Les impasses de la communication face au Risque des technologies numériques : médiations médiatiques, scientifiques, didactiques The dead ends of communication in the face of the Risk of digital technologies: media, scientific and educational mediations

Eleni MITROPOULOU 

Texte intégral

Présentation du numéro

Avec un « R » majuscule et au singulier, le terme de Risque est au centre de la problématique de cette livraison de la revue Interfaces Numériques. Pourtant, ce n’est pas du risque en soi dont il sera question. Il ne sera pas question non plus de ce que permettent de faire les industries numériques aujourd’hui, malgré la présence de risques. Ce qui est ciblé avec cette livraison sont les liens, actuellement tendus, entre une industrie et les risques que, fatalement, elle engage vus depuis le prisme des médias qui participent à la configuration de cette relation. Et ce, en fonction de deux paramètres :

D’abord, le fait que l’usager que nous sommes - que l’on se situe dans le pôle d’excellence de l’archipel ou que l’on se situe dans le monde des laissés-pour-compte (Mattelart, 1998) – est prévu se situer dans l’industrie. L’usager des technologies du numérique est partie prenante car intégrante de ces technologies. Citons les médias sociaux numériques. Ils peuvent être les vecteurs de pratiques environnementales risquées. Les « shorts » de YouTube, les « réels » d’Instagram ou encore les « TikTok », favorisent la viralité (sur la fast fashion par exemple, cette pratique galopante, ennemie redoutable de l’environnement et usage tabou pour plusieurs d’entre nous) ; or, viralité rime avec surconsommation médiatique. Aussi, le sixième rapport du Giec (Groupe d'experts Intergouvernemental sur l'Évolution du Climat des Nations unies), diffusé par le Ministère de la transition énergétique en mars 2023, pointe non seulement la non diminution de gaz à effet de serre mais son augmentation mondiale régulière depuis 1960.

Ensuite, le fait que les médias d’information sont pleinement impliqués dans cette industrie et les risques que celle-ci génère. Ils le sont autant en amont qu’en aval, les médias étant également partie intégrante des technologies du numérique, ils en vivent, et de par leur manière de faire ils sont à la fois les acteurs de la prévention des risques et les acteurs de leur production. En termes de prévention, l’entretien avec Virginie Garin attire l’attention sur la volonté de faire la part des choses entre industrie et risque. Pourtant, nous pouvons citer en exemple le récent Journal télévisé Météo Climat de France 2, censé traiter d’un point de vue informationnel de l’urgence climatique. Dans cet exemple, on peut souligner qu’à la fin de l’émission on propose au téléspectateur de se rendre sur le site internet de France 2 pour avoir plus d’informations, de suivre le hashtag climat #OnVousRépond sur franceinfo.fr ou encore de scanner un QR code pour un échange questions/réponses. Par conséquent, la chaîne engage tout un processus de consommation médiatique que l’on dit, haut et fort, polluante, dans le cadre d’une émission télévisée créée pour … dénoncer la pollution. Citons également la récente publicité pour Total Energies qui nous incite à faire des économies et à ce titre nous propose de comparer notre consommation avec celles des foyers comparables via son application. Malgré l’angle humoristique adopté (qui pourrait être un vecteur pertinent pour attirer notre attention malgré la gravité de la situation environnementale) pour nous inciter à « améliorer » nos usages il s’agit de dépenser de l’énergie pour mieux consommer …

Puisque « le » risque est visible dans les médias et si plusieurs conditions sont nécessaires pour que ceux-ci jouent un rôle face au risque (Rouquette et Bihay, 2022), un cadrage communicationnel de la cohésion/cohérence (Maingueneau, 1996) face au risque semble échapper. Aussi, des campagnes de prévention aux publicités en passant par les reportages (autant de genres médiatiques aux objectifs informationnels et communicationnels différents), on s’empare des risques, des comportements à risque, du savoir préalable (Eco, 1972) et des encyclopédies (Eco, 1984) d’une culture sensible, dorénavant, au risque. Citons à ce titre, le clip de la campagne "Je baisse, j'éteins, je décale" menée dans le cadre du programme de sobriété énergétique, où on serait un bon usager lorsqu’on réduit, coupe ou reporte la consommation électrique ou quand on privilégie l’achat d’un véhicule électrique qui met toutefois en perspective, la production nucléaire, une autre industrie hautement risquée aux enjeux communicationnels et informationnels ambigus (Mitropoulou, 2023). Moins récent, le message publicitaire de la fillette excédée par les usages quotidiens de ses parents valide la figure de l’enfant tout puissant et moralisateur (non sans écho avec la posture de dénonciation de Greta Thunberg), selon une communication fondée sur la sanction négative face au risque.

