Courtage, entrepreneuriat et bricolage. Ethnographie de l’éthique dans une recherche sur l’enseignement-apprentissage du numérique Brokerage, entrepreneurship and bricolage. Ethnography of ethics in research on digital teaching and learning in humanities
À partir de l’ethnographie des pratiques de l’éthique au sein de EVARIATION, un programme de recherche en enseignement-apprentissage avec le numérique dans l’enseignement supérieur, les pratiques de l’éthique dans les recherches s’avèrent être un processus itératif, entre bricolage, résistances et militantisme éthiques, qui donne lieu à de nouveaux rôles pour les chercheurs (courtage, entrepreneuriat). Les personnels administratifs chargés de l’accompagnement à la recherche sont, quant à eux, assignés à la production de procédures pour la mise en œuvre de l’éthique. L’analyse des pratiques de l’éthique et de la multiplicité des conceptions sous-jacentes des acteurs universitaires, fait apparaître des conceptions parfois antagoniques (éthique normative, éthique réflexive, éthique réglementaire…). Tout cela questionne les logiques de pouvoir dans la recherche et les relations entre sciences et société, dans la perspective de l’acceptabilité du changement en cours dans les pratiques de l’éthique dans la recherche en sciences humaines et sociales.
Based on an ethnography of ethical practices within EVARIATION, a research programme on teaching and learning with digital technologies in higher education, ethical practices in research are revealed to be an iterative and conflictual process, between ethical bricolage, resistance and militancy, which gives rise to new roles for researchers (brokerage, entrepreneurship). The administrative staff responsible for supporting research are, for their part, responsible for producing procedures for implementing ethics. Analysis of ethical practices and the multiplicity of underlying conceptions held by university actors reveals sometimes antagonistic conceptions (normative ethics, reflexive ethics, regulatory ethics, etc.). All this raises questions about the logic of power in research and the relationship between science and society, from the angle of the acceptability of the changes underway in ethical practices in human and social science research.
Introduction
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Le besoin d’éthique dans la recherche est constaté internationalement après les horreurs commises dans le champ médical au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans les sciences du vivant à travers la bioéthique. Née en 1971, elle est théorisée en 1979 d’abord avec l’ouvrage Principles of biomedical ethics puis par la publication du Principe responsabilité de Hans Jonas qui formule des risques auxquels l’éthique répondrait en termes de maîtrise et de contrôle. En 1992, les Nations Unies érigent la précaution en principe, lors de la Conférence sur l’environnement et le développement. Apparaissent ensuite de nouvelles conceptions et mises en œuvre de l’éthique, non plus comme risques et recherche de principes, mais comme procédures de la discussion collective (Habermas, 1986, 1991 ; Apel, 1987) qui s’incarnent dans la création des comités éthiques. Dans les années 2000, l’OCDE, l’organisation de coopération et de développement économiques, étend l’éthique au service public et à tous les domaines de la recherche, en vue notamment de couvrir les domaines des sciences et technologies pour y promouvoir les valeurs européennes comme l’universalité ou la subsidiarité.
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Pour une analyse approfondie des transformations des théorisations et pratiques de l’éthique à l’échelle mondiale et européenne, l’évolution des influences mutuelles entre secteur public et secteur privé sur le thème de l’éthique, ainsi que le contexte général de globalisation et les changements de la recherche, voir l’article de Sarah Carvallo (2019).
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Si les paniques morales ne sont pas des dilemmes moraux, elles semblent néanmoins affecter les pratiques de l’éthique dans la recherche en général et en sciences humaines en particulier, au point que certains chercheurs considèrent que l’évaluation éthique de la recherche soit une panique morale (Van den Hoonaard, 2001 ; Ogien, 2010). Pour une définition des paniques morales, voir Ogien (2012).
L’importance des dossiers éthiques croît dans le quotidien des chercheurs en sciences humaines et sociales depuis des années. Dans l’histoire de l’éthique de la recherche1, citoyens, chercheurs, institutions, expriment le besoin de mesurer et d’accompagner les changements techno-scientifiques2 liés au numérique. La globalisation et le fonctionnement par projet ou par commande transforment également la recherche. Au sein d’une commodification (Radder, 2010), soit une marchandisation de celle-ci, les chercheurs se confrontent de plus en plus à des injonctions paradoxales (Vinck, 2010)², à des dilemmes du prisonnier (Drucker Godard et al., 2013 ; Mignot-Gérard, 2012 ; Bozeman, 2011 ; Sponem, 2013) voire à des paniques morales (Hoonaard, 2001 ; Ogien, 2004)3 qui bouleversent profondément les métiers, les identités et les modèles professionnels (Barrier, 2011). Dans ce contexte, l’éthique reproduit la complexité à l’œuvre dans les pratiques de la recherche entre arrangements, conflits d’intérêts et dilemmes, alors qu’elle devrait les réguler. De plus, elle serait utilisée comme variable stratégique, permettant de répondre à des obligations administratives, pédagogiques et réglementaires, notamment dans la formation et l’enseignement supérieur (Bok, 2003 ; Texeira et al., 2004), au lieu de matérialiser une prise de conscience des enjeux liant sciences et société (Vinck, 2007), ce qui questionne la sincérité et l’effectivité des démarches.
