Défragmenter notre personnalité par le dialogue art-science : pour une co-énonciation écologique, transformative et une éthique joyeuse, allant de soi Defragmenting our personality by art-science dialogs: for an ecological and transformative co-enunciation and a joyful, self-evident ethic
A l’ère où il semble devenu évident pour beaucoup que l’humanité doive changer sa façon d’habiter la terre, des prédictions d’avenirs très distincts parcourent les réseaux et nos cerveaux. Dans une perspective immédiate de davantage de respect vis-à-vis de la nature, une question pragmatique peut s’ériger en chacun de nous : « que faire ? ». Dans une logique d’écologie de l’humain et de co-énonciation avec le vivant, cet article propose une piste possible vers l’émergence d’une éthique à l’échelle individuelle. Au-delà d’une anxiété paralysante, ou d’une action précipitée, peut-on penser une éthique rassurante, allant de soi ? Après l’examen des causes profondes de la crise écologique, l’idée proposée ici est qu’une co-énonciation avec le vivant, au service du vivant, pour la création d’un nouveau monde écologique, passe à l’échelle individuelle par une harmonie intérieure. Il s’agit alors de sortir de l’emprise des pièges d’un numérique débordant et d’effacer les dissonances internes que nos facettes scientifique et artistique peuvent avoir, dissonances parfois renforcées et/ou révélées par les arts numériques. Nous chercherons à montrer comment, en se réappropriant ces « désaccords intérieurs » et en pratiquant une démarche d’écologie introspective via l’art et la science, nous pouvons progressivement nous « défragmenter » par ce que l’on appellera via un élargissement de concept, une « co-énonciation intra-personnelle ». Par là même, des transformations salutaires pour le collectif humain et non humain s’opèrent. Parallèlement, la mise en place de qualités d’être impliquant le corps et l’esprit pour vivre la co-énonciation ouvre le chemin vers une éthique spontanée, joyeuse, allant de soi. Dans cette optique, les arts numériques deviennent un moyen d’expression créatif parmi d’autres, au service d’une co-énonciation écologique c'est-à-dire respectueuse de la nature, sans en être son substitut.
In an age when it seems obvious to many people that humanity must change the way it inhabits the earth, predictions of very contrasted futures are running through the networks and our brains. In a short-term perspective of greater respect for nature, a pragmatic question may arise in each of us : "What should we do ?” In a logic of human ecology and co-enunciation with the living beings, this paper provides a possible path towards the emergence of an ethic at the individual scale. Beyond paralyzing anxiety and hasty action, can we think of a reassuring, self-evident ethic ? After examining the deep-rooted causes of the ecological crisis, the idea highlighted here is that, the co-enunciation with living beings, serving living beings, for the creation of a new ecological world, requires an individual-based inner harmony. It's a matter of escaping the traps of an overflowing digital world and erasing the internal dissonances between our scientific and artistic facets. These dissonances can be reinforced and/or revealed by the digital arts. We aim to show how, by the reappropriation of these "inner disagreements" and practicing an introspective ecology via art and science, we can gradually "defragment" ourselves through an "intra-personal co-enunciation“, so called by an expansion of concept. This step brings about beneficial transformations for the human and non-human collective. At the same time, the implementation of body-mind qualities of being during co-enunciation paves the way to a spontaneous, joyful and self-evident ethic. Within this context, the digital arts become a means of creative expression among others, serving an ecological co-enunciation, i.e. respectful of nature, without being a substitute for it.
Introduction
Ne pas savoir prendre soin
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Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques.
Aucun être vivant, qu’il soit aérien ou aquatique, qu’il soit animal, végétal ou bactérie ne peut vivre sur Terre sans échanger avec son environnement ; échanger de la matière, de l’énergie, de l’information et ce, à chaque instant. L’humain ne fait pas exception. Nous sommes des systèmes ouverts. Nos déchets, étendus au-delà des besoins basiques de notre fonctionnement physiologique, sont devenus démesurés. Notre fonctionnement de surexploitation des écosystèmes à l’échelle collective mène à l’épuisement de nombreuses ressources, à la perte de nombreuses espèces (IPBES, 2022), à des changements atmosphériques et climatiques rapides (GIEC, 2023) ainsi qu’à des pollutions multiples et variées. La mortalité humaine causée par les formes modernes de pollution a augmenté de 66 % ces derniers vingt ans (Fuller et al., 2022). En somme, nous massacrons la nature y compris nous-mêmes. Face à ce constat, le rapport de l’IPBES1 (2022) a récemment souligné la nécessité d’un « changement transformateur dans les relations entre l’Homme et la nature ».
L’anthropocène est parfois nommé thanatocène (Bonneuil et Fressoz, 2013 ; Morin E, 2022), ère où la mise à mort est prégnante de par nos comportements. Nous nous sommes construits un environnement globalement dangereux qui affecte de bien des manières notre santé et nous met en situation de détresse planétaire et individuelle en touchant via de multiples causes les activités essentielles à notre vie et notre santé jusqu’aux caractéristiques structurales et fonctionnelles de notre cerveau (Chen et Nakagawa, 2018 ; Decocq, 2023). Nos comportements nuisent également à la santé de beaucoup d’autres espèces, à celle de la Terre et de ses écosystèmes, ce qui retentit sur la nôtre. L’humanité dans son ensemble ne sait pas prendre soin de son environnement ni d’elle-même, les deux allant de pair. Comme le soulignent Chen et Nakagawa (2018), prendre conscience qu’environnement et humanité sont interdépendants et vivre désormais en réajustant la situation sont des étapes cruciales. La question clé est « que faire » ? A moins qu’elle ne soit « comment être » ? Comment sortir de cet état dès maintenant et, si possible, de manière durable et même définitive ?
Relier sciences humaines et écologiques (via l’écologie humaine)
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Nous considérons que l’humain en tant qu’espèce animale fait partie de la nature. Pour parler de la nature qui entoure l’humain, nous utiliserons le mot environnement.
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« Le problème de maîtriser la planète n’a aucun sens. La Terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons. Nous sommes apparemment devenus ses souverains. Nous sommes en réalité réciproquement souverains l’un de l’autre. Il s’agit aujourd’hui de contrôler le développement incontrôlé de notre ère planétaire. La Terre-Patrie est en danger. Nous sommes en danger, et l’ennemi, nous pouvons enfin le comprendre aujourd’hui, n’est autre que nous-mêmes ». Morin, 2020.
Deux composantes majeures sont impliquées dans le désastre écologique : les humains et leur environnement ou milieu de vie2. De manière évidente il est donc important de relier les disciplines qui traitent de l’humain et celles qui traitent davantage de l’environnement, c’est-à-dire les sciences humaines d’un côté et les sciences dites plus « dures » d’un autre, tout particulièrement l’écologie scientifique (cf. figure 1). Des courts-circuits pour reprendre le terme d’Etienne Klein (2023) sont nécessaires pour créer de nouvelles compréhensions et perspectives et avoir une vue d’ensemble de l’homme à la fois complet (Monod, 2017 ; 1976) et élargi à son environnement (Collectif du centre Teilhard de Chardin, 2022). Si l’on connait les causes directes des problèmes environnementaux et que l’on sait les rapporter à nos comportements notamment en termes d’utilisation (surutilisation) d’énergie, de consommation, l’on s’intéresse beaucoup moins aux causes de ces causes directes. Nos agissements sont la résultante de choix (ou de non-choix). Qu’est ce qui détermine ces choix (ou non-choix) ? Morin (2020) a bien identifié le danger à l’origine de nos désastres écologiques : « l’ennemi n’est autre que nous-même »3. Il est donc crucial d’examiner le fonctionnement de l’humain, de déterminer les ressorts de son comportement et de plonger par un versant réflexif dans la connaissance de soi. Qu’est ce qui en l’humain fait qu’il ne sait pas prendre soin, ni de lui ni de ce qui l’entoure ?
Figure 1 : Danse des sphères, dessin de Claire Damesin (2022), feutres sur papier coloré.
Ce dessin est l’emblème graphique des idées principales de cet article grâce à des interprétations multiples et cohérentes que l’on peut en faire via un langage analogique. Ainsi, il représente à la fois, la reliance intellectualisée entre des bulles de connaissances disciplinaires et la mise en dialogue de facettes psychiques intra- et interpersonnelles. Il évoque également par ses couleurs, sa fluidité et légèreté, la joie associée à une éthique allant de soi issue d’un état d’être aligné.
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Citons par exemple la psychologie de l’environnement, qui, apparue dans les années 1970, traite de la subjectivité de l’humain face à son environnement et l’anthropologie évolutive plus récente qui considère les interactions entre des aspects de biologie évolutive et la dimension culturelle de l’humain.
