Enjeux éthiques de la propagation de la rumeur sur Twitter : l’impouvoir d’action des publics affectifs Ethical issues of spreading rumors on Twitter: Incapacity to act of affective publics
Cette contribution est le résultat d’une recherche exploratoire qui vise à saisir les pouvoirs d’agir des usagers des réseaux socionumériques au cours de leur participation à la propagation d’une rumeur en ligne. À partir d’une approche spinozienne de l’éthique, nous proposons une relecture de nos résultats de thèse pour en soulever les ressorts éthiques. Ainsi, nous avons élaboré un cadre d’analyse des affects et des pratiques numériques de l’éthique by design. Il permet de saisir les affects, l’affection et les influences techniques favorisant des actions hostiles en ligne contre un individu. Il se dégage de cette analyse exploratoire une injonction à participer à la rumeur numérique fortement stimulée par les fonctionnalités techniques de Twitter. La souplesse ou encore l’instantanéité de la participation à la rumeur conduit à une forme d’adhésion collective du cadre interprétatif, par un processus d’identification, réduisant la capacité des individus à gérer leurs émotions ainsi que leur puissance d’agir.
This contribution is an exploratory research which aims to understand the power for action of digital social networks users in their participation in the propagation of online rumors. We adopt a spinozian of ethics approach to propose a new reading of the main results of our thesis to highlight their ethical springboard. Thus, we have developed a framework for analyzing the affects and digital practices of ethics by design. This makes it possible to understand affects, affection and technical factors that can influence hostile actions online against an individual. What emerges from this exploratory analysis is an injunction to participate in the digital rumor strongly stimulated by the technical functionalities of Twitter. The flexibility or even the immediacy of participation in digital rumor leads to a form of collective adherence to the interpretive framework, through an identification process, which reduces the capacity of individuals to manage their emotions and at the same time, their power to act.
Introduction
La rumeur, entendue comme la circulation d’énoncés non vérifiés surgissant à la suite d’une situation jugée menaçante par son émetteur (DiFonzo et Bordia, 2006), prend une nouvelle dimension avec le développement des TIC. Parmi eux, les réseaux socionumériques (RSN) jouent un rôle considérable dans la diffusion de la rumeur (Alloing et Vanderbiest, 2018). Loin d’être un phénomène récent, la propagation de rumeur voire de discours de harcèlement à l’insu des individus sur le web soulève un problème sociétal en raison des conséquences qu’elle génère. En effet, nombreuses sont les rumeurs ayant abouti à la destruction de la réputation des personnes visées, en dépit d’une « nétiquette » dont la mise en place ne garantit pas l’utilisation raisonnée et responsable des RSN. Notre contribution, qui se veut être une étude exploratoire, examine les mécanismes et enjeux éthiques liés à la dissémination d’une rumeur par les usagers de Twitter. Pour ce faire, nous mobilisons les travaux sur la théorie des affects de Spinoza appropriés par des auteurs contemporains. Nous nous pencherons sur les pouvoirs d’agir, que nous définirons comme le « processus de renforcement de la capacité d’action » (Brun, 2017, 3) et sur les affects qui se définissent comme :
« […] une émotion ressentie intérieurement par la mens, correspondant à une affection observable dans le corps, exprimant un différentiel dans sa puissance d’agir, et conditionnant les pensées et les comportements à venir de l’individu (à commencer par sa volonté) » (Citton, 2008, 29).
Nous soumettons que le corps et l’esprit des usagers des RSN sont continuellement affectés par le dispositif sociotechnique et qu’ils conditionnent leurs comportements. Ce phénomène réduit ou altère le pouvoir d’agir des usagers du web. En ce sens, Twitter peut être envisagé comme un lieu disposé à affecter les expériences et existences de ses utilisateurs à travers l’exercice d’une force interindividuelle et intercollective (Cervulle, Pailler, 2014).
