La science-fiction institutionnelle, un imaginaire au service du management de l’innovation Institutional Science Fiction, an imaginary at the service of the management of innovation
La science-fiction institutionnelle est devenue une pratique fréquente dans les entreprises à la recherche d’une identité innovante et originale. Le design fiction est une méthode de créativité utilisant la science-fiction pour créer des technologies utopiques, ou prototypes diégétiques, utiles aux organisations pour innover. Cette nouvelle pratique est utile à la prospective d’entreprise, en proposant des modèles de sociétés du futur, ou des exemples d’usages de technologies innovantes. L’impact de la fiction sur l’économie suit deux modèles. D’un côté, il est possible de considérer que le design fiction permet aux organisations de créer du sens a posteriori de leurs actions à partir de discours futuristes fédérant les acteurs autour de perspectives communes (théorie de l’énaction et du sensemaking de Weick). D’un autre côté, dans la lignée de l’économie narrative de Shiller, nous considérons que les œuvres de science-fiction ont un impact sur la rationalité des acteurs économiques. Cela justifie le recours à cet imaginaire par les organisations, si elles veulent contrôler leur destinée dans le système productif.
Institutional science fiction has become a frequent practice in companies looking for an innovative and original identity. Design fiction is a method of creativity using science fiction to create utopian technologies, or diegetic prototypes, useful for organizations to innovate. This new practice is useful for business foresight, by proposing models of companies of the future, or examples of the use of innovative technologies. The impact of fiction on the economy follows two patterns. On the one hand, it is possible to consider that design fiction gives meaning to action a posteriori, by allowing organizations to create meaning from futuristic discourse bringing together actors around common perspectives (enaction theory and Weick's sensemaking). On the other hand, in line with Shiller's narrative economy, we consider that works of science fiction have an impact on the rationality of economic actors. This justifies the use of this imaginary by organizations if they want to control their destiny in the production system.
Le design fiction est une technique de créativité imaginée en 2005 par l’auteur de science-fiction cyberpunk Bruce Sterling, puis théorisée par des designers comme Julian Bleecker (2009) et Dunne et Raby (2013). La pratique fait l’objet d’une récupération de la part des entreprises et des organisations qui y voient un moyen de stimuler la créativité de leurs employés et de définir de nouveaux concepts potentiellement influents dans le processus d’innovation. La plupart des secteurs sont touchés par ce courant. Des entreprises comme Intel, Nokia, Microsoft, Google ou Orange, dans le domaine des TIC, ont recours au design fiction pour imaginer les technologies et applications du futur. Le design fiction s’inspire de la science-fiction pour imaginer le futur d’un secteur. Lors de séances de créativité, l’imaginaire des acteurs est stimulé dans le but de créer des récits de science-fiction sous la forme de courts-métrages, nouvelles, romans, bandes dessinées ou même jeux vidéo. L’étude de cette pratique interroge les relations entre culture et technique, le design développant des prototypes ou des fictions d’artefacts ayant une influence sur les processus de conception au sein des centres de R&D des entreprises. Ainsi, dans quelle mesure l’utilisation de la science-fiction contribue-t-elle à la culture technique d’une entreprise ou d’une société ? Quelles sont les modalités de participation de cet imaginaire technique à la création de cultures organisationnelles innovantes dans l’industrie, des TIC notamment ? La science-fiction peut être conçue comme un imaginaire avant tout métaphorique, décrivant le présent (Langlet, 2021) et influençant de cette manière le réel (Besson, 2021). Elle peut aussi être appréhendée comme une mythologie contemporaine des sociétés technoscientifiques (Moisseeff, 2005), voire comme un outil de prospective (Michaud, 2010) ou de futurologie (Westfahl, Yen et Chan, 2011). Si les interprétations de la science-fiction sont très diverses et sont étudiées par les science fiction studies, son utilisation par des institutions comme les entreprises constitue une spécificité récente des processus d’innovation.
