Le tissage en art contemporain : une pratique sensible. Entretien avec Cassandre Boucher Weaving in contemporary art: a sensitive practice. Interview with Cassandre Boucher
avec Cassandre BOUCHER
Cassandre Boucher est une artiste plasticienne s’intéressant aux relations temporelles et affectives qui lient l’être humain à son environnement. Elle poursuit une pratique protéiforme des arts textiles où le tissage, la peinture et les possibilités picturales de la sérigraphie s’amalgament au sein de pièces bidimensionnelles et installatives. Elle s’inspire de l’histoire sociale récente et du milieu rural québécois dans lequel elle a grandi afin d’explorer des thèmes reliés aux savoir-faire manuels, à l’écologie et à l’évolution de la place des femmes dans nos sociétés occidentales. Elle habite et travaille à Paris depuis 2021.
Entretien réalisé par Fiona Delahaie
Fiona Delahaie : Pouvez-vous vous présenter ? Comment est né votre parcours artistique ?
Cassandre Boucher : D’origine québécoise, je suis arrivée en France il y a maintenant deux ans. Cependant, comme j’ai fait plusieurs résidences artistiques, je n’ai pas été présente en continu à Paris. Je suis donc encore en train de découvrir la culture française, et même la ville dans laquelle j’habite. J’ai fait mes études au Québec, plus précisément à l’UQAM. J’ai un parcours essentiellement en art imprimé, surtout en sérigraphie. C’est vraiment le médium que j’ai poursuivi de façon la plus assidue après mes études. En effet, j’ai beaucoup questionné les rapports d’opposition entre la photo et la peinture, en utilisant la sérigraphie comme une passerelle, un pont, qui me permettait de travailler numériquement des images photographiques et de les transférer sur d’autres supports sur lesquels je venais ensuite repeindre. J’avais tendance à concevoir les images-sources photographiques comme une trace du passé, comme quelque chose de concret qui avait vraiment existé, car j’utilisais surtout des photos assez anciennes, des photos objet-papier… ce qui existe de moins en moins. Ainsi, je positionne le geste pictural davantage dans le présent, dans le mouvement.
Fiona Delahaie : Qu’est-ce qui a motivé votre démarche artistique en lien avec le textile ?
Cassandre Boucher : De fil en aiguille, j’ai imprimé en sérigraphie sur différents supports et j’en suis venue à travailler le textile en m’intéressant d’abord aux tissus transparents qui laissent passer la lumière, notamment ceux avec des mailles larges… Cela me permettait de jouer avec les multiplications de couches, avec les mélanges optiques des couleurs. Cette technique crée une perte d’informations dans l’image puisque lorsque les textiles sont transparents, il n’y a pas assez de matière pour rendre toute l’image. Cela renvoyait à quelque chose de très nostalgique qui répondait aux images-sources que j’utilisais, qui étaient quant à elles toutes en lien avec le thème de la mémoire, du temps qui passe, de l’effacement des souvenirs…
Au départ, j’achetais des textiles de seconde main, dans un souci écologique. Souvent, je travaillais avec des voilages crochetés, avec des motifs de dentelle, de fleurs, ce qui m’a plu un certain temps, mais j’ai eu envie d’élargir mes choix et c’est donc comme cela que j’ai commencé le tissage. Mon but, c’était de créer des supports sur lesquels j’allais imprimer en sérigraphie. Des supports qui allaient dialoguer au niveau de la matière avec les images que j’imprimais.
Récemment, j’ai complètement mis de côté la sérigraphie pour me consacrer à l’expérience du tissage en tant que tel. Cela a vraiment ouvert un nouveau pan dans ma pratique. Je m’intéresse au tissage en tant que production finie qui peut avoir sa place dans une exposition artistique, mais aussi au tissage en tant que pratique, qu’expérience lente, répétitive, méditative. En ce sens, j’ai l’impression que le tissage est à rebours de nos sociétés productivistes. Et même pour moi, cela représente un challenge au quotidien dans l’atelier que de m’adonner à cette pratique parce qu’il y a des jours où j’aurais envie que tout aille plus vite, que la pièce se termine alors qu’en fait non, il faut prendre le temps. En effet, c’est un travail manuel, il n’y a pas de machine ici qui remplace le geste humain. Bien sûr, je pourrais faire appel à des technologies pour me remplacer mais, volontairement, je ne le fais pas. Il faut donc que je prenne le temps pour réaliser ces pièces qui sont forcément plus lentes et plus longues.