Notre intérêt est motivé par le fait que si de nombreuses études se penchent sur les mécanismes de la rumeur numérique (Liu, 2017) ou sur les enjeux démocratique, juridique et journalistique des fake news (Dauphin, 2019), elles abordent peu ou prou les questions éthiques qui lui sont liées. D’autre part, sans le nommer « affect », des études ont démontré les ressorts des violences discursives sur Twitter causés à la fois par des causes extérieures à l’individu, telles que ses fonctionnalités mal maîtrisées, notamment l’absence de régulation ou la spontanéité, et les causes intrinsèques comme la recherche de reconnaissance et l’expression de soi (Mercier, 2015 ; Jehel, 2018a). Cependant, ces études n’envisagent pas les causes affectives au cours des campagnes d’indignation. Or, comprendre les mécanismes et les causes des affects permet du point de vue éthique de les saisir et dans une certaine mesure, d’en réduire les effets.
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Extrait du tweet de Connie St-Louis : « permettez-moi de vous parler de mes problèmes avec les filles. 3 choses se produisent lorsqu’elles sont en laboratoire ; vous tombez amoureux d’elles, elles tombent amoureuses de vous et, lorsque vous les critiquez, elles pleurent », non content du silence qu’il a instauré, il continue de s’enfoncer « Je suis en faveur des laboratoires non mixtes ». St-Louis, C. [@connie_stlouis]. (8/06/2015). Nobel scientist Tim Hunt FRS @royalsociety says at Korean women lunch “I’m a chauvinist and keep ‘girls’ single lab [image jointe] [Tweet]. Twitter. https://twitter.com/connie_stlouis/status/607813783075954688 (consulté en 2019).
Nous avons pris comme objet d’étude le cas de Tim Hunt, que nous avons examiné dans le cadre de notre travail de thèse. Nous proposons une relecture des résultats de notre thèse qui s’est intéressée aux facteurs d’émergence et de médiatisation d’une controverse sociale en nous focalisant à présent sur ses enjeux éthiques et moraux. Commençant par rappeler de quoi il s’est agi : le 9 juin 2015, une polémique naît sur Twitter impliquant un biochimiste, Tim Hunt, dont les propos émis lors d’un toast furent jugés sexistes1 et furent rapportés par une enseignante de journalisme scientifique présente dans l’auditoire, Connie St-Louis, sur son compte. Les réactions à l’encontre de Tim Hunt furent instantanées, virulentes et nombreuses sur Twitter et dans les sites de presse en ligne. Le premier mouvement de tweets fut mené par des chercheurs et académiciens. Une lecture des tweets permit de relever des attaques ad personam puisque Tim Hunt fut traité de « chauvin », « sexiste », « ségrégationniste » ou encore de « stupide ». Des usagers de Twitter ont réclamé également son renvoi de ses différents postes et positions. Dès le 10 juin, un magazine féministe, The Vagenda Magazine, émit un tweet depuis son compte Twitter dans lequel il appela les femmes scientifiques à publier des photos d’elles sur leur lieu de travail en utilisant le mot-dièse #distractinglysexy, qui permit d’indexer les tweets le mentionnant. Cet appel engendra des milliers de tweets de scientifiques dont la plupart se mirent en scène, avec humour, afin de dénoncer les propos jugés sexistes de Tim Hunt. Le 12 juin, les institutions scientifiques et académiques telles que la University London College et la Royal Society, au sein desquelles Tim Hunt avait des postes honorifiques le contraignent à démissionner. Ce n’est que le 14 juin que le Dailymail rédigea enfin un article, suite à un entretien réalisé auprès de Tim Hunt, afin de livrer sa version des faits, soit après qu’il ait subi les conséquences des attaques virulentes sur Twitter, qui lui ont valu la perte de tous ses acquis professionnels et sociaux, acquis des décennies de travail scientifique. Puis, le 24 juin, une investigation réalisée par un journaliste permit de contextualiser ses propos dits « sexistes » et de contredire le premier tweet de Connie St Louis.