Dans un tel contexte, l’éthique est considérée comme l’expérience d’une situation-problème à gérer et un besoin à intégrer à une recherche (Dewey, [1938] 1967, 127-128), afin de réfléchir et d’ouvrir une discussion sur l’éthique de la recherche. Elle n’est donc pas un donné en soi mais un ensemble de conceptions et de pratiques à interroger. Le numérique, c’est-à-dire à la fois toutes les activités sur Internet ce qui inclut les infrastructures qu’elles nécessitent, les équipements, les services et les contenus, est à la fois une composante de l’objet de recherche, un objet à part entière de la recherche, un champ d’application de celle-ci, un outil de recherche en général (pour chercher des informations et des références bibliographiques par exemple) et dans cette recherche en particulier (pour la collecte de données avec des questionnaires en ligne, autant que pour coordonner l’équipe de recherche) et un ensemble de pratiques mis en question dans l’éthique. Environnement éthique et de recherche, il est également un domaine d’application de normes éthiques (Domenget et al., 2022), à la fois l’une des causes de leur recrudescence et un enjeu à penser et à prévoir dans les pratiques de recherche.
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Ce terme fait référence à ce que Claude Lévi-Strauss désigne comme la phase de recueil de données sur le terrain. Il la distingue d’une part de l’ethnologie qui constitue l’analyse des matériaux empiriques permettant la description et la « mise en signification » d’une culture particulière. D’autre part, l’anthropologie compare et met en dialogue les cultures afin de dégager des invariants et des différences (Lévi-Strauss, 1955). Le terme « ethnographie » « est aujourd’hui largement répandu dans l’ensemble des sciences sociales pour désigner tout à la fois une méthode et ses résultats : le travail qualitatif de collecte des matériaux de terrain, le corpus qui en résulte et l’écriture qui en restitue l’analyse » (Barthélemy, Combessie, Fournier et Monjaret, 2014).
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Le projet de recherche Evariation assume une posture déterministe quant à l’impact de la COVID-19 sur les pratiques d'enseignement et d'apprentissage ainsi que de l’environnement numérique sur ces dernières. Cette posture étant largement partagée en sciences de l’éducation et de la formation dans lesquelles s’ancre principalement la recherche.
Il convient de décrire les pratiques de l’éthique en lien avec le numérique pour comprendre les conceptions et les normes sous-jacentes et questionner ce que l’éthique fait à la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) et plus précisément dans les recherches en éducation. Comment les cadres éthiques et numériques affectent-t-il les pratiques de la recherche ? L’ethnographie4 en cours se base sur une étude de cas, à savoir le développement de la démarche éthique du programme de recherche international EVARIATION, comptant plus d’une dizaine de chercheurs. Celui-ci vise à comprendre les changements des pratiques d'enseignement et d'apprentissage dans les environnements numériques de l'enseignement supérieur. Ancré dans les sciences de l'éducation et de la formation (SEF) et s'appuyant sur divers domaines (informatique, psychologie…), il poursuit deux objectifs principaux : envisager les éventuelles influences de la pandémie de la COVID-19 sur les pratiques d'enseignement et d'apprentissage des enseignants-chercheurs et des étudiants et explorer le rôle du numérique dans ces éventuels changements ; accompagner ce changement en développant des formations pour les acteurs de terrain. Le cadre théorique repose sur des modèles socio-cognitifs, en mettant l'accent sur le rôle et la place de l'environnement numérique dans les pratiques d'enseignement et d'apprentissage5. La méthodologie mixte (questionnaires, observations, entretiens) vise à recueillir des données quantitatives et qualitatives en favorisant la participation active des acteurs du terrain. La recherche EVARIATION contribue à une meilleure compréhension des défis et des opportunités liés à l'enseignement supérieur numérique, offrant ainsi un aperçu précieux pour la formation et la transformation des pratiques pédagogiques.
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Le plan de gestion des données (PGD) décrit la façon dont les données sont produites, utilisées, documentées et partagées pendant et après une recherche. Il se présente souvent sous la forme d’un document comprenant un schéma puis un texte composé de différentes rubriques explicatives. Il est désormais de plus en plus attendu jusque dans le cadre d’une recherche qualitative, afin d’assurer une bonne gestion des données, en particulier des données personnelles.
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L’observation participante et la participation observante se différencient par le degré de participation et le mode d’entrée sur le terrain. Ainsi, si un praticien décide d’analyser scientifiquement sa pratique, il s’agit d’une participation observante car la participation précède l’observation scientifique. Tandis que l’observation participante concerne un projet scientifique décidé en amont de la pratique. De même, lorsque la participation active sur le terrain, c’est-à-dire le fait de faire comme celles et ceux que l’on observe, est plus importante (dans le temps passé sur le terrain) que l’observation, il s’agit alors d’une participation observante (Brewer, 2000). Dans le cas d’une observation participante, le chercheur observe principalement, toujours avec ses supports de recueil de données (carnets, appareils de prise d’image) et participe sur des tâches précises décidées de concert avec les personnes observées (De Sardan, 1995). Voir également : Soulé, 2007.