Cet attrait pour le tissage est aussi venu avec des réflexions sur le fait que cela changeait aussi mon rapport à l’environnement. Le sens de ma pratique est vraiment orienté sur la relation que l’être humain entretient avec son environnement. J’ai grandi dans un milieu rural au Québec et j’ai eu une enfance un peu particulière parce que je vivais dans une ferme. J’ai donc un rapport assez présent et fort, à la terre, à l’agriculture et au travail physique. Cela ressort beaucoup dans ma pratique. Souvent, les gens me font remarquer que, paradoxalement, mon travail est pourtant très coloré. Oui, formellement, il s’agit de travailler la couleur, la lumière, la matière, la transparence mais au niveau des sujets et des thèmes traités, l’on retrouve toujours le lien à la nature.
Fiona Delahaie : En quoi le geste du tissage vous permet-il de recréer un lien sensible, un ancrage au vivant ?
Cassandre Boucher : D’une part, la répétition et la lenteur obligent à créer une connexion avec soi-même. Il s’agit de se maîtriser dans le geste. Cela développe une conscience de soi et, par la même occasion, une conscience de la manière dont nous nous positionnons par rapport à ce qui nous entoure. Au tout début, lorsque j’ai commencé à tisser, je suis allée faire une résidence en Islande. J’étais en plein milieu de la nature, dans un atelier entièrement vitré, ce qui me permettait de voir et d’observer tout l’environnement qui m’entourait. En Islande, les éléments climatiques et météorologiques sont assez forts, intenses. Ces derniers changent relativement rapidement. Non seulement la couleur du ciel changeait continuellement, mais je pouvais aussi voir et entendre les bourrasques de vent. J’étais sur le bord de l’océan, alors je voyais de très grosses vagues arriver sur la berge. De plus, comme c’était au mois de novembre, j’ai vu les premières neiges arriver. Au fur et à mesure que je tissais, je me suis mise à voir un lien entre le rythme des vagues, le rythme auquel je tissais et le rythme de mon propre souffle. De la même manière qu’un sportif doit se connecter à son corps et à son souffle pour être en mesure d’avoir assez d’endurance, de tenir dans la durée, je m’apercevais que le tissage était un moyen pour atteindre un certain flow c’est-à-dire un état d’esprit où l’on évacue toute pensée parasitaire et où l’on est davantage dans une forme de communion avec l’acte de faire et l’environnement. Il y a quelque chose de très humble, qui amène du respect envers ce qui nous entoure et envers la force de la nature. Je me rendais compte que j’étais très petite par rapport à ces immenses vagues qui gelaient en arrivant. C’est de cette façon notamment que mes réflexions se sont amorcées.
Fiona Delahaie : Vous avez parlé du milieu rural québécois de votre enfance, de votre résidence d’artiste en Islande immergée en pleine nature… Maintenant que vous habitez à Paris, arrivez-vous à trouver un équilibre entre les deux antipodes que sont la vie citadine parisienne et le rythme de votre pratique artistique ?
Cassandre Boucher : Cela a été très compliqué. L’adaptation en France m’a demandé plus de travail que prévu. Je me suis rapidement rendue compte que la vie parisienne avait pour moi une lacune très présente, à savoir le manque d’accès à la nature. Quand j’en parlais autour de moi, les gens me disaient « Ah, tu peux aller dans tel parc ! ». Or, pour moi, les parcs sont une nature très contrôlée. Il s’agit presque d’un tableau de la nature, une représentation de la nature plus qu’un vrai accès à la nature. Mais, paradoxalement, c’est aussi le fait d’habiter à Paris qui a renforcé mes réflexions sur le rapport à la nature et le lien au vivant. Cela a consolidé ce que je savais déjà, c’est-à-dire que l’accès à la nature peut calmer l’anxiété. En Amérique du Nord, nous sommes assez riches d’espaces et j’ai grandi dans un environnement où j’avais toujours accès à la nature sans forcément m’en rendre compte. Je pensais peut-être que c’était universel, ou, du moins, je ne m’étais pas questionnée si c’était le cas pour tout le monde. Quand je suis arrivée en France, j’ai rapidement compris que c’était un plus petit pays. Très tôt dans l’Histoire de la France, dès le Moyen Âge, le territoire était déjà contrôlé, chaque parcelle de forêt était choisie, délimitée. En Amérique du Nord, nous avons un rapport plus vaste tout simplement parce que nous savons qu’il n’y a pas de routes praticables en voiture dans une grande partie du Nord du Canada. Par conséquent, il y a peut-être davantage l’impression d’une nature laissée telle quelle, même si bien sûr il y a toujours de l’exploitation forestière et animale et que le territoire est au final également contrôlé.