L’écologie scientifique est la science qui étudie les relations entre les êtres vivants et leur environnement qu’il soit vivant ou abiotique (physico-chimique) et ce, dans une large gamme d’échelles spatio-temporelles. Les êtres vivants étudiés sont les végétaux, les animaux, et les microorganismes. L’étude de l’humain est restée pendant longtemps à l’écart des sujets de l’écologie scientifique. Puis, au sein de cette dernière, des passerelles ont vu le jour avec des volets de sciences humaines grâce au développement d’axes de recherche considérant comme sujets les populations et sociétés humaines afin de caractériser et expliquer leurs comportements en lien avec l’environnement4. L’écologie de l’humain telle que définie par Claire Damesin (2020) a ce même objectif à l’échelle individuelle en dressant un cadre issu de l’écologie fonctionnelle scientifique, élargi à l’ensemble des disciplines qui étudient les composantes spécifiques du fonctionnement humain (biologie, psychologie, neurosciences humaines, philosophie, art, anthropologie). Cette vision holistique du fonctionnement de l’humain dans son environnement considère à la fois les niveaux intellectuel, corporel, émotionnel et existentiel et intègre un versant réflexif nommé par l’auteure « écologie introspective » (Damesin, 2020). C’est dans le cadre de cette écologie de l’individu humain que sera menée l’analyse de cet article et qu’elle pourra être élargie à la sémiotique.
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La sémiotique peut être définie de manière générale comme une discipline qui étudie les pratiques de communication humaine (définie comme transmission d'un message d'un émetteur à un récepteur) depuis les énoncés élémentaires jusqu’aux manifestations culturelles tout en explorant leur sens.
Le langage et les échanges de signes sont encore peu considérés dans la compréhension écologique de l’humain si ce n’est par le biais de l’anthropologie ou de la psychologie de l’environnement qui travaillent généralement à l’échelle populationnelle. Ainsi par exemple, la diversité de compréhension de termes emblématiques de l’écologie comme « biodiversité » a pu être examinée (Lévé, 2019). Cependant, à ma connaissance, aucun article n’a considéré une mise en relation des champs disciplinaires écologie scientifique et sémiotique5 au niveau-même des concepts dans l’optique de mieux comprendre l’humain à l’échelle individuelle. Dans le prolongement des travaux de Nicole Pignier (Pignier, 2018), nous allons ici « sémiotiser l’écologie ». Nous utiliserons la sémiotique pour intégrer le sens, les perceptions et les échanges de signes entre l’humain et ce qui l’entoure et ainsi englober une autre qualité d’échanges entre l’humain et son environnement ce qui rend l’écologie de l’humain encore davantage holistique (cf. figure 2).
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« La co-énonciation note le processus global de l’échange entre partenaires ; instances énonciative et co-énonciative et désigne l’échange en retour de la part de celui qui perçoit des signes, du co-énonciateur, du partenaire ».
Nous nous appuierons plus particulièrement sur l’éco-sémiotique qui facilite cet élargissement dans la mesure où elle « consiste à prendre en compte le fait que les mondes perceptifs des êtres vivants co-énoncent entre eux et avec la biosphère » (Pignier, 2018). Le concept de co-énonciation se prête à être le support d’une « reliance profonde » entre sémiotique et écologie de l’humain ce que je tenterai de montrer ici. Nous partirons de la définition de co-énonciation présentée par Pignier (2022)6 et initialement donnée par le linguiste Culioli (1999). Une version simplifiée serait de la poser comme un échange réciproque de signes entre entités vivantes.
Figure 2 : Schéma synthétisant la démarche menée dans l’article.
Il s’agit d’un couplage disciplinaire entre écologie scientifique et éco-sémiotique via l’écologie de l’humain au niveau du concept de co-énonciation. Le but est de trouver dans ce cadre des voies menant au prendre soin de la nature en réfléchissant sur les rôles que peuvent jouer l’art, la science et le numérique.
Allier l’art et l’écologie au service du tout vivant
Depuis la crise écologique des années 60 et 70, de nombreux scientifiques et artistes ont commencé à s’emparer des problématiques environnementales et ont exprimé leur crainte et vision avec parfois un grand succès « populaire », tel le célèbre livre Le Printemps silencieux de la biologiste Rachel Carson paru en 1962. Toutefois, pas plus l’art que la science n’ont eu d’effet durable global sur la résolution des problèmes comme l’atteste la situation actuelle, cinquante à soixante ans plus tard. Certes, à petite ou moyenne échelles, des changements ont eu lieu, des nouvelles de lois, des arrêts de projets destructeurs. Cependant, l’ensemble de ces résultats restent sans effet notable à long terme et large échelle. D’autres projets tout aussi destructeurs prennent place ailleurs. En parallèle aux nouvelles lois, de nouvelles pollutions comme celle des microplastiques (Dissanayake et al., 2022) ou de nouveaux cocktails chimiques de polluants les détournent et touchent même des environnements que l’on pourrait croire préservés (Machate, 2022). Il est étonnant de constater que malgré les connaissances scientifiques, le transfert de celles-ci à l’échelle institutionnelle, politique et sociétale (via notamment les plateformes GIEC et IPBES), malgré le relai par des journalistes et des artistes, la situation ne fait globalement qu’empirer. Associer le sensible et la raison semblerait être une bonne manière de progresser pour considérer nos orientations. La nette augmentation des projets art-science de cette dernière dizaine d’années ne semble pourtant pas encore induire de réelle inflexion de nos tendances destructrices. Face à ces insuccès, il est légitime de se demander ce que l’on « rate ».
Nous vivons une période marquée par le développement fulgurant de la science et du numérique. Que signifie être écologique, faire de l’art et de la science, ou bien créer par co-énonciation à l’heure de la crise écologique et du boom de l’intelligence artificielle (IA) ? Que ce soit en science ou art, nous assistons à un développement très intense du numérique avec des possibilités de plus en plus époustouflantes de moyens de créer et des possibilités énormes de capture d’information et d’analyse de données. Ces progrès technologiques et numériques représentent-t-ils un espoir de comportements plus vertueux ? Ou, au contraire, sont-ils un risque de s’éloigner encore davantage de la nature ? Quelle qualité de co-énonciation avec la nature peut découler de l’utilisation des arts numériques ? La voie explorée dans cet article, encore peu empruntée, est celle de se changer soi-même. Nos propres co-énonciations sont-elles « écologiques », prennent-elles soin de la nature ? Mènent-elles à des créations respectueuses de l’environnement ? Nous étudierons cette question en plongeant au cœur des interactions artistes-scientifiques, tout en les prolongeant au sein même d’une personne en considérant les interactions entre sa facette artistique et sa facette scientifique.
Dans une première partie, nous examinerons, sous l’angle relationnel entre l’humain et son environnement, d’une part les causes profondes de la crise écologique et d’autre part les dangers du numérique en art et science. Puis, par une analyse à l‘échelle individuelle, nous verrons que la qualité relationnelle entre nos facettes scientifique et artistique – et non le numérique en lui-même qui n’est qu’un révélateur et/ou un « exhausteur » de la situation – peut être responsable d’une co-énonciation fragmentée où l’humain ne prend pas vraiment soin de son environnement. Dans la seconde partie, nous montrerons les étapes clés qui nous paraissent nécessaires pour établir une relation sereine, équilibrée avec la nature à l’extérieur de soi et celle en soi. Nous établirons l’importance d’une transformation à l’échelle individuelle et étudierons comment le concept d’une co-énonciation dans une acceptation élargie à la vie intérieure de l’individu permet d’être le support d’une écologie transformative. Puis nous verrons quelles qualités d’être soutiennent une co-énonciation écologique qui ouvre sur une éthique joyeuse allant de soi, créatrice d’un mode relationnel nouveau où le prendre soin s’installe spontanément. Dans la dernière partie conclusive, tout en synthétisant notre propos et en soulignant l’intérêt du recouvrement interdisciplinaire effectué, nous invitons à l’expérimentation individuelle.