1. L’analyse de la rumeur numérique : théorie des affects et publics affectifs
Notre recherche doctorale s’est fondée sur une approche compréhensive et chronologique, puisqu’il s’agissait de saisir les éléments en jeu dans la trajectoire de la controverse (Chateauraynaud, 2011), de la promotion des revendications jusqu’à leur mise en visibilité sur la scène d’apparition publique (Voirol, 2005). Nous avons également mobilisé la sociologie des usages (Jouët, 1993) puisque nous nous sommes intéressés à la médiation numérique de l’information. Pour mener à bien notre recherche, dans un premier temps, nous avons récolté de manière automatisée des traces numériques, à savoir des tweets concernant notre cas d’étude (soit n =13 386 tweets) ainsi que des articles d’information sur les sites de presse en ligne (soit n =149 articles), analysées à partir d’une approche quantitative (Andrianasolo et al., 2018). Puis, dans un second temps, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs auprès d’usagers et des journalistes ayant participé à la polémique (n =5). Nous avons analysé notre matériau au moyen d’une analyse interprétative du discours (Idelson, 2014 ; Breton, 2009), d’analyse du contenu (Bardin, 2013) et d’analyse technodiscursive (Paveau, 2013). L’ensemble de nos résultats ont fait l’objet d’articles et de communication en SIC (Andrianasolo et al., 2017, 2018 ; Andrianasolo, 2019a, 2019b ; 2023).
Afin de prolonger ces résultats issus de nos travaux de thèse, et dans le cadre de la réflexion autour de l’éthique des usages du numérique, nous complétons le cadrage théorique par une approche éthique qui permet d’examiner les causes et mécanismes des affects dans la propagation de la rumeur. Penser l’éthique à partir de l’affect permet de saisir la complexité des usages tout en en nous intéressant aux manières d’être des usagers et non au jugement sur l’être. Se munir de la lanterne de l’éthique permet de saisir le procédé mis en œuvre en vue d’associer un affect à un individu, notamment dans le cas d’une rumeur numérique ciblée. Par ailleurs, comme le proposent Alloing et Pierre (2021) :
« [..], sur Twitter, de nombreuses fonctionnalités comme la création de contenu, la gestion des relations publiques et la mesure des campagnes de communication permettent aux utilisateurs et aux professionnels de mettre en circulation ce qui les affecte ou peut affecter les autres » (Alloing, Pierre, 2021, 269).
Par la production de signes et de messages sur Twitter, les usagers ont la capacité d’attacher et de renforcer un affect à l’égard d’un individu ou d’un groupe d’individu. Twitter est un espace de confrontation polémique, violent à bien des égards, régi par l’indignation ou la honte (Jehel, 2018a). Celui-ci constitue donc un terrain d’étude propice à une analyse du phénomène des rumeurs en ligne et du mécanisme affectif.
Dans la mesure où notre étude s’intéresse à une mobilisation regroupant de nombreux usagers, nous empruntons le concept de « public affectif » à Lünenborg (2019). Pour l’auteure, les publics affectifs du web sont « divers, agonistes et fragiles, et ils émergent et disparaissent continuellement » (Lünenborg, 2019). Ces publics ont la capacité d’affecter et d’être affectés, ce qui les pousse de là à agir sur le web, dans le cadre de la mobilisation notamment, en produisant des messages par exemple. L’action émerge dans l’interaction entre les acteurs humains et la technologie (Lünenborg, 2019, 323).
1.1. Cadre d’analyse de la rumeur numérique : affects et médiation sociotechnique
Notre contribution ne vise pas à proposer des règles de conduite sur les RSN ni à élaborer des méthodes de régulation des pratiques. Celle-ci se présente plutôt comme une réflexion sur ce qui conduit les usagers des RSN à réagir et à participer à une rumeur à partir d’une typologie d’acception de l’« éthique by design » définie par Fischer F. (2019) que nous proposons d’enrichir. Nous adoptons une approche herméneutique et compréhensive (Paillé, Mucchielli, 2012) afin d’interpréter les affects des acteurs sociaux et les causes de leur participation à partir de leurs entretiens et de leurs traces numériques. En ce sens, notre démarche est double et concomitante. Tout en menant une analyse interprétative du changement des affects, nous observons les effets de la médiation technique sur la participation des individus à la propagation de la rumeur. Pour ce faire, nous avons développé un cadre d’analyse qualitative qui se décline comme suit :
Figure 1 : Cadre général d’analyse de l’éthique de la rumeur numérique
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Principalement les affects dérivés de la tristesse tels que la haine, l’indignation, l’aversion et la moquerie
Nous nous intéressons à l’affection2, suivant qu’elle soit de nature active, c’est-à-dire que le changement de l’affect est causé par la nature de l’individu lui-même, ou passive, c’est-à-dire que le changement provient d’une cause extérieure, auquel cas il s’agira d’une passion. Pour Ramond (1999), l’affect actif correspond à la puissance de la raison. Inversement, l’affect passif, causé par des éléments extérieurs et indépendants de l’homme, augmente l’impuissance de la raison puisqu’il conduit à mener des actions contre sa propre nature. L’environnement numérique polémique dans lequel l’usager évolue constitue un espace propice au développement d’affects passifs. Cela ne veut pas dire que participer à une rumeur numérique équivaut mécaniquement à ne pas user de la raison, cependant la sagesse ne s’acquiert que par un réel consentement de l’action ; ce que nous tenterons d’observer.
