Républigram fever
Rencontre passionnée entre technologie et culture du partage Republigram fever: A passionate affair between technology and culture of sharing
L’article analyse les spécificités de la culture du partage en contexte numérique à partir d’une illustration récente. Il s’agit de l’expérience Républigram née en réaction à la communication politique d’Emmanuel Macron sur le respect des gestes barrières en février 2021. Le graphiste Martin Le Hénand a créé un « Générateur de photos Présidentielles » qui permet aisément de détourner les images initiales. Puis ce dernier a invité la communauté Twitter à partager sa création. À partir de l’analyse d’un corpus de tweets, l’enjeu est de saisir la relation réciproque établie entre technologies numériques et culture participative. Cette étude met en relief plusieurs caractéristiques essentielles de la culture du partage en régime numérique : l’expérience sociale de communautés virtuelles, la visibilité sociale (et l’invisibilité sociale), la participation au débat public, les imaginaires sémiodiscursifs, la présentation de soi et l’engagement émotionnel.
The article analyses the specificities of the culture of sharing in a digital context from a recent example. The Republigram experience was born in reaction to the political communication of Emmanuel Macron on the respect of barrier gestures in February 2021. The graphic designer Martin Le Hénand has created a “Generator of Presidential picturesˮ which easily allows diverting these images. He then invited the Twitter community to share their creations. Based on the study of a corpus of tweets, the challenge is to understand the mutual relationship established between digital technologies and participatory culture. This study highlights several key features of the digital culture of sharing: the social experience of virtual communities, social visibility (and social invisibility), participation in public debate, semiodiscursive imaginaries, self-portrayal and emotional engagement.
Introduction
Le numérique, l’ordinateur, la souris, le mobile, l’écran tactile, les applis, les logiciels de retouche, les algorithmes, etc. ces objets et technologies se sont imposés dans notre quotidien et ont largement modifié nos manières de créer du contenu et de le partager. Le smartphone est devenu l’appareil photo principal et les développements technologiques permettent à l’usager de retoucher directement un contenu avant de le publier, dans le but de le partager. La photo est devenue la reine du contenu, le détournement, son roi et les réseaux socionumériques, les chevaliers de cette culture du partage.
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Le dispositif est pensé en tant que système triadique articulant les dimensions technique, sociale et langagière. Il correspond à un ensemble hétérogène mêlant éléments discursifs et non-discursifs (Appel et al., 2010).
Cette entrée en matière entre évidemment en résonnance avec les travaux menés par André Gunthert (2015) sur l’« image connectée » et ceux interrogeant la « culture participative » en contexte numérique (Jenkins, 2013 ; Jenkins et al., 2017). Les formes de détournements en masse d’une image – appelées communément « mèmes » (Bonenfant, 2015 ; Simon, 2021) – ou de créations et de partages d’infox par l’image (Simon, 2019) sont encore des pratiques culturelles numériques sur lesquelles plusieurs chercheurs en SIC ont également porté leur attention. Ces approches permettent de faire dialoguer la notion d’interactivité – en tant que pratique d’interaction entre l’usager et la technologie numérique – avec celle de participation – perçue telle une expérience sociale au sein d’une communauté virtuelle (distinction à nouveau introduite par Jenkins). Le déploiement de nouveaux modes d’accessibilité à des technologies créatives encourage la participation et augmente la circulation de contenus au sein du web social. Le détournement est l’une des formes d’expression créative privilégiée. Il offre un terrain d’étude fertile aux chercheurs en SIC. Dans cette configuration de connexion sociale, le dispositif joue un rôle déterminant1. Grâce à l’analyse de celui-ci, l’enjeu est de saisir la relation réciproque établie entre technique et pratiques sociales. En d’autres termes se pose la double question de la prédisposition des dispositifs technologiques à influencer les pratiques des usagers et conjointement de la contagion des productions culturelles ayant un impact sur les dispositifs numériques.
C’est dans ce cadre de réflexion que ce texte s’inscrit à partir de l’étude du « phénomène » Républigram, né en réaction à la communication politique d’Emmanuel Macron sur le respect des gestes barrières en février 2021. Républigram est un dispositif de détournement à caractère participatif accessible à tous dont les réalisations ont massivement été partagées sur les réseaux socionumériques. Plusieurs dispositifs technologiques entrent ici en jeu : Instagram (concernant le post initial d’Emmanuel Macron), le générateur de détournements et les réseaux socionumériques (pour ce qui est de leur circulation). Le générateur a facilité la création de milliers de détournements et les réseaux ont facilité la mise en visibilité de la plupart de ces créations.
