La rhétorique de la conception. Pour une conscientisation du rôle de l’outil dans la formation d’une culture numérique The “rhetoric for creative authoring”: becoming aware of the role of the tool in the development of a digital culture
Cette contribution propose d’interroger le rôle et les enjeux des outils numériques sur lesquels notre société s’appuie pour la création de contenus et leur diffusion. Comment leur rhétorique influence et guide les pratiques de création ? La démarche, s’inscrivant dans des méthodologies socio-sémiotiques, s’articulera autour du décryptage des stratégies relevant d’une « rhétorique de la conception », que nous décelons dans un outil numérique comme Adobe Flash. En mobilisant les imaginaires d’auteurs de littérature numérique, nous soulignerons l’urgence d’une prise de conscience du rôle de l’outil dans la formation d’une culture numérique.
This article proposes to examine the role and challenges of digital tools on which our society relies for content creation and dissemination. How does the rhetoric implicit in these tools influence and guide creative practices ? Using a socio-semiotic approach and Adobe Flash software as an example, we will decode a number of strategies based on a “rhetoric for creative authoring”. By mobilizing the imaginaries of authors of digital literature, we will highlight the urgent need for an awareness of the role of the tool in the development of a digital culture.
1. Introduction
Une des caractéristiques souvent associée à l’outil est la mesure de son efficacité : pour qu’il soit utilisé, il doit en effet donner satisfaction dans un contexte économique, social et technique en répondant à certaines attentes. Son efficacité est déterminée et déterminante pour celui ou celle qui va « adopter » ou s’approprier cet objet culturel parce que tout ce qui a un statut culturel dans la société connaît une destinée triviale car c’est par les appropriations dont il est l’objet qu’il se charge de valeur (Jeanneret, 2008, 15). Si cette affirmation est valable pour tous les objets culturels, nous ne pouvons ignorer le fait que les technologies numériques revisitent notre perception du sensible et de l’intelligible de façon particulière.
L’outil ne désignerait donc pas un quelconque objet mais une création réfléchie de l’homme, une expression de son intelligence (David, 1997, 79).
2. Existe-t-il une culture de l’outil?
En utilisant le terme outil, nous nommons une évidence : celle que l’homme, appareillé, en agissant par le truchement d’un outil, transforme son environnement et se transforme. Ainsi, l’objet technique, hautement culturel qu’est l’« outil », participe à la construction sociale de l’individu qui l’utilise, et l’objet se présente toujours comme utile, fonctionnel : ce n’est qu’un usage, un médiateur entre l’homme et le monde (Barthes, 1985, 259). Les outils impliquent une certaine forme d’écriture, et la culture numérique véhicule un imaginaire où le code émerge comme une forme d’intelligence paradigmatique du monde numérique (Doueihi, 2012).
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Emmanuël Souchier définit les écrits d’écran comme une notion qui signifie que les configurations techniques prédéterminent certaines pratiques d'écriture informatique.
Comme l’ont montré Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret (2005) dans leurs travaux sur les « écrits d’écran »1, la notion d’architexte permet d’appréhender les stratégies rhétoriques et « formes-modèles » d’organisations proposées à l’auteur par les outils-logiciels qui visent à imposer une certaine pratique. Il existe, selon ces auteurs, un « modèle » qui vient s’incarner dans le logiciel, un reflet d’imaginaires de ce que le texte, l’image ou la page-écran numérique doivent être dans certaines situations de communication, et qui constituent autant d’anticipations de pratiques d’écriture et de création. Dans sa critique de l’impensé, Pascal Robert soutient l’idée que la production repose d’abord sur un travail d’imposition et d’acceptation de supposées certitudes, évidences et réponses prédigérées (2012, 23).
2.1. La « rhétorique de la conception » : approche socio-sémiotique
En étudiant la place de l’outil dans l’imaginaire des auteurs de littérature numérique, notre démarche vise à dégager certains éléments d’énonciation potentiellement apportés par les outils-logiciels, que nous appelons « rhétoriques », destinés à structurer de façon stratégique le contenu apporté aux auteurs, à les influencer jusqu’à un certain point dans leurs choix, et à formater ainsi en amont les discours qu’ils vont adresser à leur tour à des lecteurs. Il nous semble en effet intéressant de pointer ce que les outils « dévoilent » comme stratégies de manipulation, ou pour reprendre une expression de Stéphane Vial, comment ces outils nous font « apparaître » le monde (2013, 120).
