L’art comme invitation à prendre soin du vivant et de la terre/Terre Art as an invitation to care for the living and the Earth
Si le numérique est désormais accesible au plus grand nombre et fait partie de la vie quotidienne, l’utilisation de l’Intelligence Artificielle s’est également déployée dans le monde de l’art et de la culture : naissance de laboratoires de recherche art/science, recours à l’imagerie virtuelle dans des expositions artistiques dites « immersives », mise en ligne de plateformes et logiciels de conception générative… À l’aune de ces nouvelles tendances, que devient concrètement la place de l’art ? Peut-on encore mettre à l’épreuve le processus créatif en tant que dynamique respiratoire, esthésique, vivante ? Ou sommes-nous désormais voués à contempler des créations chimériques, hors-sol ? Pour cet article, nous proposons de revenir sur le débat opposant la créativité et la technicité afin d’interroger les pratiques numériques actuelles qui entendent flirter avec le geste artistique. Nous verrons que dans l’abstraction, voire l’anesthésie du sens (significatif et sensoriel), émerge la nécessité de repenser la création artistique comme une invitation à prendre soin du vivant.
If digital technology is now accessible to the greatest number of people and is part of everyday life, the use of Artificial Intelligence has also spread to the world of art and culture: the birth of art/science research laboratories, the use of virtual imagery in so-called "immersive" art exhibitions, the online availability of generative design platforms and software... In the light of these new trends, what is the place of art in concrete terms? Can we still put the creative process to the test as a breathing, aesthetic, living dynamic? Or are we now doomed to contemplate chimerical, off-the-ground creations? For this article, we propose to return to the debate opposing creativity and technicality in order to question current digital practices that intend to flirt with the artistic gesture. We'll see that the abstraction, or even anesthesia, of sense and meaning, leads to the need to rethink artistic creation as an invitation to take care of the living.
1. Du débat entre créativité et technicité
Dans ses Salons de 1846 et 1859, Charles Baudelaire témoignait déjà de l’importance de la sensation procurée par une œuvre d’art. Une peinture, pour être définie comme un chef d’œuvre, n’était pas censée représenter parfaitement son sujet – dans un souci de mimesis – mais elle devait avant tout et surtout, révéler la faculté d’« imagination créatrice » (Baudelaire, 1959 : 371) de l’artiste. Cette dernière se dévoilait à travers les petits défauts, les interprétations et inspirations de l’artiste qui créait selon « [son] sentiment, [sa] passion et [sa] rêverie ». En cela, pour le poète et critique d’art, la course au progrès amorcée par les Temps Modernes, n’annonçait rien de fertile quant à la création artistique. Selon lui, « l’industrie faisant irruption dans l’art en devient la plus mortelle ennemie » (Baudelaire, 1859 : 364). En ce sens, la mécanique s’est alors opposée à la création artistique, créant également une dichotomie entre la raison et le sentiment. La répétabilité, la reproductivité assurées par les machines ont certes permis de reconfigurer le monde artistique à l’aune de la « nouveauté » ; mais ces deux critères ont tout aussi bien favorisé l’industrialisation de l’art.
Aujourd’hui, un siècle et demi plus tard, nous le savons, le recours aux machines numériques en art contemporain est d’autant plus grand qu’il est désormais accessible au plus grand nombre. Les explications d’une telle utilisation dans le domaine artistique en sont multiples et nous pouvons en citer rapidement ici quelques-unes : raisons esthétiques et pratiques, sublimation des prouesses technologiques, dénonciation de leurs effets pervers, volonté d’en transgresser les limites… Chaque artiste numérique, s’inscrivant ou s’approchant du mouvement du Net Art, entre autres, cherche à « s’inspirer des nouvelles technologies (intelligence artificielle, robotique, réalité augmentée, nano- et biotechnologies…) afin de créer de nouveaux dispositifs artistiques » (Besson, 2020).