1. La crise écologique, une crise co-énonciative ?
1.1. Les causes et issues de la crise écologique - place de l’art et de la science
De toute évidence, la façon de vivre sur terre des humains n’est pas durable et nuit à toutes les composantes de la nature. Nous pouvons définir la crise écologique come la résultante d’une relation dysfonctionnelle de l’humain avec ce qui l’entoure et avec lui-même ne serait-ce que par l’effet boomerang (Decocq, 2023). Nous poserons donc ici comme une anomalie relationnelle notre attitude chronique à nuire à la qualité de vie des êtres vivants humains ou non humains. Avant de pouvoir résoudre cette anomalie, il s’agit de repérer l’origine de cette dernière. Quelle(s) sont la ou les causes profondes des problèmes environnementaux ? Selon Morin (2022), derrière les crises actuelles, qu’elles soient écologiques, sociales, économiques ou géopolitiques, il y a « une crise plus radicale et aussi plus occultée : une crise de la pensée ». Cette fragmentation de la pensée est repérable au sein même de l’écologie scientifique où les spécialités dans tel domaine (que ce soit une catégorie d’être vivants, une échelle ou un type d’approches du vivant) sont bien plus représentées en termes de recherche et d’action appliquée que les porteurs d’une vision d’ensemble. Une étape importante est maintenant de « relier les connaissances » (Morin, 2022), de « briser les enclos » entre disciplines (et sous-disciplines), de créer entre elles des « courts-circuits » (cf. Klein, 2023), des corridors. En écologie, il est question de créer des trames bleues, vertes et brunes pour faciliter les échanges entre respectivement, les écosystèmes aquatiques, terrestres ou les sols. Il est temps de développer également des « trames grises » en activant des « réseaux de neurones » humains transverses aux matières. La science est posée comme système de compréhension dominant dans nos sociétés. Elle apporte indubitablement des connaissances permettant une technologie de plus en plus élaborée et performante. Elle aide à la fois en étant un « outil diagnostic » de la situation (Barrau, 2019) et en mettant à disposition des moyens technologiques possiblement « réparateurs » des dégradations constatées. En écologie scientifique, les travaux sur l’état des écosystèmes et leur lien avec les activités humaines sont foisonnants. Malgré tout, les problèmes persistent. Penser que la science notamment écologique a solution à tout problème environnemental est un leurre. Il existe des pans entiers d’ignorance. Comme Morin (2022) le souligne, « la connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes, où l’on peut se ravitailler sur des îlots ou archipels de certitudes », et ce, malgré l’illusion éblouissante de sa progression de plus en plus rapide :
« Ce n’est pas parce que nous nous sommes habitués à certains concepts ou à certaines situations qu’ils sont acceptables ou maitrisés. Nous ne comprenons toujours pas vraiment la gravitation universelle même si la chute des corps nous est familière » (Barrau, 2019)
D’autre part, la science est souvent utilisée par l’humain de manière à servir des idéaux qui relèvent plus d’une vision philosophique du monde et/ou de croyances que de la raison « pure » (Pelluchon, 2021). La science n’est pas le sauveur, ni la porteuse d’une révolution qui changerait le comportement des humains. Selon Barrau (2019), « réagencer entièrement le rhizome du réel est une tâche bien trop lourde pour elle (la science) ». C’est pourquoi l’associer à l’art peut être salvateur pour 1. Intégrer de manière plus consciente notre perception sensible du monde dans les choix d’orientation à prendre et 2. Élargir notre imagination autour de nos possibilités d’être en relation avec la nature :
« Ce qui tue aujourd’hui et avant tout, c’est notre manque d’imagination. Notre enlisement dans l’inertie. Nous avons bien davantage besoin d’artiste que d’ingénieurs face au désastre en cours : notre problème n’est pas technique, il est axiologique et ontologique » (Barrau, 2019)
La crise écologique est aussi une crise de la sensibilité et sous cet angle,
« L’art a un rôle essentiel à jouer. Non pas au titre du divertissement ou de la distraction- car ce n’est pas son rôle, Nietzsche et Ionesco le mentionnaient déjà – mais en tant que machine de guerre totale contre l’univocité du sens. Il ne s’agit plus de commenter ou de comprendre le réel : il s’agit de produire du réel ! C’est beaucoup plus important » (Barrau, 2019)
« Le « laisser faire » (vers la catastrophe) relève d’une faillite éthique, esthétique et scientifique » (Barrau, 2019). Si nous étions à l’écoute de notre sensibilité serait-il possible d’accepter la situation écologique actuelle ?
Cette dernière nous révèle des aspects terrifiants sur notre capacité humaine à détruire. Certains constats sur notre comportement sur la planète sont assez édifiants et rendent perplexe. Elle peut heurter violemment notre sensibilité tant et si bien que celle-ci peut s’être calfeutrée derrière un mur de protection et peut ne plus être à même de regarder en face les signaux de détresse autour d’elle. Nous préférons être occupés et préoccupés par de multiples tâches à faire. De plus, nos localisations de vie de plus en plus urbaines ainsi qu’une diminution de la surface de forêt en ville entraîne une diminution de notre expérience de la nature comme le montre une première récente méta-analyse à l’échelle globale (Cazalis et al., 2023). Or notre expérience de la nature détermine grandement nos comportements vis-à-vis de l’environnement (Prévot et al., 2018a) et l’ancrage d’une forte identité environnementale (Prévot et al., 2018b). Ne plus avoir le temps de passer du temps en nature ni de ressentir et penser que la science pourra nous sauver, telle est la situation actuelle. Pour le neuroscientifique Le Van Quyen (2022), il est temps de « s’emparer de la crise écologique du côté esthétique ». Barrau (2019) renforce cette même idée quand il affirme que « travailler la beauté est plus urgent et plus radical qu’équilibrer son bilan de carbone » ou que « […] les poètes sont bien plus essentiels et efficaces que les économistes, les physiciens et les politologues pour aborder la question » (de la crise écologique). Tassin (2020), écologiste scientifique, quant à lui, fait émerger l’importance d’une écologie du sensible à associer à l’écologie scientifique. La multiplicité des projets art-science écologiques depuis une dizaine d’années est un signal salutaire de coopération interdisciplinaire et de collaboration entre compréhension et sensibilité. Toutefois n’oublions pas le bilan net infructueux de l’art et de la science face aux problèmes environnementaux. Est-ce que le couplage interdisciplinaire peut permettre la résolution des problèmes environnementaux ? Un couplage plus intime entre art et science est sans doute encore nécessaire à la fois dans le domaine fondamental et appliqué. Il reste néanmoins un levier « d’efficacité » à trouver. Il est peut-être temps de mener une réflexion approfondie au niveau individuel afin de ne pas rester figé sur des constats extérieurs à nous-mêmes. Que nous soyons scientifiques ou artistes, des questions se posent sur le sens donné à la science et /ou à l’art que l’on pratique ainsi que sur les valeurs et l’éthique de nos choix d’approches, de financement et de production. De manière plus large, tout un chacun est amené à réfléchir sur sa contribution aux problèmes environnementaux via l’impact de ses décisions et habitudes de vie.
1.2. Les pièges possibles du numérique en art et écologie scientifique
1.2.1. Addictions aux occupations et surproduction en art et science
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Voir par exemple Vigie Nature : https://www.vigienature.fr/fr/suivi-temporel-des-oiseaux-communs-stoc et de manière plus générale https://www.mnhn.fr/fr/actualites/open-le-portail-des-sciences-participativesles applications de récolte d’informations et https://labo.societenumerique.gouv.fr/fr/articles/les-applications-mobiles-favorisent-lessor-des-sciences-participatives/
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Voir par exemple « Darwin tunes ou l’évolution de la musique par sélection naturelle » : https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/biologie-darwintunes-evolution-musique-selection-naturelle-39507/
Les progrès numériques technologiques sont galopants et servent tout à la fois l’art et la science. De par les moyens puissants d’immersion et d’analyse, le numérique peut nous reconnecter à l’émerveillement par la beauté esthétique et/ou la beauté de la complexité que ce soit en art ou science. En art, le numérique fait participer le spectateur qui peut devenir acteur. Selon Diouf et al. (2013), « Au sens strict, les arts numériques sont à la source d’une véritable « interaction », en sollicitant un mouvement de l’œuvre vers le spectateur et, inversement, du spectateur vers l’œuvre ». De plus, il permet la participation de plus en plus large d’un « public-acteur » à des recherches scientifiques via les sciences participatives7 ou à des œuvres d’art ou d’art-science8 sophistiquées et de grande ampleur. Le grand public est partie prenante et les artistes ou scientifiques sont généralement ravis de cet engouement. Cette dynamique permet une valorisation réciproque des activités de chacun. Cependant la participation, que ce soit pour l’artiste, le scientifique ou le quidam, peut dériver vers une occupation ou un divertissement excessif reléguant les réflexions sur les vraies causes profondes des problèmes environnementaux en arrière-plan si ce n’est en hors champ. Le divertissement, même s’il nous rapproche d’un certain esthétisme et de certaines connaissances, peut « mine de rien » nous éloigner de nos responsabilités. L’effet sera d’autant plus fort que le divertissement est puissant et facilement à portée de pratique, ce que justement le numérique permet de manière de plus en plus prononcée. Le numérique peut nous connecter à un monde virtuel certes beau, complexe mais aussi terriblement addictif de par les crises actuelles. En effet, ces dernières génèrent (et sont générées par) un mal être qui nous rend particulièrement enclins à tomber dans des comportements addictifs sous le joug de mécanismes cérébraux ancestraux (Bohler, 2020). Par ailleurs, le contenu des produits culturels peut aussi appauvrir notre relation actuelle à la nature avec, par exemple, une déconnexion à la nature croissante dans les films Walt Dysney comme le montre Prevot-Juliard et al. (2015). L’addiction aux occupations peut aller de pair avec un autre piège, celui de la surproduction que ce soit en œuvres ou en articles scientifiques et ce, avec le nec plus ultra de la technologie. On le sait, en science, l’injonction à produire des articles conduit à de la « mauvaise science » (Smaldino and McElreath, 2016) ainsi qu’à des désordres psychologiques via une forte compétition (Abbot, 2020). C’est utile mais l’excès de « faire » en oubliant d’« être » devient contre-productif et délétère. Ainsi « …la production d’objets inutiles devenue une fin et non plus un moyen, doit être nommé pour ce qu’elle est une maladie » (Barrau 2019). Cette façon de vivre s’inscrit dans la société de production/consommation et, maintenant, de surproduction/surconsommation à l’origine des désastres environnementaux planétaires.