Comme l’auteur d’un texte numérique anticipe lors de l’acte d’écriture sur les pratiques du lecteur, l’outil propose des discours qui constituent un ensemble d’implicites anticipant sur les pratiques de l’auteur-concepteur d’œuvres de littérature numérique, dont la conséquence serait la création d’un paradigme de l’« impensé ».
Dans la disposition, qui organise la construction du discours dans la rhétorique classique, l’ordre de présentation des éléments modifie ses « conditions d’acceptation » (Perelman, 1977 ; 2002, 182). Cette modification dénote aussi une utilisation spatiale de certains éléments constituants.
Dans la « rhétorique de la conception », la disposition des éléments est donc définie comme une mise en condition. Dans un souci d’efficacité, l’ordre des arguments est pensé par le concepteur de façon à emporter l’adhésion du destinataire. Annette Béguin-Verbrugge, en parlant de « rhétorique du cadre » démontre que le procédé d’agencement (dispositio) qu’elle définit comme étant la maquette, la composition, tout en montrant ses effets subliminaux, fournit les repères essentiels à la construction du sens. La mise en page participe d’une « captation » par la vue. La mise en place des différents modules sert la communication dans une « dimension argumentative » (2006, 154). Les dispositifs visuels sont donc porteurs de signes où chaque module de l’interface constituerait une frontière, ce dernier pouvant être compris comme un ensemble cohérent d’unités autonomes. Les différents éléments élaboreraient du sens et renforceraient la représentation que l’utilisateur perçoit du système global. Selon Lev Manovich (2010), l’outil-logiciel tend à rendre « naturel » le fait de suivre une certaine logique, celle de la « sélection » d’objets prédéfinis et à privilégier la pratique « par défaut ».
En nous appuyant sur l’outil-logiciel Adobe Flash, qui a beaucoup été utilisé en littérature numérique ces dernières années, nous allons mettre en évidence la structuration discursive des outils-logiciels adressée à l’auteur-concepteur, et fondée sur une rhétorique clairement identifiable comme stratégie de persuasion, voire de manipulation.
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Le concept de responsive design est l’adaptation des données aux différentes tailles d’écran, rendant l’expérience utilisateur plus confortable.
Né en 1996, Flash a cette particularité première d’être fondé sur le dessin vectoriel, et de permettre la conception d’animations interactives légères, facilement intégrables aux pages web. C’est ce qui a fait son succès à une époque où le haut débit n’existait pas. Pouvoir maintenir la qualité de résolution du dessin à l’écran a constitué un attrait important pour les créateurs, dans la publicité comme dans le domaine de l’art numérique. La montée en force de Adobe Flash a provoqué la perte de vitesse de son concurrent, l’outil-logiciel Director, qui reste encore en lice mais est utilisé aujourd’hui par la communauté de façon plus restreinte. L’importance historique de Adobe Flash essentiellement dans le domaine de la littérature numérique reste incontestable, même s’il est actuellement en léger déclin, notamment parce que les principes du responsive design ne sont pas pris en compte dans Adobe Flash et ses productions ne peuvent pas (ou très difficilement) être visionnées sur les tablettes tactiles2.
Le logiciel Adobe Flash propose des « formes-modèles » de conception qui font fortement penser au domaine cinématographique. La mise en relation du temps et de l’espace, opérée dans ce logiciel entre une scène et la timeline (scénario) par exemple, fait partie d’une stratégie esthétique et est devenue un des « principes organisationnels fondamentaux du logiciel » (Manovich, 2010, 189). Par ailleurs, l’utilisateur d’un outil-logiciel comme Adobe Flash se trouve confronté à une uniformisation des menus contextuels et de la « palette d’outils » au sein d’une même gamme. Lev Manovich parle alors de « logiciel culturel », dans le sens où celui-ci est directement utilisé par des millions d’individus à travers le monde. Les outils-logiciels, et par conséquent les créations réalisées grâce à eux, véhiculent dans les faits, non seulement les idées personnelles de l’auteur, mais aussi l’image d’une entreprise dans un environnement mondialisé.
Quels sont alors les éléments de discours proposés pour provoquer l’adhésion et permettre l’appropriation ? Comment mettre le créateur en situation de se servir le plus intuitivement possible des différents méta-outils à sa disposition ?