Pour faire suite à cette proposition, à partir de traces numériques, nous nous demandons si les dispositifs numériques influencent le choix des publics à participer à la rumeur numérique et de quelle manière. Ce second questionnement, intimement lié au précédent, porte sur les enjeux de la médiation sociotechnique dans la propagation de la rumeur. Nous convoquons l’éthique de la médiation proposée par Fischer F. (2019) pour qui l’éthique by design comme médiation éthique permet :
« […] d’observer et de penser les effets sociaux (entre autres) de la codéfinition du sujet et de l’objet par les médiations techniques. [...] Cette réflexion sur la médiation nous invite à décentrer notre regard d’une éthique anthropocentrée vers une éthique relationnelle sujet-objet, à partir de l’observation des effets des médiations. » (Fischer F., 2019, 65).
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Impouvoir d’agir lorsque l’usager des RSN est assujetti et asservi par la passion plutôt que par la raison
Cette approche relationnelle, entre usage et objet, postule que la technique numérique, les RSN en l’occurrence, détermine la représentation, la vision et les actions des individus. Le design, ou l’agencement sociotechnique d’une interface, favorise certaines actions et en entrave d’autres (Pardoux et Devillaine, 2022). Les algorithmes guident également voire imposent des pratiques (Mille, 2019, 125), générant un « impouvoir d’action »3 (Brun, 2017) des usagers, car asservis à la technique, au profit des concepteurs de Twitter. Sur la base d’éléments théoriques empruntés à la philosophie et aux champs des SIC (sociologie des usages et médiation sociotechnique), nous résumons nos critères d’analyse comme suit :
Tableau 1 : Critères d’analyse de la rumeur numérique
2. Pouvoir d’agir des publics affectifs : affects passifs et imitation des affects
2.1. Une rumeur portée par des affects passionnels
Si la rumeur est par essence un phénomène porté par un affect, les RSN donnent la possibilité d’observer son émergence et son mécanisme de déploiement à partir des traces numériques, en l’occurrence les tweets. Des affects de tristesse, d’indignation voire de mépris sont observables dans le corpus comme l’illustre les exemples suivants :
Figure 2 : Tweets contre les comportements et présupposés sexistes
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La modération fonctionne par signalement. La première initiative, en vue d’une régulation automatisée des contenus, a été mise en place en 2017 à travers une modération reposant sur des logiciels
Le fait que Twitter tende à devenir un espace de confrontation, car les usagers y ont la possibilité d’exposer librement leurs affects et que la modération y est peu contraignante4, peut expliquer la teneur vindicative des tweets qui, nous verrons par la suite, affecte les individus. Cependant, la propagation de la rumeur ne s’accompagne pas que d’affects liés à la tristesse. Des affects relatifs à la joie sont également observés :
Figure 3 : Tweets contenant des expressions joyeuses
Cette joie n’est cependant pas caractéristique d’une béatitude et donc d’un acte rationnel, comme le propose Spinoza, puisqu’elle s’accompagne de dérision voire de moquerie. L’analyse des traces numériques a montré que la campagne de hashtag #distractinglysexy se caractérise par une forme d’humour et de dérision, ce qui a d’ailleurs permis une forte dissémination de la rumeur. En ce sens, dans le cas de la rumeur numérique, la joie et la tristesse vécues par les publics affectifs sont passionnelles. Ce sont des affects provisoires et éphémères, stimulés par la rencontre entre les usagers et les tweets. Ils sont associés à la fois à Tim Hunt et aux institutions dans lesquelles il exerce et dans une certaine mesure, à une société dans laquelle la légitimité des femmes scientifiques dans un domaine dominé par les hommes est remise en question.