1.2.2. Mentalisation et numérisation extrêmes
Quand un écologiste scientifique, publie un article sur son sujet d’étude, il parle de ce dernier, il ne s’adresse pas à celui-ci. Mis à part des cas particuliers d’études comme certaines sur la communication animale, le chercheur, lors de sa démarche scientifique, n’est pas en énonciation, et encore moins en co-énonciation (en tout cas consciente), avec son sujet d’étude, qu’il soit végétal, animal ou microorganisme. La tendance actuelle avec les nouveaux moyens performants d’analyses statistiques ou de capture de données en monitoring ne fait qu’exacerber la tendance du chercheur à n’être que dans son mental, coupé des aspects corporels et émotionnels de ses liens à la nature en y allant de moins en moins souvent, même pour le chercheur dit de « terrain ». L’expérience de nature semble chuter chez les chercheurs en écologie. Le corps de l’écologue reste au laboratoire et souvent face à un ordinateur, en particulier pour les recherches fondamentales théoriques et également de modélisation. Il y a quelques années, ont commencé aussi à émerger des expériences virtuelles et la génération informatisée de jeux de données, comme si l’on quittait la scène de la « réalité » tout en restant dans un cadre rationnel bien établi. Ainsi l’on peut s’éloigner de la nature tout en travaillant sur elle afin d’essayer de la comprendre. Actuellement, les big data sont rois, les méta-analyses ont la côte. Les capacités de capture et stockage d’informations aboutissent à d’énormes jeux de données, avec des résolutions spatio-temporelles toujours plus fines. C’est un peu comme si l’on ré-énonçait un système naturel par d’énormes jeux de données quantitatives analysés par l’IA. Il est facile de se laisser captiver par la « poursuite » de la data. Cependant, la puissance technologique s’immisce dans l’intimité de plus en plus fine d’autres êtres vivants et peut poser des questions éthiques. Par exemple, suivre à la trace des individus animaux peut être dérangeant non pas d’un point de vue purement de connaissance scientifique mais en tant que « respect de la vie privée » vis-à-vis d’individus qui n’ont rien demandé, rien accepté. La puissance humaine via le numérique est là. Qu’en fait-on ? Comment veut-on l’employer ? À quelles fins individuelles et collectives entre humains mais aussi non-humains ? Ne peut-on y répondre que par la Raison ?
1.2.3. Acceptation de la soumission au numérique
Par ailleurs, l’avancée époustouflante récente de l’intelligence artificielle devrait questionner directement sa place relativement à l’humain. L’IA est-elle une aide ou un meneur ? Est-elle au service ou aux commandes de l’art et de la science ? Elle est bien sûr ce que l’on en fait. En ayant mis l’intelligence mentale au sommet de la pyramide du vivant et s’étant érigé par-là-même en dominateur de la nature, l’humain dans les sociétés de type occidental (avec certes une certaine variabilité interindividuelle) se retrouve « piégé » dans sa propre grille de pensée et de hiérarchie. Si les robots sont plus intelligents (dans la référence habituelle), alors il en découle que ce sont eux maintenant les puissants et que nous n’avons qu’à suivre leurs propositions, décisions et façons de faire. L’IA peut analyser des données massives en un temps record, ChatGPT peut nous écrire en un instant un poème avec le style de Lamartine, une symphonie à l’image de celles de Beethoven, et ce, à l’infini… Ces constats nous renvoient à nos capacités et réflexes d’inter-comparaison intellectuelles et créatives. Nous nous étions positionnés au sommet de la pyramide du vivant de par notre « intelligence ». L’IA ne se trouve-t-elle pas, de par cette même logique, au « dessus » de nous ? Alors même que l’essence de la vie échappe encore à la science, comme en témoignent des successions de définitions non encore pleinement satisfaisantes, nous risquons de confier notre destinée à l’IA. Cette situation critique devrait nous aiguiller vers une question clé essentielle, existentielle bien identifiée également par Nicole Pignier (2020) : quelle est la place de l’humain sur Terre, son rôle dans/avec la nature ? Y répondre devrait être une priorité afin de choisir avec le plus de conscience possible, une utilisation du numérique qui respecte la nature y compris la nature humaine.
1.2.4. Refuge et fuite dans une planète virtuelle
Qui que nous soyons, nous « trainons des casseroles », dégradons, tuons, maltraitons les vivants puis nous fuyons nous changer les idées dans un monde virtuel où, de toute façon, inévitablement, nous apportons nos « dysfonctionnements » (cf. les dérives sur les réseaux sociaux). Sans même aller sur Mars, nous créons pour échapper à notre condition humaine sur Terre, une autre planète virtuelle, tout en continuant d’y laisser nos poubelles qui, elles, ne sont pas virtuelles. Des masques de relaxation en réalité virtuelle sont parfois mis à disposition dans les lieux publics pour rentrer dans une bulle de déconnexion offrant des paysages naturels numérisés et ce, afin de se détendre de manière ludique et innovante en toute autonomie. Certes, ces masques ont probablement un effet bénéfique dans l’instantané sans pour autant traiter le problème de fond, à savoir notre incapacité à être directement en contact avec des paysages naturels. Ces mondes virtuels, sans revenir sur leur pouvoir addictif, peuvent nous enfermer en « embarquant » tout notre corps par des (sur-)stimulations multisensorielles, immersives sans même solliciter réflexion ou mouvement de notre part. Ils opèrent comme un deuxième écran superposé à la paroi de la grotte dans l’allégorie de Platon. Nous nous enfermons à double tour ou à double écran d’illusion… Alors chercher et trouver le chemin pour sortir de la caverne devient encore moins évident. Cette attitude peut être vue comme un moyen de protection pour oublier la dureté du réel tel un enfant qui s’invente une vie imaginaire pour échapper à la dureté d’une famille. Cependant, n’est-il pas temps de faire face et de franchir une étape, celle de devenir adulte et prendre nos responsabilités dans notre réalité première ? Il est urgent de revenir à la compréhension de la vie, à la connaissance de l’humain et de la nature. C‘est ainsi, là encore, que les questions existentielles qui peuvent paraître inutiles, galvaudées, « perchées » redeviennent cruciales et ce, de manière concrète. L’humain a besoin d’évoluer. Encore faut-il maintenant identifier les clés de cette évolution pour une transition réellement éco-logique.
1.3. Une co-énonciation fragmentée avec la nature (à l’échelle individuelle)
- Note de bas de page 9 :
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« Les glitch artists vouent un culte à "l’imperfection parfaite" », qui exprime sa vérité subversive dans l’esthétique sale de la basse résolution et du sabotage de la machine » (Encinas , 2017).
Nos capacités technologiques numériques sont devenues incroyables et pourtant, comme le soulignent volontairement certains artistes à travers leurs œuvres numériques, il y a des « défauts », des « dysfonctionnements ». L’art numérique peut nous éloigner de notre nature en lui cédant une grande part d’élaboration créative. En même temps, les œuvres d’art numérique peuvent nous y ramener très rapidement si tant est que l’on fait un lien entre ce qu’elle évoque et la condition humaine. Ainsi le « glitsh art »9, qui revendique la création délibérée d’accidents numériques, peut pointer du doigt nos dysfonctionnements d’habitant de la Terre. Les images « cassées », telle la représentation pixélisée de la Joconde avec des couleurs basiques du début de la télévision et des lignes décalées (Pomerleau, 2019) peuvent symboliquement faire écho à nos propres « bugs ». Elles révèlent le décalage qu’il peut y avoir entre ce que l’on dit vouloir créer et ce que l’on crée dans les faits dans l’environnement. À propos du « bug humain », Bohler (2019) montre que le circuit de récompense de notre cerveau renforce certains comportements addictifs qui entretiennent notre système sociétal de surproduction/surconsommation responsable de la crise écologique. Bohler (2020) met en relation cet engrenage avec un manque de sens dans nos vies, un mal être professionnel, un mental surchargé et une angoisse face au tout technologique. Il souligne également l’importance de notre vision du monde. À ce sujet, l’éclairage de Pelluchon (2021) est très pertinent et d’une portée générale. Elle explique comment « la Raison peut mener à des situations irraisonnables ». Nos façons de penser et d’agir dont déterminées par le filtre que nous avons adopté pour voir le monde (schème). Actuellement, c’est le filtre de la domination qui opère et nous voyons le monde extérieur comme un danger, un ennemi. Son analyse montre qu’il y a à l’origine un refoulement de nos émotions ainsi qu’un dédain vis à vis de notre corps, considéré comme trop vulnérable. Ainsi, nous nous contrôlons nous-mêmes ce qui induit notre volonté de contrôle sur autrui et la Nature. Selon Corine Pelluchon, notre attitude dévastatrice vis-à-vis de l’environnement résulte d’un schéma relationnel dominants/dominés issu de la séparation cerveau et corps, raison et sensibilité.