Les messages d’information sur le risque, caractérisés par toute une série d’intentions politiques, médiatiques, commerciales ou autres, circulent et puisent leur légitimité dans un fait attesté ; la planète qui va (très) mal. Ce mal étant désormais clairement attribué au faire de l’anthropocène d’où résulte une techno-planète tissée de techniques et d’artefacts (Pignier, 2017) dont les risques, pourtant, demeurent à un état d’identification et de constatation. Selon Flipo (2020), l’anthropocène serait un ensemble de courbes allant croissant, sur le plan des implications écologiques. Selon notre hypothèse, ces messages ne parviennent pas à modifier nos manières de faire avec ou sans bricolage (De Certeau, 1990). S’ils parviennent à ériger un système de valeurs propre au risque, désormais perçu et qui doit être énoncé, ils n’ont pas d’effet sur les pratiques à risque, notamment celles avec les médias informatisés mais pas que, évidemment.

Puisque, ainsi que permettent de le constater les entretiens menés par Valérie Billaudeau, on accepte de faire sa part tout en se disant qu’on n’y arrivera pas on peut se demander si, tout compte fait, nous ne retenons pas exclusivement dans nos pratiques que ce qu’il nous arrange : recycler les déchets mais voyager à l’autre bout du monde (sachant que c’est bien frustrant de ne pas pouvoir le faire puisque le monde est fait pour être découvert) ; consommer les fruits de la région, mais commander en ligne l’électroménager, à l’étranger ; se déplacer à vélo mais se faire livrer les courses ; recycler les vêtements ou utiliser une application de revente aux valeurs écologiques discutables (Beyaert, 2021) contribuant au développement des transports que celle-ci nécessite ; ne plus noter sur papier une adresse mais se faire envoyer l’information par sms ; prendre le train plutôt que la voiture (ou co-voiturer) mais cumuler les visio-conférences ; regarder et écouter films et musiques en streaming, …., ce sont tous des gestes quotidiens qui sont également ceux qui canalisent le travail mené par des journalistes spécialistes des risques ainsi que le souligne Virginie Garin ici même. Ce qui n’empêche pas d’être attentif à privilégier les dispositifs utilisant les fréquences de la téléphonie classique comme un court sms, moins polluants que ceux du réseau internet comme le e-mail. Mais s’agit-il pour autant des solutions signifiantes pour nos pratiques ou simplement des informations utiles ? Cette sorte d’appropriation individualisée d’un greenwashing serait-elle l’effet direct ou indirect d’une certaine défaillance de la communication au sujet du risque ?

Les exemples précédemment cités, caractéristiques de notre culture médiatique occidentale, sont loin de couvrir le spectre des comportements face aux risques dont nous reconnaissons, pourtant, les enjeux. Il s’agit notamment de pratiques médiatiques qui énoncent qu’elles œuvrent pour le bien-être de tel ou tel écosystème, en écho avec d’autres pratiques médiatiques qui prônent qu’une autre façon de communiquer, de manger, de travailler, de voyager, de se vêtir, de transmettre, … une autre façon de penser et de rythmer sa vie par la consommation s’impose, ainsi que le rappelle Virginie Garin, notamment face à l’imposition numérique ainsi que nous le répétons toutes et tous mécaniquement. Si cette consommation raisonnée est actée, si cette posture sociétale est désormais visible, omniprésente dans les discours sociaux, médiatiques en l’occurrence, qu’en est-il des risques quand, en parallèle, les publicités incitent de changer de téléphone portable à chaque nouveau modèle issu de la technologie numérique ? Qu’en est-il de la cohérence au sujet du risque quand une émission télévisée alerte sur les risques du numérique mais est sponsorisée par une application de vente en ligne ? Ou encore, ainsi que le signale Kouamvi Couao-Zotti, lorsque message de sensibilisation au risque et message de promotion de pratiques à risque co-existent ?