2.2. Imitation des affects : processus d’identification de la communauté scientifique
L’imitation des affects est mue par le désir de faire ce qui plaît aux hommes et de s’abstenir de ce qui leur déplaît. L’imitation tire son origine d’un processus d’identification par similitude et d’une comparaison avec autrui. Le mimétisme, en ce sens, ne se produit que « dans la mesure où nous la [l’être] jugeons semblable à nous » (Citton, 2008, 34).
L’analyse quantitative des tweets couplée à une analyse technodiscursive des tweets ont fait émerger une auto-identification de la communauté scientifique féminine (Avanza, Laferté, 2005, 142) qui a permis de favoriser la mobilisation numérique. Le hashtag s’est présenté comme l’outil d’expression de l’identité collective (Cervule, Pailler, 2014, para. 25) d’une communauté, entendue comme « un ensemble dont les éléments sont liés par ce qui leur est commun » (Dubost, 2002, 73). Au travers des tweets et des photos d’elles, ces dernières s’exposent publiquement et se désignent comme le sujet des propos de Tim Hunt. L’analyse qualitative des traces numériques ainsi que les entretiens semi-directifs soutiennent ce résultat puisque, à partir du hashtag, Twitter développe chez les usagers le sentiment d’appartenir à un groupe. En particulier, le fait de connaître le vocabulaire scientifique favorise la participation et entretient le processus d’identification. De fait, la mobilisation est portée par des femmes, dont les traits sont identifiables, permettant ainsi à la communauté scientifique féminine de s’identifier (Antolinos-Basso et al., 2017, 26) et donc de ressentir un affect similaire du fait qu’elles imaginent que la communauté féminine scientifique le ressent. Les usagers développent ainsi de l’empathie et de la solidarité à l’égard des femmes, et à l’inverse de l’indignation et de la haine à l’égard de Tim Hunt et des institutions qui le couvrent. Ces imitations se traduisent par des retweets de publication des publics affectifs. Nous proposons de nous attarder sur les conditions d’existence et le fonctionnement de ces communautés éphémères.
2.2.1. Malléabilité de la participation d’une communauté éphémère
Chaque utilisateur de Twitter participe à la propagation d’une information soit en publiant un tweet, en le commentant ou en utilisant la fonction « j’aime ». Ainsi, chacun contribue à l’édification de la contestation au moyen de tweet, de retweet et de réponse. Les actions menées sont caractérisées par une faible organisation et coordination du mouvement et par une plus grande autonomie des individus qui y participent (Flanagin et al., 2006, 41). Les configurations techniques de Twitter permettent aux usagers d’intégrer à leur guise la masse de voix en publiant un tweet. Ainsi, la contribution personnelle se fond dans un « nous » qui devient une entité « multiple, labile et confuse » (Akrich, Méadel, 2007, 149). De fait, participation sur Twitter relève d’un engagement souple, d’une adhésion limitée et informelle ainsi que d’une identité collective et d’un projet politique indéfini.
Pour Lünenborg (2019), les répétitions et les retweets sont envisagés comme des étapes affectives de l’unité, de solidarité et d’appartenance. Les retweets et la participation ponctuelle à la rumeur numérique constituent des rythmes et des flux affectifs qui, tout en renforçant les sentiments des publics indignés, produisent une intensité qui peut être contagieuse.