- Note de bas de page 10 :
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https://www.artmajeur.com/aebishelley/fr/artworks/14120507/defragmentation
Nous prolongeons ici l’analyse de Corine Pelluchon en suggérant que cette séparation a induit à l’échelle individuelle une configuration psychique fragmentée où se différencient, et souvent s’opposent, des parts de nous distinctes, l’une reposant sur la rationalité, l’autre sur la sensibilité. Cette fragmentation intérieure entraîne des désordres intérieurs, conscients ou non, et retentit sur nos désaccords avec le monde qui nous entoure et l’envie de contrôle. Il est là le bug humain : nous ne sommes pas toujours d’accord avec nous-même et nous préférons voir et exprimer ces conflits à l’extérieur de nous. Par sa peinture numérique de 2020 intitulée Défragmentation10, Shelley Aebi illustre aussi une fragmentation. L’on y voit la coexistence de plusieurs visages se superposer avec des couleurs vives contrastées, yeux et bouche fermés, comme s’ils représentaient des tonalités différentes d’une même personne tout en s’ignorant grandement. Ces multiples visages sont connus en psychologie sous le nom de sous-personnalités ou « états du moi » (« ego state » en anglais ; Watkins, 2011). Nous les nommerons ici facette. Ainsi en nous-même peuvent se cacher, sur un même sujet, des avis, des attitudes, des positions, des comportements divergents. Cette fragmentation en facettes peut conditionner notre co-énonciation avec l’altérité. Elle a des conséquences sur la qualité des signes que l’on émet via notre communication non-verbale qui peut dissonner à notre insu avec notre communication verbale. L’inconscient détermine une part majoritaire de nos comportements comme une mémoire ou un stock d’informations non perceptibles par notre conscient. Il agit en sous-main.
- Note de bas de page 11 :
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L’écologie scientifique est l’étude des échanges de matière, d’énergie et d’information entre les êtres vivants et leur environnement, qu’il soit biotique et abiotique.
Dans une réflexion sur la co-énonciation, l’on peut supposer que nos co-énonciations avec l’humain, mais aussi avec la nature dans son ensemble, peuvent être fragmentées et comporter des signes contradictoires sans même que l’on ne s’en aperçoive. Cette hypothèse éco-sémiotique s’inscrit également dans le cadre de l’écologie en tant que science, du moment que l’on adjoint la co-énonciation à sa définition11 par des échanges d’informations appelés signes (cf. figure 2). Des questions se posent alors : qui co-énonce quand je me mets dans une posture de co-énonciation ? est-ce tout moi ou une partie de moi et laquelle ? Y a-t-il des oppositions entre mes facettes qui m’échappent ? Ces oppositions ne peuvent-elles pas être cependant « actives » dans ce que je crée ? Se poser et répondre à ces questions relavant à la fois de l’écologie et de la sémiotique est déjà une étape importante pour saisir que la co-énonciation en soi n’est pas forcément synonyme de respect de la nature. Une partie de la co-énonciation nous échappe dans l’émission ou la réception de signaux et n’est pas indépendante de nos émotions comme le montrent des travaux sur la dimension émotionnelle dans les relations humain-animaux. Notre interaction avec l’animal passe parfois par la voix et nos émotions peuvent s’y glisser par l’intermédiaire de modulation phonique appelées prosodies (Filippi, 2016). La dimension émotionnelle peut aussi être relayée par des signaux chimiques transférant l’information de manière silencieuse et invisible, via la sueur tout particulièrement avec des animaux domestiqués à l’odorat très développé comme les chiens et les chevaux (Semin et al., 2019). Cette communication est aussi involontaire, en dehors de toute intention, et reste en dessous du seuil de notre conscience. Semin et al. (2019) indiquent que les chiens manifestent les émotions correspondantes à celles que vit l’humain et que chez les chevaux, le système nerveux autonome est touché par les émotions humaines. Le comportement de ces animaux est donc modifié par des signaux issus de l’humain qui en retour reçoit des signes de la part du comportement de l’animal. Ce type de communication peut être considéré comme une composante non consciente dans la co-énonciation. Ainsi, si l’humain est dépressif, colérique ou au contraire joyeux et serein, la qualité de la co-énonciation sera différente. Nous pouvons transporter/stocker beaucoup d’émotions désagréables sans en avoir conscience mais qui, cependant, peuvent constituer comme la trame de fond de notre co-énonciation. D’où l’importance de contacter et « nettoyer » les émotions accumulées, non exprimées mais actives dans nos signaux vers autrui et qui sont généralement associées à l’une de nos facettes. Ainsi la crise écologique recèle une crise co-énonciative sous-jacente, une crise à peine perceptible liée à la qualité de la communication entre l’humain et les composantes de la nature.
2. Pour des collaborations d’écologie transformative entre artistes et scientifiques
2.1. Défragmentation, écologie introspective et co-énonciation intérieure
2.1.1. Démarche
Pour une co-création en phase avec la nature, laquelle ne vit que dans le présent sans lourdeur du passé ni projections dans le futur, il paraît important de tendre vers une co-énonciation, elle-même ancrée dans le présent. Il est bien connu que nos comportements humains sont régis en grande partie par un mental répétitif et un inconscient relié au passé. Ainsi pour comprendre les failles de nos comportements sur terre menant aux problèmes environnementaux, il est important de ne plus s’échapper à soi-même. Nous pouvons alors passer d’une co-énonciation en mode « par défaut », conditionnée, à une co-énonciation « libérée », plus spontanée. Cela demande de faire venir à la conscience notre inconscient et/ou de pouvoir se situer dans une zone hors de la portée de notre inconscient. De là, nous proposons pour ceux qui le souhaitent une démarche individuelle d’introspection permettant une auto-observation et auto-analyse sur notre relation au monde. Cette démarche individuelle ne doit pas être confondue ni avec de l’égoïsme ni avec du nombrilisme. Elle a pour vertu, si elle est honnêtement menée, de clarifier notre positionnement vis-à-vis des altérités humaines et non humaines et de faciliter une communication unifiée sans double ou triple jeu. Ainsi la co-énonciation peut s’installer avec l’entièreté de l’être et devenir en un sens une « co-énonciation écologique », c'est-à-dire vécue d’égal à égal avec la nature, en phase avec elle, tout en incarnant notre spécificité d’humain. Pour s’en approcher, il est nécessaire de défragmenter notre « disque dur », c'est-à-dire d’éliminer de notre inconscient et conscient les conflits majeurs du passé et les relations de type dominant/dominé. Il s’agit d’une démarche individuelle qui s’inscrit dans ce que Claire Damesin (2020) nomme l’écologie introspective où nous allons à la rencontre de ce qui se joue en nous.
Selon Barrau (2022), pour changer de cap dans notre façon de vivre sur Terre, « […] il faudrait que nos imaginaires prennent leur distance avec le mythe tenace du leader autoritaire et omniscient », et sans doute également du leader nourricier et sauveur. La proposition ici est de sans cesse retourner le regard en nous et de prendre conscience de nos fragmentations, sources de nos contradictions. N’est-il pas impossible que ce leader ou peut-être même ce tyran soit en nous ? Est-il possible, s’il nous colle à la peau, de prendre de la distance avec lui ? Quel rôle joue-t-il dans notre vie, nos décisions, nos choix ? Dans un contexte art-science, il sera plus aisé comme évoqué au chapitre précédent de nous considérer pour la modélisation de notre fonctionnement comme composé de deux entités “psychiques” nommée ici facette scientifique et facette artistique. Ces facettes peuvent s’opposer, être en relation de dominant/dominé. Nous proposons une façon de procéder pour changer ce type de relation : l’apaiser et la transformer en une relation équilibrée où chaque facette peut s’exprimer et être écoutée dans une relation de considération pour reprendre le terme de Pelluchon (2021). Ce processus que nous nommerons défragmentation a pour but d’aboutir à deux entités qui sont unies dans la direction choisie. Il n’y a plus d’espace d’opposition qui les sépare. Ainsi, les caractéristiques de l’une (rigueur, raisonnement, logique…) et de l’autre (imagination, créativité, spontanéité…) se complètent et collaborent plutôt que ne se confrontent ou s’ignorent. Dans cette démarche, les collaborations art-science sont vues comme des agents de réconciliation et d’apaisement et ce, d’autant plus qu’un regard conscient est posé sur la relation intérieure entre nos facettes. Dans le cadre de la co-énonciation, l’on pourrait dire qu’il s’agit là de co-énoncer en soi-même en étant attentif aux signes que s’envoient nos facettes à travers notre corps, nos états d’âme, nos contradictions, nos dialogues intérieurs. Le cadeau issu d’une co-énonciation intérieure (ou intra-personnelle) apaisée est une navigation aisée et sereine entre nos facettes scientifique et artistique.
2.1.2. Concrètement
- Note de bas de page 12 :
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Signalons que cette démarche de co-énonciation intérieure peut se pratiquer chez toute personne même si ses activités professionnelles ne sont ni d’être l’artiste ou scientifique car chacun d’entre nous est composé de ces facettes.