Nous avons alors mis le Risque en avant car notre hypothèse porte sur un paradoxe qui le concerne. Celui entre la prise de conscience de nos pratiques avec les médias des technologiques numériques, pratiques néfastes pour l’environnement, et la non opérationnalité des messages d’information de ces effets néfastes quant à nos usages, assidus et croissants via des supports variés. Nous constatons que, à la fois, la question du risque est omniprésente dans les préoccupations sociales, scientifiques et médiatiques actuelles, locales comme internationales et, pourtant, communiquer sur le risque technologique ne règle pas la prise en compte de ses effets néfastes. En tout cas, pas de façon significative pour ce qui concerne les risques liés aux modes contemporains de consommation, tels ceux de la technologie numérique et des énergies actuelles. Des émissions de gaz à effet de serre à l’aggravation des risques climatiques ou autres, le rapport Giec confirme leur lien avec nos comportements comme l’usage de la voiture, de l’avion, la gestion des déchets, de l’eau, …, et leur impact sur la température globale, le déplacement/l’extinction d’espèces, les allergies, …, proposant des solutions et attirant l’attention sur les menaces pour le bien-être humain et la santé de la planète.

Note de bas de page 1 :

« En matière de consommation énergétique, le pire est sans conteste la génération de vidéos à partir d’un texte, comme le propose désormais Sora, le nouvel outil d’OpenAI », Cosigny, 2024.

Les médias sont les premiers acteurs à attirer l’attention sur ces risques, car même les institutions diffusent leurs propres messages de prévention par eux. Que ce soit par des moyens techniques télévisuels ou radiophoniques, ceux de la presse écrite ou encore via les réseaux sociaux numériques, les messages sur les risques environnementaux envahissent notre espace médiatique. S’il faut réunir plusieurs conditions pour réussir à sensibiliser médiatiquement sur les risques naturels (Rouquette et Bihay, 2022), qu’en est-il de l’influence des médias dits d’information sur les usages avec les technologies « investies » dans la communication humaine ? Car même si nous savons qu’en termes de pollution numérique les risques seraient moins importants lors des usages que lors de leur production, quid de nos pratiques qui engagent aussi les enjeux de la production lorsque, par exemple, on choisit de changer régulièrement voire souvent de téléphone portable, lorsqu’on envoie ou stocke des centaines de sms, e-mails, photos et notamment vidéos1, lorsqu’on crée des groupes de discussion (sur what’s up, par exemple) pour toute sorte d’occasion, lorsqu’on active le gps en permanence, lorsqu’on met en fonctionnement les applications, etc.

Un des éléments de réponse que les travaux de cette livraison mettent en perspective c’est que la communication sur les risques n’opèrerait pas sur les pratiques mais, ponctuellement, sur des usages. Ceci renforce le fait que si nous connaissons et nous reconnaissons le type de risque que nous prenons selon la composition de nos assiettes, selon la consommation de l’énergie en général et des technologies de la connexion en particulier (Dacheux, 2023), nous ne semblons pas capables de comprendre le besoin de changement pour faire face au risque. Malgré la mobilisation des processus de l’information et de la communication, malgré la pression des discours sociaux, les pratiques, elles, persistent : a priori, on prendrait de plus en plus l’avion, les croisières en paquebot ne désemplissent pas (pendant que le spot publicitaire actuel nous dit qu’on « veille à réfléchir » pour les rendre plus durables), on se nourrirait tellement mal que l’obésité gagne du terrain à grande vitesse et selon Insee, 77 % de la population âgée de 15 ans et plus possède un smartphone en 2021. Or, les aspects économiques de notre consommation ne jaillissent pas : il a toujours été polluant de voyager et plus coûteux de se procurer de produits de qualité ou à la mode.

Aussi, l’information et la communication médiatiques pour le moins piétinent sinon échouent, le processus de communication ne parvient pas à modifier les pratiques en tant que système de valeurs en place (Mitropoulou, 2020) mais au mieux altérer une partie des valeurs du système selon certains usages. La communication sur un tel sujet sensible oscillerait entre deux faits : celui de la visibilité sociale du risque et celui d’une incohérence des pratiques médiatiques du risque. Des institutions aux productions médiatiques variées informent via plusieurs supports de façon irrationnelle : les municipalités par exemple, d’une part communiquent par voie d’affichage sur leurs économies en énergie (tels les abribus qui ne sont plus éclairés la nuit), d’autre part elles installent des panneaux numériques géants pour diffuser les informations municipales. Sans manquer de culpabiliser le public sur son propre effort en matière d’énergie, l’invitant à s’impliquer dans les échanges sociaux numériques et à assister aux conférences grand public dispensés par des scientifiques, en ligne …