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L’Institutional Review Board, IRB, renvoie à la fois aux comités éthiques assurant à l’international le caractère éthique de la démarche adoptée dans un projet de recherche, ainsi que, par métonymie, au numéro obtenu qui correspond à la référence de l’agrément lui-même. Les comités sont composés de personnes qualifiées pour évaluer et orienter si besoin les projets de recherche qui impliquent des sujets humains, afin de s’assurer que les droits de ces derniers sont bien respectés et que les recherches répondent aux règles éthiques et déontologiques de la profession concernée. Ainsi, des IRB se trouvent dans toutes les universités et instituts de recherche, comme dans ce cas au sein de l’université fédérale de Toulouse, certains étant également disponibles pour des entreprises menant des recherches auprès d’êtres humains.
Le corpus de cette recherche sur les pratiques de l’éthique au sein de EVARIATION, menée depuis trois ans, est mixte (observations, entretiens, documents collectés), basé sur une observation participante d’abord (dossier éthique, PGD6) puis sur une participation observante7 (demande d’IRB8).
Au sein d’une méthodologie inductive, l’approche compréhensive s’inscrit à la croisée de l’anthropologie politique et d’une anthropologie des institutions (Abélès, 1995), la perspective émique (Harris, 1982, 47-61 ; De Sardan, 1998 , 151-166) prévalant, des sciences de l’information et de la communication ainsi que des SEF, en déployant une perspective critique.
Cet article s’inscrit dans l’analyse d’un cas éthique en anthropologie (Jacorzynski, 2016, 226-239), ce qui explique ses spécificités, notamment la structuration en deux parties composées d’abord de la description du cas éthique puis de son analyse.
1. Un processus itératif
1.1. Une recherche gigogne
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D’abord, il fallut trouver les référents sur le campus, à savoir le DPO, délégué à la protection des données, puis les personnes chargées de l’accompagnement à l’éthique dans la recherche. La stratégie fut de remplir une première fois le document pour se l’approprier et comprendre les attendus. Cela parut très long car il fallut tout préciser depuis les membres du projet jusqu’aux méthodes et procédés d’observation, le recueil de données et leur traitement, alors même que tout n’avait pas encore été décidé, les modalités de la recherche se précisant concomitamment à la rédaction du dossier éthique. « Les questions étaient alors : on fait quoi, comment, avec quels outils, le numérique étant au centre de tout cela » (FT, entretien, 2022). L’appréhension de nouveaux termes à assimiler fut également chronophage.
La rédaction d’un dossier éthique est un processus itératif qui se compose de plusieurs phases successives de rédaction et de relecture. Avant que la recherche ne débute et alors que les discussions se poursuivent sur ses mises en œuvre, un premier dossier éthique est progressivement rempli en vue d’obtenir le numéro de certification. Celui-ci est perçu à la fois comme une garantie de l’éthique de la recherche, un sésame nécessaire à la demande de divers financements et à l’extension de la recherche à l’international. Ce premier dossier est source de nombreux apprentissages9.
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Le CER, comité éthique de la recherche, est composé de chercheurs et d’agents administratifs (DPO, membre des services juridiques…) des universités dont il évalue les projets ainsi que de représentants de la société civile.
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L’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD), soit le règlement UE 2016/679, au sein de l’Union européenne, visant la protection et encadrant la libre circulation des données personnelles des personnes physiques, a des répercussions sur les collectes de données dans la recherche scientifique. Au point qu’un document complémentaire a été mis en ligne sur le site du Service public afin de reprendre les grands principes et les applications du RGPD sur les enquêtes (https://www.plus.transformation.gouv.fr/sites/default/files/ressource/Guide%20RGPD%20appliqu%C3%A9%20aux%20enqu%C3%AAtes%20(II)_0.pdf. Ainsi, les courriels des répondants sont considérés comme une donnée personnelle. De ce fait, leur collecte réclame le consentement des participants à l’enquête en ligne et des protocoles de sécurité lors du traitement des données (serveurs hébergés en Europe, de préférence institutionnels, afin de garantir la propriété des données et leur protection conformément au droit européen ; contrôle et limitation des accès à la matrice contenant les courriels…), ainsi qu’après la fin de la collecte des données (mode de conservation des données, stockage et temps de (...)
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Par exemple : comment gérer et conserver les listes de codes d’anonymisation de manière légale et sécurisée ? Qui y a accès et selon quelles modalités ?
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Le ou la délégué.e à la protection des données (DPO) est chargé par l’université de mettre en œuvre dans toutes les recherches qui émanent de groupes de recherche de l’université, le règlement européen de protection des données (RGPD).
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La Direction des systèmes d’information (DSI) est chargée de définir, mettre en place et gérer les moyens techniques nécessaires aux systèmes d’information et de communication, ici de l’université.
