L’art révèle comment une culture envisage ce qui relie l’humain à la nature et au vivant. Entretien avec Mireille Mérigonde Art reveals how a culture sees the link between humans and nature, and with the living. Interview with Mireille Mérigonde
avec Mireille MÉRIGONDE
Professeure de Lettres dans le secondaire et le post-bac ; Docteure en Sciences du langage spécialisée en sémiotique, écosémiotique et littérature ; Chercheuse associée au Centre de Recherches en Sémiotique de Limoges
Entretien réalisé par Sampawendé Bruno GUIATIN
Sampawendé Bruno Guiatin : Bonjour Mireille. En tant qu’écosémioticienne, dans quel contexte situez-vous la problématique de l’emprise des cultures et technologies sur nos formes de vie ?
Mireille Mérigonde : Si on entend les mots « culture » et « technologie » comme des synonymes de « civilisation » et « machines », je les situe dans le contexte de la guerre des idéologies (religieuse et politique) et de notre asservissement volontaire à des objets qui ne sont pas toujours bons pour nous et qui sont issus d’un monde dominé par le pouvoir de l’économie. L’étymologie du mot « culture » m’a toujours fascinée. « Colere », en latin, renvoie à la fois au fait de « cultiver » et à celui d’« habiter » une terre. L’évolution sémantique du terme manifeste les orientations prises dans la civilisation occidentale. De la pratique agricole, on est passé au produit de cette pratique puis à un usage étendu qui désigne toutes les pratiques (culture humaniste, populaire, de masse, physique, urbaine, numérique). Entendu au sens large, il se rapproche de « civilisation ». Mais surtout, l’étymon a donné « culture » et « colonie ». Pour nous la terre est une possession. Cultiver, c’est habiter, convoiter une propriété, dominer et, à ce titre, légitimer les conflits, les morts d’hommes, de femmes et d’enfants, la disparition d’autres cultures, au nom d’une histoire, de la religion ou de la productivité. Le monde actuel montre combien les « cultures » capitalistes sont violentes contre les terres même, en éradiquant les autres formes de vie qui l’habitent et en les forçant à « donner » jusqu’à épuisement. L’agriculture intensive en est la manifestation pure et totalement déculpabilisée. Cette guerre dans les sols est devenue, de manière plus indirecte, plus insidieuse, une autre guerre contre tous les hommes. James Lovelock, Michel Serres et Bruno Latour ont expliqué cela : la Terre rétroagit et « se révolte ». La personnification a toujours eu des vertus rhétoriques et empathiques et ce langage me semble fort approprié pour faire « ressentir » les phénomènes qui nous touchent tous. Pour en revenir à la culture comprise comme connaissances et modèles anthropologiques propres à une civilisation ou groupes étendus, cette « culture »-là est un système qui détermine et qui contraint. Dès notre naissance, elle façonne jusqu’à nos percepts, qui se sémiotisent dans le bain de notre culture d’accueil. Dès l’enfance, les premières inflexions sont données. Rappelons ici deux exemples sémiotiques désormais fameux : le spectre des couleurs ne se réalise pas de la même manière selon les langues et nous ne percevons pas la neige de la même manière qu’un esquimau. Lorsqu’un pouvoir politique s’empare d’une culture, hélas, elle devient culture du sens unique, de la loi, de la fixité des structures et valeurs, de la clôture. De l’intolérance et de l’extrémisme.
Sampawendé Bruno Guiatin : Vous êtes aussi enseignante de Lettres modernes. Comment travaillez-vous ces notions auprès des jeunes ?
Mireille Mérigonde : Pour l’enseignante que je suis, la culture, ce n’est pas cela. Dans la perspective du développement de l’individu, elle retrouve métaphoriquement son sens initial de « faire pousser et croître ». Les connaissances et l’héritage de l’histoire sont là pour faire fructifier, servir la réflexion et les actes des nouvelles générations, par l’exercice de l’esprit critique et la confrontation des interprétations plurielles. De fait, la culture, c’est la sémiosphère de Youri Lotman c’est-à-dire un ensemble de mondes aux frontières poreuses qui évoluent et se transforment par leurs interactions et leurs échanges. C’est le principe même de la vie : quel lieu dans la nature ne procède pas ainsi ? Même lorsqu’on la domestique comme cela se produit dans nos jardins, quelle parcelle ne reste pas en contact avec l’extérieur ? Pensons le jardin planétaire et son corrélat, le jardin en mouvement de Gilles Clément ! Les cultures sont des univers ouverts et mouvants. Mais nous vivons dans un monde qui, décidément, ne veut pas comprendre cela.