L’attention portée au buzz Républigram permet d’éclairer de manière significative le renouvellement des pratiques culturelles en contexte numérique et plus largement d’évaluer le potentiel démocratique des dispositifs socionumériques. Pour répondre à ces objectifs, une première partie décrit le contexte d’apparition de ce générateur d’images et présente le cadre théorique et méthodologique et la deuxième partie se consacre à l’analyse. Celle-ci met en relief les différents points d’attaches suivants reliant technologie et culture du partage : pratiques sociales des communautés virtuelles, pratiques des publics et degrés de visibilité, participation au débat public, imaginaires sémiodiscursifs, présentation de soi et engagement émotionnel.
1. Cadre de la recherche
1.1. Républigram, nouvelle technologie créative
1.1.1. Le contexte d’apparition
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Le 8 février 2021, le graphiste Martin Le Hénand créée et propose aux internautes un « Générateur de photos Présidentielles »2 en réaction à la publication Instagram d’Emmanuel Macron partagée deux jours plus tôt. À partir d’une technologie élémentaire, ceux-ci sont invités à proposer du contenu créatif.
Figures 1 : Captures d’écran du « Républigram » et du post Instagram d’Emmanuel Macron (06/02/2021)
Crédits des illustrations : Martin Le Hénand et compte certifié d’@EmmanuelMacron
1.1.2. La communication présidentielle
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L’iconotexte est défini comme « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative » (Nierlich, 1990, 268).
La publication du Président s’intègre dans une campagne de communication plus large ayant pour but d’inciter les citoyens à respecter les gestes barrières en période de crise sanitaire. Un texte court, « Chaque geste compte », introduit quatre iconotextes3. Pour chacun des visuels, on représente Emmanuel Macron en action et le texte d’accompagnement répète ce qui figure à l’image : « PORTER le masque », « SE LAVER les mains », « AÉRER la pièce » et « INSTALLER Tous Anti-Covid ». Le texte est formé de deux blocs séparés par un saut de ligne : le premier bloc est en majuscules (police Lexend Mega créée par Thomas Jockin), il s’agit d’un verbe à l’infinitif et le second correspond à l’objet de l’action, il est conçu grâce à une police d’écriture manuscrite moderne (police Bambi Handwritten créée par 177Studio).
1.1.3. Un dispositif de détournement
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Fin août 2021, le compteur dénombrait plus de 300 000 photos générées. Mais il est important de repréciser que toutes les photos générées n’ont pas été partagées sur les réseaux socionumériques.
Républigram est un dispositif de détournement à caractère participatif qui propose aux usagers de se réapproprier cette publication issue de la communication politique. À sa création, le dispositif a également été désigné en tant que générateur de mèmes, le caractère humoristique décalé étant au cœur du projet. Interrogé sur le web, Martin Le Hénand dévoile l’enjeu initial de sa création : « Pour moi ce générateur permet de se moquer de toute cette mise en scène, mais après si cela peut inciter les gens à se laver les mains, c'est bien aussi »4. Celui-ci a un fort potentiel de participation, car il ne requiert aucune maîtrise d’outils spécialisés. Républigram s’inscrit donc dans une logique de popularisation d’une technique au départ complexe et destinée à des spécialistes. Sur le « Générateur de photos Présidentielles », il suffit d’insérer une image et de remplir les deux blocs de texte. Le premier bloc de texte (le verbe) ainsi que le deuxième (le complément d’objet direct) sont limités à 20 caractères. Juste en dessous de l’espace où l’on peut insérer l’image, le créateur a repris le slogan « En marche ! » pour clôturer le geste de détournement. Le titre métaphorique de cet article évoque le succès du dispositif, car quelques jours après sa création, le compteur Républigram comptait déjà plus de 238 880 iconotextes générés par les internautes5.
1.1.4. Le partage social des détournements sur les réseaux socionumériques
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Pour cet article, nous avons choisi de nous focaliser uniquement sur les publications partagées sur Twitter en réaction avec le post de Martin Le Hénand.