L’évaluation du CER10 de l’université de rattachement, imposa divers changements d’abord dans les pratiques en amont de la recherche, allongeant considérablement le temps d’élaboration du projet en raison de sa complexité et des contraintes techniques et administratives qu’il exige. Par exemple, il fallait s’assurer que les ordinateurs servant à la saisie des données de terrain soient sécurisés (mot de passe, antivirus…). Or, comment vérifier que les quarante étudiants de Master qui ont contribué à la saisie aient bien un mot de passe sur leur ordinateur ? Ensuite, les méthodologies de collecte et de traitement des données ont dû être repensées pour éviter de collecter de données personnelles11. Si l’anonymisation des données était impossible sans compromettre la longitudinalité, la pseudonymisation immédiate, via un code-répondant élaboré selon divers critères (date entretien/observation…), fut choisie. Outre les questions relatives aux données produites, le dossier éthique de EVARIATION pose des questions d’archivage et de conservation des données12. La démarche éthique modifie également le rapport aux participants (plus de possibilité de relance, d’un suivi plus individualisé…) jusqu’au fonctionnement des équipes, avec l’attribution de nouveaux rôles, non seulement l’intégration du DPO13, ici un membre de la DSI14 de l’université, mais aussi entre les chercheurs du projet, un groupe devenant responsable du dossier éthique. D’un point de vue éthique, cette démarche amène à la reproduction d’inégalités propres à la recherche entre titulaires et contractuels ou étudiants, notamment sur la question de la sécurité des équipements informatiques, liée à leur qualité donc en grande partie à leur coût, de même que leur entretien. Les non titulaires n’ont pas droit, par exemple, au suivi assuré par la DSI sur les équipements informatiques, alors qu’ils ont moins les moyens de s’équiper que des chercheurs titulaires.
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D’un point de vue méthodologique, il fallut préciser le caractère longitudinal de l’étude auprès des enseignants et son caractère transversal auprès des étudiants, raccourcir le délai d’anonymisation et de pseudonymisation (deux ans étant jugé une durée trop longue), ainsi que les modalités de traitement des données en cas d’abandon des participants. Il en va de même pour le traitement quantitatif et qualitatif des données. Une question éthique demeurait épineuse : le risque de pressions et les relations asymétriques entre les chercheurs de EVARIATION et les participants, ces derniers pouvant craindre pour leur parcours ou leur carrière au sein de l’université. Pour cela, si l’équipe avait déjà pris soin de mener des observations et des entretiens auprès de participants avec lesquels elle ne travaillait pas directement, un nouveau protocole est instauré : 1) il est demandé aux enseignants de sortir de leur classe lors du choix des étudiants volontaires, les enseignants étant volontaires préalablement ; 2) il est précisé à diverses reprises qu’il n’y a aucun enjeu d’aucune sorte avec l’université.
Presque un an après, un deuxième dossier éthique est rempli pour demander un numéro d’IRB auprès du CER en vue du déploiement de la recherche à l’international. Cela est une réussite en demi-teinte réclamant de substantiels changements qui font craindre des restrictions d’objectifs. Finalement, le travail consiste surtout en une explicitation plus exhaustive des procédés15.
1.2. Éthique normative, éthique appliquée
Le cadre théorique de l'éthique de EVARIATION repose sur une fusion de deux approches majeures : l'éthique normative et l'éthique appliquée. La première se focalise sur les fondements théoriques de l'action morale. Trois de ses penseurs sont convoqués. Rawls (1999) forge une théorie de la justice qui met l'accent sur les principes sous-tendant une société équitable, soit une répartition équitable des ressources sociales. Cela implique de reconnaître les droits fondamentaux (liberté, égalité), les besoins et les intérêts dans la formulation des principes de la justice. Amartya Sen (2009) intègre la diversité culturelle à la réflexion éthique, en l’articulant autour de la justice et la dignité humaine comme valeurs cardinales. Korsgaard (2018) souligne que l'éthique doit viser à établir une objectivité morale tout en tenant compte des idiosyncrasies des agents moraux. Les principes éthiques devraient présenter la solidité et l'objectivité nécessaires pour guider les actions morales, tout en étant flexibles et adaptés à la réalité quotidienne de l'individu. La perspective des capacités de Nussbaum (2011) affirme que les principes éthiques devraient reposer sur la capacité des individus à mener une vie épanouissante. Elle préconise la poursuite de la satisfaction des capacités d'un individu et favorise une meilleure intégration des besoins et des aspirations des individus dans les prises de décisions éthiques, tenant compte de la diversité et de la complexité des sociétés pluralistes.
La seconde, l'éthique appliquée, se consacre à la formulation de principes éthiques applicables dans des contextes spécifiques. Elle s'inspire à la fois de la philosophie et de l'empirisme pour analyser les expériences et les pratiques concrètes au sein de contextes particuliers. Cette approche cherche à proposer des solutions sur mesure aux problèmes éthiques bien réels. Développée depuis les années 1960, l'éthique appliquée s'adapte particulièrement bien aux nouvelles situations, comme celles engendrées par les avancées numériques en éducation. S'attardant sur l'application des principes éthiques universels à des enjeux éthiques spécifiques, l'éthique appliquée tire sa substance des réflexions de l'éthique normative, cherchant à transposer ces principes dans des situations tangibles (Beauchamp et Childress, 2019).
Certaines particularités des recherches en sciences de l’éducation, comme l’asymétrie relationnelle (entre enseignants et étudiants, enseignants-chercheurs et enseignants, enseignants et étudiants vis-à-vis des directions administratives…) et les publics concernés (notamment la présence de mineurs au sein des établissements) sont des complexités supplémentaires à gérer et expliquent la nécessité d'un cadre théorique peut-être plus étayé que dans d’autres disciplines pour répondre aux enjeux éthiques.
Finalement, le processus de rédaction des dossiers éthiques, associé à l'élaboration du cadre théorique de l'éthique de EVARIATION, participe à l'évolution constante non seulement du projet mais également du rôle de ses membres, certains se spécialisant notamment dans le volet éthique. Le numérique commence alors à être envisagé sous l’angle de l’éthique.