Quant à la technologie, elle n’est étymologiquement qu’« un discours » (logos) sur des savoir-faire. La spiritualité a, on le voit, disparu au profit, en langue, d’une métonymie bien matérialiste qui sert à désigner le produit du savoir-faire. C’est peut-être forcer le propos mais on a l’impression que seul « le résultat » compte et que le discours, la réflexion sur les pratiques n’importent pas. Ce n’est pas le cas, bien entendu. Un retour de l’éthique dans nos enseignements, de ce qu’en didactique Nicolas Rouvière appelle « la composante axiologique » (2018 : 31-47) me paraît primordial, tout particulièrement dans l’enseignement de la littérature. Cela va de soi, la technologie sait se mettre au service du vivant pour l’aider et le « réparer ». Elle permet de voir, comprendre, éprouver et partager (avec la photographie et la micrographie, par exemple). Les innovations médicales sont la preuve d’une intelligence et d’un progrès humains qui vont dans le bon sens. L’utilisation des nouvelles technologies est par ailleurs recommandée, voire préconisée, par l’Éducation Nationale pour favoriser les apprentissages. Mais les jeunes d’aujourd’hui sont très tôt menacés par les idéologies qui pullulent par le biais des technologies. Ils doivent donc être protégés. Ils doivent être informés très clairement et dès leur plus jeune âge des périls du numérique, de la vie en réseaux, des radicalismes, des ruptures instaurées avec la « vraie vie » comme des conséquences tant mentales que physiques que peuvent avoir tous ces objets lorsqu’ils deviennent toxiques. Des espaces d’intersubjectivité doivent être accordés aux jeunes afin qu’ils puissent ensuite faire montre de largesse d’esprit et d’ouverture à l’altérité. Je pense que la littérature est une médiation qui peut les extraire d’un univers clos.
Sampawendé Bruno Guiatin : Comment l’humanité pourrait-elle refonder des gestes artistiques aptes à laisser advenir des « paysages nourriciers » ?
Mireille Mérigonde : Dans la pensée occidentale moderne de l’art, ce sont les conceptions hégéliennes qui ont dominé. Tout en reconnaissant que l’art ne peut manquer de trouver des formes d’inspiration dans la Nature, Hegel considère que l’homme doit sortir de son propre état de nature et l’art permet d’opérer cette séparation. La beauté créée par l’homme est un artifice car l’art embellit une Nature où il n’y a pas de sens initial dans les choses mais des significations qui naissent avec nos « états d’âme ». Ce point de vue perdure à notre époque : la notion d’artifice semble essentielle à Gérard Genette (1997) pour qui il faut conserver comme définition de l’œuvre d’art : « artefact à fonction esthétique » ou « objet esthétique intentionnel ». Il y a toutefois une lacune de taille dans la pensée de Hegel. Selon l’historien de l’art Philippe Grossos, l’idée de l’art de Hegel ne tenait pas compte en son temps de l’art paléolithique, alors inconnu. L’auteur développe une thèse selon laquelle, après l’art paléolithique, l’art ne fait que manifester notre cécité face à la nature. Après un mode dit « participatif » dans la représentation artistique du paléolithique supérieur, l’homme est passé à un mode qu’il appelle « présentiel » depuis le néolithique : la présence « ouvre » le monde en peignant les activités des hommes (bien que la distinction me semble intéressante, « dominateur » me semble plus approprié car le terme « présentiel » est ambigu. En phénoménologie, en tout cas, la présence n’a pas cette connotation péjorative). Pierre Grossos observe en outre que le rapport que l’homme a entretenu avec les animaux est originaire en art alors que le rapport avec le paysage est plus tardif. L’art de paysage n’apparaît pas depuis plus de 2000 ans. L’auteur y voit des raisons principalement politiques (seigneuriales) et économiques (bourgeoises). Ainsi, lorsqu’une œuvre représente des nobles, le paysage apparaît en arrière-plan comme signe de leur pouvoir terrien. Pour l’auteur, ceci invalide la théorie de l’art de Hegel et un art « lucide » est un art qui sait renouer avec son lien originel à la Nature.