D’un point de vue pratique, les projets art-science offrent une belle opportunité pour engager une co-énonciation intérieure conscientisée, soit un dialogue entre nos facettes scientifique et artistique (cf. figure 3). Toutefois, n’importe quelle interaction artiste-scientifique ne pourra pas être efficace en ce sens. Il y a parfois besoin d’une certaine confrontation dans laquelle nos facettes sont poussées dans leurs retranchements et où l’on peut surprendre leur attitude. Les partenariats se font généralement naturellement dans une configuration favorable pour faire ressortir « les zones à travailler »12. La pratique consciente de co-énonciation intérieure passe par une série de questionnements dont les thèmes principaux sont récapitulés dans la figure 4 et que je ne détaillerai pas ici. Voici ci-après, deux exemples de questions très générales initiales qui favorisent le début du cheminement. Dans quelle posture ; artiste ou scientifique ; me sens-je le mieux et pourquoi ? Où ma difficulté se situe-t-elle quand les deux interagissent ? Soulignons qu’il est essentiel de repérer les signes de domination entre nos facettes dans un sens ou l’autre. Tous les autres items signalés (conflit intérieur, passé non digéré et croyance) en découlent ou l’induisent. Le dialogue entre facettes peut être mental, verbal mais également non verbal et passer par le corps. Au sein d’une collaboration art-science, il peut être très utile, lors des échanges, que le scientifique fasse jouer sa facette artistique et vice versa. Un exemple est donné par Claire Damesin (2020) lorsque l’auteure explique comment ses interactions avec des artistes lui ont permis de voir à quel point sa facette artistique était restée dans l’ombre, étouffée par le jugement porté par sa facette scientifique. Le simple fait d’observer ces relations intérieures peut déjà être une étape transformative car une partie des tensions entre facettes va se dissoudre de par le simple fait d’être vue. Créer ou être spectateur des arts numériques sera de l’ordre du transformatif selon notre positionnement, notre auto-observation et notre envie de changer. Comme vu auparavant, la puissance des arts numériques à combler nos sens, à nous « épater » peut évacuer cet acte créatif envers nous-même au profit d’un loisir récréatif. Selon nos objectifs notre attitude différera et c’est au choix de chacun pour chaque situation. En tous les cas, ce sera notre posture qui déterminera le rôle et l’impact des arts numériques dans notre relation à la nature.
Figure 3 : Étapes pour mener des projets art-science, dans un cadre d’écologie transformative à l’échelle individuelle. Les 3 étapes peuvent se chevaucher. L’étape 1 doit être vécue en conscience de ce qui se joue à travers le dialogue des facettes scientifiques et artistiques, entre les protagonistes ainsi qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux.
Figure 4 : Proposition de grille de lecture en écologie humaine introspective pour repérer les biais souvent inconscients qui peuvent brouiller notre co-énonciation avec la nature et en limiter la clarté et l’univocité.
2.1.3. Par rapport à la psychothérapie
La démarche de co-énonciation intérieure décrite ci-dessus, peut ressembler à une démarche psycho thérapeutique. En tous les cas, elle n’est pas faite pour guérir ou soigner une maladie mais pour solutionner un mal être, une sensation de désaccord ou débusquer un conflit intérieur relatif à notre comportement vis-à-vis de la nature et permettre de retrouver une cohérence interne. Néanmoins sous certains aspects, la démarche s’inspire du cadre conceptuel et de la pratique de certaines psychothérapies. La défragmentation proposée rejoint l’idée de base de la thérapie des états du moi (ego-state therapy) qui permet de résoudre efficacement et en peu de temps des conflits entre différents états du moi qui sont regroupés en un seul individu (Helen et al., 1993). La démarche proposée n’est pas sans rappeler les fondements de l’analyse transactionnelle qui postule justement des « états du moi » à travers le triptyque « parent/adulte/enfant » (Vos et van Rijn, 2021) et étudie des interactions intrapsychiques à travers les échanges relationnels entre personnes. La démarche proposée ici est plus « légère ». Nous la posons comme un « jeu sérieux ». Elle est toutefois ancrée dans la vie, dans la conscientisation par soi-même de ce qui se joue avec l’artiste ou le scientifique et/ou entre nos parts scientifique et artistique. Nous allons toucher ce que l’on est capable de conscientiser par un regard attentif réflexif. Cette approche est un chemin possible qui ne tentera pas tout le monde ; il faut avoir envie, et souvent le courage, de plonger en soi.
2.2. Ouverture à la diversité des intelligences pour une co-énonciation non soumise au mental
- Note de bas de page 13 :
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Signalons que la défragmentation proposée dans le chapitre précédent est un processus qui participe à progresser vers ces qualités en apaisant les tensions internes et par répercussion, celles externes.
- Note de bas de page 14 :
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À ce sujet, voir par exemple le projet « Becoming sensor » de l’anthropologue Natasha Meyers et de l’artiste Ayelen Liberona, (https://becomingsensor.com/)
- Note de bas de page 15 :
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« Curieusement, vivre dans une ère scientifique, signifie se rendre de plus en plus compte qu’on est emballé dans son expérience comme sous un film plastique. […]. Les poétes romantiques qui vivaient à l’époque de Hume et de Kant, l’ont vite compris. Ils ont constaté que, lorsqu’on approche vraiment tout près des choses, elles commencent « à se dissoudre ». Autre façon de dire, qu’une fois abandonné le cadre de référence normalisé, l’étrangeté des choses, le fait de ne pas pouvoir directement y accéder, devient évidence », Morton, 2021.
Nous allons préciser dans ce chapitre quelles qualités d’être, selon nous, du co-énonciateur humain, favorisent l’harmonie avec l’environnement et la dissolution des problèmes dits environnementaux13. Par-là-même, nous préciserons comment aller vers une co-énonciation « écologique », qui prend soin de tout être vivant, en examinant ce qui détermine la qualité des signes que l’on émet et peut recevoir. La première étape vers cette co-énonciation « écologique » est sans doute de prendre le temps d’être disponible à la nature hors des contraintes socio-professionnelles qui peuvent, que ce soit pour le scientifique ou l’artiste, le maintenir dans une frénésie de faire et produire (cf. chapitre 2.2). Nous devons rendre notre relation au temps plus paisible, décélérer (Rosa, 2014). Pour s’inspirer, laissons-nous nous imprégner de cette phrase d’Orscar Wilde « J'ai travaillé toute la matinée à la lecture des épreuves d'un de mes poèmes et j'ai enlevé une virgule. Cet après-midi, je l'ai remise » (Oscar Wilde). La deuxième étape importante est de conscientiser l’intention qui est posée pour ces échanges et de vérifier qu’elle répond le plus possible à une relation d’égal à égal avec la nature c’est-à-dire sans positionnement dominant/dominé. Cela s’accompagne d’un lâcher prise sur le contrôle des échanges ce qui permet d’être attentif pour capter tous les signes. Il est alors important de s’extraire du mental « qui veut absolument » et domine souvent l’émission des signes ou du langage pour revenir aux ressentis, sensations et perceptions corporelles. Être à l’écoute de son corps et conscientiser ses propriétés de biocapteur14 qui le rendent aptes à « capter des dimensions inédites du réel » (Quidu, 2014). Démarche que nous nommerons d’écologie perceptive. Comme le souligne Duclos (2002) à l’échelle sociétale, il est important de revenir à la pluralité des corps pour éviter la dérive des collectifs vers un « idéal monde » régi par la pensée unique. Ainsi, chacun peut à sa façon réhabiter son corps et co-énoncer avec sa tonalité ce qui est une composante de la biodiversité dont on parle peu. Habiter la Terre proclamé par Latour (2021) c’est aussi habiter son corps. Des pratiques tels que le yoga, le Gi gong, la méditation, la respiration consciente (Larocque, 2022) ou les techniques de conscience du corps (Hamard et Hilpron, 2018) peuvent aider à ce retour au corps. Notre état de conscience change si l’on échappe au mental. On peut alors accéder à l’intelligence perceptive, celle qui perçoit, bien différente de celle qui sait (Sombrun, 2021). Nul besoin à ce niveau de numérique ou d’IA, juste d’être soi. Revenir, contacter, déployer nos différentes intelligences plutôt que de s’en remettre « directement » aux intelligences dites artificielles. Par là même, contacter et renouer avec « l’étrangeté des choses » (Morton, 202115) apparaît une étape indispensable. Se laisser toucher par le beau comme le préconise Le Van Quyen (2022) qui nous apprend que, lors du sentiment esthétique, l’activation de certaines zones neurales connecte notre intérieur avec l’extérieur, dans une sensation d’harmonie. Garder le contact avec l’expérience de la beauté permet de vivre une joie à la fois simple et puissante.
Un autre pilier de la co-énonciation écologique est de s’ouvrir au vécu des autres notamment celui des autres humains d’autres cultures. Leurs attitudes, leurs façons d’être en relation avec la nature peut nous ouvrir des portes pour accéder davantage à l’intelligence perceptive. Dans cette optique, l’anthropologue Philippe Descola (2011) efface l’opposition entre les concepts de culture et nature et met en place une écologie des relations entre humains et non-humains. Ce positionnement permet l’une des avancées structurantes majeures de reliance entre l’écologie scientifique et l’anthropologie. Élargir notre culture à celles des autres peut enrichir notre dimension co-énonciative qui, sans que nous nous en rendions compte, s’est restreinte dans le monde occidental. Découvrir l’écologie des autres notamment des peuples premiers où des échanges entre humains et plantes ou animaux peuvent se faire via les esprits (Descola, 2011), via des états modifiés de conscience (Sombrun, 2021). Comme le souligne l’anthropologue Brunois-Pasina (2018) sur son étude de la plante Guarana, c’est tout un pan relationnel qu’ont les peuples premiers avec la nature qui n’est pas considéré par l’Occident et qui révèle notre dédain de notre monde perceptif. Certains artistes peuvent amener les scientifiques à contacter le leur de manière lors de leurs recherches scientifiques.