Le lancement du logiciel constitue sans nul doute un geste très important qui participe déjà de la disposition rhétorique. L’apparition des différents éléments prépare un cadre à la création, donne une première impression et engage une première relation avec l’outil-logiciel. L’image produite par la disposition à l’ouverture du logiciel déclenche une émotion, un « pathos rhétorique » (Varga, 2008, 177) comparable à l’effet que susciterait une peinture.
L’organisation de l’espace de travail de Adobe Flash trouve son origine dans le célèbre logiciel dessin monochrome MacPaint de Bill Atkinson, disponible sur les machines Apple dès 1984 et qui a largement contribué à l’importance des représentations que nous avons tous de l’outil-logiciel et de ses formes graphiques actuelles. Les barres d’outils sur la gauche de Adobe Flash en sont un héritage direct.
L’outil-logiciel Adobe Flash porte à la vue de l’utilisateur une disposition d’éléments « par défaut » et des choix possibles qui s’offrent à lui dans les premiers instants. Après l’apparition/disparition d’un écran présentant des informations sur l’entreprise et la version, l’environnement de travail se charge. Un écran, situé au centre de l’interface, divisé en trois parties, apparaît en lieu et place de la scène. S’il est familiarisé avec d’autres outils-logiciels courants, l’usager-créateur aura sans doute tendance à se diriger vers l’information principale située au centre, celle de créer, le positionnant ainsi comme un professionnel, un expert au cœur de la création.
Figure 1. Adobe Flash CS5 : interface à l’ouverture de l’outil-logiciel
Par un simple clic sur un bouton en haut à droite, l’utilisateur a également la possibilité d’afficher (dans la version CS5) pas moins de sept vues préformatées différentes qui proposent une organisation modulaire selon le point de vue retenu.
Cette « personnalisation », permettant au créateur de s’adapter aux différentes situations, suggère toujours ce but d’appropriation mais révèle aussi l’existence de plusieurs communautés d’usages. Adobe Flash préfigure donc, au sens rhétorique du terme, la manière dont le créateur utilisera cet outil de création en organisant les différents éléments de l’interface sous forme de discours. Finalement, l’outil-logiciel lui offre la possibilité d’agencer son environnement de travail selon différents profils identifiés, comme un artisan dans son atelier disposerait ses outils pour une mise en condition avant que son travail de création ne commence.
Figure 2. Adobe Flash CS5 : interface avec barre de sélection de la vue
L’écriture d’œuvres de littérature numérique met en jeu, le plus souvent, une figure d’auteur qui produit son œuvre seul. Mais la division du travail prédéterminée par l’outil-logiciel ne remet-elle pas en cause cette vision de la création ? De plus, Adobe Flash laisse croire qu’il suffit de modifier l’ordre des modules pour accéder à l’expertise des « profils » qu’il nomme. Implicitement, par les panneaux qui lui sont présentés de façon prédéfinie, le créateur pourra s’identifier à la profession qu’il sélectionnera, pour la réalisation d’une animation.
Pourtant, seule l’organisation des modules se trouve modifiée par ce choix. Selon qu’il est concepteur, animateur ou développeur, l’outil lui présente des « panneaux » de configuration différents, lui apportant symboliquement la promesse d’une compétence.
Après avoir été plongé dans un environnement favorable grâce aux éléments de la disposition, l’efficacité des manipulations des méta-outils du logiciel sera d’autant plus forte que le lecteur comprendra rapidement ses fonctionnalités. Nous nommons « figures d’outils-manuels » les méta-outils qui font référence à des outils manuels dans le monde physique. Par leur ressemblance, ils préfigurent des pratiques que l’auteur peut attendre d’eux, mais comportent également des différences. Comme la métaphore ou la métonymie dans le discours écrit ou oral, ces « figures » de l’outil-logiciel peuvent à la fois faciliter l’appropriation, et susciter des attentes.
Les « figures d’outils-manuels » dans Adobe Flash sont donc destinées à encourager le créateur dans une certaine idée de la maîtrise de son art. Par le discours que l’outil-logiciel lui adresse, il est présupposé savoir dessiner comme un dessinateur ou peindre comme un peintre. C’est du moins ce qui est suggéré par les figures d’élocution engagées. Ne pourrions-nous pas dire que Adobe Flash « éduque » son utilisateur à un mode de pensée tourné vers les mérites de la précision et de la standardisation, une certaine idée de la qualité du résultat, une promesse dont les « figures d’outils-manuels » sont à la fois les servants et les pâles reflets, dans la mesure où ceux-ci ne permettraient pas d’atteindre une telle précision ?