Depuis une dizaine d’années, un nouveau phénomène d’expérimentation a ainsi émergé dans le monde de la recherche, développant des résidences et partenariats artistiques en laboratoire scientifique. Certains laboratoires vont jusqu’à être créés à des fins de collaborations entre artistes et scientifiques, comme le laboratoire SymbioticA à Perth en Australie. Si cela favorise la pluridisciplinarité et, sans doute, des pratiques scientifiques réflexives ; il est malgré tout légitime de s’interroger quant à la place accordée à l’accompagnement interprétatif propre aux « vivants sémiotiques » (Bachimont, 2022). C’est ce que Roberto Barbanti souligne notamment dans son article sur « La question de la limite et du vivant dans l’art contemporain » :
« La conclusion à laquelle on est conduit en quelque sorte est donc que le rapport entre art et technoscience est destiné à se renverser : la créativité insouciante de l’art devenant méthode et but de l’activité technoscientifique, dans un retournement du rapport entre représentant et représenté comme entre signifiant et signifié. » (Barbanti, 2016 : 81)
- Note de bas de page 1 :
-
Par « perméabilité », nous faisons référence aux travaux de Tim Ingold lorsqu’ « [il] suggère qu’en tant que liaison de vie et de croissance au sein d’un filet de relations, l’organisme n’est pas limité par la peau mais est perméable » (2013 : 265).
La maîtrise d’une telle discipline qu’est la technoscience, comme le rappelle Roberto Barbanti, implique de se confronter à des exigences méthodologiques dont le recours aux calculs, parfois exclusif, peut entraîner une perte de sens et de matérialité (Bachimont, 2022). Par conséquent, une telle entreprise sous-entend de rompre avec l’insouciance de la création artistique, laquelle réside dans l’interpénétration esthésique et perceptive. Ainsi, pour en revenir à la critique baudelairienne, il semble que l’avènement de la technocratie amène aujourd’hui les artistes à se repositionner quant à leurs propres processus créatifs : du procédé imaginatif, empreint de rêve et de symbolisation, découle maintenant la possibilité d’expérimenter la perméabilité du vivant1 au sein d’« environnements toujours plus uniformes et codés » (Villani, 2016).
2. Art et numérique : vers une rupture synesthésique dans les pratiques ?
Mais soulignons ici que l’utilisation du couple art/numérique dépasse désormais l’engagement des professionnels de la scène artistique : les applications ou plateformes d’intelligence artificielle telles que « YouCam Perfect » ou « DaVinciFace » permettent à tout un chacun de « transformer une photo » selon des critères bien spécifiques présentées comme des techniques artistiques mondialement réputées (cf. figure 1).
Figure 1 : Capture d’écran de la page d’accueil du site DaVinciFace. Il est ici mis en avant que c’est la seule I.A. actuelle pouvant créer un portrait dans le style de De Vinci à partir d’une photo.
source : https://www.davinciface.com/
- Note de bas de page 2 :
-
Nous insistons ici sur l’étymologie du terme « simulacre » : le latin classique simulacrum renvoie à l’apparence, à la représentation figurée de quelque chose.
Toutefois, il est cette fois inutile de s’y connaître en code ou jargon informatique. C’est ce que Catheline Périer-D'Ieteren dénonce au sujet de la technique développée par Google Art & Culture, la qualifiant de « banalisation ludique qui fait oublier l’apport novateur des œuvres et leur qualité d’exécution » (2023). Les consignes, claires et rapides, permettent d’anticiper la lassitude d’un utilisateur pressé de se « métamorphoser » et de partager son « œuvre » sur les réseaux sociaux. Un simple import de photo suivi d’un « clic » suffit pour télécharger son portrait revisité dans tel ou tel style. De ce fait, entre l’art et le simulacre2, la frontière est très vite franchie. Il ne va pas sans dire que l’usager, derrière son écran, peut avoir l’amusante impression de combiner, aussi facilement soit-il, une technique picturale et son image en tant que personnage historique ou issu d’un univers fantasy. Mais le résultat n’est qu’illusion puisqu’à travers l’écran, la création devient passive. Une telle activité participe en effet « à l’anesthésie, à la privation du sentir, en opposant catégoriquement le sensible à l’intelligible » (Pignier, 2020). Le portrait stylisé du selfie, soumis aux algorithmes, répond ainsi à une logique de négation du geste créatif pictural en tant que geste de respiration (Jullien, 2003). Effectivement, le sinologue François Jullien explique notamment que le peintre chinois, par exemple, « est en quête de cette organicité de l’organique » (2003 : 344). Le maniement du pinceau, la caresse de la toile et l’inspiration du paysage forment, grâce à l’exercice respiratoire qui accompagne la création, une « accointance avec le monde ».
