Du caractère fétiche des techniques numériques. Au-delà de la sociologie des usages et du déterminisme de la technique The fetish nature of digital technology. Beyond domestication theory and technical determinism
L’article propose une analyse des techniques numériques qui met en avant leur double nature, simultanément abstraite et concrète. Ce caractère est rapproché de celui, formellement analogue, de la production des marchandises pour envisager la possibilité d’un fétichisme du numérique. En effet, le genre d’abstraction qui est impliqué dans les deux cas présente une réalité effective et induit un renversement où la face abstraite devient déterminante tout en s’appuyant nécessairement sur la face concrète de chaque usage particulier.
The article provides an analysis of digital technology that highlights its dual nature, simultaneously abstract and concrete. This feature is put side by side with that of commodities production, formally analogous, to consider the possibility of a digital fetishism. Indeed, the kind of abstraction that is involved in both cases has an effective reality and induces a reversal where the abstract side becomes decisive, while relying necessarily on the concrete side of each particular use.
1. Introduction
À l’occasion d’un récent dossier dédié, la Revue française de sciences de l’information et de la communication propose un panel varié de contributions prenant en compte les usages et usagers de l’information numérique. Il y est notamment rappelé, en introduction, que la problématique des usages est née de façon adventice (Badillo et Pélissier, 2015) dans un contexte où la société de l’information était plutôt modélisée à partir de ses technologies, dont l’évolution a elle-même longtemps été présentée comme déterminante. Cette sociologie des usages pratiquée en SIC a produit différentes approches dites sociotechniques, répertoriées dans un article d’Alexandre Coutant publié dans le cadre du dossier en question. Ces approches sont caractérisées par « la volonté de dépasser déterminismes technique ou sociologique à travers leur appréhension croisée » (Coutant, 2015).
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Social Construction Of Technology : en menant une critique des approches faisant de la technique le facteur déterminant des développements sociaux, Pinch et Bijker (1984) ont proposé un modèle constructiviste de l’innovation qui permet d’analyser les interactions mutuelles entre société et technologies.
Si l’origine de la démarche est inscrite dans le concept de transduction pensé par Simondon, c’est avec le modèle SCOT1 que les sciences sociales vont commencer à proposer un outil pour le mettre à l’épreuve. Un des points mis en évidence avec ce modèle, c’est « l’impossibilité de séparer les techniques des sociétés dans lesquelles elles sont inventées » (Coutant, 2015). Ce constat appelle donc bien sûr à conserver une attention simultanée aux faits sociaux et techniques. Cependant, au-delà et en deçà de l’intrication des faits observés dans toute leur concrétude et recombinés dans des modèles descriptifs, le constat nécessite d’être problématisé, avec pour objectif de dégager une explication ni mécaniste ni contingente de cette interdépendance. Dans une perspective critique, cette interdépendance constatée ne peut rester le fondement ultime posé en dernier ressort. Il ne s’agirait donc pas tant de croiser deux déterminismes en interaction que de réinscrire des phénomènes différenciés dans un cadre sous-jacent.
L’approche que je propose ici consiste donc d’abord à identifier le noyau conceptuel qui permet de caractériser les techniques numériques, en rendant compte du fait que la question des usages y est incluse. Dans un deuxième temps, je vais explorer une propriété qui découle de ce noyau conceptuel et qui se traduit par une dynamique du déploiement des usages. Enfin, je vais inscrire le principe formel de ce noyau et sa dynamique résultante dans un cadre plus général qui caractérise les sociétés ayant donné lieu à l’émergence des techniques numériques.