L’outil-pinceau, par exemple, offre au concepteur la possibilité de « peindre ». L’icône fait appel à l’outil que nous connaissons dans l’univers papier, mais les possibilités offertes vont au-delà d’une utilisation « traditionnelle » d’un pinceau. L’outil « réagit » aux formes rencontrées et, comme un pinceau le ferait, il peut remplir les formes mais de façon constante, sans les variations qui pourraient survenir au moment du tracé avec l’outil-manuel.
Figure 3. « Figures d’outils-manuels » : l’outil-pinceau
L’image du pinceau « fait référence » à l’outil du peintre dans le monde physique. L’utilisateur est incité à faire « comme si » ce méta-outil dans Adobe Flash et le pinceau de peintre étaient identiques, ou encore permettaient les mêmes actions. Or, si ce pinceau dans l’outil-logiciel ne tient évidemment pas dans la main, et qu’il ne possède pas de manche ou de poils, son activation permet de dessiner un trait, comme le pinceau du peintre. Une fois placé, ce trait peut en revanche être corrigé, modifié à l’infini. Si ces méta-outils font penser à la métonymie, un écart se crée entre les pratiques associées à l’outil traditionnel convoqué, et des pratiques supplémentaires que seul l’outil numérique autorise.
Alors que la plupart des fonctions de dessin sont accessibles uniquement par la « palette d’outils », celles des commandes adressées à la machine, sont accessibles par les « menus » dont on peut supposer que le principe de fonctionnement général (clic-déroulé-sélection) est connu de la plupart des utilisateurs et n’est pas sans rappeler celui communément présent dans tous les outils-logiciels de la gamme Microsoft Office ou Adobe, comme composant par défaut d’une interface graphique. Nous relevons ici une particularité rattachée aux formes verbales qui réside, selon nous, dans le fait que l’utilisateur, en « parlant » à son outil, lui transfère une part de l’action et lui demande d’exécuter une « commande ». Le statut de l’outil-logiciel change alors légèrement et se retrouve à une place de « sujet-objet ».
2.2. L’enjeu de la « rhétorique de la conception »
À travers l’analyse des propositions et présupposés contenus dans les outils, l’enjeu de la « rhétorique de la conception » consiste donc à ce que l’apprenant puisse progressivement adopter une position réflexive vis-à-vis des outils. Or, se former à un outil-logiciel prend du temps, réclame de l’investissement pour s’approprier sa logique. Ce sont aussi ces différents sauts conceptuels que nécessite l’apprentissage de l’outil-logiciel qui génèrent ensuite au niveau du résultat produit, la prédominance d’une esthétique par rapport à une autre. Les concepteurs de ces outils, en inscrivant dans la forme du logiciel des façons de penser, diffusent des idées et symboles ou référents culturels, qui se trouvent reproduits ou au moins partiellement adoptés par ceux qui les utilisent.
Avec l’exemple de Adobe Flash, nous mesurons le fait que nous demandons de plus en plus à l’outil-machine et au programme de réaliser des tâches pour nous, de nous libérer de contraintes ou d’efforts. Cette approche peut s’avérer trompeuse, agissant sur « les sens et l’esprit [du] créateur » (Giedion, 1948 ; 1980, 582), car les discours implicites que ces outils nous adressent peuvent modifier en profondeur nos comportements sans que nous en ayons conscience. Plus que jamais, les nouvelles technologies avec leur « outillage » modifient les rapports sociaux et ainsi représentent un enjeu de pouvoir.
Pour contourner cette possible prise de pouvoir par la technologie, les auteurs de littérature numérique qui se trouvent au centre de notre travail de recherche mettent parfois en place des stratégies de négociation ou de détournement qui représentent des indicateurs précieux de postures, où l’outil devient un acteur de notre expérience. Être auteur de son œuvre numérique et rester critique, conscient des changements structuraux qui s’opèrent à travers la pratique de l’outil-logiciel, signifierait alors s’emparer d’une connaissance de la structure technologique et nous autoriser à entrer dans la complexité du langage des outils-machines et des outils-logiciels. Avoir accès au « processus » et aux codes qu’il mobilise peut donc se révéler fondamental. Pour Alexis Lloyd, la culture qu’elle définit comme « notre capacité à nous adapter à des systèmes qui ne fonctionnent pas comme on l’attend » est un élément discriminant dans la lutte qui s’est engagée pour le pouvoir. Sa solution serait de « mieux respecter » les utilisateurs, la seule façon pour […] qu’ils puissent façonner leurs comportements dans les systèmes, plutôt que l’inverse (Guillaud, 2014). Lev Manovich (2013) rappelle que le rôle des software studies n’est effectivement pas de répondre à des questions autour du monde interactif dans lequel nous vivons, mais bien d’encourager les chercheurs de toutes les disciplines à penser comment le logiciel change le monde, comment le logiciel que nous utilisons influence ce que nous exprimons, autrement dit, notre imaginaire. Nous passons, selon cet auteur, du « logiciel culturel » au « langage universel ». La « culture algorithmique »n’est-elle pas simplement une métaphore qui masque une réalité bien différente, laissant entrevoir un monde en mutation ?