Or, en se limitant au processus de modélisation et de programmation, ne s’agit-il pas de rompre avec l’innovation (innovatio) en tant que mouvement né de l’intérieur (Delahaie, 2023) ? En reléguant l’art à l’Intelligence Artificielle, cela ne consiste-il pas en une réduction, voire en une négation, des aptitudes perceptives et créatrices propres au vivant ?
Dans la même lignée, Quentin Arnoux met en garde contre la technophonie, une nouvelle couche acoustique récemment pointée du doigt par les chercheurs. Selon l’universitaire, les sonorités sont majoritairement « décorporalisées » (2021 : 93) depuis l’avènement de l’industrialisation. En outre, si la technophonie était autrefois considérée comme de la pollution sonore, elle est désormais encouragée par l'intelligence artificielle. C’est ce qu’explique l’universitaire :
« Les assistants personnels intelligents que sont les logiciels Google Home ou Siri donnent une voix à des entités non vivantes. À défaut d’entretenir un dialogue avec la nature, l’être humain partagera bientôt une conversation avec des objets inertes. Aucune espère animale n’a atteint ce niveau d’abstraction sonore. » (Arnoux, 2021 : 93)
- Note de bas de page 3 :
-
L’exemple de Dalí Lives est d’autant plus pertinent dans le sens qu’il met en avant un certain solutionnisme technologique pour rompre avec la dynamique tensive entre les schèmes perceptifs vit/mort. Au cours de nos recherches sur le sujet, nous avons relevé plusieurs occurrences, dans les titres ou les corps d’articles, s’apparentant à l’idée d’une « résurrection » du peintre grâce à une « toute-puissance » technologique. En voici quelques exemples : « Dalí : le peintre espagnol reprend vie grâce à l’intelligence artificielle », « The Master of Surrealism is back », « “résurrection” numérique du maître », « back to life », « He’s back », « Watch Salvador Dalí return to life through AI », etc.
Comment l’abstraction sonore se manifeste-elle dans le domaine artistique et culturel ? Nous pouvons prendre l’exemple du Salvador Dalí Museum à Saint Petersburg en Floride. En effet, depuis 2019, le musée expose le Dalí Lives, une vidéo de quarante-cinq minutes présentant la vie et l’œuvre du peintre. Il était question, pour la structure, de créer de l’interactivité avec le public. Pour cela, le musée qui possède depuis 2015 le programme Innovation Labs, s’est associé avec la société de communication de San Francisco Goodby Silverstein & Partners. Si l’on en croit les divers articles et vidéos diffusés pour promouvoir l’événement, il s’agit de « faire revivre »3 Salvador Dalí. Sur une base de milliers de photos, vidéos, l’agence a donc mis au point un algorithme d’I.A. afin de reconstituer les différents aspects et mimiques du visage du peintre. Un acteur, dont les caractéristiques physiques ressemblaient fortement à celles de Salvador Dalí, a été ensuite choisi pour le représenter « corporellement » ; la voix du peintre est quant à elle imitée par un professionnel.
- Note de bas de page 4 :
-
Nous traduisons : « Grâce à une intelligence artificielle (IA) de pointe, Dalí Lives permet aux visiteurs du musée d'en savoir plus sur la vie de Salvador Dalí par la personne qui le connaissait le mieux : l'artiste lui-même ». Voir le site internet du Salvador Dalí Museum (St Petersburg, Floride) : https://thedali.org/exhibit/dali-lives/
- Note de bas de page 5 :
-
Nous traduisons : « Je ne crois pas en ma mort. Et vous ? ».