2.2.2. Dissonance dans les intentions
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Connie St-Louis [@connie_stlouis]. (09/06/2015). @royalsociety My response is below @carlzimmer @edyong209 @deborahblum @russellcris @ivanoransky #WCSJ2015. [Tweet] Twitter. https://twitter.com/connie_stlouis/status/608308737380630528 (consulté le 16/05/2021)
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Le 12 juin 2015 correspond au jour auquel Tim Hunt s’est retiré de la Royal Society, dernière institution dont il n’avait pas encore été déchu.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène propre aux RSN, une dissonance dans les intentions et les objectifs des usagers est observable à partir de l’analyse des traces numériques. Si nous convenons que chaque action est individuelle, et s'ajoute dans le temps à la masse de voix, cela signifie qu’elle peut être chargée d’intentions différentes. En effet, une lecture des tweets de l’instigatrice, Connie St-Louis, du compte ayant lancé le mot-dièse #distractinglysexy, The Vagenda Magazine, ainsi que des participants à la controverse tendent à montrer que les objectifs sont nombreux et n’ont pas été clairement énoncés par les instigateurs de la controverse. Alors que Connie St-Louis avait relayé une pétition pour élire une femme à la tête de la Royal Society5 bien après son premier tweet, une très faible part d’usagers de Twitter ayant utilisé la mention de compte de @connie_stlouis et la @royalsociety ont suggéré le retrait de Tim Hunt de toutes les institutions où il occupait une place. Une recherche des termes associés au champ lexical du « renvoi » a été menée sur un corpus de 1331 tweets mentionnant les comptes de @royalsociety et @connie_stlouis du 9 au 12 juin6 et démontre une faible occurrence.
De plus, le tweet de The Vagenda Magazine, à l’origine du mot-dièse #distractinglysexy, bien qu’il permette d’organiser le mouvement par une consigne claire, n’affiche pas d’objectif explicite. Cette observation est à mettre en lien avec les entretiens menés auprès des usagers ayant utilisé le mot-dièse. Une enquêtée qui a contribué à la propagation de la rumeur a exprimé s’être engagé pour dénoncer les préjugés existants sur les femmes et insiste à plusieurs reprises durant l’entretien sur le fait qu’elle ne souhaitait pas que Tim Hunt perde son travail :
« Personnellement, mon intention n’était pas que quelqu'un perde son emploi pour ça. Je ne pense pas que c'était, ce n'était pas du tout mon objectif. C'était plus juste pour souligner le problème » (Enseignante-chercheuse en Biologie, Sydney, 25/05/2018).
Et un autre usager de Twitter, ayant lui aussi utilisé le mot-dièse #distractinglysexy, d’estimer que le mouvement est devenu un « lynchage public » auquel il ne souhaitait pas prendre part :
« La seule chose que je voudrais mentionner, c'est que je me souviens m'être inquiété après avoir été impliqué dans une sorte d'humiliation publique d'un vieil homme vulnérable, qui avait fait des commentaires maladroits. […] Mais je dois dire que je suis beaucoup plus attentif qu'avant aux grands groupes de personnes qui critiquent d'autres personnes sur Internet. » (T1, enseignant-chercheur en Géographie, Manchester, 25/05/2018).
L’amoncellement de toutes les revendications n’a pas été unifié dans les intentions et les revendications, ce qui caractérise également cette nouvelle forme de mobilisation comme le soulève Akrich et Méadel (2007) : « les membres adhèrent à une identité collective commune, à laquelle ils se réfèrent lorsqu’ils disent « nous » […]. Ce « nous » n’est pas monolithique : les dissonances sont admises et même parfois sollicitées » (ibid., 148). L’agrégation d’actions individuelles entraîne un sentiment d’impunité collective, créant ainsi des effets de meute et de cyberharcèlement.
3. Design de Twitter et mécanismes d’affection : hyperréactivité, émotion, conversation
3.1. Hyperréactivité et impulsion morale à l’œuvre
L’une des fonctionnalités des RSN est l’accès à une pléthore de contenus de manière instantanée sans contrainte spatio-temporelle. Cette possibilité conduit les usagers à la fois à s’engager émotionnellement dans des situations géographiquement ou culturellement éloignées, ce qui modifie les valeurs et les comportements (Fischer H., 2015), ainsi qu’à réagir plus rapidement. Comme le soutenait déjà Compiègne (2016) :
« Toujours plus réactif, sur le registre de la simultanéité comme dans les forums, les messageries instantanées, les situations collaboratives de travail, les jeux en ligne..., il serait devenu l’homme de l’immédiateté et du temps réel, souvent étreint par un sentiment d’urgence mais doué du don si idéalisé d’ubiquité » (Compiègne, 2016, 290).