La suggestion de « devenir animal » (Deleuze et Guettari, 1980), concept élargi et enrichi au « devenir plante » par Houle (2011) était déjà une proposition philosophique prémisse à une posture différente du positionnement habituel mental, pouvant faire émerger à la fois l’unité et l’originalité dans la relation avec l’altérité (Houle et Bonneval, 2023). Il s’agit de retrouver nos parts animales et végétales, d’activer leurs spécificités vitales d’exprimer leurs signaux de communication. De là peut naitre une nouvelle façon de penser (Houle, 2015). Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa a développé le concept de résonance (Rosa, 2021) qu’il applique aux relations inter-humaines tout en signalant qu’« il y a un besoin d’entrer en résonance avec le monde dans son ensemble » (Rosa, 2022). Ce concept permet de décrire ce que peut être une co-énonciation libérée d’un intellect trop directif. Dans ce type de relation au monde,
« Nous nous laissons atteindre par un fragment du monde qui nous parle. » nous y faisons aussi l’expérience d’un accès aux choses ou d’une action sur elle, et par là même de notre propre efficacité. Nous ne sommes pas uniquement touchés ou émus, mais nous pouvons aussi agir sur le monde auquel nous avons accès et y laisser une trace » (Rosa, 2022).
- Note de bas de page 16 :
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« Une relation de résonance est une relation responsive dans la mesure où le sujet perçoit une réponse du monde, où il fait l’expérience d’un monde qui a sa voix propre, qui lui « parle » et à laquelle il peut réagir en retour », Rosa, 2022.
Cette relation au monde est une « relation responsive »16 et c’est une « relation dialogique » où il ne s’agit ni d’écho ni d’effet miroir avec ce qui nous entoure mais « de produire le différent, vécu comme tel » (Rosa, 2022). La résonance dispositionnelle « va vers le monde de façon ouverte et confiante » et accepte « la vulnérabilité qui va nécessairement de pair avec cette disposition ». Le rapport au monde devient alors heureux. Comme l’affirme Rosa à propos de la résonance,
« C’est une expérience fondamentale. Je pense que celui qui ne l’a jamais faite et ne peut le faire de façon répétée ne sera jamais heureux. On le voit chez les personnes qui ont tout, mais qui ne peuvent pas réellement faire l’expérience de leur propre efficacité, ou seulement de façon instrumentale » (2022 : 90)
Associer ce type de disposition avec la démarche scientifique sans toutefois confondre les deux peut conduire à de nouvelles pistes de recherche ainsi qu’à plus de sagesse et de justesse d’application dans le sens où l’on capte l’essence de la nature. Notre interaction se situe avec elle au-delà des limites de nos connaissances et conditionnements. Nul doute également qu’associer l’état de résonance à la démarche artistique ouvre à des gestes de création pure car nourris par un vécu original de l’instant. Cette expérience n’a besoin d’aucun accessoire numérique ou autre pour être vécue. Elle peut cependant très bien engendrer des œuvres ou des recherches utilisant le numérique. Ce dernier sera alors au service de la nature car, porté de manière première, par une connexion entière à la nature et non par l’idée de réussir une recherche ou une œuvre dans un besoin égotique par exemple de reconnaissance.
2.3. Vers une éthique joyeuse, allant de soi
- Note de bas de page 17 :
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Voir https://sfecologie.org/regard/r59-sarrazin-lecomte-anthropocentrisme/
- Note de bas de page 18 :
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« La contribution principale des éthiques du care à l’éthique environnementale consiste à inviter cette dernière à accorder plus d’importance à la description des actions développées par les hommes dans la nature. La description des pratiques environnementales, les récits d’expérience dans la nature, abondants dans la littérature américaine, peuvent prendre la forme d’une réflexion morale sur l’environnement : c’est sans doute le message important que peut recevoir l’éthique environnementale de la part des étiques du care », Beau, 2017.
Un point important de la démarche proposée est qu’elle mène à une nouvelle éthique. Aldo Leopold, célèbre écologiste forestier américain, était visionnaire quand il affirme dans « Alamanach d’un comté des sables » paru la première fois en 1949, à propos de sa proposition d’étendre l’éthique humaine à celle de la Terre (Land ethic), qu’elle « est en réalité un processus d’évolution écologique » (2000). Dans cette lignée, dans les années 1970, John Baird Callicott a fondé théoriquement une éthique environnementale en tenant compte des connaissances scientifiques sur la multiplicité des relations dans la nature. Il développa l’approche d’Aldo Leopold par l’écocentrisme, qui s’est ensuite déployé en donnant divers courants. Plus récemment, ont émergé l’éthique de la nature ordinaire (Beau, 2017) et l’éthique évo-centrée17. L’éthique du care (entre humains) contribue également à la réflexion environnementale et permet de « recentrer la réflexion morale sur les relations entre les agents […] plutôt que sur l’action morale » (Beau, 2017). En cela, cette rencontre entre éthique du care et éthique environnementale permet de faire émerger une « éthique relationnelle » avec tout ce qui nous entoure humain ou non-humain et permet d’accorder davantage d’importance à l’ensemble des agissements de l’humain dans la nature18. Elle peut ainsi s’atteler à notre incapacité actuelle à prendre soin de la Terre.
- Note de bas de page 19 :
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Nietzsche cité dans Berthelier, 2023.
L’éthique allant de soi dont on a l’intuition dans la démarche proposée peut être vue comme un prolongement de cette rencontre entre les éthiques qui permet d’accorder de l’importance à ce qui est vécu (et non pas que pensé) en interaction avec la nature. C’est aussi un changement de paradigme puisque cette éthique allant de soi est individuelle, spontanée, sans argumentation préalable et qu’elle s’exprime dans le vécu même dont elle émerge. Elle est ainsi directement opérative, hors de toute morale édictée. Elle est intuitive et organique et ne peut émerger que dans la « pédagogie du cœur »19 et non pas dans le mental analytique, ce qui requiert un lâcher prise certain de notre facette scientifique. La facette artistique, quant à elle, échappe alors à l’émotionnel « négatif » (peur, colère, voire haine) associé à sa sensibilité. Ce n’est ni la facette sensible ni la facette scientifique qui commande les opérations. L’opération naît de la fusion des deux en la Vie. Il n’est plus question de porter un regard surplombant sur les autres règnes. L’expérience peut être adossée à la joie des sens et par la suite, être agrémentée de connaissances scientifiques et de choix technologiques pour la création dans la matière. Les projets art-science seront porteurs d’une création « spontanément » éthique si les scientifiques et/ou artistes participants peuvent avoir ce positionnement dans l’expérience et la création. De là, l’art et la science seront des moyens d’expression au monde issus d’une co-énonciation véritablement écologique. Dès lors, le mot écologique n’a d’ailleurs plus tellement d’intérêt car l’on devient écologique par nature, en incarnant une nature complexe mais décomplexifiée de nos lourdeurs non digérées et des conditionnements du passé. Comme le dit Morton (2021) à la fin de son livre, « Écologiste, vous l’êtes déjà ».
- Note de bas de page 20 :
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« Si vous voulez conduire un homme sur le vrai chemin de la culture, gardez-vous bien de briser le rapport naïf, confiant et pour ainsi dire personnel et immédiat qu’il a avec la nature : il faut que la forêt et le rocher, l’orage, le vautour, la fleur solitaire, le papillon, la prairie, la pente de la montagne lui parlent chacun dans sa langue. […] Mais à combien de jeunes gens peut-on permettre de croître si près de la nature et dans une relation presque personnelle à elle ! Les autres doivent apprendre très tôt une autre vérité comment on se soumet à la nature. […]. Ce qui est perdu par [là], […], c’est la seule compréhension vraie et instinctive de la nature, à laquelle s’est substituée maintenant un habile calcul qui vainc la nature par la ruse », Ibid.
L’état d’être permettant l’émergence de l’éthique « allant de soi » rejoint l’idée du « devenir surhumain » de Nietzsche où il est question de trouver sa puissance. Il ne s’agit en aucun cas d’un surhumain dominateur ou ayant des pouvoirs acquis via l’intelligence artificielle. Œuvrer avec les autres, chacun avec son plein potentiel n’est pas la même chose que de contrôler l’autre dans des relations dominant/dominé. L’IA, ChatGPT relèvent eux de la puissance du numérique. L’humain peut alors se sentir dépassé, et même annihilé par cette dernière d’autant plus qu’il pense que sa place sur terre est uniquement déterminée par sa forme d’intelligence intellectuelle actuelle. Trouver sa puissance sans domination quelle qu’elle soit, permet d’éviter de la reléguer au tout numérique qui, par la science, la technologie, les machines, nous apprend à contrôler les autres et la nature par le calcul20.