1.3. Résistances, courtage, entrepreneuriat et militantisme
Les démarches éthiques engendrent des tensions et des paradoxes auxquels les chercheurs font face, collectivement et individuellement. Pour cela, les chercheurs s'engagent dans un processus itératif, réévaluant à plusieurs reprises les approches éthiques mises en œuvre.
L'un des paradoxes réside dans le fait que l'éthique, en tant que processus, se traduit par des protocoles contraignants dans le domaine de la recherche. Ces protocoles sont souvent perçus comme des injonctions plutôt que comme des guides, comme le révèlent les entretiens. Les défis pratiques associés à ces protocoles englobent des procédures d'évaluation, de contrôle et des réorientations des projets, parfois par opportunité ou par censure. Au sein de EVARIATION, le débat central portait sur la posture à adopter collectivement face aux questions éthiques. S'agissait-il de simples procédures à suivre, donc contournables dans la pratique, ou d'un véritable engagement en faveur de la protection des droits des enquêtés ? En quoi le numérique pouvait-il être aussi bien un outil (pour tenir informées les personnes intéressées sans collecter de données personnelles) qu’une difficulté supplémentaire (nouveaux et nombreux protocoles de protection des données) dans la démarche éthique ? Bien que la posture théorique soit claire, sa mise en pratique est difficile, comme l'illustre le cas des étudiants ayant accès au tableau des codes des participants. Celui-ci a donc été supprimé conformément aux recommandations du CER. L’ouverture et le partage que permet techniquement le numérique sont ici limités par l’éthique.
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Dans le cadre de discussions informelles avec des anthropologues qui travaillent sur l’éthique de la discipline, une hypothèse envisagée dans le cas des anthropologues français, serait que l’éthique et la mise en œuvre de protocoles de protection des données et des sujets humains étaient considérées avec préjugé et rejetées comme relevant d’un puritanisme qui limitait les pratiques de recherche, parce qu’elles provenaient des associations d’anthropologie anglo-saxonnes, dans un contexte de concurrence des courants d’anthropologie française, britannique et états-unienne.
Il est important de noter que si des résistances sont observées dans des projets de petite envergure qui ne nécessitent pas un financement considérable, les entretiens révèlent plus d'inertie face au changement que de réelles oppositions concertées. Par ailleurs, l'appartenance disciplinaire joue un rôle dans la réception des protocoles éthiques, avec des politistes et anthropologues16 montrant parfois une plus grande réticence par rapport à des linguistes. Les chercheurs en SEF occupent une position intermédiaire, comme nous l’apprennent les personnels des services documentaires interrogés. Plus généralement, il apparaît que les chercheurs ayant des compétences techniques dans le domaine numérique ont une approche plus ouverte des protocoles, tandis que ceux moins expérimentés font face à des défis dans la gestion des demandes éthiques. Dans la majorité des cas, il en résulte, pour les chercheurs, une double tension entre la nécessité de protéger les données des acteurs impliqués dans la recherche et le développement de pratiques de recherche. Cette tension entre agir technique et agir éthique se traduit par un besoin constant de reconsidérer l'ensemble du processus à travers une perspective éthique, plutôt que de se limiter à développer des compétences en matière de dossiers éthiques. Si les chercheurs conservent des marges de manœuvre, les personnels chargés de l'accompagnement de l’éthique dans la recherche sont plus exposés à ces contraintes.
De cette situation découlent de nouveaux rôles pour les chercheurs, les plaçant tour à tour dans des postures qui traduisent différentes représentations de l’éthique :
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courtiers en éthique en comparant les dossiers et les attentes éthiques d’appels à projets de recherche ou de propositions de financement, afin de trouver celui qui sera le plus en adéquation avec les besoins et les compétences au sein de l’équipe (faibles exigences si peu de compétences ou délais très serrés…) ;
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entrepreneurs éthiques et techniciens qui adaptent et bricolent des solutions éthiques et/ou numériques, voire dupliquent et adaptent des dossiers validés antérieurement à de nouveaux projets de recherche ;
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résistants, qu’ils fassent une résistance active (refus assumé et revendiqué de remplir des dossiers et de s’intéresser à la démarche) ou passive (en délégant ou en retardant les dossiers, en contournant les limites).
Toutes ces pratiques relèvent de multiples facteurs dont les compétences des chercheurs en matières éthique et numérique, leur créativité et leur environnement socioprofessionnel.
2. La construction politico-administrative de l’éthique
2.1. Multiplicité des conceptions au sein d’une diversité d’acteurs
Observer des pratiques de l’éthique dans une recherche collective permet d’embrasser une variété d’acteurs impliqués, porteuse de multiples conceptions de l’éthique. Dans l’équipe EVARIATION, avec ses chercheurs et ses masterants, on constate des disparités dans les approches éthiques, tant au niveau des compétences (à la fois éthiques et numériques) que de l'engagement idéologique.