Nous présenterons l’évolution de ce courant ainsi que les différents courants internes qui se manifestent déjà après seulement une dizaine d’années d’existence. Le science fiction prototyping est une alternative au design fiction, développé par le futurologue d’Intel Brian David Johnson (2011). Le world building est une autre méthode visant à créer des récits dans lesquels les innovations narratives peuvent inspirer les chercheurs et décideurs stratégiques. Certaines agences nomment leur approche design prospectif, d’autres parlent de design spéculatif, et le concept se décline en autant de méthodes de créativité alimentant le business de multiples agences de conseil aux entreprises et organisations.
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Le cyberespace est une technologie utopique apparue dans le roman de science-fiction de William Gibson Neuromancien (1983). Il désigne l’espace mental des machines produit par l’interconnexion des ordinateurs. Il devint par la suite un buzzword très utilisé dans les communautés d’informaticiens, avant d’être utilisé par le grand public comme un synonyme d’Internet.
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Le métavers est une technologie utopique apparue dans le roman de science-fiction Le Samourai virtuel (1992) de Neal Stephenson. Il s’agit d’un monde virtuel en 3D auquel il est possible de se connecter grâce à des lunettes. Le concept est depuis utilisé par les innovateurs du secteur de la réalité virtuelle, dont Mark Zuckerberg, qui cherchent à réaliser la vision de Stephenson sous la forme d’un nouvel Internet immersif.
- Note de bas de page 3 :
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Un mythe sectoriel désigne un système de croyances légitimant et orientant les actions des membres d’un secteur économique. Si les sociétés primitives croyaient en des mythes, nous pensons que les secteurs économiques actuels se structurent aussi autour de mythes, dont la science-fiction est un des vecteurs importants.
Avec cette pratique, la science-fiction est institutionnalisée comme une culture technique utile à l’innovation. Dans la lignée des travaux de Musso (2005) et Sfez (2002), nous montrerons que l’imaginaire participe à l’élaboration des politiques d’innovation des grandes entreprises. Le design fiction contribuerait à la création d’une mentalité « innoviste », assurant la fusion des créativités d’une organisation autour de technologies utopiques collectivement conçues et partagées. Les services de R&D peuvent avoir recours à des auteurs de science-fiction pour concevoir des prototypes fictionnels, des technologies utopiques que les ingénieurs pourront ensuite réaliser grâce à leurs connaissances techniques. L’imaginaire est complémentaire de la science dans le processus d’innovation. Les concepts de cyberespace1 et de métavers2 sont par exemple devenus en quelques années des mythes sectoriels3 dans le monde de l’informatique, contribuant à mobiliser les consciences et les intérêts économiques dans la perspective de financer l’innovation. La science-fiction a montré sa capacité à créer une mythologie (Moisseeff, 2005), voire une « mythologie du futur » (Palumbo, 2008) utile au secteur des TIC qui cherche bien souvent à réaliser les technologies utopiques présentes dans les romans, notamment du courant cyberpunk. Nous montrerons que le design fiction procède à une institutionnalisation de cette faculté de la science-fiction à anticiper les innovations. Les organisations peuvent créer leurs propres mythes afin de générer un phénomène de croyance et d’adhésion collective autour de ces récits diffusés en interne. Gérald Bronner cite d’ailleurs dans L’Empire des croyances de nombreuses œuvres de science-fiction, conçues comme des formes de croyances contemporaines : « Ce mécanisme de prévision de l’avenir est de nature à générer des croyances et constitue une illustration de ce que nos limites temporelles favorisent l’émergence de récits fantasmatiques » (Bronner, 2018, p. 109). La médiatisation du design fiction constitue un élément du discours stratégique des entreprises qui, à l’instar de Microsoft et de nombreux think tanks, créent des anthologies de science-fiction conférant aux organisations qui les ont financées et coordonnées une dimension innoviste. Science-fiction et innovation sont devenues indissociables dans les secteurs technoscientifiques comme les TIC.