Nous sommes donc en droit de nous interroger sur notre possible appartenance à une culture de l’outil, une culture où l’outil nous autoriserait à appréhender la complexité du monde en nous préservant d’efforts, en nous rassurant sur le destin du monde, au prix de notre liberté. Ce n’est donc pas la même chose de considérer l’outil dans la mise en place d’idées, que d’expérimenter une fonctionnalité ou encore de « jouer » des limites qu’offrent certains logiciels. Le pouvoir que possède l’auteur de littérature numérique dans le processus de création avec l’outil-logiciel, oriente son travail et donne un sens à ses œuvres. Dans le sens commun, la notion de créativité artistique fait appel à la liberté, et le recours au « logiciel libre » est aussi une des options que le concepteur aura pour orienter son travail dans le sens d’une reconquête de cette liberté.
En se positionnant du point de vue de l’outil, dont les présupposés font penser qu’il revêt un rôle prépondérant dans les mécanismes de sélection, révélateurs d’un « besoin » inexorable de standardisation, nous prenons conscience qu’en introduisant les « formes-modèles » graphiques et les commandes verbales, l’outil-logiciel s’appuie sur la culture des auteurs en associant l’action aux gestes posés. Si nous comprenons qu’il convoque les représentations des auteurs, nous pouvons supposer qu’il les influence, par exemple en modifiant ou stabilisant des pratiques. L’imaginaire de l’auteur, ses croyances et pratiques sont confrontés à la réalité d’un outil-logiciel qui offre des promesses tout en ayant tendance à être « transparent » et qui nécessite néanmoins, notamment en raison de la labilité technologique, un renouvellement constant des pratiques d’apprentissage.
3. L’outil-logiciel, vecteur d’une culture numérique
Une des façons pour mieux appréhender les enjeux socio-culturels et socio-économiques de l’outil, serait la formation de citoyens à une « culture numérique » impliquant une culture des outils. Nous délimitons la « culture numérique » comme la capacité à appréhender l’environnement numérique en apprenant des manières de faire tout en développant une pensée critique. Selon Bernard Stiegler, le numérique et ses outils transforment la nature même de l’enseignement, du secondaire à l’université. La question ne serait plus de « former » mais d’aider les apprenants à devenir des « lettrés du numérique », avertis et créatifs. Cependant, les caractéristiques techniques empiriques du support conditionnent l’intelligence que l’on peut avoir des énoncés qu’ils supportent et donc ce ne sont pas des supports transparents (Stiegler, 2012).
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Siegfried Giedion utilise également ce terme de barbarie : Jamais l’humanité n’a eu en main autant d’instruments lui permettant d’abolir l’esclavage et pourtant les promesses d’une vie meilleure n’ont jamais été tenues. Tout ce dont nous avons fait preuve, jusqu'à présent, c’est d’une incapacité, somme toute assez inquiétante, à organiser le monde ou à nous organiser nous-mêmes. L’image que les générations futures se feront de cette période sera peut être celle d’une barbarie mécanisée, la plus horrible de toutes les barbaries (1948 ; 1980, 583).