Une histoire des technologies permet de constater la force sociale du, désormais, « usager pionnier » (Meadel, 2019), et nous conforte dans notre choix de maintenir la distinction entre média et medium (Mitropoulou, 2008) premièrement parce que le paradoxe que nous identifions serait, aussi, le produit d’une telle assimilation. Dans leur rôle social les médias informatisés, que nous abordons comme les dispositifs techniques ayant pour constituants des appareils de traitement de l’information au sens mathématique du terme, et ayant pour effet social de faire circuler des messages et, par là de rendre possibles des échanges d’information, des interprétations, des productions de connaissances et de savoirs dans la société (Jeanneret, 2011), sont perçus comme les moyens incontournables pour exister dans la vie collective et privée. D’ailleurs, celles et ceux qui ont décidé d’exister hors réseaux sociaux numériques ou sans téléphone portable, par exemple, ne peuvent par leur non usage remettre en question cette perception sociale des technologies du numérique comme médium contemporain et à ce titre déterminant des pratiques dominantes mais seulement résister à cette domination. Et la présence de compétences spécifiques pour utiliser les technologies du numérique n’est pas incompatible avec cette posture de non usage car il s’agit de ne pas investir ces compétences dans toutes les formes de cette technologie, certaines de ces formes étant évaluées comme très risquées. Par le fait de renoncer, on vise à limiter des effets néfastes pour l’environnement et/ou pour le bien-être personnel. Dans les deux cas (adhérer/résister), le faire avec les médias informatisés est en relation avec un croire à un medium. Le paradoxe de notre hypothèse peut être lié au risque pris dans une sorte de piège, entre la perception des faits néfastes de nos usages et une appropriation sociale dominante d’un medium de connexion d’exception comme pendant le confinement ainsi que le souligne ici même Éric Dacheux. Le risque oscille entre un mal et un bien - serait-ce un mal nécessaire ? - si on accepte que l’appropriation est une valeur positive surtout quand il s’agit de prendre part dans le fonctionnement médiatique comme le permettent les technologies du numérique. Le risque est pris alors entre valeurs socialement marquées négativement (nuire à l’environnement) et valeurs socialement marquées positivement (un do it yourself médiatique).

Deuxièmement, il s’agit d’une distinction féconde car elle permet d’apporter de la cohésion aux démarches et choix méthodologiques des dispositifs engagés, comme l’approche par le film documentaire pour le Collège des Transitions Sociétales (CST) présenté par Valérie Billaudeau. Par ce choix, on introduit une rupture dans la scène du déroulement de l’entretien et on engage une expérience spécifique (Mitropoulou, 2012, 75) qui permet de tester, en l’occurrence, de la présence de médiation entre usages et risques. Face aux discours des médias sur le risque se trouve un medium (le film documentaire) jugé approprié pour une approche par la réflexivité de ces discours.

Les situations convoquent alors la question de l’a-communication/in-communication (Wolton, 2019) qu’Éric Dacheux rappelle. Car notre paradoxe interpelle la rupture liée aux relations compliquées entre information, culture, communication, connexion et connaissance et plus globalement du principe que toute communication se nourrit d’incommunications (Franck Renucci et Thierry Paquot, 2019). On peut alors s’interroger sur l’existence d’espaces de négociation (et alors lesquels ?) entre risques et pratiques. C’est ce que font les textes ici publiés. Face aux carences médiatiques liées au risque et face au manque de réponses cohérentes d’une communication sur le risque, les textes de notre livraison tentent de discuter cette situation :

Par le dispositif du Collège des Transitions Sociétales (CST) qui voit la question de la transition depuis la réflexivité et la coopération : comment peuvent-elles renforcer l’action des médias ? Valérie Billaudeau aborde la question de la difficulté de modifier les pratiques malgré la prise de conscience et utilise le film documentaire pour capter les perceptions liées aux risques.

Par l’observation des pratiques numériques des artisans que Johanna Camp interroge par une sémiotique des transactions coopératives. Pourquoi des artisans qui limitent leurs équipements numériques tout en s’y adaptant en fonction de leur disponibilité financière ou de temps, ne sont-ils pas sensibles aux activités de « numérique responsable » ?

Par l’exemple du web en matière de tourisme que Kouamvi Couao-Zotti convoque par référence au modèle de l’orchestre au profit d’une prise de conscience environnementale. Comment à partir d’une orchestration de la communication en ligne, on peut sensibiliser en amont les touristes sur leur comportement in situ ?