Fiona Delahaie : Est-ce que vous ressentez cette différence de préhension de la nature dans les pratiques artistiques ?
Cassandre Boucher : Là où j’ai vu une différence importante entre la France et l’Amérique du Nord, c’est surtout dans le rapport avec la technicité du médium, peu importe le médium envisagé. Je trouve qu’en Europe il y a encore l’idée dominante selon laquelle il faut maîtriser pleinement un médium pour être en mesure de bien l’utiliser et donc de l’exploiter de façon consciente dans son travail. Tandis qu’en Amérique du Nord, l’approche est peut-être un peu plus décomplexée. C’est-à-dire que l’on considère que chacun peut expérimenter et que même si l’on ne connaît pas tout, ce n’est pas grave, cela va se consolider en cours de route. Le travail non maîtrisé peut aussi être intéressant.
Fiona Delahaie : Selon vous, est-ce que les technologies numériques peuvent être considérées comme un médium sensible ?
- Note de bas de page 1 :
-
L’exposition « Les sentiers délaissés » de Cassandre Boucher s’est tenue du 1er juillet au 1er octobre 2023 à l’Abbaye de Léhon en Bretagne.
Cassandre Boucher : De ce que je constate en art contemporain, la technologie n’est pas utilisée pour mettre au premier plan ses capacités de liens avec le sensible. De mon côté, j’ai envie de le faire dans mes prochains projets ou, du moins, de l’amorcer dans mes réflexions. Dans mon exposition « Les sentiers délaissés »1, il y avait une partie projection. En l’occurrence, j’ai utilisé la projection comme une fenêtre vers le passé, un peu de la même façon que je le faisais en sérigraphie avec certaines images. L’image, qu’elle soit fixe ou en mouvement, peut être un vecteur qui ramène à la conscience des traces du passé. Ces dernières permettent aux gens de réaliser que leurs façons de faire actuelles ne sont pas universelles et qu’elles n’ont pas toujours été ainsi. Sans vouloir imiter complètement le passé, il y a certaines choses qui pourraient être bien à reprendre où à reconsidérer aujourd’hui. Nos modes de productions actuels ne sont pas durables, nous n’allons pas pouvoir continuer comme cela éternellement. Nous pouvons alors nous demander ce qu’il y a de bon à prendre dans le passé : qu’est-ce que nous pouvons y puiser pour alimenter le futur ? La technologie pourrait être une aide dans ce sens-là. Néanmoins, dans cette exposition je n’ai pas utilisé d’intelligence artificielle ni de robotique, j’ai seulement travaillé avec la photo, la vidéo, la projection. Cela reste assez « soft », je pense, comme technologie. Car, même si je trouve l’intelligence artificielle fascinante, je n’ai pas envie d’y avoir recours dans ma pratique.
Fiona Delahaie : Pourquoi n’avez-vous pas envie d’exploiter l’intelligence artificielle ?
Cassandre Boucher : Si je devais le faire, ce serait davantage dans l’optique d’avoir des stimuli d’inspiration. Par exemple, ce serait pour me nourrir d’images qui m’intéressent afin de voir ce que je peux en ressortir. Mais je ne considérerais pas ce travail comme une production finie. En fait, j’ai beaucoup d’intérêt pour le rapport à la trace que nous laissons dans le monde, que nous choisissons de faire. Pour moi, la technologie évacue la trace humaine. Dans l’acte de faire, dans la création de liens avec la nature par la pratique manuelle, j’ai l’impression qu’il y a aussi une notion d’interdépendance. C’est-à-dire que je donne autant à la nature que ce que je reçois d’elle. Tandis que dans nos sociétés actuelles, nous sommes beaucoup dans la domination et l’exploitation de la nature. Mon postulat c’est d’essayer de rétablir un équilibre, une balance, c’est-à-dire de considérer l’être humain comme faisant partie de la nature et non comme étant supérieur à la nature. Avec les nouvelles technologies, je constate qu’il n’y a souvent qu’un seul sens, comme si le dialogue s’était brisé.