Républigram est très ouvert. Il n’est pas réservé aux artistes ou aux professionnels de la communication. Il offre à tous la possibilité de se réapproprier une stratégie de communication politique basée sur un discours iconotextuel puis de soumettre sa réalisation à sa/ses communauté(s). La publication Twitter réalisée le jour du lancement du Républigram a constitué un véritable déclencheur de l’élan de création collective. Le hashtag #RÉPUBLIGRAM est lancé par son créateur sur un autre dispositif communicationnel qu’est la plateforme Twitter. Chaque twitto a ainsi pu proposer un récit alternatif en insérant son iconotexte et en le commentant. Et les technologies numériques proposées par la plateforme ont fait émerger de nouvelles interactions sociales (retweets, réponses, citations de tweet, etc.). Qui plus est, Twitter n’est pas le seul réseau à avoir été investi durant cet élan de création collective. Des comptes appelés « Républigram » ont également été créés sur Instagram et la recherche du mot-clé #Républigram sur ce même réseau fait aussi apparaître des milliers de résultats6.
Figure 2 : Capture d’écran du tweet de Martin Le Hénand lançant le Républigram (08/02/2021)
Crédits de l’illustration : @MartyBestOf, compte de Martin Le Hénand
1.2. Cadre théorique et problématiques
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Étudiant des discours sur le réseau socionumérique Twitter, il s’agit d’étudier leur dimension technodiscursive. La plateforme propose différentes potentialités technologiques au service du renforcement du lien social : abonnement, retweet, citation, réponse, mention, hashtag, bouton « j’aime », etc.
La démarche scientifique se construit au carrefour des Sciences de l’Information et de la Communication et de l’Analyse du discours numérique. Elle accorde un intérêt prononcé à l’écriture hypertextualisée (Paveau, 2017 ; Saemmer, 2015 ; Simon, 2018 ; Souchier et al., 2019)7, au questionnement de la « culture participative » en contexte numérique (Bourdaa, 2015 ; 2021 ; Cardon, 2019 ; Gunthert, 2015 ; Jenkins, 2013 ; Jenkins et al., 2017), ainsi qu’aux logiques conflictuelles présentes au sein des arènes socionumériques (Badouard et al., 2016 ; Cervulle et Julliard, 2018 ; Voirol, 2005).
L’analyse des discours iconotextuels vise à comprendre l’appropriation du générateur d’images ainsi que le partage de ces images détournées sur Twitter. De quelle manière la dimension technologique entre-t-elle en relation avec la pratique sociale ? Telle est la problématique de cette étude. Et de manière plus générale se pose la question suivante : quelles sont les spécificités de la culture du partage en contexte socionumérique ?
Cette analyse, qui fait l’objet de la deuxième partie de cet article, permet d’articuler les concepts de pratiques sociales (en tant qu’expériences sociales au sein de communautés), de pratiques des publics (par rapport aux différents niveaux de visibilité représentés : sphère des anonymes, des organisations publiques, politiques ou encore commerciales, etc.), de participation au débat public (par rapport aux différentes formes d’expressions de points de vue personnels et politiques et au potentiel transgressif du générateur), d’imaginaires sémiodiscursifs (en lien avec la diversité et la singularité des pratiques de détournements, mais aussi par rapport à l’usage des technodiscours), de présentation de soi (qui soulève la question de l’identité numérique et de l’éthos construit), d’engagement émotionnel (dans l’injonction implicite à participer à l’élan collectif, par rapport au marquage affectif des publications et aussi directement en lien avec la dimension humoristique des détournements) et de contraintes technologiques (par rapport à la question de l’algorithme imposé par Twitter créant des asymétries entre anonymes et industriels, ainsi qu’à toutes les notifications générées par la plateforme visant à entretenir l’interaction sociale).
1.3. Cadre méthodologique et aperçu général du corpus
Deux corpus ont été réalisés pour tenter de répondre à ces problématiques. Un relevé non exhaustif s’est fait du 8 au 14 février 2021, au fil de veilles successives sur Twitter. Une collecte de tweets dépendante de l’API de Twitter a ensuite été réalisée à partir du mot-clé « Républigram » le 14 avril. La méthodologie soulève ainsi déjà un problème de fond puisque l’algorithme de Twitter restreint le nombre de résultats pour faire émerger les publications les plus populaires (Ertzscheid, 2017). Le corpus 2 contient les publications favorisées par la plateforme. Le corpus 1 réunit au total 133 publications et le corpus 2, 87. Peu de publications se retrouvent en doublon au sein de ces deux corpus.