2. La spécificité des techniques numériques
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Jacques Ellul voyait dans l’ordinateur un simple condensé de la technique qui n’aurait apporté que le rôle structurant de relier ce qui existait déjà par ailleurs et de constituer ainsi le système technicien par densification des traitements et échanges d’information : « Ce faisant, l’ordinateur n’est pas autre chose que la technique, il n’est pas plus. Mais il accomplit ce qui était virtuellement l’action de l’ensemble technicien, il la porte à sa perfection dénudée, il lui donne une évidence. » (Ellul, 1977)
Les techniques numériques se sont inscrites en l’espace de quelques décennies dans une variété d’usages qu’aucune autre technique n’avait couvert jusque-là. Dans l’étude de ce phénomène, on continue pourtant de traiter ces techniques dans le cadre plus général des rapports entre Société et Technique sans forcément différencier radicalement les techniques concernées2. La question de la spécificité des techniques numériques et de leurs usages est, de fait, rarement posée de façon immanente, de l’intérieur même de ces techniques, en menant une analyse de leur principe. On connaît de multiples travaux concernant l’histoire de leur ingénieuse mise au point, dans les secteurs de la recherche scientifique, des applications militaires ou bien du déploiement des réseaux. On enquête aussi sur les multiples aspects de l’adoption de ces techniques dans la production et la diffusion de l’information et dans la communication. Mais l’extériorité et la contingence de ces usages en sont toujours le présupposé. Tout au plus, on évoque les contraintes imposées par la nécessité d’une mise en forme préalable qui oriente ou suscite les usages. Mais qu’est-ce qui caractérise en propre les techniques numériques, avant même d’évoquer les usages qui en sont faits ? Parmi les tentatives de répondre à cette question dans le cadre des sciences humaines et sociales – et des sciences de l’information et de la communication plus particuliè-rement –, deux approches méritent un détour pour introduire, par contraste, l’hypothèse qui va être proposée dans la suite de cet article.
Pour Bruno Bachimont, les techniques numériques constituent le corps matériel d’une nouvelle forme de rationalité. L’introduction de l’informatique a tout d’abord modifié les perspectives en termes de traitement de l’information, puis la démarche s’est étendue à tout type de contenus par réduction formelle de ceux-ci à des signes manipulables par la machinerie computationnelle. Le « calculable », le « manipulable », le « recombinable » caractérisent ainsi les techniques numériques. Cette analyse permet de cerner l’impact des techniques numériques sur notre façon d’appréhender le monde. Bachimont (2006) pointe notamment l’indifférence au contenu et le privilège accordé au formalisme, la manipulation machinique ne pouvant être déployée que dans ce domaine. Si Bachimont marque ainsi une spécificité forte des techniques numériques et leurs conséquences sur nos modes de pensée, il n’adresse cependant par là-même que la dimension cognitive des interactions entre les techniques numériques et ceux qui y sont confrontés.
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Convergence pour la Recherche contre l’Impensé des Technologies de l’Information et de la Communication.
Pour Pascal Robert, ce qui caractérise les techniques numériques a directement une dimension sociale puisqu’il s’agit du fait que nos sociétés se mettent en situation de ne pas pouvoir porter un regard critique sur l’informatique, phénomène qu’il appelle l’impensé informatique. Pour contrer ce phénomène, Robert (2009) propose donc un modèle d’analyse (CRITIC)3 qui resitue l’essor de ces techniques dans un mouvement long de rationalisation et d’automatisation des activités humaines par le moyen des technologie de l’information et de la communication en général. La spécificité des techniques numériques s’efface ainsi dans une problématique plus large.
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Cette interprétation est répandue notamment dans le secteur de l’ingénierie logicielle car elle constitue le postulat de base de la conception et de la réalisation des systèmes d’information. Paul Edwards (1996) a cependant montré que cette vision ne s’est installée que progressivement et que, jusqu’au tournant des années 1950, l’ordinateur était encore « une solution à la recherche d’un problème ».
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Par exemple, la tabulatrice utilisée en mécanographie, ou bien la calculatrice pour les opérations arithmétiques. Si les composants de base de ces machines ont été réemployés dans l’ingénierie des premiers ordinateurs, cela n’en fait pas pour autant des ancêtres de ces derniers. La lignée technique des ordinateurs est caractérisée par l’agencement particulier de ces composants selon une architecture réalisant un dispositif qui n’a plus les mêmes propriétés que les « simples » tabulatrice ou calculatrice, comme l’a montré Philippe Breton dans son Histoire de l’informatique (Breton 1987).