Fiona Delahaie : Pour votre exposition « Les Sentiers délaissés », certains outils de tissage et de labour ont été extraits des collections ethnographiques du Musée de Dinan. Cela rejoint ce que vous disiez sur votre intérêt vis-à-vis des traces du passé. Pourquoi cela était important pour vous de le mettre à l’épreuve, de le concrétiser avec les objets du musée ?
Cassandre Boucher : Ces outils faisaient référence au labeur manuel mais aussi à des mouvements, des gestes qui se sont perdus, oubliés. En sortant ces objets des collections, nous nous sommes aperçus que même parmi les employés du Service Culture de Dinan, il y avait des doutes sur leur utilisation. Cela démontre à quel point un savoir-faire peut rapidement se perdre en quelques générations. Pour moi, c’est un peu comme si l’on avait perdu des mots dans un dictionnaire. Tout savoir-faire peut être utile, peut valoriser l’humanité. Il y a quelque chose dans le travail manuel qui est propre à l’intelligence du corps, du geste, de la main et qui est désormais sous-valorisé, car non seulement nous avons tout délégué aux machines, mais aussi parce que nous avons tendance à mettre en avant le travail de l’esprit. Dans mon approche, il y a vraiment cette volonté de revaloriser le travail du corps et de la main qui était en lien avec des métiers considérés comme pénibles, fatigants. Les objets associés à ces métiers-là ont été beaucoup « snobés » d’un point de vue historique. Alors que, pour moi, ils font partie de l’Histoire. Le titre de l’exposition, « Sentiers délaissés », renvoyait à cette image d’une trace en forêt qui marque le passage de l’être humain. Si le sentier n’est plus utilisé, la nature reprend ses droits et le sentier s’efface. Les objets avec lesquels j’ai travaillé ont été plus ou moins oubliés, certains sont conservés. Le fait de tisser par-dessus, de les recouvrir partiellement de tissu, c’était aussi une façon d’imager que la nature les avait aussi partiellement recouverts.
Fiona Delahaie : Que vous évoque le terme « éphémère » ?
Cassandre Boucher : Le geste. Après, cela ne veut pas dire que le geste ne peut pas être reproduit ou répété. Mais, pour moi, le geste a une fin. La nature n’est pas éphémère, elle est toujours en mouvement. Par exemple, je ne considère pas un fruit qui va se décomposer comme étant éphémère. Je pense que cela implique un mouvement vers autre chose. Selon moi, la notion d’éphémère concerne ce qui est matériel et l’immatériel, au contraire, n’est pas forcément mesurable. Ce n’est pas parce que l’on ne voit pas une trace qu’elle n’existe pas. Ce que l’on considère comme éphémère se fait peut-être d’un point de vue très ethnocentré, ou par rapport à sa perception personnelle. Autrement dit, si ce que j’ai autour de moi n’est plus là, alors c’est éphémère. Je pense qu’il faut le comprendre dans une conception plus large, qui nous dépasse. Par exemple, lorsqu’on lance un caillou dans l’eau, qu’il tombe et fait des ricochets, les ondes de l’eau vont finir par ne plus être visibles pour nous mais, malgré tout, elles sont encore là, car elles vont avoir des effets sur les poissons, etc.
Fiona Delahaie : En plus de la valeur artistique, quels autres sens, orientations (écologique, politique…) souhaitez-vous porter dans votre travail de création ?
Cassandre Boucher : En ce qui concerne l’écologie, j’y pense toujours en sous-couche. Même si ce n’est pas un thème qui est toujours à l’avant plan dans les œuvres que je réalise, il demeure présent. Par contre, je ne pense pas que mon travail soit écologique en soi, tout simplement car ce serait plus écologique de ne pas le faire du tout puisque, pour la sérigraphie notamment, les encres (acryliques) sont issues d’un processus de transformation. Avec les moyens que l’on a aujourd’hui, il est encore difficile de faire un travail en sérigraphie qui soit profond, varié, coloré, techniquement stable et purement écologique. C’est quelque chose dont je suis consciente et auquel je réfléchis beaucoup.
Par ailleurs, je pense qu’il y a une dimension très politique de choisir de retourner vers la lenteur. Être artiste, c’est un métier-passion, c’est un choix de vie assez précaire. Lorsqu’un galeriste vient me voir à l’atelier et me dit directement que mon tissage est un processus trop lent et pas assez rentable pour le commercial, cela sous-entend que ce n’est pas la qualité qui est remise en cause. On ne peut pas travailler ensemble car j’ai choisi ce médium trop lent. Si je ne me plie pas à l’impératif de production et de commercialisation, c’est aussi un choix politique en soi. Par conséquent, le fait de refuser cette surconsommation dans l’univers du textile, de refuser la fast-fashion et de choisir les objets qui nous entourent de façon plus consciente et durable, c’est un choix politique, oui.