Selon le texte de présentation de Dalí Lives sur le site internet du Musée : « Using cutting-edge artificial intelligence (AI), Dalí Lives provides Museum visitors an opportunity to learn more about Salvador Dalí’s life from the person who knew him best : the artist himself »4. Le Dalí Lives ne comporte pas moins de 190 512 combinaisons possibles : allant de l’anecdote (auto)biographique, à des commentaires sur la météo du jour, en passant par des analyses de ses œuvres. Les ingénieurs ont été jusqu’à envisager la possibilité pour les visiteurs de faire un selfie avec le peintre espagnol : la photo étant alors prise par Salvador Dalí lui-même. Dans la vidéo de présentation (cf. figure 2) publiée en ligne par le musée, le « peintre » déclare presque malicieusement « I do not believe in my death. Do you ? »5. N’est-ce pas là une façon de pousser l’amenuisement des frontières entre le vivant et l’artificiel à son paroxysme ? Nous pouvons d’ores et déjà postuler que l’expérience proposée par le Dalí Lives ne relève pas d’un phénomène interactionnel sensible. Il n’est pas à oublier que le peintre de la vidéo répond une fois de plus à un algorithme prédéfini : il est pro-grammé, c’est-à-dire qu’il est écrit à l’avance (Pignier, 2021).
Figure 2 : Capture d’écran de la vidéo de présentation de Dalí Lives
source : https://www.youtube.com/watch?v=mPtcU9VmIIE
Comme le rappelle Nicole Pignier, un système d’I.A. peut certes signifier mais il ne fait pas pour autant signe. Autrement dit, « Les systèmes d’“I.A.” permettent d’effectuer des calculs mais de façon a-sémiotique, sans compréhension ni interprétation des symboles mobilisés » (Pignier, 2020). La vidéo Dalí Lives invite donc à une interactivité mais dans une non-réciprocité interactionnelle. C’est ce que souligne Eleni Mitropoulou lorsqu’elle distingue l’interactivité interactive et l’interactivité non-interactive. Selon la sémioticienne, quand l’interface intervient comme lien technologique, « Il s’agirait de relations qui ne finalisent pas dans la réciprocité mais seulement dans la présence des traces réactives » (Mitropoulou, 2012). Or, « […] le vivant, la chair, le sens sont d’abord des interactions qui constituent ce qui fait interaction. Il n’y a pas un déjà là déjà constitué qu’il suffirait ensuite de manipuler » écrit Bruno Bachimont (2020).
Pour autant, s’affranchir complètement du technologique, du numérique, semble aujourd’hui difficile. Comme l’écrivent Julien Falgas et Pascal Robert,
« Les outils numériques ne nous permettent pas seulement de gérer diverses activités (banque, rendez-vous médicaux…), ils sont aussi et surtout devenus incontournables pour effectuer ces tâches. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous fondre dans les catégories que ces outils nous imposent. » (Falgas et Robert, 2023)
À l’aune du phénomène de dématérialisation qui pousse à la « gestionnarisation » quotidienne par les outils numériques ; ne pouvons-nous pas justement proposer une alternative sensible, en remettant la sensation au cœur de la création artistique ?
3. Renouer avec la sensation pour échapper à la disruption
En outre, à l’heure où il semble si facile de se (dé)connecter, de se soumettre à des algorithmes et programmations coupés de tout acte sensible et situé, ne serait-il pas possible d’envisager des pratiques artistiques contemporaines comme moyen de se réancrer ?
- Note de bas de page 6 :
-
Tim Ingold le rappelle : « À l’origine, ars et tekhnè signifiaient plus ou moins la même chose, c’est-à-dire le savoir-faire associé à une activité artisanale » (2021 : 208).
Pour cela, nous postulons que l’art, en tant que discipline du savoir-faire et du geste sensible6, permet de renouer avec ce que nous nommons, à la suite des travaux de Chris Younès et de Nicole Pignier, le soin du vivant. En effet, si l’on réenvisage la dimension du prendre soin en art nous nous rendons compte que non seulement les matériaux, les gestes, les situations d’énonciation et de création peuvent ainsi être reconsidérés selon leur portée à la fois esthésique et éthique mais qu’ils permettent également de créer des « formes de résistances et de reliances créatrices qui font monde » (Younès, 2016 : 53). Ainsi, plutôt que de créer virtuellement (en donnant le primat au sens visuel) ou, encore, au lieu de chercher à créer à (télé-)distance, le « prendre soin » propose de réancrer l’énonciateur dans son milieu tel que l’envisage la mésologie, à savoir comme une relation et non comme un objet (Berque, 2016 : 142).