Afin de conserver le focus sur les techniques numériques tout en permettant d’adresser les dimensions sociales de leur déploiement, je vais donc faire l’hypothèse de départ suivante : les techniques numériques sont caractérisées par le fait qu’elles mettent en œuvre une machine particulière, l’ordinateur. Aucun autre principe matériel, conceptuel ou organisationnel ne peut être mis en avant qui puisse à la fois ne pas déborder et ne pas restreindre le domaine des techniques numériques. D’après nous, l’analyse pertinente de ces techniques doit donc emprunter la voie de l’analyse de cette machine particulière. On parle souvent de l’ordinateur comme d’une machine à traiter de l’information4. Si cet aspect, sous lequel la machine se présente à nous, ne peut être nié, ce n’est cependant pas une dimension propre de l’ordinateur. D’une part, il existe d’autres machines dédiées à des tâches de traitement de l’information5 et qui ne sont pas des ordinateurs, et d’autre part, l’architecture de la machine est seulement conçue pour effectuer la manipulation automatique d’arrangements. Préalablement ou ultérieurement à ces arrangements et à leur manipulation, l’attachement de symboles, significations et donc d’informations est du ressort de leurs opérateurs, pas de la machine elle-même.
Un arrangement, c’est un état particulier de la machine-ordinateur, qui n’a pas de signification a priori, en tout cas pour lequel aucune signification associée n’est nécessaire pour le fonctionnement même de cette machine. J’utilise le terme d’« arrangement » plutôt que d’« état » pour bien marquer le fait qu’il s’agit toujours d’une dimension matérielle et non pas virtuelle. Que ce substrat matériel soit pris en charge par des relais électro-mécaniques ou des transistors gravés à la surface d’un cristal de silicium, cela n’a d’impact que sur les performances, le principe de l’ordinateur reste le même. Il est plutôt inscrit dans la manière dont ces composants élémentaires sont agencés pour mettre en œuvre les principes architecturaux qui définissent ce qu’est un ordinateur. Cette architecture consiste, non seulement à rendre possible la transition d’un arrangement à un autre de manière automatisée, mais de plus, et c’est un aspect déterminant, à rendre possible la prise en charge de n’importe quelle séquence de transitions. Non seulement l’ordinateur est la machine capable de déployer automatiquement le cheminement d’un arrangement A à un arrangement B selon des règles formelles exécutées pas à pas, mais c’est aussi la machine qui peut prendre en charge toutes les règles formelles imaginables et applicables à ces arrangements. Ici se situe l’originalité de la lignée technique particulière représentée par la collection aujourd’hui innombrable des ordinateurs. Deux facettes sont inextricablement liées dans un unique dispositif : en effet, la capacité à exécuter une règle formelle donnée s’appuie sur celle plus générale permettant d’exécuter n’importe quelle règle formelle – qui peut le plus, peut le moins. Mais cette même capacité générale n’est elle-même qu’un cas particulier de règle formelle. Il s’agit là de la matérialisation d’un concept qu’Alan Turing avait défini avec la machine de Turing universelle (Turing, 1936) et pour lequel John von Neumann avait proposé un modèle (von Neumann, 1945) qui est la base de l’immense majorité des ordinateurs aujourd’hui construits.
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Nous verrons que cet aspect productif de la face abstraite de l’ordinateur s’avère déterminant pour expliquer le déferlement des usages, bien plus que les justifications que chacun peut se donner pour les mettre en œuvre.
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Le terme « abstraction réelle » est employé par Alfred Sohn-Rethel, épistémologue proche de l’École de Francfort, pour qualifier l’opération de mise à l’écart de toutes les qualités concrètes pouvant rendre deux objets incommensurables, opération qui se réalise sans effort conscient dans le cadre d’un échange marchand (Sohn-Rethel, 2010).