1. Design fiction et prospective
La science-fiction a depuis la fin du dix-neuvième siècle imaginé le futur de la société industrielle, et notamment des moyens de communication. Elle a influencé inconsciemment des générations d’innovateurs, mus par le désir de réaliser les technologies utopiques décrites dans les romans et films consultés pendant leur jeunesse ou pendant leur temps de loisir. Une véritable mystique innoviste est apparue au vingtième siècle autour de ce genre artistique particulièrement populaire dans la communauté scientifique. En effet, des auteurs comme Gérard Klein (2016) en France ont commencé à considérer que ces récits futuristes pouvaient être une aide à la prospective, cette discipline cherchant à anticiper le futur pour mettre en place des politiques industrielles performantes. Dès les années 1960, il remarqua l’étonnant pouvoir anticipateur de ce genre dont il fut aussi un auteur illustre. De nombreuses technologies furent anticipées par la science-fiction, notamment dans le secteur des télécommunications. L’influence de cet imaginaire sur les processus d’innovation fut démontrée à plusieurs reprises (Michaud, 2017, 2020), si bien que des designers et des futurologues en sont arrivés à la conclusion qu’il serait possible de créer une méthode de créativité permettant de conscientiser ce processus en créant des fictions pour les organisations. Le design fiction, ou design spéculatif est né en 2009, et connut rapidement un certain succès dans les entreprises, notamment technologiques et les think tanks à la recherche de modèles fictionnels susceptibles de les inscrire dans une perspective futuriste performative. Minvielle et Wathelet (2016) ont publié un livre de référence sur le sujet, invitant les entreprises à utiliser le design fiction pour stimuler leur processus d’innovation. Ils ont même créé le collectif Making Tomorrow, qui propose du design fiction aux écoles de commerce ou aux entreprises. Citons aussi le Near Future Laboratory de Julian Bleecker, auteur du manifeste fondateur du courant. Aux États-Unis, l’entreprise SciFutures met en réseau des dizaines d’auteurs de science-fiction payés pour rédiger des fictions pour les entreprises à la recherche de visions du futur intéressantes pour leur activité. Le science fiction prototyping est une autre dénomination du design fiction. Il est davantage créé dans une perspective organisationnelle. En effet, le design fiction, ou design spéculatif (Dunne et Raby, 2013), est une démarche avant tout artistique qui ne se veut pas prospective, mais expérimentale, spéculative et critique. Le science fiction prototyping créé par le futurologue d’Intel Brian David Johnson (2011) cherchait initialement à imaginer le futur de l’informatique et des télécommunications dans dix ans, afin de donner une longueur d’avance à son entreprise. Il en a tiré un manuel expliquant de quelle manière créer des histoires de science-fiction anticipant les usages des innovations et explicitant de quelle manière il serait possible de créer des prototypes de technologies de télécommunications grâce à cet imaginaire. Musso, Ponthou et Seulliet (2005) furent à l’avant-garde de ce courant en France, puisqu’ils expliquaient en quoi l’imaginaire pourrait être utile à l’innovation à partir de leur expérience au sein du Studio Créatif de France Télécom R&D (futur Orange labs). Créer des scénarii de science-fiction est donc depuis une vingtaine d’années, et de plus en plus, inscrit dans une approche des processus d’innovation que nous qualifierons de fictionnaliste. Cet imaginaire aurait en effet une dimension prospective (Michaud, 2010) que les services de R&D des entreprises cherchent à instrumentaliser à des fins d’innovation. Nous pouvons parler d’une dimension innoviste de la science-fiction, dans la mesure où elle participe à l’élaboration de représentations du futur performatives dans la société. Ainsi, le design fiction contribuerait à l’innovation en créant une culture du futur à l’intérieur des organisations, mais aussi en constituant un imaginaire collectif influent sur les sphères politiques et économiques. La fiction est-elle antérieure ou postérieure à l’action ? Dans quelle mesure les organisations et l’économie sont-elles régies par un ordre narratif dont elles ne sont pas forcément conscientes ? Nous verrons à la lueur de quelques théories que les évolutions des ordres fictionnels et économiques sont intimement liées.