Le fait de tenir compte du milieu, de l’ambiance d’un lieu de création anime l’œuvre artistique d’une raison trajective. Selon Augustin Berque, cette dernière s’inscrit « dans la pulsation existentielle qui, par la technique, déploie notre corps en monde sur la terre, et qui simultanément, par le symbole, reploie le monde en notre chair » (2016 : 244). L’interrelation sensible entre le rythme vital, la technique, la terre, le symbole et le corps nourrit l’attention éco-techno-symbolique propre à l’être humain. Ainsi,
« Adopter une attention éco-techno-symbolique, c’est refonder le lien fondamental entre l’expression de la terre/Terre qui se manifeste non seulement en amont, puisque c’est elle qui féconde nos perceptions ; mais que l’on retrouve aussi tout au long de l’activité paysanne, artistique, artisanale… C’est également reconnaître une réciprocité perceptive dans ce quelque chose qui nous lie au vivant. » (Delahaie, 2022 : 140)
- Note de bas de page 7 :
-
Gaston Bachelard [1957], La poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, Paris, Édition critique de 2020, p. 106.
Autrement dit, nous pouvons faire l’hypothèse que prendre soin, grâce à la conscience du temps, de l’espace, du corps, ou encore du plaisir éprouvé lors de l’acte créatif, nous ramènerait vers l’émerveillement premier de l’art, soit un réenchantement (Zhong Mengual 2021) vis-à-vis de nos pratiques. Il ne s’agirait donc plus de se satisfaire d’un résultat généré de façon automatique par un logiciel, reprenant les codes esthétiques et techniques de tel ou tel peintre ; mais il serait davantage question de s’émerveiller des petites imperfections, de la lenteur, des émotions propres à l’instant hic et nunc de création. Cela ne rejoint-il pas ce que Gaston Bachelard écrivait au sujet de la créativité au sein de l’action ménagère : « Quel émerveillement de redevenir vraiment l’auteur de l’acte machinal ! »7. De telles expériences sensorielles invitent alors à reprendre conscience de sa vitalité et à bifurquer dans la vie quotidienne par rapport à l’invasion numérique.
Nous pouvons prendre pour exemple les Récréâtrales à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Depuis 2002, et ce, tous les deux ans, la ville organise un festival majeur autour du théâtre contemporain en Afrique. Décrites comme un processus, les Récréâtrales s’inscrivent dans une volonté de fonder des liens entre l’art et la vie quotidienne. Pour les organisateurs, il n’est pas question de recevoir et d’« épater » (technologiquement parlant) le public avec l’avatar d’un artiste défunt comme nous l’avons vu pour le Dalí Lives. Bien au contraire, il s’agit de proposer des lieux, des temps de co-création et d’accueil pour faire concrètement de l’art afin de prendre soin ensemble du vivant et de la terre/Terre. Ainsi que le mentionne la présentation de l’événement,
- Note de bas de page 8 :
-
Voir le site des Récréâtrales : http://recreatrales.org/fr/a-propos-de-nous/
« Aujourd’hui, les Récréâtrales sont investies plus que jamais de la charge de produire du sens et du lien en ces temps de fractures et d’individualités et œuvrent à remettre l’Humanité au centre des discours et des spectacles qu’elles produisent et programment pour donner des pistes pour affronter les grands fléaux de notre époque. »8
Plusieurs axes et missions animent la dynamique écosémiotique des Récréâtrales : la création de lieux d’accueil à l’art destiné aux artistes mais aussi aux habitants, des ateliers pour les enfants, un laboratoire de recherche, de formation et de création, un programme de professionnalisation pour les jeunes burkinabè… Un « Théâtre Itinérant » a également vu le jour en 2019, offrant aux habitants les plus éloignés la possibilité d’assister aux spectacles et de s’immerger pour un temps dans l’univers créatif de l’écriture théâtrale.