Dans sa définition de l’art écologique, Paul Ardenne estime que l’artisanat, l’agriculture, les métiers du vivant et de la Terre peuvent relever du domaine de l’art. Dans le cas plus spécifique de la pratique agricole, il y a art lorsqu’il y a créations de potagers, d’espaces verts ou d’ateliers de permaculture. On retrouve la même assimilation dans la tendance actuelle de l’« écologie culturelle », prônée par Scheyder, Escach et Gilbert (2022 : 38) :
L’art révèle comment une culture envisage ce qui relie l’humain à la nature, et au vivant de façon générale. L’artisan qui fabrique une œuvre à sa petite échelle adopte lui aussi une approche holistique. Confectionner un meuble suppose de connaître à la fois les essences d’arbre, la manière dont le bois évolue avec le temps, la forme à retenir pour épouser au mieux le corps et envisager comment s’inscrit le produit fini dans un aménagement intérieur global. Il me paraît important de reconsidérer l’art de l’artisan. Comment affirmer catégoriquement, en effet, en admirant une tapisserie d’Aubusson, ou en observant un tapissier à l’œuvre, que le seul « artiste » est le dessinateur du modèle ? Il y a, de la part du tapissier un travail d’interprétation et d’ajustement qui dépasse la simple application d’un savoir-faire et, en ce sens, la tapisserie est davantage une « co-création ».
Grâce à la recherche engagée qu’il présente dans L’art écologique, Paul Ardenne souhaite mettre en valeur les entreprises éthiques dans leur lien au vivant mais il vise également un « changement de mentalité » en accord avec l’écosophie du philosophe Félix Guattari pour qui « le vécu au quotidien des rapports interhumains de solidarité, de partage, d’économie participative et de réciprocité » (249) doit aussi inspirer et guider les artistes. Paul Ardenne a ainsi ouvert des voies possibles. Rompre avec le capitalisme, bien entendu, mais également, de manière plus surprenante, rompre avec l’esthétique. Il propose d’avancer vers un art « anesthétique ». Pour lui, « un geste banal » peut devenir un geste artistique. Le spectateur, enfin, peut être mis à contribution et l’art devenir participatif. L’éco-art est un art fait d’interventions pour « conscientiser, stimuler la vitalité de chacun et de chacune » (179), il est « incitation à des gestes de défense et de précaution environnementale » (266). C’est un art dont la valeur est dans la contextualisation (171). Enfin, il « ne peut être élitiste. Il aspire à devenir un « fait social total (266) ». L’éco-art est donc un art qui renoue avec le vivant, avec le sens cosmique originel de l’art, il abolit l’opposition nature/culture et retrouve les forces de vie qui traversent les formes de vie.
Sampawendé Bruno Guiatin : Pensez-vous à certains artistes en particulier qui, dans leurs pratiques, tentent de renouer avec cette dynamique de « recosmisation » ?
Mireille Mérigonde : Joseph Beuys, Thierry Boutonnier et Charlotte Cosson sont trois artistes qui proposent de nouveaux gestes allant dans le sens du vivant. Ardenne était admiratif devant l’opération 7000 chênes de Joseph Beuys en 1982 en Allemagne. Et il y a de quoi ! Je ne pensais pas apprécier un jour une forme d’art conceptuel mais le conceptuel appliqué au vivant par Beuys est une réussite : après avoir planté plusieurs chênes avec des volontaires, les glands de ces chênes ont été ensuite réutilisés pour en planter d’autres en des lieux divers. Avec cet éco-art, l’art est reproductible et chacun peut, à son tour, devenir artiste. L’œuvre est l’idée à reproduire. Génial, ici. Joseph Beuys est, selon Ardenne, le « grand modèle de l’artiste réparateur » (2019 : 123). Un artiste-jardinier, Thierry Boutonnier a également été inspiré pour poursuivre cette action. À Lyon, durant l’opération « Prenez racines », en 2013, il a planté dans un potager un chêne issu d’un gland des chênes de 1982. Il a eu l’initiative de plusieurs projets de plantations : l’une d’elles, « Recherche forêt » consiste à trouver les plants d’arbustes voués à être arrachés ou à dépérir en certains