Ces fonctionnalités ne sont pas sans conséquence sur les pouvoirs d’agir des usagers des RSN. Les actions des individus s’organisent autour de tweets de moins de 240 caractères, de retweets, de « like » et de commentaires. À propos de l’exposition des adolescents aux violences, Jehel (2018b) notait que la gestion des émotions était entravée par les fonctionnalités addictives des RSN qui favorisaient l’hyperréactivité. Les fonctionnalités des RSN participent à ce que Fischer H. (2015) a qualifié de « conscience augmentée », c’est-à-dire une modification des comportements et des valeurs individuels dus à une surexposition d’informations électroniques poussant les individus à (ré-)agir, au moyen de « likes », de « réponses » ou de « retweets », sans plus parvenir à maîtriser ses émotions. La propagation de la rumeur, induit par des pratiques relevant d’une forme d’impulsion et d’une hyperréactivité, se caractérise par une participation massive et quasi instantanée comme l’illustre le graphique suivant :
Figure 4 : Nombre de tweets contenant @royalsociety, @connie_stlouis et #distractinglysexy du 1 au 30/06/2015
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Mercier, Arnaud, « L’ensauvagement du web », 19/08/2018. [En ligne] https://theconversation.com/lensauvagement-du-web-95190
Ce sentiment d’urgence et l’impératif d’intervenir rapidement enlève du temps de réflexion et conduit à des comportements hyper-réactifs7. Cela nous amène à considérer que les individus, assujettis à la spontanéité et à l’impulsivité, agissent prestement en réponse à des affects éphémères et passionnels. La puissance d’agir des usagers des RSN relève en ce sens d’une éthique post-moderne, puisque les fonctionnalités de Twitter confrontent les individus à des dilemmes éthiques qui accentuent les comportements impulsifs et limitent l’usage de la raison :
« Par ailleurs, selon Bauman (1993), les phénomènes moraux ne sont pas rationnels mais résultent plutôt d’une impulsion morale. En effet, les choix éthiques sont généralement ambigus et se présentent plus fréquemment sous forme de dilemmes éthiques, permettant rarement une décision évidente. Le rôle de l’impulsion éthique paraît d’autant plus important si l’on considère la rationalité limitée des acteurs (Simon, 1972). » (Hamet, Michel, 2018)
3.2. Les émotions, moteurs de l’action
Les résultats de notre travail de thèse démontrent une place importante des émotions dans la propagation de la rumeur. Dans la conception habermassienne du débat démocratique, la rationalité se caractérise par des échanges argumentés fondés sur la raison, excluant d’emblée les émotions perçues comme perturbatrices du débat. Les émotions, telles que l’indignation, suscitées par la lecture des propos de Tim Hunt, ont conduit les usagers de Twitter a participé à la propagation de la rumeur et à une amplification d’une vieille controverse millénaire, cristallisée autour des propos d’un seul homme livré en bouc émissaire à une émotion collective. L’indignation, définie comme » la mesure prise d’un écart considérable et scandaleux entre une attente intérieure de ce qui est digne d’être et le constat extérieur d’une épreuve contraire » (Pierron, 2012, 66), s’accompagne de la dénonciation d’une situation ou d’une expérience dont la morale est discutable (Mercier, 2015 ; Pierron, 2012). L’indignation face aux propos de Tim Hunt est exprimée en des termes comme « honteux », « embarrassants » ou « offensifs » qui sont des indicateurs de l’émotion ressentie par les usagers de Twitter.
Les RSN sont des « médias de réaction et des amplificateurs d’émotions » (Lafrance, 2015, 396) qui permettent aux acteurs de vivre intensément la révolte lorsque ces derniers sont indignés, frustrés ou privés de liberté. D’une part, la configuration technique du RSN permet aux usagers d’extérioriser des traits de leurs identités à travers des activités ordinaires telles que le commentaire, la publication ou le partage de contenu (Beuscart et al., 2019). Cette « extériorisation de soi » (ibid.) couplée à l’engouement que suscite la rumeur a créé un espace polémique comme le soutient Mercier (2015) pour qui : « la spontanéité associée à l’expressivité de soi ouvre la voie à un relâchement du contrôle social dans l’interaction avec autrui et ouvre un espace d’expression substitutif, qui autorise de nombreux débordements polémiques » (Mercier, 2015, 167). Les usagers ayant sollicité le renvoi de Tim Hunt en mentionnant le compte Twitter de la Royal Society ou ceux ayant émis des tweets virulents ont agi à l’image d’une foule portée par une émotion collective (Quéré, 2012, 159), au regard du registre polémique. Ces émotions collectives ont stimulé et conforté leur position contre Tim Hunt jusqu’à la destitution de tous ses postes. Un enquêté, ayant recouru à la mention des comptes, minimise la perte des postes de Tim Hunt :
« If he'd said sorry, I think he would have remained in the position. Now, don't forget he'd already retired. This is an emeritus position he was in. He did not lose his job over this. He was already 70 and retired » (T2, enseignant contractuel de Physique, Canada, 30/05/2018).