La généricité de l’ordinateur traduit donc deux aspects, deux facettes, comme l’avers et le revers d’une même pièce, qui marquent la spécificité de l’ordinateur : d’une part, un caractère général du fait de pouvoir déployer n’importe quelle procédure formelle, d’autre part, un caractère génératif du fait de réaliser cette potentialité en déployant une procédure particulière à portée universelle qui peut elle-même produire n’importe lequel des cas particuliers envisageables. On est donc en présence d’une technique qui présente deux moments intriqués aux propriétés inédites, et qu’aucune autre technique, donc, n’avait jusque là inscrits dans le cœur même de son fonctionnement. Le premier moment est constitué par le déroulement automatique d’une procédure formelle qui est associé à un usage particulier que l’on a pu formaliser. Le deuxième moment est constitué par le déroulement automatique d’une procédure universelle pour lequel le contenu propre de la procédure particulière n’est qu’un support nécessaire mais indifférent. Il y a donc pour le premier moment un contenu concret – même si cette concrétude peut avoir par ailleurs des objectifs très abstraits et virtuels, comme le calcul d’un indice boursier ou des interactions au sein d’un jeu en ligne. Le deuxième moment est, quant à lui, purement abstrait, c’est-à-dire qu’il relève d’une catégorie universelle sans égard pour le contenu concret, une propriété distincte qui n’est pas la généralisation d’un ensemble – comme le serait par exemple, le genre « animal » en tant que généralisation spéculative de tous les individus partageant des propriétés communes. Il s’agit plutôt d’un dispositif générique permettant de produire6 ces individus particuliers que sont telle ou telle procédure formelle. Ce genre d’abstraction – ou soustraction de tout contenu concret, particulier, spécifique – présente aussi une autre différence fondamentale par rapport à la notion de généralisation. Autant la catégorie d’« animal » est une pure virtualité – personne n’a jamais été mordu par un « animal » en soi, mais toujours par un individu bien concret rassemblé dans cette catégorie par un simple mouvement de l’esprit –, autant le genre d’abstraction contenu dans les ordinateurs a une réalité bien tangible avec des effets sur le monde. L’abstraction est ici en quelque sorte matérialisée, ou bien encore on peut parler, sans que cela soit paradoxal compte tenu des définitions posées ci-dessus, d’abstraction réelle7.
3. Le caractère dynamique de la double nature
Jean Lassègue propose, dans son ouvrage au sujet de Turing, une analyse des thèses concernant sa machine universelle qui permet de mettre en évidence le caractère dynamique du dispositif qu’il invente « sur le papier » (Lassègue, 1998). Ce caractère dynamique se retrouve de même dans l’ordinateur en tant que machine qui en réalise le principe. Il relève tout d’abord que la classe des fonctions calculables – ou procédures formelles comme je les ai nommées jusqu’ici – n’a pas de critère permettant de statuer a priori si telle ou telle fonction en fait partie. Comme l’écrit Lassègue, il y a là « une exhortation à la recherche de la machine de Turing adéquate » (Lassègue, 1998, 70) pour tel ou tel usage envisagé, cette recherche s’appuyant sur la capacité abstraite mais bien réelle de l’ordinateur à déployer toutes les fonctions calculables. De plus, Lassègue note le caractère tautologique de cette recherche dans l’espace de la totalité abstraite des calculs envisageables, qui découle du fait que « le concept de machine de Turing est, d’un même mouvement, la caractérisation de la notion de calcul et l’outil permettant d’explorer le domaine du calculable. » (Lassègue, 1998, 91) Ainsi, la face abstraite de l’ordinateur n’est pas seulement une propriété spécifique de cette lignée technique, mais il s’agit aussi d’un ressort qui agit de l’intérieur pour animer son déploiement sur le domaine sans cesse renouvelé des usages que l’on réussit à formaliser pour les rendre adéquats à son fonctionnement. Les usages sont donc des moments incontournables du déploiement des techniques numériques. Mais on ne peut se contenter de les envisager comme des moments isolés. On peut bien sûr les situer dans des réseaux d’actions qui déploient des déterminations complexes entre ces moments concrets. Mais surtout, il faut garder à l’esprit que ces moments sont simultanément les supports d’une totalité abstraite. Cette totalité est le cadre même de leurs déploiements et les inscrit dans une dynamique qui les subsume. Les moments concrets doivent donc être interprétés comme des phénomènes superficiels et apparents de cette dynamique sous-jacente.
