numérique agit et qu’il transporte des représentations dans des contextes nouveaux. En cela le numérique est, comme le soutient Nassehi (2019), la technologie des sociétés complexes, car son mécanisme originel simple (binaire) permet une adaptation à une infinité de contextes, caractéristiques des sociétés de la modernité tardive.