Figure 3 : La rue animée du Festival des Récréâtrales
© Sophie Garcia ; source : http://recreatrales.org/fr/le-festival/
Lors des représentations théâtrales de ce festival, le faire-semblant et l’illusion ne sont pas remis au pouvoir des technologies. C’est aux comédiens et comédiennes de saisir pleinement leurs personnages avec toutes leur complexité existentielle et émotionnelle : le corps n’est plus un simple médium artistique, il redevient matière vivante. Sur la scène en terre battue, l’art doit être incarné, corporellement, pour redonner sens sur scène à l’espace phénoménologique. Comme le souligne Nicole Pignier, ce dernier « désigne un espace qualitatif auquel nous sommes reliés par les processus de perception qui engagent dans un même élan le corps, la chair et la pensée » (2020). Le son émis lors des pièces de théâtre provient des organes vocaux des artistes : résonne ainsi toute la vibration sonore et sensorielle que les intelligences artificielles tendent à abstraire.
- Note de bas de page 9 :
-
Nous employons le verbe « imaginer » au sens donné par Emanuele Coccia dans La vie des plantes : « Imaginer ne signifie pas poser une image inerte et immatérielle devant ses yeux, mais contempler la forme qui permet de transformer le monde et une portion de sa matière en une vie singulière », p. 29.
- Note de bas de page 10 :
-
Voir l’interview en ligne sur Noo Cultures : https://www.noocultures.info/kaya-lart-peut-encore-nous-sauver/
- Note de bas de page 11 :
-
Les esthésies renvoient aux sensibilités collectives et les esthèsis aux sensibilités individuelles. Elles sont convoquées et s’interrelient en chacun d’entre nous (Pignier, 2017 : 169).
- Note de bas de page 12 :
-
C’est-à-dire la préhension par les sens sensoriels et significatifs.
Chaque réplique, chaque geste, devient l’occasion de créer un moment de rencontre, de partage, d’interaction avec le public présent. Ces instants sont essentiels en ce qu’ils nourrissent des espoirs, des échappatoires aux violences terroristes quotidiennes subies par les habitants depuis plusieurs années. Pendant les processus de création, les artistes et habitants burkinabè sont invités à imaginer9 ensemble afin de ne plus séparer l’art du quotidien mais de se réengager dans des expériences de contact, de proximité. C’est ce que mentionne le peintre Blaise Patrix au sujet d’un atelier de peinture murale réalisé en 2022 au marché de Saamb Yaar : « L’engouement observé autour de cet atelier était extraordinaire. Les personnes avaient tant à dire. C’est une co-création spontanée où chacun se laissait aller pour s’exprimer et inviter à l’harmonie sociale »10. Les participants, des réfugiés du terrorisme, pouvaient peindre selon leurs propres esthésies et esthèsis11 tout en se laissant imprégner de l’ambiance du lieu, du moment. Lors d’une telle expérience, la sensation est ainsi mise au cœur de l’acte créatif puisqu’elle implique de dépasser le simple rendu visuel pour éprouver les autres sens et les mettre en correspondance. L’odeur des produits du marché, les cris des enfants, la caresse du pinceau sur le mur, la contemplation des dessins… Tout cela participe à nourrir une atmosphère synesthésique. Loin des multiples algorithmes et programmations, les pratiques qui prennent soin du vivant permettent de réancrer l’art dans le domaine du « saisissable »12 et de renouer avec la tension intelligible/perceptible.
Réside ici l’enjeu primordial d’un évènement comme celui des Récréâtrales : continuer à offrir la possibilité de se sentir exister à travers une « vitalité qui se déploie et se renouvelle sans jamais s’épuiser » (Jullien, 2003). Ainsi, ce dernier exemple montre le rôle nécessaire de l’art qui, en temps de crise, permet de façonner des parenthèses inclusives, des espaces de « concrétude » (Berque, 2016) où l’on peut vivre avec différentes temporalités, où l’on peut s’ajuster intimement à des rythmes, à des altérités.