lieux et à les transplanter ailleurs pour qu’ils puissent enfin croître. Il met également en place des projets nourriciers collectifs. Charlotte Cosson, historienne de l’art et désormais artiste-agricultrice, souhaite « explorer des pratiques qui témoignent de relations à d’autres êtres vivants », et « tisser des liens » avec d’autres formes de vie, notamment le végétal. L’intérêt tout particulier de son ouvrage Férale (2023) est l’investigation menée quant aux pratiques contemporaines qui recherchent une symbiose avec le vivant. Elle prend en considération les créations nées sous l’effet des interactions et rétroactions entre le vivant et son milieu ou entre les différentes formes de vie et présente de nombreux exemples de pratiques artistiques allant en ce sens. Dans sa pratique personnelle, elle ne souhaite pas faire de l’art en intérieur, ni dans un musée, ni même dans une grange, mais en extérieur pour que le vivant s’y développe librement. Ainsi, dans la ferme de l’autrice, la culture des légumes se fait en fonction de la présence des animaux, de leur occupation des lieux (sans protection des « abords », ce qui fait penser à la démarche de Gilles Clément, qui crée les chemins de son jardin en fonction de la pousse de certaines plantes). Même si le terme n’apparaît pas dans les propos des artistes cités, à bien des égards, ils manifestent une approche écosémiotique du vivant au sens de l’écosémioticienne Nicole Pignier : ils n’exercent ni « hors sol » ni dans la démesure. Leurs gestes de culture paysagère ou nourricière sont sensibles et respectueux. Leurs pratiques tiennent compte des rythmes, cycles et intérêts des autres formes du vivant.
Sampawendé Bruno Guiatin : L’art est aujourd’hui considéré comme un prétexte à l’innovation. Toutefois, cette forme d’innovation ne saurait advenir sans faire face à la résistance de l’art en tant que forme de vie. Selon vous, qu’est-ce que l’art peut faire à la machine sous ses diverses formes de résistance ?
Mireille Mérigonde : Des inventions de Léonard de Vinci aux géants de la compagnie Royal de Luxe en passant par les machines de Jules Verne, Émile Zola ou du futurisme, les artistes ont souvent été fascinés par les machines et leur imagination a inspiré la science. Dans bien des œuvres, au cinéma tout particulièrement, la machine et le robot sont aptes à susciter l’empathie lorsqu’ils sont anthropomorphisés et entrent dans des relations d’aide, d’amitié, parfois d’amour, avec l’humain. Bien des arts n’existeraient pas sans la machine : la photographie, le cinéma, les aménagements scéniques d’un théâtre, utilisés depuis l’Antiquité (le fameux Deus ex machina). Mais, comme a pu le déplorer Paul Ardenne, l’art est devenu à son tour une « machine de guerre » deleuzienne « dressée contre nos limites mentales ».
En fait, en rompant avec la mimesis, l’art moderne a rompu avec le vivant et, paradoxalement, le déplacement des frontières de l’art produit par l’accent mis sur le Faire (Goodman, 2006) n’a pas favorisé son ouverture au vivant mais a permis d’intégrer et de rendre compte des formes qui le nient : l’art conceptuel, les arts technologiques, le bio-art et des dispositifs qui agissent délibérément contre lui. En 1998, l’anthropologue de l’art Alfred Gell en finissait pourtant avec les catégories issues de la philosophie occidentale et les dichotomies Nature / Culture ou Esprit / corps sur lesquelles se fonde cette dernière. Le point de vue était intéressant puisqu’il autorise l’ouverture anthropologique à des formes d’art dans toutes les civilisations, conçues selon des modes de pensée différents du nôtre, qui mettent à mal l’opposition nature / culture. Cela aurait pu favoriser la prise en compte des « agentivités » au sein du vivant, mises en évidence à des fins écologiques par James Lovelock, Michel Serres puis Bruno Latour. Mais les formes multiples prises par la créativité artistique continuent à faire la part belle à la technologie et remettent désormais en question les « aptitudes naturelles » ordinairement associées à l’artiste.