A l’arrière-plan, ou à l’origine, de ces interrogations et des différentes démarches entreprises en termes théoriques et méthodologiques par les auteur-e-s se trouve un problème d’incommunication :

La volonté d’une complémentarité du CST - qui approche scientifiquement et didactiquement le changement des pratiques visant la compréhension entre acteurs impliqués - par rapport aux messages médiatiques met en lumière la question de l’incommunication et nous amène à un questionnement : comment former à des nouvelles pratiques tout en allant dans le même sens (principe de complémentarité) que les médias dont les messages sont formatés ? Il s’agirait de créer des espaces de compréhension qui ne pourraient se passer, à notre avis, d’une prise en charge du formatage médiatique. Car pour s’en libérer, il faut le comprendre.

Le principe du « numérique responsable » semble être également le lieu de production d’une incommunication entre Chambre de Métiers et de l’Artisanat du Centre-Val de Loire et artisans. Pour modifier cette situation, il est proposé de dépasser l’opposition entre « numérique qui marche » et « numérique sécurisé » pour transformer une confrontation culturelle en une culture des risques de la technologie numérique. Si les raisons de ce type de situation sont complexes ainsi que le souligne Johanna Camp (et ainsi que le fait également Valérie Billaudeau avançant qu’on pourrait être confrontés à une impasse qui dépasse les problèmes de communication), différents niveaux d’incompréhension sont identifiés.

Le Parc National de Port-Cros, haut lieu touristique qui subit à ce titre des hauts risques environnementaux, fait l’objet d’une approche de prévention par le numérique. Son site internet se propose de résoudre la tension entre pratiques des visiteurs et risques de ces pratiques. Si le site naturel ne parvient pas à « communiquer » avec le visiteur, le site internet prend la main. Cet angle, adopté par Kouavi Couao-Zotti pour aborder la sensibilisation aux risques par un risque lui-même (l’usage plutôt assidu d’internet en matière de tourisme) interpelle le modèle de l’orchestre ainsi que la théorie de l’acteur-réseau pour apporter de la cohérence à la stratégie de communication et, ainsi, sortir de l’incommunication.

Ces travaux conduisent à mettre en avant que la négociation en matière de risques de nos usages est, ici aussi, incontournable (Wolton, 1997, 2022). La démarche vers un changement de pratiques ne va pas de soi, malgré l’actualité alarmante de la situation environnementale. Aussi Virginie Garin insiste-t-elle sur la pédagogie du journaliste et son approche par la vulgarisation. Elle précise, néanmoins, qu’il existe deux leviers qui permettent de toucher le public, l’argent et la santé. Le pragmatisme journalistique rend compte comment on peut « travailler » la résistance du public.

Cette résistance au changement est aussi axiologique. Si manque d’informations et failles de la communication sont certaines, la résistance au changement serait issue d’une non volonté de lâcher les promesses des technologies du numérique. Car, ainsi que le souligne Michel Bernard ici même, le choix pour une publication papier implique une limitation du volume d’information. Si le lecteur choisit le papier cela implique qu’il opte pour moins de données à disposition. Or, même s’il ne souhaite pas accéder à toutes les données possibles sur un sujet il a besoin, désormais, d’avoir cette possibilité d’accès « à tout ». Son choix participe de l’idéologie dominante de tout avoir sous la main, tout le temps et partout, situation que nous avons qualifiée par hyper-information délocalisée dont l’atout est l’accessibilité et l’inconvénient l’assistance technique (Mitropoulou, 2012), et dont la propriété d’abolir le temps et l’espace est soulignée par Éric Dacheux dans son texte à statut de préambule à cette livraison. Mais la « solution » serait, peut-être, de relier deux changements au niveau des pratiques, celui des industries du numérique et celui de la prévention de ses risques selon le principe d’Hybridation (Quinton, 2003, 103). Si cela rejoint le principe de la dite « sobriété numérique » comment fait-on alors pour éviter la consommation conséquente d’énergie, évoquée dans l’entretien avec Michel Bernard, tout en favorisant la haute qualité du visuel dont la primauté dans les sociétés actuelles est soulignée par Eric Fourreau également dans son entretien ?