Les agents administratifs participant à ces processus se trouvent dans une situation différente. Qu'ils soient volontaires ou non, intéressés ou non, s'ils sont concernés par ces nouvelles responsabilités, ils doivent élaborer des procédures en se basant sur des directives ministérielles et les choix des directions universitaires. Leur formation est souvent limitée, les poussant à s'autoformer en éthique, en fonction de leurs compétences initiales et de leur motivation. Dans un cas observé, les personnels de documentation assurent le suivi de l'éthique en se répartissant les départements de recherche. À ce stade de l'ethnographie, il semble que l'aspect réglementaire de l'éthique soit principalement dicté par les demandes des présidences des universités aux employés administratifs sans que la place et le rôle du numérique soient interrogés. En l'absence de formation dédiée, ces employés transmettent leurs propres conceptions de l'éthique et du numérique. Par exemple, une juriste chargée de mission sur un campus met l'accent sur la déontologie plutôt que sur l'éthique et l'intégrité scientifique, en raison de sa formation, bien que les trois aspects soient équivalents dans la loi française. Dans un autre établissement, les formations à l’éthique consistent non seulement en la présentation des cadres juridiques et administratifs de celle-ci par des agents administratifs, mais aussi en des discussions avec des chercheurs de différentes disciplines de ce que l’éthique interroge, du point de vue théorique, méthodologique voire épistémologique, constatant l’évolution conjointe de l’éthique et du numérique dans la recherche.
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Par exemple, la loi Jardé et ses décrets sur la recherche impliquant des êtres humains, qu'elle soit interventionnelle ou non (2012, décret n° 2016-1537).
Le cadre légal de l'éthique dans les universités françaises est principalement d'origine européenne, sous l’influence des lois et comités d'éthique américains. Cette "réglementation proliférante" (Carvallo, 2019)17 entraîne des divergences d'interprétation quant à la définition de l'éthique. Par exemple, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) associent étroitement déontologie et intégrité scientifique, tandis que la loi relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires (29/06/2016, art. 9) les distingue.
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Par exemple, Hubert Doucet (2010) aborde la recrudescence de l’éthique à partir de multiples facteurs environnementaux (internes à la recherche comme « l’augmentation constante des tâches administratives, le manque de temps, les impasses financières et la pression de la concurrence » qui génèrent des procédés « douteux ou illicites ») et sociétaux (comme la nouvelle économie du savoir basée sur le sensationnalisme de découvertes scientifiques plutôt que sur les exigences éthiques ; le retour d’une demande d’engagement de la science au service de la société), sans aborder les évolutions socio-technologiques dont le numérique fait partie. Pour une réflexion sur l’avenir des SHS en lien avec le numérique, voir la thèse de Flora Fischer (2021). Plus généralement, sur les liens entre éthique et numérique, voir l’ouvrage, centré sur l’éducation et la formation de Roelens et Pélissier (2023), ainsi que divers articles dont Meneceur (2021) et Mounier (2018).
Si le numérique semble être à l’origine du renouveau du besoin d’éthique dans la recherche ainsi que des règlements, celui-ci ne semble pas interrogé en-dehors de cercles d’initiés18.
2.2. Entre norme, réglementation et réflexivité
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La collecte des formulaires de consentement a été l’occasion de se confronter aux points de vue et aux situations des personnes interrogées ou observées sur le terrain. À l’aune de ces échanges informels, des questions sont alors apparues concernant l’éthique du numérique : pourquoi et comment faire signer des formulaires de consentement à des personnes analphabète ou avec un très faible niveau de lecture (déchiffrement) ? Comment faire remplir des formulaires de consentement en français à des étudiant.e.s allophones qui ne lisent pas le français ? Quel sens a la protection des données personnelles quand les personnes interrogées luttent au quotidien pour couvrir leurs besoins primaires (notamment manger et boire) ? Pourquoi protéger des données personnelles quand des populations sont soumises à des régimes autoritaires qui restreignent leurs libertés ou des niveaux de corruption qui menacent leur intégrité physique ? Que signifie alors protéger des données personnelles quand des vies humaines sont en danger ?
Comme le numérique (Roelens et Pélissier, 2023), l'éthique englobe des idéologies, participe à la création de normes et présente des recommandations implicites ou explicites (Collin, 2023, 13-14). Les conceptions sous-jacentes de l'éthique chez les chercheurs peuvent expliquer les malentendus au sein des équipes et entre chercheurs et administrateurs. On distingue trois éthiques : l'éthique conséquentialiste, axée sur les conséquences, l'éthique déontologique, fondée sur des devoirs et des principes, enfin l'éthique des vertus qui examine les valeurs et les principes guidant les choix et les actions (Billier, 2010). De nombreux chercheurs en SHS se préoccupent des implications éthiques de leur recherche, en particulier lorsqu'il y a une composante ethnographique. Si certaines disciplines sont plus enclines à établir des règles et des devoirs, d'autres sont plus réservées. Bien que tous les chercheurs interrogés s'intéressent grandement aux droits des participants, cela peut être interprété différemment. Par exemple, le consentement est crucial pour les membres de EVARIATION au-delà des exigences légales, mais il est questionné dans un contexte transculturel. Cela fait douter de l'universalité de l'éthique du numérique, en particulier lorsqu'il s'agit de participants ayant une faible maîtrise de la lecture ou parlant d'autres langues19.
Ces conceptions s'inscrivent dans un contexte institutionnel plus vaste, caractérisé par une prolifération de réglementations qui témoigne d'un tournant bureaucratique de l'éthique, la considérant d'une part comme une "soft law" (Carvallo, 2019). L'éthique et le droit se renforcent mutuellement, tandis que les procédures de discussion héritées des années 1980 demeurent importantes. D'autre part, l'éthique est vue comme une réflexion basée sur la modernité réflexive, influencée par la pensée du risque de U. Beck (2001). Cette approche reconnaît les conséquences des actions des chercheurs et implique une réflexion éthique .