3.3. Converser pour affecter
L’analyse des « formes technolangagières » (Paveau, 2013, 9) définies comme étant « des formes cliquables possédant une dimension hypertextuelle et délinéarisant les énoncés » (ibid.) et des « typologies technoscripturales » (ibid., 10) révèle plusieurs tendances. Au début de la controverse en date du 9 juin 2015, les tweets sont régis par des mentions de compte, dans la catégorie des formes technolangagières, que Paveau (2013) qualifie de « technomot » (ibid.) et des réponses à des tweets en guise d’activité technoscripturale comme le démontre le tableau suivant :
Tableau 2 : Extrait du tableau d'analyse des "formes technolangagières" et des "typologies technoscripturales"
L’émergence de la controverse réside dans le potentiel conversationnel de Twitter. En effet, les premiers tweets sont des réponses à d’autres tweets. Les configurations techniques de Twitter permettent d’alimenter la controverse à la fois par la possibilité de discuter avec un usager en répondant à son tweet et en faisant connaître la controverse à des twittos par la mention de leur compte :
Figure 5 : Exemples de réponse à des tweets et mentions de compte
La capacité d’interpeller un contact sur Twitter permet de partager à la fois des opinions, basées sur des extraits de propos non vérifiés, et surtout, de transmettre les affects, d’indignation, de mépris et de moquerie, éprouvés à l’adresse de son interlocuteur pour reprendre les exemples d’usagers interpellant d’autres leurs contacts ci-dessus.
Conclusion
Au terme de cette recherche exploratoire, le rôle des RSN dans l’affection des individus et par voie de conséquence, dans la dissémination d’une rumeur reste un champ à explorer. Notre modeste contribution visait à saisir les causes et mécanismes à l’œuvre dans la propagation d’une rumeur sur les RSN, ayant nui à la réputation d’un individu. En mobilisant l’approche de l’éthique spinozienne, nous voulions saisir la puissance d’agir de l’individu qui participe à propager une rumeur, en relevant les affects passifs et actifs à la fois dans les traces numériques et dans les entretiens semi-directifs. Il se dégage de cette analyse exploratoire plusieurs résultats qui méritent une précision. La rumeur numérique que nous avons choisie est portée par des affects passionnels et a eu des conséquences néfastes pour ses deux protagonistes, ce qui nous l’accordons peut ne pas être systématique et donc ne rend pas compte de l’ensemble des dimensions affectives de ce type de phénomène. Ceci posé, nous avons relevé une injonction à participer à la rumeur fortement stimulée par les causes extérieures telles que les fonctionnalités techniques de Twitter et l’affect transmises par ses pairs. L’émotion, moteur de l’action, se retrouve exposée et amplifiée par la possibilité de commenter, publier et partager du contenu instantanément. La capacité conversationnelle par l’usage de la mention de compte et l’usage massif du hashtag permet également de répandre des affects passionnels tels que l’indignation, la haine et la moquerie. Dans la continuité de ce résultat, Twitter offre la possibilité de former des publics affectifs éphémères qui s’identifient entre eux. L’asservissement à des affects passionnels, illustrés par la participation à la rumeur numérique, démontre une faible puissance d’agir et de penser des usagers face au RSN, ce qui ne les exempte pas d’une responsabilité. Des entretiens semi-directifs sur la réflexivité de la participation à ce type de phénomène en ligne, ainsi que des méthodes d’analyse de polarité négative et positive seraient des pistes envisageables pour la suite de cette recherche.