Ainsi que le rappelle Flipo (2020, 9), avec l’image notamment vidéo plus la résolution est élevée plus la masse de calcul est élevée, plus l’effet de gaz de serre est élevé. Si nous, usagers, avons assurément besoin de savoir comment ça fonctionne, et les médias d’information sont les acteurs principaux dans cette tâche d’information ainsi que le révèle l’engagement pédagogique de Virginie Garin, a-t-on pour autant besoin qu’on nous précise et qu’on nous rappelle qu’on surconsomme de l’énergie lors des consultations permanentes de nos téléphones portables, par exemple ? Nous surconsommons en connaissance de cause. Si la communication des médias d’information à ce sujet assure, de fait, une fonction d’agenda (Del Combes, 1972) qui permet aux médias de promouvoir un modèle de posture en matière de risques mettant en interaction leur agenda avec ceux des citoyens et des acteurs politiques (Bregman, 1989), nous intégrons le risque dans la panoplie de nos divers agendas. C’est l’intégration qui semble compter plutôt que l’application des consignes pour ne pas surconsommer ; ce qui prime serait le fait de reconnaître/accepter la répétition de la présence de risques plutôt que le fait de les prévenir/éviter. Les médias font leur travail, nous décidons du nôtre selon une posture ambiguë – effectivement – à tous niveaux (Flipo, 2020, 11). Si le numérique s’est imposé, ainsi que le rappelle Michel Bernard, les faire liés à son être semblent non négociables. Et pourtant, un dénominateur commun aux textes publiés ici est, justement, le principe de négociation dans la médiation entre industries et risques. Que ce soit dans le cadre du CST (Valérie Billaudeau), ou bien selon le principe d’une sémiotique des transitions (Johanna Camp) ou encore selon le fonctionnement orchestral de la communication (Kouamvi Couao-Zotti), et évidemment selon les conditions de la communication compréhensive (Éric Dacheux), négocier serait la seule direction possible, le seul sens (Bergson, 1934) à suivre.

Face à l’impasse, peut-on alors postuler que la négociation entre les deux changements pour l’usager, celui introduit par l’industrie numérique et celui du changement des pratiques introduit par ses risques, est une question de conciliation ? Du fait que, contrairement à la médiation, la conciliation est liée à l’existence d’un conflit, en l’occurrence entre surconsommation (effective) et sobriété (nécessaire). Dans cette situation, les médias d’information endosseraient le rôle du conciliateur. Cela expliquerait le fait que les médias mettent en relation industrie et risque, comme le fait comprendre l’entretien avec Virginie Garin qui met en lumière que le rôle du journaliste ne peut être, en fin de compte, celui d’un tiers médiateur puisque le journaliste impliqué dans les questions environnementales est engagé dans le paradoxe par une action informationnelle pour l’environnement et pour l’industrie malgré sa volonté de faire la part des choses. Pourtant, protéger l’environnement ou suivre l’évolution technologique, à ce jour il faut toujours choisir malgré la nécessité de pouvoir faire autrement. Aussi, les médias négocient à leur tour et peuvent, tout au plus, œuvrer pour la conciliation.

Cette négociation qui marque les textes de cette livraison, directement ou non, selon des études de cas très différents et des démarches variées, a-t-elle les moyens d’être une médiation plutôt qu’une conciliation ? A savoir un processus qui viserait l’instauration d’un lien nouveau entre technologie et risque. Un lien qui, conforme à la médiation créatrice (Guillaume-Hofnung, 1995, 68) produirait une relation hors sobriété numérique, puisque ni la médiation préventive, ni la médiation curative semblent pouvoir opérer à ce jour. Plus précisément, est-ce que la négociation entre technologie et risques peut prétendre à un compromis fiable et atteint ? Car le texte de Valérie Billaudeau nous montre que la fiabilité est problématique. Et surtout quel serait ce compromis ? Comment concilier industrie et risques ? Sachant que la médiation n’est ni conciliation, ni négociation ; quant à la conciliation-médiation, il s’agit d’une solution nébuleuse (Guillaume-Hofnung, 1995, 48). Probablement, il faudrait un compromis dont la scène prédicative des usages technologiques est autre que celle de la « sobriété » numérique, puisque à l’évidence on ne peut pas ne pas être connectés en permanence, par l’un ou l’autre support de notre choix. Les ajustements, comme le choix du papier qui est une forme de sobriété face au déroulement infini des pages internet selon Michel Bernard, ne semblent pas suffisants pour sortir de l’impasse. Par conséquent, parler de médiation quand il s’agit de dispositifs mobilisés, s’avère discutable puisque la mise en place d’un équilibre (principe de la médiation) entre technologie et risques est plutôt mal engagée.

Faut-il un changement de paradigme ? Sortir de celui du numérique ? Facile à dire mais focaliser sur la consommation raisonnée d’une industrie galopante est-ce, vraiment, la solution ? Car quel serait le niveau juste de cette consommation (si variée et si fluctuante) pour être raisonnée en termes de pratiques c’est-à-dire pertinente contre le risque, argument de taille dans les messages de communication et surtout garantie contre l’incommunication ?