Ces éthiques émergentes issues de l'analyse des pratiques de recherche en SHS, à savoir l'éthique réglementaire et l'éthique réflexive, liées à des conceptions normatives de l'éthique, amènent à remettre en question la scientificité elle-même dans ses demandes critiques et réflexives contemporaines.
2.3. Logiques de pouvoir et avenir de la recherche
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Si cela est vrai de l’éthique en général, cette remarque semble d’autant plus forte concernant l’éthique du numérique en raison de la diffusion et de l’usage massif du numérique car ces derniers tendent à le naturaliser en évacuant toute possibilité de questionnement idéologique ou épistémologique. Ainsi, si l’outil n’est plus questionné dans les rapports de pouvoir qu’il instaure, l’éthique qui le concerne ne le remet pas non plus en question bien qu’elle s’intéresse aux rapports de pouvoir comme en attestent les contenus mêmes des dossiers éthiques qui veillent notamment à protéger les droits des personnes participant à des enquêtes.
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L'IRB est un standard états-unien devenu mondial, instauré en 1974 pour encadrer la recherche médicale impliquant des sujets humains. Cette initiative faisait écho à l'infâme Tuskegee Syphilis Study mené de 1932 à 1972. Cependant, des abus similaires étaient courants, notamment dans les institutions accueillant des personnes en situation de handicap, où des expérimentations médicales choquantes avaient lieu (Moon, 2009). Bien que l'encadrement des pratiques de recherche soit un progrès indéniable, l'histoire révèle que l'IRB, créé par le NIH, a été conçu pour réguler les pratiques de recherche d'autres organisations. Cette dualité souligne l'ambiguïté d'une institution censée protéger les droits tout en permettant à ses membres de s'en soustraire. Cette ambiguïté dans l'histoire de l'IRB rappelle les tensions et les incertitudes rencontrées dans la mise en œuvre de l'éthique, bien que de manière moins extrême. Les comités d'éthique, composés de chercheurs universitaires, sont en eux-mêmes un sujet d'interrogation. Bien qu'ils puissent se retirer lorsqu'ils sont en conflit d'intérêts, leurs liens avec les chercheurs qu'ils évaluent soulèvent des questions.
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Le concept de dispositif d’inspiration foucaldienne, entendu comme un ensemble hétérogène (de discours, d’institutions, d’aménagements, de règles…) visant à assurer un contrôle par la disciplinarisation des corps, est repris ici dans le sens développé par Agamben (2014) dans ses dimensions matérielles, techniques et technologiques, et symboliques, dans les stratégies les rapports de force qui le constituent.
- Note de bas de page 23 :
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DoRANum est une plateforme de ressources et de formation numériques sur la gestion et le partage des données de la recherche. Tandis que Huma-Num est une infrastructure de recherche réservée aux sciences humaines et sociales afin d’accompagner les équipes dans la gestion des données dans leurs projets de recherche.
Les visées téléologiques et les dimensions normatives des pratiques de l'éthique de la recherche en SHS soulèvent des questions sur un « impérialisme éthique » (Schrag, 2010) diffusé par le numérique et que ce dernier tend à naturaliser en évacuant toute possibilité de questionnement idéologique ou épistémologique, les pratiques étant déjà là socialement et si diffuses qu’elles en sont naturalisées20. Les comités d’éthique et les IRB21 jouent un rôle dans ces mécanismes de pouvoir (Agamben, 2014) à saisir en examinant leurs usages et leurs évolutions historiques d’une part et leurs dispositifs22 d’autre part. Dans le contexte français, des entités de recherche majeures telles que DoRANum, Huma-Num23 ou l’agence nationale de la recherche (ANR), jouent un rôle clé dans l'établissement de normes. Ces dynamiques mettent en lumière les structures de pouvoir à l'œuvre dans l'éthique de la recherche en SHS, influençant la construction de la compétence éthique dont l’organisation et la diffusion sont quasi-exclusivement numériques.
Les ambiguïtés et dynamiques de pouvoir au sein des institutions de l'éthique de la recherche remettent en question les relations entre la science et la société, régies par des directives telles que le plan européen Horizon 2020. Malheureusement, la demande de "réflexivité institutionnelle" se heurte à des obstacles, notamment le temps nécessaire par rapport aux impératifs de recherche en regard de la nécessaire maîtrise de compétences numériques pour le questionner. De plus, sa mise en œuvre nécessite des investissements en formation, en organisation et en gestion que les laboratoires de recherche sont souvent incapables de soutenir.
Ces impératifs éthiques affectent les relations entre chercheurs, recherche et société, en accentuant l'individualisation et la judiciarisation, créant un paradoxe de la science ouverte. L'exigence d'ouverture de la science en ligne, bien que cruciale, complexifie les pratiques des chercheurs en imposant davantage de protocoles éthiques et la protection des données personnelles. Cette situation crée des incertitudes quant aux contours et critères de l'éthique de la recherche, marqués par des structures de recherche de plus en plus influentes, et signale la fin de la science en tant que puissance dominante, car l'éthique agit comme un contrôle, notamment en ce qui concerne ses répercussions sur la société et les citoyens, ces derniers interpelant plus facilement les chercheurs par les canaux de communication médiatiques et numériques.