Dès lors donc que l’outil numérique devient le support d’une activité d’information et/ou de communication, il n’est plus possible d’ignorer ses spécificités formelles. En effet, les techniques numériques présentent des caractéristiques qui rendent impossible de dissocier les usages de la dimension générique – au double sens de généralité et de génération – propre à l’outil, et pour laquelle la simple notion de polyvalence est fortement réductrice car elle efface son aspect dynamique. Ainsi, l’opposition entre sociologie des usages et déterminisme technique – y compris dans leur combinaison hybride conservant la juxtaposition de leurs objets respectifs comme l’introduit la problématique de la « double médiation de la technique et du social » – ne permet pas d’étudier usage et généricité comme deux moments indissociables, deux facettes, d’une seule et même totalité. Or, s’il est analytiquement possible et nécessaire de décomposer le mouvement de cette totalité selon ses deux aspects, c’est bien leur interaction au sein d’un même dispositif insécable qui explique la dynamique du développement numérique.
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Il faut d’ailleurs souligner que, puisque la capacité générale [de l’ordinateur à dérouler une règle formelle] n’est elle-même qu’un cas particulier de règle formelle, tout concepteur/réalisateur d’une application destinée à un usage est lui-même un usager des techniques numériques. Cela est particulièrement bien illustré par la conception du travailleur intellectuel selon Douglas Engelbart (Bardini 2000, pp. 107-109).
Le rôle de cette face abstraite ne peut donc être ignoré si l’on cherche à étudier les effets de cette dynamique, y compris en l’abordant aussi sous l’angle des phénomènes sensibles que sont les usages concrets que l’on fait des techniques numériques. Une difficulté qui immédiatement surgit à ce niveau, dans le cadre d’une enquête de terrain est que cette face abstraite ne peut pas directement se laisser percevoir ; seule la face concrète – les usages – se trouve fixée passagèrement dans des objets qui reflètent la logique immanente du développement numérique. La seule contrainte à remplir pour ces objets sera de pouvoir être formalisables dans les termes de fonctions calculables, mais cet aspect n’est lui-même souvent pas perceptible pour les usagers qui sont rarement ceux qui vont prendre en charge cette activité de conversion. Ces derniers seront d’ailleurs aussi rarement les usagers visés par les applications ainsi réalisées. Si l’attention portée aussi bien à ceux qui utilisent qu’à ceux qui réalisent les applications numériques est certainement une option méthodologique permettant de mieux éclairer le processus laborieux et non neutre de la formalisation des usages8, la marque propre de la face abstraite reste cependant encore indétectable car elle relève d’un autre plan. Il faut donc traiter le terrain avec en arrière-fond un concept qui permette de resituer les objets concrets collectés dans la logique de la dynamique à laquelle ils participent.
4. Le fétichisme du numérique
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Le fétichisme de la marchandise selon Marx ne doit pas être interprété comme un phénomène d’adoration irrationnelle des objets de consommation, mais plutôt comme un renversement qui voit dans les phénomènes apparents de la production marchande le principe d’organisation des relations sociales, alors que ceux-ci en sont au contraire l’expression. Selon Marx, c’est la forme de synthèse sociale basée sur la production de marchandise qui explique les phénomènes économiques, et non l’inverse. À ce titre, l’économie elle-même – et ses catégories – est un phénomène historiquement et socialement situé qui n’a pas de validité hors de la forme de synthèse sociale particulière au sein de laquelle elle émerge.
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Pour Ellul, la technique a supplanté la lutte des classes comme concept central pouvant expliquer la trajectoire des sociétés industrielles avancées, mais il n’a pas remis en cause le fait que cette interprétation « des phases antérieures » par le marxisme traditionnel ait pu être erronée. Pour les auteurs privilégiant le fétichisme de la marchandise, les techniques industrielles ne sont que le corps nécessaire du capitalisme, la « matérialisation adéquate du procès de valorisation » (Postone, 2009, p. 502).