Cette puissance peut être trouvée dans le cœur de l’humain si tant que celui-ci ait été débarrassé des scories et blessures du passé. La démarche de défragmentation où les facettes se réconcilient, est l’une des voies vers un cœur ouvert, en paix. Comme le met en exergue Attali (2023), nous avons actuellement à faire un choix radical pour passer « de la forme sans cœur » au « cœur sans forme » et ainsi éviter un futur dictatorial. Depuis le cœur, nous pouvons aimer la nature, y compris l’humain, y compris soi-même. C’est cela, l’écologie appliquée dans toute sa beauté. Comme l’exprime Berthelier (2023), « Alors l’écologie peut redevenir un « gai savoir » et l’humain en tant que « surhumain » (c’est à dire humain ayant retrouvé sa puissance) peut déterminer « le sens de la Terre » et retrouver le « génie du cœur ». Le corps est un élément clé en étant vécu à la fois comme constitué d’éléments terrestres et comme réceptacle du flux vital issu du cœur physique et du cœur symbolique. Ainsi, « Par l’éternel retour, le corps accueille enfin la terre comme sa demeure – terre sensible au cœur et non à la raison. Voilà l’enjeu, voilà le but : que la terre soit pour le corps de l’homme l’amour de sa vie, dans tous les sens de cette expression » (Berthelier, 2023). Dans cette trajectoire, l’humain émet et reçoit des signaux de plus en plus à partir de son cœur. La joie s’installe sans cause. La co-énonciation devient harmonie. L’art et science peuvent être pur émerveillement dans une inutilité salvatrice. L’écologie devient l’appréciation de la Vie.
Conclusion
En caractérisant la crise écologique de crise relationnelle de l’humain avec la nature, nous avons pu faire le pont entre l’écologie scientifique et la sémiotique, c'est-à-dire la science du déploiement communicatif et du sens des signes échangés. Le cadre de l’éco-sémiotique nous a permis d’englober des échanges entre humains et tout être vivant y compris non-humain et de considérer le concept de co-énonciation dans les sciences écologiques. À travers une analyse d’écologie humaine, nous avons mis en évidence que la crise écologique est reliée à une co-énonciation « dysfonctionnelle », brouillée par des messages relevant souvent de notre inconscient. La qualité de nos échanges avec l’altérité est en quelque sorte décalée par rapport à ce que l’on croit. En ce sens, la crise écologique peut être vue comme une crise co-énonciative. L’hypothèse examinée ici est que cette co-énonciation « biaisée » à l’égard de l’environnement repose sur une fragmentation de notre personnalité en facettes discordantes, notamment les facettes scientifique et artistique. Nous avons élargi le concept de co-énonciation en proposant la notion de co-énonciation intra-personnelle. Ainsi dans un premier temps, nous avons pu théoriser, à l’interface écologie-sémiotique-art, les écueils internes à l’humain qui l’empêchent de prendre soin de l’environnement et nous avons ensuite dessiné le contour de solutions permettant de les lever. Afin d’établir une co-énonciation écologique, la proposition est une démarche personnelle d’écologie introspective visant une défragmentation et un apaisement entre facettes afin de modifier la qualité des relations et des signes échangés. L’écologie scientifique est couplée à la psychologie, ainsi qu’à une écologie du sensible pour mener à une écologie transformative. Co-énoncer avec soi-même, pour mieux co-énoncer avec la nature. Le creuset des relations artistes-scientifiques est particulièrement adéquat pour faciliter cette démarche qui refait dialoguer rationnel et sensible et instaure une connexion au corps.
Jusqu’à présent, malgré les nettes avancées scientifiques, les belles œuvres produites et les démarches parfois revendicatrices sous-jacentes, l’écologie scientifique, l’art, et le couplage art-science n’ont pas pu enrayer, si ce n’est dans des espaces-temps limités, la crise écologique. À l’échelle individuelle, pratiquer ces disciplines ne prémunit pas contre une absence de respect, une co-énonciation fragmentée ou une déconnexion vis-à-vis de la nature y compris de sa propre nature humaine. Le scientifique peut avoir une compréhension poussée de la nature tout en ignorant la sienne. De même, l’artiste peut avoir une grande sensibilité vis-à-vis de l’altérité non humaine tout en étant insensible aux messages de son propre corps et de ses besoins. Nous avons pu souligner que le numérique et sa montée en flèche viennent exacerber notre tendance à fuir la réalité, à nous couper émotionnellement de l’expérience de la nature et à stagner dans un mental étourdissant. Le divertissement et la surexcitation sensorielle viennent compenser le mal être généré par notre triste situation collective actuelle. La surabondance d’informations nous donne l’illusion de mieux saisir le réel, d’être plus puissant en création. Cependant, nous ne résolvons aucun problème. Le numérique, en art comme en science, peut nous éloigner des solutions en nous éloignant de nous-même. Les arts numériques ou la science big data et/ou haute technologique ne sont pas mauvais en eux-mêmes, ils sont « juste » un piège très efficace par leur pouvoir d’attraction hypnotique. La démarche d’écologie introspective proposée permet d’éviter l’effet miroir aux alouettes. La co-énonciation écologique qui nous relie à la nature à la fois intérieure et extérieure, permet d’accéder à une qualité de présence nécessaire pour l’« écouter » et aboutir à des gestes créatifs relevant spontanément du prendre soin. La tonalité des interactions avec ce qui nous entoure et les valeurs mises à l’œuvre pour créer le futur sont modifiées. Le numérique, même ultra performant, pourra alors être utilisé au service de cette dynamique et sa puissance ne deviendra pas toute puissance.
D’un côté, notre article est théorique car il réunit des disciplines en s’appuyant sur des concepts et des structurations mentales qu’il élargit pour faire apparaitre des lieux de fusion interdisciplinaires et un tissage intellectuel plus continu du réel. D’un autre côté, il est également appliqué car il donne des éléments tout à fait concrets de mise en œuvre de repérage et désamorçage des tensions internes que chacun peut receler sans forcément les avoir repérées. C’est ainsi que l’écologie à l’échelle de l’individu humain est tout en même temps, une recherche fondamentale par l’étude du fonctionnement humain et une recherche appliquée par les prises de conscience induites de facto par la compréhension fonctionnelle de soi-même. Cette effectivité en soi-même permet notre cheminement vers une cohérence de pensée et d’action pour le respect de la nature, y compris de la nature humaine. Ainsi l’invitation est de pratiquer, si tant est que ce chemin vous parle. Tout un chacun peut l’emprunter sans être ni artiste, ni scientifique de métier ou de loisir. Chacun d’entre nous a ce duo de facettes avec leurs caractéristiques qui ne demandent qu’à dialoguer. L’invitation, au-delà des constructions disciplinaires académiques, est davantage de laisser place à l’expérimentation personnelle pour ne pas se perdre dans les limbes d’un intellect séduit par les circonvolutions sans fin du cerveau pensant. C’est ainsi que le numérique, qui n’aura plus à combler un manque de connaissance de nous-même, sera positionné à l’extérieur comme un outil d’art et de service, sans prise de contrôle sur nos vies et relations avec l’altérité humaine ou non humaine.
L’attitude introspective proposée, toujours en dynamique, permet à chacun de contribuer à la progression vers le symbiocène (Albrecht, 2019) qui résonne bien différemment du thanatocène évoqué en introduction. C’est faire le choix de la vie et non de la mort, dans nos expressions artistiques et/ou scientifiques. Alors, la défragmentation devient un mode d’évolution naturelle et la co-énonciation, une beauté évolutive qui se vit. Individuellement, les étapes proposées d’extraction des relations dominant/dominé mènent à une harmonie entre intérieur et extérieur, à l’émergence d’une joie sans cause, à un état d’émerveillement dans la simplicité de la complexité ainsi qu’à une éthique joyeuse allant de soi. Le véritable prendre soin écologique peut s’installer grâce à des racines naissant dans le cœur. Ne pas se méprendre ; nous sommes bien loin d’une injonction à la joie ou au bonheur. Et la joie n’est pas une surexcitation issue d’un ego récompensé, mais l’émergence d’un état incarné savoureux dont le terreau est la paix installée. Certes, ces affirmations ne se prêtent guère à une démonstration logique et ne peuvent rassasier un mental friand de preuves. Elles ouvrent plutôt, pour ceux qui le souhaitent, à de nouvelles expériences car la découverte est de l’ordre de l’expérientiel. Alors, ce n’est pas uniquement l’œuvre produite qui est belle ou l’article écrit qui est pertinent mais également le vécu. La vie devient réellement une œuvre d’art de chaque instant, que l’on soit dans un atelier, un laboratoire ou la nature, que l’on soit entre amis ou collègues. Grâce à un couplage pertinent entre sensibilité et rationalité, les partages avec ce qui nous entoure deviennent fluides et évolutifs que l’on soit artiste, scientifique ou tout autre. C’est ainsi que l’on met en route une constante évolution consciente, digne de l’humain de notre époque, vers la construction d’un monde apaisé et d’une vie respectueuse de l’environnement. Il s’agit là de la véritable et irréversible transition écologique que chacun peut mener.