De manière globale, on peut relever les différences suivantes entre ces deux corpus. En ce qui concerne l’identité des comptes, dans le corpus 1, 81 % des comptes ayant partagé des détournements sont des pseudos. 18,5 % des comptes sont nominatifs (utilisation du nom et du prénom) et seulement 0,5 % des comptes sont ceux d’une organisation (compte officiel d’une association, d’une institution, d’un parti politique ou d’une entreprise). Pour le corpus 2, les comptes officiels sont quant à eux majoritaires (avec 44 %). Les comptes anonymes (pseudos) sont présents à 31 % et les comptes nominatifs à 25 %. Une autre remarque contrastive globale concerne le fait de réagir directement avec l’actualité politique récente. Dans le corpus 1, 1/3 des publications donnent l’occasion aux usagers de parler de la crise de la Covid-19, du télétravail, de la fermeture des lieux « non-essentiels » ou encore d’autres réformes (réforme Blanquer, réforme Vidal sur la LPR, projet de loi sur la Sécurité globale, débat sur l’« islamogauchisme », etc.). Dans le corpus 2, seulement 18 % des tweets rebondissent sur ces actualités. La majorité des publications étant produites par des organisations, leur contenu est souvent consacré à l’objet de leur projet (projet humanitaire, festival, élection, ou valorisation d’un produit de marque). Dernier point concernant la construction sémiodiscursive des détournements : dans le corpus 1, beaucoup de références sont faites à des œuvres issues de la culture populaire (fictions, chansons, personnalités populaires, œuvres d’art, etc.). 16 % sont faites dans le texte et 18 % à partir de l’image insérée (en reprise ou par détournement). Pour ce qui est du corpus 2, ces références intericoniques sont très faiblement présentes : 2 % pour le texte et 5 % pour l’image. On privilégie l’insertion d’images originales et non reprises (images prises sur le vif, images de soi en selfie, de ses proches, de chez soi, etc.). Encore une fois, on peut supposer qu’il existe un lien entre l’identité du twitto et sa manière de tweeter par détournement.
2. Analyse des détournements partagés sur Twitter
2.1. Pratiques sociales de communauté(s) « Républigram » ?
Le phénomène Républigram se rapproche fortement de la culture participative des fans. Dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins (2013) et Mélanie Bourdaa (2015 ; 2021), on peut dire que les usagers qui se sont réapproprié le générateur ont ponctuellement fait partie d’une communauté de fans.
Le lancement du tweet de Martin Le Hénand a précisément généré de nombreuses réponses. C’est dans ce fil de réponses que l’on cerne mieux l’idée d’expérience commune. Le fait de s’inscrire dans la réponse est un moyen de montrer son intégration au groupe virtuel. Chaque réponse génère une alerte à l’auteur. Le hashtag #Républigram assure de plus à la fois la fonction d’indexation et de participation. La nouvelle technologie facilitant le détournement, la notification ainsi que l’ajout du hashtag ont ainsi permis l’utilisation d’un langage commun, d’une charge symbolique commune.
Cependant, les multiples appropriations des usagers ont mis en évidence différentes nuances du point de vue des valeurs partagées. Difficile dans ce contexte de ne parler que d’une communauté. La diversité des publications montre un intérêt commun pour la plateforme de détournement, mais tout ne monde n’a pas exploité le côté décalé ou ouvertement critique vis-à-vis de la « mise en scène » du Président de la République. Au lancement du générateur, les usagers avaient cet objectif commun de détourner dans un but critique puis l’objectif s’est éloigné de la communication politique initiale. Les détournements ont uniquement exploité la dimension ludique. Certains usagers se sont servis de la technologie pour exprimer leur créativité en jouant avec les codes de l’humour décalé, voire absurde. D’autres ont créé des visuels dans le but de servir leur objectif de communication (humanitaire, électoral, etc.), sans qu’il n’y ait de dimension humoristique. La dimension critique à l’égard de la politique du Gouvernement est atténuée voire même parfois transformée en soutien politique (cf. illustration du tweet de @LaREMParis17 ci-dessous). En outre, comme on a pu le dire précédemment, le générateur a permis la création de milliers de détournements, et tous n’ont pas été partagés au sein de communautés de réseaux socionumériques. On peut aussi supposer qu’une grande partie des détournements aient circulé dans d’autres réseaux (Whatsapp, mails, mms, etc.). La place de la communauté non virtuelle (ou la communauté faite de liens forts) n’est donc pas à négliger.