Il y a dans les sciences humaines et sociales un concept qui rend compte de la difficulté évoquée ci-dessus, c’est celui de fétichisme. Les anthropologues l’ont notamment mobilisé pour étudier les sociétés dans lesquelles leurs membres projettent sur des objets la puissance de leur agir collectif en leur attribuant des pouvoirs surnaturels. Le phénomène se développe notamment lorsque les hommes ne peuvent plus appréhender les voies par lesquelles leurs propres actions induisent des effets différés et constituent alors à leurs yeux des contraintes qui leur semblent objectives. La formulation la plus adéquate pour éclairer la logique propre des techniques numériques est cependant plus spécifiquement celle proposée par Marx (2015) au sujet du fétichisme de la marchandise9. Cette thématique a été reprise et approfondie par différents auteurs qui voient là le concept central à retenir des analyses de Marx plutôt que celui plus traditionnel, mais selon eux secondaire, de la lutte des classes10. Parmi ces auteurs, Moishe Postone notamment montre que dans les sociétés où le travail producteur de marchandises opère une forme de synthèse sociale, les activités productives concrètes ne sont que les supports du développement tautologique de la face abstraite du travail, simple dépense de temps de travail humain abstrait qui s’accumule sans considération pour le contenu de l’activité et de ses produits. L’analyse de Marx reprise par Postone part de la forme marchande telle qu’elle se présente dans la société où elle s’est généralisée, en mettant en évidence ces deux faces indissociables, ce caractère bifide du travail producteur de marchandises.
Les techniques numériques semblent donc prolonger le genre de formes – et la dynamique résultante – qui animent nos sociétés contemporaines dont la reproduction se fonde sur le travail producteur de marchandises. Déjà, dans le célèbre fragment sur la machinerie des Grundrisse (Marx, 2011, 654), Marx avait noté que les techniques industrielles avaient ceci de particulier qu’elles tendaient à une mise en adéquation formelle de leur mode d’existence par et dans le capital. Cependant, cette mise en adéquation était limitée par le fait que seule la part concrète était concernée, c’est-à-dire l’usage d’un principe physique ou organisationnel particulier inscrit dans un dispositif avec un objectif défini. Avec les techniques numériques, cette limite semble caduque puisque la part abstraite en est une partie intégrante. Cette machinerie particulière est en effet intrinsèquement fondée sur une potentialité universelle dont la mise en œuvre est le passage obligé pour adresser tel ou tel usage particulier. Chacun de ces usages n’est à son tour qu’une instance de cette potentialité universelle, au prix d’un effort – parfois conséquent pour certaines applications, souvent imperceptible pour leurs utilisateurs – de formalisation adéquate à cette totalité abstraite, ce que l’on appelle communément l’informatisation.
Les applications numériques sont donc les supports indifférents mais nécessaires d’une dynamique qui les englobe. Il faut bien préciser que cette dynamique n’est pas dans la technique en soi, de tous temps et en tous lieux. Elle s’inscrit dans les particularités des techniques numériques qui sont elles-mêmes à l’image d’une forme de synthèse sociale particulière. Ainsi, le foisonnement indéfini des usages numériques ne peut être interprété comme la marque de l’autonomie des usagers, mais on ne peut pas pour autant en inférer une généralisation indue qui affirmerait un déterminisme de la technique. Une étude pertinente des techniques numériques ne peut que s’inscrire dans le cadre des sciences humaines et sociales, mais celles-ci doivent reconnaître la part inconsciente dont les acteurs mêmes ne peuvent rendre totalement compte, y compris indirectement par un travail scientifique d’analyse de leurs seuls discours et pratiques.