Jusqu’à maintenant, les industries culturelles ont géré les conditions d’appropriation des technologies, selon leurs intérêts de développement et selon une stratégie mettant hors d’action les institutions publiques de l’enseignement. Il y a donc une « prescription de conception » d’instruments pour que cette « alphabétisation » aux outils-logiciels numériques se fasse sans les institutions publiques. L’intériorisation du code par la machine renforce cette absence de transparence. Il ne semble possible de court-circuiter les prescriptions faites par les outils-logiciels que par une appropriation d’un certain nombre de compétences. Eleni Mitropoulou et Nicole Pignier (2014) préconisent de former et non pas formater, pointant le rôle et les enjeux liés à l’éducation aux médias. Bernard Stiegler avance depuis de nombreuses années qu’il ne s’agit pas de s’adapter à la technologie, mais de l’adopter au sens d’une appropriation avertie. Pour atteindre cet objectif, il convient de « civiliser le numérique » à un moment où le numérique développe une « barbarie »3, un phénomène qui risque de mettre en danger nombre de savoirs (Carr, 2008). Inventer une nouvelle « thérapeutique », une nouvelle archéologie du savoir, une épistémé devient impérieux selon Bernard Stiegler. Il n’est pas possible de se servir d’outils, fussent-ils numériques, sans une forme d’alphabétisation dont l’université devrait s’emparer.
Pourquoi cette alphabétisation est-elle si urgente ? Les outils-logiciels proposent un processus d’éditorialisation qui permet en principe à chacun d’être un éditeur. Or, nous ignorons toujours les biais des programmes auxquels nous participons, ainsi que la manière dont ils limitent notre potentiel d’auteur au sein de leur cadre bien défini (Rushkoff, 2012, 167). Il est donc important que ce processus ne soit pas laissé à la seule appréciation des industries culturelles, mais que l’utilisateur puisse devenir acteur.
Être « alphabétisé » implique d’une part une prise de conscience des propositions et présupposés contenus dans les outils, de leur « rhétorique » et, d’autre part, pose la question de savoir s’il faut pousser cette formation à la « culture numérique » jusqu’à l’apprentissage du code. Est-il possible, ou plutôt est-il légitime de réaliser des œuvres de littérature numérique par exemple, sans maîtriser un langage de programmation informatique, en ne passant donc que par les propositions de préformatage faites par les outils avec leurs menus et icônes ? Le langage informatique, maîtrisé d’abord par un groupe restreint de sujets, les programmeurs, est composé d’une syntaxe particulière, combinaison de mathématiques et d’anglais, et contient des informations destinées à commander des actions à la machine. Que signifie alors l’utilisation d’un langage de programmation face à l’outil-logiciel ? Douglas Rushkoff (2012) suggère dans ce sens de penser l’écriture numérique comme un accès direct à la création d’outils-logiciels par le code. Pour cet auteur la programmation est le nerf de la guerre d’une société numérique. Si nous n’apprenons pas à programmer, nous risquons de l’être nous-mêmes (Rushkoff, 2012, 159).
4. Conclusion
La culture numérique du lecteur s’accroissant constamment, nous en venons parfois à « oublier la médiation » effectuée par les outils-logiciels. Pourtant, l’évolution des outils de création et la « rhétorique de la conception » qu’ils véhiculent, ne peuvent laisser indifférents les créateurs, qu’ils soient simples utilisateurs de ces outils-logiciels ou codeurs. L’auteur d’une œuvre de littérature numérique doit avoir un rapport critique et conscient à ces présupposés. Ainsi, reconnaître la place de l’outil permet à l’auteur de contrôler, voire de modifier son environnement, en s’insérant dans une « culture numérique » qui associe épistémé et règles du marché.
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Bernard Stiegler lors de la Conférence donnée par Michel Serres à l’occasion des 40 ans de l’INRIA. 2007. Vous avez perdu la tête et vous êtes condamnés à devenir intelligents ! Les Échos. Décembre 2007.
Quelle sorte de citoyen de demain nos sociétés peuvent-elles former ? Les technologies numériques, encore jeunes, ne pourront trouver leur véritable essor que lorsqu’elles rentreront entièrement au cœur du système éducatif4.
En amont de cet apprentissage du code, et de façon peut-être moins ambitieuse, il nous semble important de créer déjà une conscientisation de ce que l’interface même des outils-logiciels nous propose et nous impose, et comment elle préfigure et influence nos pratiques de création comme nos pratiques de lecture numérique. Nous définissons la « conscientisation » comme la prise de conscience critique du monde et des rapports que nous entretenons avec lui, une manière de reconnaître notre « être-au-monde » à l’aide des objets, des outils selon le concept de Martin Heidegger. Nous soutenons qu’une culture des outils devrait faire partie intégrante de la formation des citoyens à une « culture numérique » et pensons que la « rhétorique de l’outil-logiciel » pourrait y trouver sa place.