Figures 3 : Captures d’écran de tweets : dimension décalée et critique (à gauche) et soutien politique (à droite)
Crédits des illustrations : @josephsansak et @LaREMParis17
2.2. Pratiques des publics : différents niveaux de visibilité
Le web social est dynamisé par le déploiement du phénomène Républigram. De nombreuses formes d’expression populaire gagnent en visibilité. La participation des publics est considérée comme un enjeu pour les « anonymes » (Gunthert, 2018 ; Riboni, 2019 ; Siguier, 2020 ; Voirol, 2005) d’utiliser les dispositifs socionumériques pour combler leur invisibilité sociale. De nombreuses publications ont vu le jour en tournant en dérision la communication du Président, parfois en poussant les limites de l’absurde.
Mais le phénomène ne s’est pas restreint à des échanges anonymes, de types alternatifs ou transgressifs. Le poids de l’algorithme de Twitter a plutôt eu tendance, dans la durée, à créer des asymétries entre anonymes et comptes officiels ou influents. L’expérience Républigram va dans le sens du constat établi par Dominique Cardon. On a plutôt tendance à s’éloigner d’une vision euphorique du numérique qui permet une démocratisation donnant la chance à chacun d’être visible : « On est loin de l’idée égalitaire et participative d’un réseau plat » (2019, 198). Le succès de Républigram se propulse au-delà de la sphère des anonymes et atteint la sphère politique et commerciale. Les pratiques dominantes ont tendance à écraser les formes d’expression alternatives. La manière de tweeter à la manière du Président est récupérée par toutes sortes d’organisations et s’inscrit à présent dans le cadre plus large d’un « capitalisme médiatique » (Jeanneret, 2014). Il ne s’agit plus de sortir de l’invisibilité sociale, mais de répondre à l’injonction à la visibilité. Partis politiques, personnalités médiatiques, institutions publiques, collectivités, associations, clubs sportifs, entreprises, etc. vont capitaliser le buzz Républigram. Cette récupération illustre bien le positionnement des industries culturelles, qui ont vu l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de ce mode d’expression amateur. Et du point de vue de la communication politique, on voit que cette logique de détournement offre la possibilité à la publication présidentielle de gagner d’autres espaces de visibilité.
Figures 4 : Différents niveaux de visibilité : exemples d’un tweet d’un anonyme, d’un compte de festival et d’une marque
Crédits des illustrations : @Bad_bouille, @annecyfestival et @PeugeotFR
2.3. Participation au débat public
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« L’enjeu est d’avoir initié des situations originales de création, qui relient art et démocratie, problématique esthétique et débat public : amplifier, faire résonner, transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social » (Fourmentraux, 2015, 467).
On peut dire que l’expérience Républigram répond à un enjeu qui est similaire à certaines expérimentations artistiques analysées par Jean-Paul Fourmentraux : articuler la question du détournement créatif à celle de la démocratie participative. Le buzz Républigram s’est en effet révélé en tant que véritable caisse de résonance du débat public8. Qu’elle soit anonyme, institutionnelle ou commerciale, chaque publication défend un point de vue, une manière de penser le monde. On sait que Twitter est un lieu favorisant la manifestation de la subjectivité, de la critique voire de la polémique (Mercier, 2015). Au sein de cette arène socionumérique, l’argumentation est une activité privilégiée. Il s’agit de mettre en avant son point de vue. Et puisqu’on parle de détournement, la mise en scène de certains récits visuels permet d’analyser le lien de (non)-prise en charge du discours d’origine. La réappropriation du discours du Président devient un moyen de se positionner :
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adéquation ou rejet de la politique d’Emmanuel Macron (et de son Gouvernement) ;
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critique de la politique de gestion de crise (confinements, fermetures des lieux « non-essentiels », vaccins, etc.) ;
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proposition d’un autre modèle idéologique concurrent (pour le Rassemblement national par exemple) ;
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dénonciation d’autres faits d’actualité socio-politiques (réforme de la Loi Recherche LPR, plan de continuité pédagogique, précarité étudiante, loi sur la Sécurité globale, violences policières, débat sur l’islamogauchisme, etc.).