Comment malgré tout « détecter » sur le terrain l’effet de cette dynamique ? Comme l’introduisait la remarque précédente sur l’effort de formalisation que représente l’informatisation, il faut pour cela inclure dans l’enquête de terrain l’histoire de ces mises en forme et les considérer comme des investissements préalables, nécessaires à l’inclusion des usages dans la totalité des procédures formelles qu’il est envisageable de confier à un traitement numérique en général. Sans l’histoire de ces investissements de formes (Thévenot, 1986), le lien entre les usages et les particularités des techniques numériques reste dans l’ombre. Cela peut passer notamment, par l’étude des protocoles de communication, des formats de données, des interfaces au sens des architectures logicielles (Meyer, 2000), etc. Cette histoire ne peut non plus être traitée indépendamment des usages permis ou projetés, car ils en sont les supports concrets. D’une part, la formalisation en général implique des contraintes sur ces usages, et d’autre part, de nouveaux usages ouvrent de nouveaux territoires potentiels à la démarche de formalisation, par proximité avec d’autres usages qui deviennent envisageables.
Il est d’ores et déjà possible de relever des terrains favorables au questionnement de la double nature – abstraite et concrète – des techniques numériques. Il suffit de se pencher sur les phénomènes sociaux saisis à l’aune de leur nouvelle dimension algorithmique. Derrière ce mot-clé, se situe en effet bien souvent la problématique de la double nature évoquée. Les usages, toujours particuliers, une fois inscrits dans une application numérique via un algorithme, se trouvent ainsi connectés à l’ensemble indéfini des applications numériques envisageables par ailleurs. On peut citer entre autres les travaux d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns sur la gouvernementalité algorithmique (Rouvroy et Berns, 2013), avec sa décomposition fine des différents temps de la pratique statistique telle qu’elle se développe à l’heure du datamining. Ou bien encore l’ouvrage récent de Carolyn Kane au sujet des « couleurs algorithmiques » (Kane, 2015), qui interroge aussi, mais dans un tout autre registre, les conséquences sur notre perception du monde d’une médiation par les algorithmes. Enfin, il me semble que l’émergence récente des monnaies cryptographiques – et notamment la plus connue, Bitcoin (Nakamoto, 2009) – offre des conditions optimales pour enquêter sur la double nature des techniques numériques, de par le caractère générique des algorithmes mis en œuvre, et notamment le fait qu’ils se détachent explicitement de tout contenu concret comme dans la notion de preuve de travail (Jakobsson et Juels, 1999).
Ce type d’applications s’appuie sur un réseau numérique en pair à pair et des fonctions cryptographiques pour constituer un registre de transactions, public et distribué. Au cœur du protocole qui assure l’intégrité et la fiabilité de ce registre, on trouve la fonction de « hachage ». Cette fonction a pour propriété de fournir des « empreintes » numériques bien distinctes même lorsqu’on fait varier les données en entrée d’un simple bit. Par ailleurs, il est impossible en pratique de reconstituer les données initiales à partir de l’empreinte calculée (la fonction est irréversible en pratique). Le protocole Bitcoin consiste alors à organiser une compétition entre des agents du réseau appelés « mineurs » qui doivent résoudre un « puzzle » sur la base de la fonction de hachage. Chacun des « mineurs » doit en effet consacrer sa puissance de calcul à trouver une combinaison de données en entrée, produisant en sortie une valeur de hachage répondant à une contrainte connue à l’avance. Cette contrainte – ou difficulté – est établie de façon à ce qu’il n’y ait pas d’autres solutions pratiques que de répéter mécaniquement le calcul en faisant varier, parmi les données en entrée, un aléa à la marge. C’est cette répétition mécanique – qui représente statistiquement un coût non négligeable – du même algorithme avec de faibles variations des données en entrée que l’on appelle « preuve de travail ». Lorsqu’un des « mineurs » trouvent une solution au « puzzle », il lui suffit d’annoncer publiquement les données qu’il a combinées pour cela, et les autres peuvent en contrôler la validité à peu de frais. Le « mineur » gagnant est alors récompensé d’une fraction monétaire pour les efforts ainsi fournis et qui contribuent à rendre inaltérable le registre auquel les données sont ajoutées.