Ardenne a dénoncé l’art « OGM », c’est-à-dire les manifestations du bio-art et l’art transgénique des hybridations végétales ou animales. En 2008, Sam Van Aken a, par exemple, eu l’idée de recréer l’arbre de la Bible aux multiples espèces : L’arbre aux quarante fruits. À partir d’espèces tombées en désuétude, l’artiste-chercheur a créé un arbre hybride qui propose quarante espèces. Ardenne y voit un « OGM superlatif ». Dans le même ordre d’idée, un autre exemple connu qui n’est pas évoqué par Ardenne mais qui continue à provoquer des passions lorsque je l’évoque, est celui du Lapin LVF (lapin vert fluo) de Eduardo Kac, issu d’une manipulation génétique qui a consisté à injecter de la protéine de méduse dans des cellules de lapin albinos pour faire naître un petit lapin phosphorescent qui, paraît-il, ne vécut pas très longtemps. Pour Eduardo Kac, c’était une œuvre d’art. Lorsque j’évoque autour de moi ces deux exemples, dans le premier cas, passé l’étonnement légitime, on me fait parfois la remarque que l’hybridation existe déjà dans le monde naturel et que ce n’est pas grave tant que cela reste de l’ordre « artistique ». Dans le second cas, le lapin LVF, c’est d’abord de l’incrédulité puis, après une vérification plus ou moins discrète sur Internet, un mouvement d’horreur (je ne retranscrirai pas les propos qui sont régulièrement proférés à l’encontre de l’« artiste »). Force est d’admettre qu’il existe également un « art de la mort » qui a recours au dépérissement du vivant et au spectacle des disparitions. Ce n’est pas directement l’objet de vos questions qui portent sur les technologies mais la lecture de l’ouvrage de Vincent Lecomte, L’art contemporain à l’épreuve de l’animal (2021), fut pour moi l’occasion d’un choc terrible. L’« institution » de l’art peut entériner des actions aberrantes, destructrices et contre-nature.
Innover pour innover : à l’apogée de la philosophie de la Déconstruction, la littérature a aussi connu cela avec le Textualisme. Dans l’« Utopie du langage », Roland Barthesi a parlé d’un « tragique de l’écriture » avec le retour à l’usure et la mort du signe qui place l’écrivain en lutte permanente contre son dire (1953 : 62-65). À force d’innovations, il y a aussi un « tragique de l’art » et la « machine » finit par tourner à vide et devenir moribonde. Dans son essai L’art et la Nature (1988), Michel Ribon se demandait : « L’art peut-il mourir de sa référence rompue à la nature ? » Indéniablement, oui. Il lui faut donc renouer instamment avec le vivant. C’est la raison pour laquelle je vois dans les formes émergentes d’art guidées par le souci et l’attention écologiques dans et avec la nature, une forme de résilience bienvenue dans le monde de l’art car elles souhaitent renouer avec les forces vitales dont elles sont issues. Nature muséale, dispositifs naturels ou création participative en lien avec le vivant : tout cela contribue à reconsidérer dans le bon sens la place de l’humain parmi les formes de vie.
- Note de bas de page 1 :
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Bergounioux P., Chaux C., Exposition « Carcasses et Ferrailles » à Marc-la-Tour (19), de juin à août 2023.
Loin de la « solastalgie » (Glenn, 2019), des déplorations, de l’art « catastrophiste », « il faut de la réparation » (2019 : 87) affirme Paul Ardenne. Comme je l’ai dit précédemment, nombre d’artistes ont adopté l’éthique de l’éco-art. Dans le cas spécifique des machines, ces dernières ont envahi notre monde depuis le début de l’industrialisation et l’art recycleur s’est emparé des objets et engins hors d’état de fonctionner, ces derniers deviennent matière à de nouvelles créations. Le détournement des matériaux issus de machines est une source d’inspiration particulièrement riche : mécanismes, tubes, valves, robinets, engrenages, l’imagination s’empare de tout cela avec bonheur et, même s’il n’y a pas toujours une intention écologique, garde de la sorte une mémoire du passé. Pierre Bergounioux réalise ainsi des sculptures métalliques issues de machines agricoles anciennes. Lors d’une exposition de ces œuvres en milieu ruralii,1 le public s’est montré particulièrement étonné et ému par l’élégance des formes d’un soc de charrue ou la beauté de pièces détachées métamorphosées en masques africains et personnages anthropomorphes. C’était une belle exposition, en effet.
Sampawendé Bruno Guiatin : Que deviennent les expériences sensibles sous le prisme des pratiques artistiques numériques ?
- Note de bas de page 2 :
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24èmes rencontres des chercheurs et chercheuses en didactique de la littérature, « Les territoires de la fiction », 24-25-26 octobre 2023, LLA-Créatis / Inspe, Toulouse.