4. Agencements relationnels et acceptabilité du changement
Toutes ces résistances et ces ambivalences semblent témoigner d’un changement en cours d’acceptation. L’appréhension que peuvent exprimer les chercheurs concernant la mise en œuvre actuelle de l’éthique dans la recherche est en partie liée non seulement aux changements que cela implique dans leurs pratiques de recherche, à la nécessaire maîtrise de compétences numériques mais aussi à la conception de droits nouveaux et de nouvelles protections juridiques des personnes (droits numériques). De même, si le modèle de la discussion a profondément structuré la création et la pratique des comités d’éthique, la production réglementaire et d’injonctions s’avère paradoxale pour les chercheurs et complexifie leur tâche. Sortir d’une conception procédurale et réglementaire, en remettant la dimension discursive de l’éthique au cœur des pratiques et de la formation à l’éthique dans les universités, permettrait de résoudre certains malentendus.
Par ailleurs, orienter les recherches vers l’agencement relationnel de la triade numérique-enseignement supérieur-éthique permettrait de mieux saisir leurs interrelations. Ainsi, les enjeux éthiques et critiques, tout comme le numérique en tant que tel, sont appréhendés comme le résultat de configurations sociotechniques, qui ne peuvent être attribuées ni au numérique ni à l’enseignement supérieur spécifiquement, mais à leur agencement relationnel. Plus encore, il s’agit de remettre au cœur de cette triade l’éthique de l’éducation, éthique métamorphique (du risque, de la rencontre…), centrale en tant qu’expérience éducative dans une perspective émancipatrice pour les apprenants mais aussi pour les enseignants dans le champ des pratiques orientées vers autrui, lorsqu’elle est dégagée des injonctions institutionnelles (Moreau, 2011). Plus précisément, il s’agit d’approfondir cette question auprès enseignants, puisque l’éthique dans l’éducation est une question d’enseignants, de ceux-ci dans leur relation aux élèves, au savoir, à l’institution scolaire, à la société (Desaulnier, 2000). Cette éthique est en construction (Pélissier, 2023) autour de questions centrales à remettre au cœur du questionnement sur le numérique dans l’enseignement, notamment le sens de l’éducation, le type de personnes résultant de l’éducation, la question des valeurs de l’éducation (Reboul, 1992) ou de ses principes (Shudolski, 1960 ; Meirieu, 1991).
Conclusion
L’analyse des pratiques de l’éthique au sein de EVARIATION montre que loin de principes consensuels identifiés, l’éthique de la recherche en contexte numérique somme les chercheurs de répondre à la fois à des attentes scientifiques, sociales, industrielles et technologiques, sans que cela entrave leur performance. Tout cela alors même que le numérique est présenté comme un outil de recherche, sans en questionner les enjeux idéologiques et épistémologiques. De nouveaux rôles se dessinent entre courtage et entrepreneuriat éthique, engendrant résistances ou militantisme. Généralement, les chercheurs bricolent entre les injonctions qui leur incombent, leurs compétences et ressources éthiques et numériques, ainsi qu’avec les nécessités de leur recherche. Si le réductionnisme réglementaire actuel ne permet pas de faire évoluer l’éthique, plus particulièrement l’éthique du numérique régie par de grands principes comme l’universalité, vers le cas par cas, l’articulation française entre éthique, intégrité scientifique et déontologie pose d’autant plus de difficulté que les définitions et les pratiques ne sont pas encore stabilisées. Le fonctionnement des CER et des services d’accompagnement à la recherche questionne l’évaluation des démarches éthiques tout en montrant les défis d’une telle évaluation, à partir des pratiques des membres du comité d’éthique mais aussi de leur formation et de leur environnement professionnel.
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L’éthique de l’IA est comprise ici dans deux sens principaux : celui d’une éthique au niveau de la programmation, plutôt celle des informaticiens, et celle de son usage, soit celle que tout chercheur pourra rencontrer (Ménissier, 2019). Un troisième versant de l’éthique de l’IA pourrait également se développer, comme moyen de contrôle des conformités des démarches de recherche en analysant les processus méthodologiques et les résultats des projets à différents temps dans une forme d’automatisation des processus (Bostrom et Yudkowsky, 2014) : montage des projets ; révisions par les commissions éthiques qui pourraient gagner en rapidité de traitement des dossiers, avec le risque de déshumaniser les retours qui pourraient être faits aux chercheurs ; dans une éthique normative strictement contrôlée à partir des publications, l’IA aspirant toutes les publications pourrait vérifier celles qui ont effectivement une démarche éthique (numéro éthique obligatoire ?). Les publications et les recherches sur le sujet abondent. Voir notamment le séminaire annuel du GENIC, le groupe sur l’éthique et le numérique en sciences de l’information et de la communication.
Des propositions sont formulées dans cet article afin d’affiner la compréhension des changements à l’œuvre par l’analyse des agencements relationnels entre éthique, numérique et enseignement supérieur, en remettant notamment l’éthique de l’éducation au centre de l’analyse. Des prolongements de cette recherche sont prévus d’une part au sein des présidences et des équipes de formation des universités. D’autre part, l’explosion des usages de l’intelligence artificielle (IA) est heureusement accompagnée par le développement d’une éthique de l’IA24 qui à la fois prolonge et renouvelle l’éthique du numérique.