On peut appréhender le protocole Bitcoin comme un moyen pour mettre en place des échanges monétaires décentralisés. Ses promoteurs (Antonopoulos, 2014) visent explicitement un objectif bien concret : se passer des intermédiaires jugés inutiles voire encombrants. Mais cet aspect concret ne constitue pas au final le cœur du protocole qui est basé sur une fonction sans contenu propre. Cette fonction ne fournit pas de résultat particulier mais participe à la production d’une totalité abstraite, celle des « preuves de travail », par les « mineurs ». Les transactions menées par les utilisateurs de Bitcoin ne sont que les supports, certes nécessaires mais indifférents, du déploiement des calculs effectués par les « mineurs ». L’augmentation indéfinie de la puissance de calcul mobilisée au sein du réseau Bitcoin résulte de cette part abstraite du protocole, et non de l’usage en expansion des échanges monétaires par son intermédiaire.
5. Conclusion
Si le rapprochement entre fétichisme de la marchandise et fétichisme du numérique ouvre quelques pistes fécondes pour situer ces techniques dans le cadre des sciences humaines et sociales, il faut bien préciser que rien ne permet en l’état de les confondre purement et simplement. Seule une analogie entre des principes structurants présentant les mêmes formes est proposée pour l’instant.
Une recherche approfondie pourrait être menée pour mieux cerner les rapports entre les deux : elle devra notamment s’attacher à la façon dont sont produits les logiciels puisque c’est le lieu de l’articulation entre travail et numérique, d’une part et puisque, d’autre part, les concepteurs et réalisateurs d’applications numériques sont aussi fondamentalement des usagers de ces techniques dans leur activité même.
À ce stade, on peut conjecturer que l’analogie formelle induit une sorte d’affinité entre l’activité productrice – telle qu’elle est déterminée, dans nos sociétés modernes, par la production marchande – et le déploiement des techniques numériques. Cette affinité aurait alors l’effet d’un engrènement, une sorte de transmission d’un principe moteur sur lequel se brancherait nos interactions sociales.
Il faut aussi insister sur le fait que le fétichisme du numérique, à l’instar de celui de la marchandise, n’est pas une adoration irrationnelle ou un voile posé sur la réalité. C’est un renversement où l’abstrait prend réellement le pas sur le concret. Ce renversement reste inconscient car seul le concret constitue la voie revendiquée de l’engagement des acteurs sociaux particuliers dans la société. Mais la dialectique entre le concret et l’abstrait constitue des conditions objectivées dans lesquelles ces acteurs sont contraints de s’engager et qu’ils finissent par naturaliser. Dans quelques expériences d’informatisation en cours ou passées, il reste encore cependant la possibilité d’observer pour quelques temps ce processus.
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Google, Amazon, Facebook et Apple, c’est-à-dire les grands acteurs qui portent la vague numérique dans des produits de consommation de masse.
L’approche proposée dans le cadre de cet article permettra peut-être, par ailleurs, de fournir les fondements d’une explication plausible au phénomène d’impensé informatique, d’abord mis en lumière par l’analyse des discours tenus dans la presse française des années 1970-1980 (Robert, 2012) et plus récemment exposé au travers du cas concret de la « gestionnarisation » des universités (Robert, 2014). Alors que « l’empêchement de l’émergence d’un véritable questionnement des enjeux de société de l’informatique » a longtemps induit la tendance à plutôt positiver les perspectives ouvertes par ces techniques malgré les objections des défenseurs des libertés publiques, cela semble avoir été largement érodé par les événements plus récents tels que les révélations d’Edward Snowden sur la NSA ou les inquiétudes sur la place qu’occupent les GAFA11 dans nos vies. Si le discours peut ainsi changer d’orientation sans que cela infléchisse la trajectoire du déferlement informatique, c’est que bienfaits et nuisances ne sont appréhendés que sous l’angle concret des usages, eux-mêmes souvent ambivalents. Mais les questionnements n’ont pas dépassé, sur ce point, l’ordre des phénomènes apparents. Il reste à explorer toute la face abstraite, et cependant bien réelle, des techniques numériques.