Le positionnement contre la politique gouvernementale est principalement présent dans les publications des comptes anonymes. Le défi de créativité étant initialement transgressif, le générateur avait un gros potentiel subversif. Certains twittos n’ont pas hésité à se servir du générateur d’images de façon ironique et polémique. L’action collective s’est orientée en ce sens dans la première vague du buzz. Et l’anonymat est un facteur favorisant l’expression libre et critique. Des comptes très actifs, comme celui de @cpolitic par exemple, utilisent le générateur en faveur de l’engagement politique contestataire. La politique menée par Emmanuel Macron est qualifiée de « fasciste ». Plusieurs dossiers sont critiqués : la politique menée allant à l’encontre du service public (et notamment de l’hôpital public), celle au niveau de la culture, de la sécurité (en pointant les récentes violences policières), etc. Le hashtag #Macron et/ou l’insertion du compte officiel du Président permet de renforcer technologiquement ce positionnement.
Figures 5 : Captures d’écran de tweets s’opposant à la politique du Gouvernement
Crédits des illustrations : @blogcpolitic, @Tomas_Frédéric et @fhouste
Certains comptes retournent quant à eux cette dimension subversive pour soutenir la politique du gouvernement ou pour défendre un autre parti politique. Républigram se voit ainsi réapproprié par des usagers ayant des points de vue et des engagements politiques opposés. Le lien entre détournement et (non)-prise en charge du discours d’origine pose vraiment question ici. Républigram offre une stratégie permettant de créer du buzz positif, au grand potentiel de visibilité, quel que soit le parti politique défendu. Les technodiscours (hashtags et mentions) jouent à nouveau leur rôle de consolidation de l’appartenance idéologique (« SOUTENIR @EmmanuelMacron par exemple). L’hypothèse d’une standardisation des pratiques – qui perd la dimension transgressive de départ – reste cependant à envisager. L’appropriation d’un détournement présente à la fois des enjeux et des limites qui doivent être pensés par les organisations (à la fois publiques, politiques ou privées).
Figures 6 : Captures d’écran de tweets défendant différents modèles politiques : La République en marche, Les Républicains et Le Rassemblement national
Crédits des illustrations : @92enmarche, @labiche_david et @Alexlagauloise
2.4. Imaginaires sémiodiscursifs et configurations de l’intericonicité
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Cela rejoint les notions de « dialogisme interlocutif » (Volochinov/Bakhtine, 1977) et de « performativité » (Lambert, 2014).
De la même façon que pour le mème, les créations générées par les internautes constituent des nœuds au sein de la grande toile du web, aux forts potentiels de (re)productions. Ces créations inscrivent implicitement la réaction possible de sa (ses) communauté(s) : par réplication (partager, commenter, aimer) ou par variation (détourner à son tour à partir du Républigram)9.
Dans les détournements générés, on observe l’exploitation du post initial d’Emmanuel Macron (le discours d’origine), mais aussi celle d’autres références très connues : personnalités populaires, fictions issues de la culture populaire, références à d’autres mèmes très connus (exemple ci-dessous des moufles de Bernie Sanders).
Figures 7 : Captures d’écran de tweets caractérisés par l’intericonicité
Crédits des illustrations : @RedgeBzh et @EmilLubov
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Notamment sur la question des mèmes appelés « mèmes sémiodiscursifs dialogiques » (Simon, 2021).
L’interdiscursivité – ou plutôt l’« intericonicité » (Arrivé, 2015), puisqu’il s’agit d’image – est une notion que nous avons beaucoup mobilisée dans différents travaux antérieurs10. Elle correspond au principe de citer un déjà-vu (au niveau de l’image) et/ou de reprendre un discours déjà-dit (au niveau verbal). Dans le corpus étudié, ce sont les œuvres fictionnelles qui sont les plus citées à travers des captures d’écran ou des reprises d’extraits de répliques cultes (films cultes, séries et dessins animés, tels que Harry Potter, Le Silence de Agneaux, etc.). Beaucoup de références sont faites à des personnalités célèbres issues principalement du monde politique (Jean-Marie Le Pen, Trump, Chirac, etc.) et médiatique (Xavier Dupont de Ligonnès, Zemmour, etc.). La musique populaire est également bien présente (Carlos, Claude François, La Macarena, etc.). L’aspect désuet ou dépassé de la référence peut en outre constituer l’élément essentiel de la critique humoristique.
Au sein des réseaux socionumériques, particulièrement dans les réseaux d’amateurs plus ou moins engagés, les références citées ou détournées varient en fonction de l’identité de l’usager, de son expérience, de son histoire personnelle. Mais il existe tout de même des références communes. Certains imaginaires sémiodiscursifs faisant appel à la culture populaire sont sans cesse repris. Il s’agit de l’un des caractéristiques majeures de la culture du partage : la mise en avant d’un patrimoine culturel commun.