2. Design fiction et énaction
La première proposition inspirée des théories de l’énaction et du sensemaking repose sur l’idée que l’action est à l’origine des discours (Weick, 1995). Les organisations justifient leurs actions par des fictions créées a posteriori. Elles créent du sens par des récits et des imaginaires techniques dont la fonction est d’unifier les visions de l’action collective. Selon ces théories, le manager est considéré comme un auteur. Il donne sens aux actions collectives par des histoires. Il est alors tentant de considérer que le processus de sensemaking a aussi une fonction d’orientation de l’action. Sans sens, les acteurs finiraient par être perdus et, désorientés, ne pourraient plus créer intelligemment. Mais la théorie de l’énaction postule que les acteurs agissent avant de penser. Ils pensent a posteriori, et ne créent des histoires que pour donner sens à ces actions.
Dans ce contexte, le design fiction participe à la création de sens au sein de l’organisation. Ces systèmes narratifs permettent d’inclure l’action dans une dimension prospective. Ils imaginent les finalités de l’action collective, donc en s’inspirant d’un historique organisationnel. Le design fiction ne se crée pas ex nihilo. Il est l’héritier d’un passé, et ses narrations visent à donner un sens à des recherches antérieures. Les auteurs de design fiction s’inscrivent en effet dans un contexte. Ils produisent des récits inspirés par les projets de l’organisation qui les missionne dans certains cas. Pensons à l’exemple de l’anthologie de science-fiction Future Visions, de Microsoft (Brin et al., 2015), pour laquelle une dizaine d’auteurs ont réalisé des nouvelles inspirées par les programmes de recherche et développement de l’entreprise, qu’ils avaient eu l’autorisation d’étudier afin de trouver l’inspiration. Harry Shum, vice-président exécutif de la technologie et de la recherche de Microsoft introduit cette anthologie en rappelant qu’il a grandi dans les années 1960, bercé par la série Star Trek et les blockbusters de science-fiction comme La planète des singes. À l’époque, les premiers bestsellers du genre apparaissaient, ce qui inspira les personnes de sa génération, qui créèrent de nombreuses innovations pour réaliser les fictions de leur enfance. Il rappelle qu’il y a vingt ans, Microsoft a commencé à investir dans la recherche sur le langage naturel pour réaliser des technologies vues dans Star Trek. Désormais, Skype propose une traduction en temps réel en six langues. Il affirme qu’« aujourd'hui, j'ai le privilège de diriger les efforts de recherche de Microsoft, où je suis entouré de personnes qui ont été influencées par la science et la science-fiction, comme moi. Nous interagissons avec et publions nos travaux de recherche dans une communauté mondiale de leaders d'opinion et d'innovateurs, y compris des écrivains de science-fiction. Nous les invitons sur notre campus pour partager leurs histoires avec nous et pour que nous puissions partager notre travail avec eux ». Il rappelle que les auteurs de l’anthologie ont eu l’occasion de visiter les laboratoires de R&D de Microsoft afin de côtoyer les chercheurs, de s’imprégner de la réalité technologique du centre. Les auteurs de science-fiction ont en effet la réputation de décrire sous une forme métaphorique la réalité du monde contemporain dans lequel ils évoluent. Plus leur connaissance de la réalité est fine, plus leurs métaphores sont percutantes et susceptibles d’inspirer un grand nombre de personnes pour créer le monde du futur. Telle est en tout cas l’ambition des leaders de Microsoft, qui souhaitent créer de la science-fiction, pour prolonger l’élan créatif qui leur donnait envie d’innover dans leur jeunesse. Les histoires produites par l’anthologie sont censées extrapoler à partir des projets présentés par les scientifiques du centre. Ainsi, l’entreprise, et plus particulièrement le centre de recherche, sont dirigés par des fans de science-fiction qui cherchent à reproduire dans leur monde d’innovation les sources d’inspiration qui les ont motivés depuis leur plus tendre enfance. Dans ce cas, la science-fiction est une métaphore de la réalité organisationnelle. Elle témoigne du présent à travers un prisme futuriste. Elle imagine l’avenir en s’inspirant de la réalité.