Mireille Mérigonde : Du « point de vie » (Pignier, 2021) des bots, pas grand-chose, puisqu’ils n’ont pas de vie. Il est d’ailleurs erroné de parler ainsi d’« intelligence » là où il n’y a qu’un fonds de connaissances et un système de comparaison inouïs. Avec de tels critères, on la refuse à l’homme. Si on prend la définition de l’intelligence selon Francisco Varela, comme je le répète souvent à mes étudiants de BTS, l’intelligence est la capacité à s’adapter dans les milieux (Varela, 2017). Pour avoir récemment participé à un colloque de didactique de la littérature2, j’ai bien retenu que l’IA ne « s’adapte » pas. Quand elle ne peut pas comparer, elle propose parfois n’importe quoi. C’est très différent.
Quant à l’esthétique des œuvres réalisées grâce aux moyens du numérique, elle est, comme pour les autres œuvres d’art, laissée à l’expérience sensible et au goût de chacun. Une photographie réalisée par un drone me satisfait assez car j’y vois une prouesse technique innovante qui change des plans ordinaires. Les expériences de réalité virtuelle agissent sur le sensible, dans les pratiques sportives par exemple, par les interactions créées à partir de capteurs de mouvements. Les adolescents sont friands de ces jeux interactifs. Le leurre fonctionne toutefois plus ou moins durant notre immersion dans les fictions produites. Mon expérience assez récente de la visite du tombeau de Ramsès à la Cité des sciences du parc de la Villette fut bien décevante. Lorsque je devais entrer dans une salle virtuelle, mon épaule droite heurtait invariablement un pan de mur. Ceci n’était peut-être pas fortuit mais parmi les jeunes enfants, certains devaient cesser l’expérience car ils avaient trop peur ! Voici le seul souvenir « sensible » de mon passage (trop) casqué dans le tombeau du grand pharaon en compagnie de sa digne épouse Néfértari. De la même manière, les quelques œuvres picturales réalisées sans intentionnalité humaine que j’ai pu voir m’ont laissée parfaitement insensible. Mais je ne refuse pas l’idée que cela plaise à d’autres, que le hasard des algorithmes produise quelque chose qui puisse « toucher », évoquer quelque chose qui affecte.
- Note de bas de page 3 :
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Acerra Eleonora, Lacelle Nathalie, Brehm Sylvain, « Écrire des récits de fiction avec l’intelligence artificielle générative ; genèse textuelle et négociations avec la machine », ibid.
- Note de bas de page 4 :
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Petitjean Anne-Marie, « Apprendre à composer une fiction à l’heure de l’Intelligence Artificielle : changement de paradigme ou sacre du sujet lecteur-scripteur ? », ibid.
L’IA détermine notre subjectivité car elle propose des possibles. Une expérience faite par des enseignants québécois3 montre que les démarches de négociation avec les logiciels d’écriture et d’illustration ne sont pas toujours probantes. D’abord parce que les usagers formulent parfois des attentes vagues et ne s’engagent que dans des interventions ou modifications mineures par rapport au premier texte produit. D’autres, bien sûr, ont des exigences, formulent des consignes précises, interagissent et refaçonnent les textes mais ce n’est pas toujours le cas. Un logiciel comme Midjourney, qui crée des illustrations à la demande, peut « forcer » le lien, expliquer qu’une image créée devrait être insérée ailleurs qu’à l’endroit initialement prévu. Durant ce colloque, la didacticienne Anne-Marie Petitjean4 a rapporté son expérience d’écriture créative en atelier avec ChatGPT dans une classe de master. Il s’agissait de formuler des consignes à ChatGPT pour qu’il crée un texte de fiction à la manière d’un artiste choisi. Puis chaque étudiant modifiait en fonction de ses attentes, formulait de nouvelles consignes pour transformer et, enfin, il était possible de personnaliser le texte final. Les étudiants qui ont accepté la pratique ont apporté les conclusions suivantes qui m’ont frappée : la machine n’aura jamais l’expérience, le vécu qui fait naître l’écriture ou les hésitations au moment du choix d’un terme. Elle ne connaît pas l’expérience sensible du monde. L’un d’entre eux a même remarqué que l’homme peut choisir ou non d’entrer dans un processus créatif mais pas la machine. En bref, ils préfèrent l’effort de leur propre écriture.