2.5. Présentation de soi
La mise en scène d’Emmanuel Macron dans les quatre visuels publiés sur Instagram est au cœur d’une stratégie communicationnelle basée sur la représentation de soi. On peut interpréter cela de différentes manières : d’une part, il y a l’idée de se mettre au cœur de la publication afin de se valoriser en tant que dirigeant politique (forme de personnalisation du pouvoir), mais on peut d’autre part voir dans cette publication une simple personne qui respecte les gestes barrières quotidiens, invitant tout à chacun à en faire de même. L’objectif est de créer un effet de miroir invitant les citoyens à adopter ces gestes. L’interprétation est peut-être rapide, mais il faut souligner cette mise en avant de soi qui rejoint la notion d’éthos (Amossy, 2010 ; Bigey, 2018).
Dans les détournements mis en ligne, plusieurs twittos se sont réappropriés cette manière de se représenter, de parler d’éléments intimes à une communauté plus ou moins éloignée. On sait que publier une image de soi sur les réseaux peut être complexe, même si l’identité construite est faite dans un but stratégique. Dans la publication présente ci-dessous (« Moi ce matin »), on a tendance à penser que l’image insérée n’est pas celle du twitto. Le principe est de projeter une image de soi, avec un texte décalé, encore une fois, comme le font la plupart des mèmeurs, autre caractéristique essentielle de la culture du partage en contexte numérique.
Figure 8 : Représentation de soi
Crédits de l’illustration : @GratinNofnof
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Cette remarque fait écho à l’analyse de mèmes partagés durant le confinement du printemps 2021 (Simon, 2021).
D’autres mécanismes d’exposition de soi se font sans que sa propre image soit représentée. On publie des éléments de son chez soi, des paysages familiers ou des objets de prédilection. Une autre dimension émerge ici en lien avec la problématique de la culture du partage, la logique d’individuation, qui consiste à parler de soi en exposant de manière plus ou moins explicite sa vie privée11. Ce qui est remarquable dans le cas de Républigram, c’est la construction d’un éthos transgressif en réponse à la mise en scène des actions du Président Macron. Les twittos se représentent dans des situations banales (« J’étais sur la route », « Partir au travail », « Manger des pommes », « Aller chez le coiffeur »), grivoises (« Aller dans ton cul »), parfois ridicules (« Se brosser les dents »). Ils parlent du quotidien de leur animal domestique (« Pisser sur le canapé ») ou même de leur peluche.
D’autres publications, en selfie, créent une forme de proximité en parlant de soi ou de ses enfants, dans un but stratégique secondaire. Le selfie redéfinit en quelque sorte la frontière entre vie publique et vie privée. Dans le tweet ci-dessous, il faut faire attention à l’identité de la personne qui publie pour cerner les enjeux de la publication. « La vie est belle à vélo » avec ses enfants en arrière-plan, surtout lorsque l’on est « maire adjointe aux mobilités actives » (texte de présentation du compte). Cet exemple condense l’essentiel des problématiques de l’identité numérique, puisque le compte privé a indirectement une vocation professionnelle. L’identité est partiellement dévoilée et l’éthos construit grâce à ce selfie généré par Républigram mise sur l’authenticité, la proximité et aussi la participation à une action commune.
Figure 9 : Le selfie, le dévoilement de l’intimité sur la scène publique
Crédits de l’illustration : @VelotafAnnecy
2.6. Engagement émotionnel
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Les chats occupent par ailleurs une place privilégiée au sein de ces images détournées via le générateur #Républigram. Lors d’un entretien avec Martin Le Hénand, celui-ci nous a révélé qu’environ 20% de la production était réalisée avec des photos d’animaux de compagnie. Au niveau de leur circulation via les réseaux socionumériques, 22 détournements mettant en avant des chats ont été relevés sur Twitter et nous avons pu observer 34 publications avec une ou plusieurs images détournées sur Instagram.
Certaines caractéristiques des publications Républigram rejoignent celles des mèmes, notamment dans l’idée de se constituer en tant que partenaire de jeu. La participation au jeu peut-être très distractive. Le but est de déconner et de chercher à faire rire. Dans le premier exemple ci-dessous, le twitto commente et transcende avec distance et ironie le buzz en insérant une image qui n’a pas été réalisée avec le générateur (affiche publicitaire prise en photo). La récupération de cet élan collectif a par ailleurs été réalisée par d’autres communautés qui partagent une passion commune : l’amour des chats (avec la création du hashtag détourné #Républicat)12.