De plus, les auteurs de design fiction imaginent des prototypes à partir de données techniques et scientifiques déjà existantes. Bon nombre d’auteurs ont un solide cursus scientifique, afin d’être à la pointe de la connaissance et des recherches en cours. Les histoires qu’ils racontent permettraient à l’organisation de développer un discours innoviste, c'est-à-dire qu’il intègrerait les acteurs dans un contexte idéologique ou imaginaire favorisant l’émergence de nouveaux concepts. Les prototypes diégétiques (Kirby, 2010) seraient au service de l’innovation en permettant la construction de programmes de recherche autour de leur réalisation. Donner du sens est très important selon Weick. Les croyances permettent ainsi de créer l’argumentation et des attentes, générant notamment des prophéties autoréalisatrices. La théorie de l’énaction et du sensemaking est donc loin de rejeter l’influence des discours sur l’action, soulignant l’importance des histoires dans la vie des organisations. Dès lors, le design fiction permet la construction de croyances internes dans le but de réaliser une technologie utopique (autre nom des prototypes diégétiques). Le groupe se fédère autour de fictions instituant par la suite la réalité technologique (Sfez, 2002). Le discours innoviste de l’organisation structure donc le sens de l’action collective. Il s’agit d’un récit institutionnel au service du collectif. De même que la science-fiction traditionnelle inspire l’humanité sur le futur de la civilisation industrielle et de l’espèce, le design fiction est une forme de science-fiction institutionnelle qui agit à un niveau inférieur, mais dont l’impact est tout aussi important, permettant d’inscrire l’action organisationnelle dans une stratégie à long terme.
3. Design fiction et économie narrative
La seconde proposition est que l’imaginaire technique organisationnel initie l’action. Cette thèse est défendue par d’autres auteurs. Les fictions génèrent des comportements des acteurs, consommateurs et investisseurs. L’organisation crée des fictions pour impulser une dynamique à ses activités. C’est ainsi que la vision stratégique des leaders est une fiction à l’origine des politiques d’innovation. Shiller (2019) a aussi montré à travers sa théorie de la narrative economics (économie narrative) que les fictions pouvaient être à l’origine de phénomènes économiques. Il s’intéresse notamment aux fictions populaires qui influencent les comportements des acteurs économiques et qui expliquent par exemple certains phénomènes de spéculation financière et certaines crises. Ainsi, la crise financière de 2020 serait en partie générée par des accumulations de discours produits par les réseaux sociaux et les médias de masse, provoquant une panique boursière déconnectée des périls réels de l’économie. Le krach de l’économie des télécommunications en 2001 est aussi lié à une prise de conscience tardive de la bulle spéculative considérable autour des technologies numériques. Dans la plupart des crises, un discours populaire est à l’origine des comportements collectifs des acteurs. Nous pensons que la science-fiction joue un rôle dans certains phénomènes économiques liés à l’innovation notamment. De même, certaines bulles spéculatives, comme celle des années 2000, peuvent être liées à une adhésion massive des investisseurs dans les discours futurologiques sur l’avenir des innovations relatives aux TIC. La crainte dans l’avenir peut aussi être liée à la diffusion de technophobies dans la société par l’intermédiaire de fictions populaires. Pensons par exemple à la peur de l’intelligence artificielle, largement médiatisée et amplifiée par les films de science-fiction comme Terminator ou 2001, l’Odyssée de l’espace et l’ordinateur HAL 9000. Shiller reprend la métaphore épidémique pour estimer que les discours viraux peuvent contaminer un nombre considérable d’acteurs et avoir un impact important sur la réalité économique. Il évoque même explicitement la science-fiction, qui a pu avoir une influence sur la peur collective face à la fin du travail liée à l’avènement d’innovations comme les intelligences artificielles pouvant provoquer le désaveu de la