Se posent tout de même les questions éthiques de l’usage et du statut auctorial de ce qui est généré et exploité par ce biais. On le sait maintenant, des romans sont édités et vendus, écrits avec ou par ChatGPT (au moins 200 en français en février, peut-être davantage ?), des centaines sont accessibles sur Amazon. Ils sont jugés de piètre qualité, avec un style terne. La question qui se pose alors est de savoir comment ne pas envahir le monde de l’art, dont l’art de la littérature, d’œuvres fades, normées, pleines de stéréotypes, qui ne peuvent qu’amollir nos sensibilités. Cela peut-il mettre en péril la puissance imaginative, sémantique et pragmatique que peut avoir une œuvre humaine issue de l’expérience ? Je crois qu’il faut certainement raison garder. Lorsque nous tapons des mots clés dans Google, quand nous interrogeons le catalogue du fonds documentaire des universités, nous faisons déjà de la recherche numérique à partir d’un écran. Nos peurs ne doivent pas se reporter sur les machines mais sur les usages et les hégémonies qui les détiennent. Ainsi en est-il pour la « littérature » générée par l’IA. Dans le cas des interactions homme/machine à l’origine d’une œuvre, faisons confiance aux véritables artistes, aux créatifs qui savent imaginer, inventer, avancer vers l’impensé et l’inouï et parmi lesquels il y aura toujours des personnes qui créent pour l’humain, pour dire ou faire des choses qui « parlent » à l’homme, même s’ils utilisent la machine. Il faut aussi compter sur le bon sens commun. Il ne faut pas avoir peur du medium mais seulement, parfois, des usages.
Autre question : comment ne pas creuser encore plus le fossé numérique ? Et cette fois-ci pas seulement entre les classes sociales mais au sein d’une même classe, dans un même groupe, une même profession. Je pense ici tout particulièrement au milieu universitaire. Comment concilier l’existence de ceux qui vivent leurs recherches et entendent honnêtement suivre le rythme de l’esprit humain et ceux qui délèguent à tout va leur intellect et leur sensibilité à la machine dès qu’une nouvelle idée surgit ? Allons-nous encore accélérer ? Vivre des instants-points ? Voir la concurrence s’accroître ? Le souci de production, de découvertes et d’impensés, d’efficacité plus forte sera-t-il alors lié au bien commun ou à l’intérêt personnel ? Comment éviter ce qui s’est déjà produit chez un éditeur de science-fiction qui a fini par refuser toute nouvelle proposition devant l’afflux ingérable de textes de SF rédigés par l’IA ? Suffira-t-il de poser des questions aux machines pour être un chercheur et pour publier des articles et des ouvrages ? Cela est bien inquiétant, en effet, en l’état actuel d’une absence de législation relative aux droits d’auteur. Devant la possible indécidabilité du statut auctorial d’un travail de recherche (ChatGPT ou le chercheur ?), devant les accusations parfois erronées de délégation aux machines, toute découverte intéressante devra-t-elle finalement se soumettre à un test de vérité ?
Sampawendé Bruno Guiatin : Par quels processus pourra-t-on faire de la « co-énonciation avec le vivant » et la terre/Terre (Pignier, 2020) une nouvelle éthique qui invite à dépasser l’opposition binaire sujet/objet en questionnant la dichotomie moderne occidentale nature/culture ?
Mireille Mérigonde : Dans les entretiens accordés à Damien Daville, Augustin Berque affirme que la coupure du lien entre nature et culture dans la pensée occidentale (la « déterrestration » de l’homme, dit-il à la suite de plusieurs écologues) est due au statut de sujet accordé sans ambages à l’humain par trois pensées majeures qui orientent notre civilisation : la pensée platonicienne, qui sépare corps et esprit, le cartésianisme (il suffit de penser pour être) et le transhumanisme (qui, par l’usage des technologies, libère corps et esprit de toute « prison terrestre ») (116-117). De la sorte, « quand l’être humain est pensé comme un sujet absolu, le reste du monde devient ipso facto un objet absolu, une pure mécanique utilisable et exploitable à merci » (119). Selon Augustin Berque, ce qui importe, ce n’est pas tant la transition écologique qu’un changement de paradigme ontologique.