Figures 10 : Engagements émotionnels symboliques
Crédits des illustrations : @MateuilB, @Taigasangare et @foudrenard
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La plupart des réactions au tweet du 31/01/2022 d’Emmanuel Macron à propos du « pass culturel » a généré de nombreuses publications de ce type – en mode citation –, avec l’ajout du hashtag #PostIt.
Mais l’affectif n’est pas uniquement présent à cette échelle de l’humour décalé ou du partage d’une passion. Comme le disent Emmanuël Souchier, Étienne Candel et Gustavo Gomez-Meija : « On peut considérer les interfaces comme un lieu du social, un lieu social, où les utilisateurs viennent jouer leurs rôles, accomplir diverses fonctions symboliques (…) » (2019, 213). Le générateur ainsi que les réseaux socionumériques ont la caractéristique de créer le désir de participation. Ces dispositifs suscitent le sentiment de devoir y participer. C’est une exploitation implicite de l’engagement émotionnel. La participation devient une gratification symbolique. Publier directement dans le fil des réponses est une manière de s’auto-féliciter en montrant que l’on a rapidement répondu au défi. La réponse constitue de plus une attente de réactions, et donc de récompenses. La citation du tweet initial permet aussi de montrer son engagement dans le défi13. Le texte du tweet ainsi que l’insertion d’émoticônes viennent encore renforcer les liens affectifs de la communauté grâce à des commentaires positifs : « Génial ce générateur », « Ça marche bien » (exemple ci-dessus), « Ah ouais, ça marche vraiment bien », « C’est magnifique ton truc ! », « Merci pour ce moment », etc. Et bien sûr, le marquage affectif des publications (les « j’aime ») consolide cet engagement.
Conclusion
L’analyse du buzz Républigram n’est qu’une illustration de la rencontre entre technologie et expérience sociale. Elle reste cependant une excellente porte d’entrée permettant de conceptualiser les spécificités de la culture du partage en contexte socionumérique.
- Note de bas de page 14 :
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Nous appuyons le constat établit par Dominique Cardon sur les formes d’expression créative : « Le développement de toutes sortes de formes expressives sur le web a contribué à élargir, à accélérer et à transformer les circuits de reprise et de réappropriation des objets par les différents publics » (2019, 192).
- Note de bas de page 15 :
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La question de la visibilité est par ailleurs à articuler à celle de temporalité car, pour le buzz Républigram, on observe nettement une récupération au fil du temps d’un élan de publics ordinaires par des organisations (politiques ou industrielles) ainsi qu’une appropriation du générateur qui perdure (créant une forme de mémoire discursive, notamment dans la reprise des propos d’Emmanuel Macron sur les non-vaccinés, le 05/01/2022 : « Emmerder les non-vaccinés » ou encore dans l’actuelle campagne présidentielle 2022).
Interactivité, humour, simplicité, créativité et culture du défi : telles sont les ingrédients essentiels de la culture du partage. Les contraintes d’écriture articulées à l’appropriation d’imaginaires sémiodiscursifs communs favorisent l’engagement des publics. Le défi de créativité accentue quant à lui le phénomène. La multiplication de créations plus ou moins élaborées crée de nouveaux espaces de rencontre14. Dans ces espaces, les degrés de visibilité (entre anonymes et organisations)15, de présentation de soi (à différents degrés d’extimité), de désir d’influence et de polémicité peuvent varier.
Ce désir de rencontre est central au sein de la problématique technologique. L’appropriation de technologies numériques ne cesse de s’amplifier : plateformes et logiciels de détournements, applications génératrices de mèmes, fonctionnalités intégrées aux réseaux socionumériques, etc. Le sentiment d’appartenance à une communauté constitue aussi un élément clé favorisant cet essor (pour Twitter, dans l’inscription d’une publication dans un fil de réponses ou à travers l’usage d’un hashtag coordinateur). Les potentialités d’interactivités et de marquage affectif sont nombreuses et variées et permettent d’intensifier cette sociabilité. L’innovation technologique popularise le geste de détournement créatif et les réseaux socionumériques permettent de gagner de nouveaux espaces de visibilité. On peut d’ores et déjà présumer le déploiement imminent de nouvelles technologies créatives encourageant d’autres démonstrations de culture du partage.