population dans l’économie et la faillite collective du système productif. Le lien entre fiction et économie est intéressant, dans la mesure où il pointe le doigt sur une dimension méconnue et plus qualitative que quantitative de l’innovation et du fonctionnement des organisations productives. Dans le cas de l’économie narrative, la fiction est désignée comme l’origine de l’action. Elle produit les phénomènes sociaux et économiques en fonctionnant à la manière des épidémies, par contagion des esprits, suivant une propagation potentiellement exponentielle. La science-fiction est un imaginaire technique et prospectif constitué de nombreuses représentations de sociétés du futur dans lesquelles les modes de vie sont modifiés par l’incursion de technologies utopiques. Ces dernières sont le plus souvent en gestation dans les sociétés d’émergence de la fiction, ce qui confère un réalisme et une crédibilité nécessaires à l’adhésion massive du public au futur décrit. Ces fictions proposent une vision du futur influente, qui s’impose à la société comme une possibilité, et dans certains cas comme une prophétie autoréalisatrice. Ainsi, un acteur qui s’attend à un évènement adapte ses comportements à ses croyances, ce qui a pour effet la réalisation de la prophétie. La prophétie autoréalisatrice, théorisée par Merton (1948), trouve notamment son application en économie, expliquant l’adhésion de nombreux acteurs à une fiction initiale, sur la valeur d’une action ou d’une monnaie par exemple, provoquant par un effet d’entrainement sa hausse ou sa chute, la croissance ou la crise économique ou financière. La théorie de Shiller s’inscrit dans la lignée de cette théorie sociologique et explique l’impact des fictions, notamment prophétiques sur les acteurs économiques, dont la rationalité est éminemment spéculative et impactée par des facteurs psychologiques et les croyances collectives de la société dans laquelle ils évoluent. Dans ce contexte, la science-fiction peut être conçue comme un objet d’étude pour l’économie comportementale dans la mesure où elle agit comme un élément psychologique déterminant les représentations collectives du futur, et donc la tendance de la société à autoréaliser certains discours. Notons toutefois que les entreprises ne s’approprient en général qu’a posteriori les discours fictionnels, dont bon nombre sont éminemment critiques du progrès technoscientifique et des dérives du capitalisme. Il existe un processus de transformation discursive afin d’insérer ces fictions dans une narration stratégique favorable à la sphère économique.
Il convient donc de créer des discours sur le futur vertueux et positifs afin d’éviter de susciter des réactions négatives d’un grand nombre d’acteurs économiques pouvant mener à des crises majeures. Neal Stephenson (2011) s’est ainsi inquiété de la tendance dystopique de la science-fiction, pouvant mener à une panne de l’imaginaire innoviste, un grand nombre de technologies utopiques utiles au capitalisme provenant de cet imaginaire depuis la fin du dix-neuvième siècle. Imaginer un monde dystopique d’une manière récurrente, symptôme d’une société en crise, pourrait avoir un impact négatif sur la société du futur, avec la réalisation de catastrophes économiques, technologiques ou politiques.
4. La science-fiction institutionnelle et le management de l’innovation
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Le design fiction et le design spéculatif sont conçus par Dunne, Raby et Bleecker comme une méthode visant à créer des dispositifs artistiques critiques du système productif. Si le terme est bien souvent utilisé par les adeptes de la créativité pour désigner une méthode de création de scénarii et de prototypes, il s’agit d’une dénaturation du sens initial, dans la mesure où ces productions ne visent en finalité pas à critiquer mais plutôt à promouvoir une technologie utopique dans un environnement économique donné, en l’occurrence, le plus souvent, une organisation ou une entreprise aux intérêts et objectifs spécifiques. Le terme science fiction prototyping de Johnson semble donc plus adapté à une instrumentalisation organisationnelle de l’imaginaire.