Bruno Latour a rappelé dans Face à Gaïa qu’en 1980, Michel Serres a introduit dans Le parasite, les termes de quasi-sujet et de quasi-objet pour décrire les interactions et rétroactions entre l’humain et la Terre :
« L‘homme est désormais partout, il rend la nature sensible à ses actions et, réciproquement, elle le rend sensible aux réactions ; elle se conduit comme un quasi-sujet agressé ; l’humanité est comparable à un parasite qui, par son développement, menace l’existence même de son hôte. »
Sur certains points, on peut considérer que Nicole Pignier s’inscrit dans la lignée des grands penseurs de l’écologie, Serres et Latour ou actuellement Augustin Berque, qui s’accordent sur la nécessité d’un décentrement anthropologique mais la grande originalité de sa théorie est de penser la co-énonciation avec le vivant ce qui, à mon sens, est l’une des idées les plus éclairantes, les plus fructueuses, les plus à-propos de cette dernière décennie dans les Sciences du langage.
Pour rappel, il y a énonciation quand il y a des instances situées (ancrées) spatio-temporellement par lesquelles vont advenir les discours. Antoine Culioli puis Dominique Maingueneau ont expliqué qu’un support d’énonciation, ce n’est pas un énonciateur mais une relation de co-énonciation. L’éthique de la co-énonciation avec le vivant part du principe que « les mondes perceptifs des êtres vivants co-énoncent entre eux et avec la biosphère » (1991 : 108). Penser ce plan de la co-énonciation pour l’ensemble du vivant, avec ses ancrages, ses modalités sensorielles et ses « tensions appréciatives » (Pignier, 2021) permet de comprendre comment les animaux et les végétaux tissent eux aussi des liens avec leurs milieux, mais surtout des « liens de sens ». L’approche écosémiotique de Nicole Pignier se démarque de l’écologie qui prête intérêt au vivant en étudiant les relations de cause à effet dans les milieux. Ce qui intéresse Nicole Pignier, ce sont les « relations de sens » nouées par les êtres vivants avec leur milieu. Contrairement à l’écosémiotique anglo-saxonne qui décrit ces relations comme des échanges de signaux, elle préfère parler plus simplement de signes. Concernant les animaux, après de longs dénis de la linguistique, Baptiste Morizot ou Catherine Kerbrat-Orecchioni ont compris que notre compréhension du langage corporel ou des actes de langage pouvait, pour partie, nous faire accéder à leurs mondes de signification. Nicole Pignier explique qu’il y a également des sémioses dans le monde végétal. Ce n’est évidemment pas par le biais du langage symbolique et doublement articulé des hommes.
Les plantes, les bactéries, les micro-organismes n'énonceraient pas au sens de « produire des discours à l'aide de signes symboliques » mais on pourrait dire qu'ils énoncent au sens où ils manifestent quelque chose d'eux-mêmes à leur milieu. Ils perçoivent ce que leur milieu manifeste dans la mesure relative à leur monde perceptif. (…) L'action de percevoir (…) se fonde sur une faculté éco-sémiotique synesthésique, par contiguïté organique avec le milieu et consiste à apprécier ce qui s'accueille, à en faire quelque chose qui permet de croître avec le milieu, de s'y orienter, de s'y tisser tout en le tissant. Ces facultés appréciatives constituent une forme de perception ancrée dans le biologique, l'organique.
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Jacques Fontanille décrit l’énonciation comme un passage de l’existence à l’expérience. In « Paysages : le ciel, la terre et l’eau », Études de lettres n°293, 2013.
Rendez-vous compte ! On positionne enfin l’humain, en toute simplicité, comme une évidence, en deçà du sujet. Car penser la co-énonciation, c’est ne s’instaurer que quasi-sujet dans sa relation au reste du vivant. En somme, c’est une posture mentale, entre existence et expérience5, qui mérite d’être pensée dans de nombreux domaines où une attention accrue doit être portée à l’égard du vivant. L’éthique qui sous-tend la co-énonciation avec le vivant concerne bien nos attitudes dans le passage à « l’expérience » du monde, c’est celle d’« un ajustement entre nos aptitudes techno-symboliques » et ce monde vivant auquel nous sommes indissociablement liés. S’ajuster, ce n’est pas seulement modérer nos élans tout-puissants, c’est aussi s’ouvrir à l’altérité, accepter la créativité des êtres et l’imprévisibilité des phénomènes. Là, évidemment, l’opposition nature/culture devient définitivement illisible et anachronique !