Fiona Delahaie : Pouvez-vous nous parler des ateliers de tissage que vous avez animés auprès des écoliers de Dinan ? En quoi est-il important pour vous de transmettre ce savoir-faire ?
Cassandre Boucher : Les ateliers avec les écoliers de Dinan ont été initiés par le Service Culture de la ville afin de créer du lien avec les habitants. En effet, le travail d’un artiste visuel demeure parfois un peu trop abstrait pour la population. Il y avait vraiment une volonté de démocratiser l’accès à l’art et de présenter le rôle que peut avoir un artiste. Les ateliers étaient principalement à destination des enfants, lesquels n’avaient finalement jamais réfléchi à la provenance ou à la fabrication des tissus qu’ils portaient. À l’âge où l’on développe la motricité fine, il est intéressant d’avoir un moment pour faire un acte de création, pour jouer avec les couleurs et avec les fils. Les enfants se sont plongés dans l’expérience assez rapidement, et ils ont travaillé en silence. Ils venaient parfois me dire « Regarde, j’ai terminé ! », et ils découvraient eux-mêmes à ce moment-là ce qu’ils avaient fait, comme si ce n’était pas la conscience pragmatique qui s’était exprimée mais plutôt comme s’ils avaient fait des choix intuitifs au niveau des couleurs, des textures, des matières. Le fait de jouer avec les doigts, je sentais que cela les calmait, les apaisait. Finalement, c’est aussi ce qui se passe pour moi à l’atelier. Il s’agit de concentrer l’énergie dans un geste relativement simple, restreint et répétitif. Cela rejoint la pratique de la méditation, lorsque l’on doit être attentif à notre propre respiration. L’effet a été, je crois, d’autant plus important chez les adultes qui accompagnaient les enfants. Pour l’atelier, nous avons utilisé des tissus récupérés, il y avait donc beaucoup de matières et de textures différentes. L’une des femmes présentes, originaire du Maroc, a été très émue car elle se souvenait avoir vu sa mère découper des vêtements en lanières pour faire de nouveaux tissus. J’ai alors appris qu’elle utilisait un autre mot pour désigner ce que l’on appelle la technique de la « catalogne » au Québec et de la « lirette » en France. Il s’agit de revaloriser un vieux tissu qui peut être troué, taché, déchiré, au lieu de le jeter. Cela exprime un certain respect envers la matière, matière qui vient à la base de la nature.
Fiona Delahaie : Pour finir, selon vous, qu’est-ce qu’une pratique artistique sensible ?
Cassandre Boucher : Il y a, je pense, deux aspects à prendre en compte, à savoir : ma propre sensibilité et la sensibilité du regardeur, de celui qui découvre l’œuvre. De façon un peu détachée, j’ai envie de dire que je fais avant tout de l’art pour moi-même. Mais je garde en tête une question que l’on m’a un jour posée : « Si un arbre tombe dans la forêt et que personne ne l’entend, est-ce qu’il fait quand même du bruit ? ». En ce sens, je fais aussi de l’art pour que les autres entrent en contact et soient touchés dans leur propre sensibilité. Par rapport au tissage, ma pratique est sensible dans l’acte de faire, dans ce lien à la nature dont j’ai parlé plus tôt. Néanmoins, je suis consciente que face à un objet fini, la sensibilité va être différente. Il s’agit davantage d’un aspect régressif, tactile, qui nous ramène à l’enfance et nous plonge dans nos souvenirs. J’ai l’impression que le tissu permet de retrouver un rapport humain. Je n’oublie pas non plus que le textile est notre première maison puisqu’il servait au départ à protéger les corps. Les premières ficelles, les premières cordes, ont étaient faites avec des bouts d’intérieur d’écorce pour attacher des morceaux d’arbres ensemble afin de construire des abris. Par conséquent, c’est certain que chaque personne va avoir sa propre réception de l’œuvre, car nous ne pouvons pas tout contrôler, mais je pense que le sensible c’est d’abord et avant tout d’être en mesure d’entrer dans un état contemplatif afin de se connecter à son vécu, à soi-même et à la place que l’on occupe dans le monde.