Dans ce contexte, le design fiction serait une réponse constructive à cette tendance de la science-fiction traditionnelle à envisager le pire plutôt que le meilleur depuis quelques années. En effet, cette méthode de créativité permettrait aux organisations d’imaginer leur propre futur et de se projeter vertueusement dans un environnement qu’elles souhaiteront modifier de façon à réaliser leurs objectifs. La vision du futur de la science-fiction institutionnelle, que nous préférons finalement au terme design fiction, dans la mesure où ce dernier a plus une visée artistique initialement qu’une application pratique selon ses auteurs4, a donc pour fonction de créer un discours performatif (Austin, 1991) qui entrainera les membres de l’organisation dans un processus productif visant à réaliser la fiction originelle. La science-fiction institutionnelle est la tendance à réaliser des scénarii inspirés par le genre science-fictionnel dans le but de proposer des visions du futur sur lesquelles les organisations peuvent s’appuyer pour déployer leurs stratégies. Une véritable mentalité innoviste émerge de cette tendance qui inscrit le progrès technique et social dans une dimension éthique. Il ne s’agit en effet pas d’envisager le futur d’une manière dystopique, mais plutôt à travers un prisme utopique, dans le but de créer un monde meilleur. Ainsi, la science-fiction institutionnelle pourrait à terme constituer un courant à part entière de la science-fiction, production imaginaire des organisations se projetant dans le futur à travers une approche inspirée par les pratiques artistiques du design fiction. Les institutions, en créant des fictions au service de leurs intérêts, entendent se donner les moyens de mettre en œuvre des politiques économiques, industrielles, climatiques, de R&D, etc., conformes à une idée du futur préalablement construite. La science-fiction institutionnelle est donc un outil de management en plein développement qui s’inscrit dans une compétition globale des imaginaires. S’imposer sur les marchés requiert en effet de promouvoir une vision stratégique dont la fiction est devenue un élément de communication de plus en plus légitime et nécessaire. Les méthodes de créativité utilisant la science-fiction étudiées dans cet article sont de plus en plus utilisées par des institutions qui y voient le moyen de créer leur identité et leur propre imaginaire, afin de ne pas être dépendantes des imaginaires des autres acteurs économiques ou politiques.
Conclusion
Les organisations sont de plus en plus tentées par la possibilité de créer leur propre science-fiction. De la sorte, elles pensent contrôler davantage l’impact de l’ordre narratif sur l’économie, dimension toutefois encore méconnue des processus d’innovation malgré les recherches du prix Nobel d’économie Robert Shiller. La science-fiction est un des imaginaires dominants des sociétés technoscientifiques, et fut particulièrement influente dans le processus d’innovation de l’informatique, d’Internet et de la réalité virtuelle. Les cyberpunks ont joué un rôle important dans la définition des grandes technologies qui firent le succès des entreprises de la Silicon Valley, montrant l’impact de l’imaginaire sur la définition des perspectives technologiques d’une génération d’entrepreneurs.
La prise de conscience de cette influence a poussé d’autres secteurs et d’autres cultures à s’inspirer de ce modèle pour créer de nouvelles fictions, propres à une organisation, une entreprise, ou un secteur économique entier dans le but d’imposer une technologie utopique ou un modèle économique dans l’imaginaire collectif. Les secteurs du spatial, médical, automobile, aéronautique, et autres, créent leurs propres fictions, sous la forme d’anthologies, de courts ou de longs métrages, de jeux vidéo, investissant des sommes pour l’heure modérées mais qui pourraient devenir bien plus importantes si la tendance actuelle de la science-fiction institutionnelle devenait une mode managériale. Le secteur des télécommunications à largement contribué à développer le design fiction et le science fiction prototyping. Il puisa aussi son inspiration du secteur spatial, qui tira profit dès les années 1960 de cet imaginaire avec l’impact positif de séries télévisées comme Star Trek sur la mentalité innoviste et pionnière de la population américaine. L’approche fictionnaliste, ou narrative, de l’innovation légitime le recours à la création de fictions par les organisations et les entreprises. Les organisations risquent toutefois de créer un imaginaire surabondant, ce qui menacerait de rendre sa réalisation compliquée pour des acteurs engagés dans une course à l’innovation régie par des fictions parfois ambivalentes et contradictoires.