Preambule : la connexion numérique menace la démocratie
Eric Dacheux
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Définition qui s’ancre dans une approche anthropologique de la communication que l’on retrouve autour de la revue Hermès et qui s’éloigne des approches pragmatiques (sur la question de l’intentionnalité) et cognitives (non réduction au langage).
Il n’y a pas de société démocratique sans communication. La communication est, en effet, une relation humaine qui vise à co construire du sens entre des altérités qui se reconnaissent appartenir à la même humanité et qui respectent l’égalité et la liberté d’autrui (Dacheux, 2023)1. C’est, dans les actes de tous les jours, en éprouvant ce lien social égalitaire et libre, que nous renforçons la démocratie entendue comme vivre ensemble basé sur l’égalité et la liberté de tous. Or, la communication s’affaiblit au fur et à mesure que la connexion numérique devient la manière privilégiée de rencontrer l’autre.
1. Communication et connexion : deux processus différents
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Pour Paul Ricoeur les hommes sont des monades qui ne peuvent donc pas partager le même sens, par contre il y a communication quand l’intention est comprise : « L’intenté est ce que le locuteur veut dire. Seul l’intenté est traduisible » (Ricoeur, 2005, p. 17).
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Nous définissons l’éthique dans la lignée de P. Ricoeur (1990) comme vivre une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions délibérées (qui sont le fruit de la délibération et qui favorise la délibération).
Il ne faut pas, en effet, confondre connexion et communication. Certes toutes les deux sont des processus qui mettent en contact et il existe une intersection (des points communs) entre ces deux processus : d’une part, la communication phatique qui est l’intention d'être en contact juste pour maintenir la relation (comme lorsqu’on parle de la pluie et du beau temps avec son voisin, par exemple), d’autre part, la plupart des médias de masses ont une dimension numérique ; du coup, une partie de la connexion numérique rejoint la communication médiatique. Malgré tout, ces deux processus restent très différents. La communication est toujours intentionnelle (Ricoeur, 2005)2 et prend du temps, la connexion est souvent automatique et instantanée. La communication met en relation des êtres humains sensibles, la connexion lie des objets techniques. La communication rappelle la dimension éthique3 des interactions humaines, la connexion s’appuie sur une médiation technique. La communication se heurte à l’interprétation libre de l’autre et engendre une dimension réflexive ; la connexion, lorsque la technique est compatible, favorise la propagation non critique de données peu vérifiées. La société d’information devient ainsi une société de désinformation. Comment dans ces conditions connaître les faits, se faire une opinion et participer, en toute connaissance de cause, au débat démocratique ?
De plus, la communication est un échange humain qui s’inscrit dans une situation singulière. La communication réclame du temps (pour ajuster les interprétations réciproques de manière à se comprendre de manière satisfaisante) et de l’espace (trouver la bonne distance entre le même qui est en l’autre, et l’autre qui est en nous-mêmes). Or, la spécificité des outils numériques est, justement, d’abolir le temps et l’espace, donc la communication. La démocratie réclame du temps et une prise de distance critique, la connexion numérique accélère la circulation de données. Cette accélération conduit à la perte de sens : dans l’urgence on ne réfléchit pas, on obéit aux ordres, aux consignes données.
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Extrait de F. Vianlatte, Pour résister au capitalisme faisons la sieste, L'harmattan, 2020. https://frederiquevianlatte.fr/
La communication est l’essai, incertain, de co-construire du sens, à partir de nos sens. Il ne s’agit pas seulement de se voir et de s’entendre à l’abri des microbes, il convient aussi de se toucher, de se renifler, faute de quoi, rappelle avec juste raison Frédérique Vianlatte, l’autre « n’empeste plus, il ne sent pas bon non plus. L’autre n’est plus qu’une image, un ensemble de pixels sans arôme. Le parfum de la vie s’évapore, reste juste l’effluve des gaz d’échappement4 ». La connexion n’est pas un engagement de tous nos sens dans la relation, la connexion est la possibilité d’entrer en relation sans s’engager physiquement, un ersatz d’interaction, un échange sans danger, mais sans saveur non plus.
La communication vise à construire une réflexion partagée. La connexion est la transmission instantanée de données. Cette transmission instantanée, plus ou moins fluide, peut favoriser certains échanges réflexifs à distance (télétravail, webinaire), mais le plus souvent, lorsqu’on utilise un moteur de recherche ou les réseaux sociaux numériques, elle s’oppose à la réflexion. Ce n’est pas nous qui prenons le temps de clarifier nos perceptions sensorielles pour interpréter ce que dit l’autre, mais des algorithmes qui traitent des données en vue de nous proposer ce qui est censé nous convenir. Pas d’autonomie démocratique, mais une soumission à la programmation informatique.
Cette distinction entre communication et connexion ne signifie pas que la communication est toujours parfaite (au contraire elle est si difficile que personne ne la maîtrise totalement) et que la connexion numérique est toujours négative (la pandémie a montré que c'est un moyen efficace de mettre fin à la non-communication). Non, ce que nous voulons signaler, c'est que la connexion numérique est un processus complexe qui se heurte à des difficultés, difficultés qui accroissent les problèmes de compréhension réciproques. Pour le dire d’un mot, la connexion numérique est utile pour lutter contre la non communication (l’absence de relation), mais elle augmente l’incommunication. C'est ce que nous allons détailler maintenant en essayant de mettre à jour les ambiguïtés de la connexion numérique.
2. Les ambiguïtés de la connexion numérique
Toute technique humaine est ambiguë (Ellul, 1998). L'écriture a favorisé la rationalité en facilitant l'accumulation du savoir scientifique et l'émancipation de l'homme à travers les Droits de l'homme, mais l'écriture a permis également le développement des grandes religions du livre et a favorisé le totalitarisme qui peut transmettre efficacement ses ordres sur tout un territoire. Dans cette perspective, il ne s'agit pas d’être adorateur ou dénonciateur de la technique, d'être technophile ou technophobe, mais de comprendre en quoi, ce qui fait de la connexion numérique un atout pour certaines activités économiques, sociales et politiques, est aussi un handicap quand on veut communiquer, entrer en relation pour co-construire du sens en respectant la liberté de chacun.
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Comme des chercheurs l'ont encore montré lors du premier confinement. Par exemple, Dolbeau-Blandin, C., Jaubert-Michel, E. (2020).
Premier point, le rapport au temps et à l'espace. La connexion numérique qui relie les ordinateurs permet des échanges continus d'information à toute heure du jour et de la nuit. Elle permet aussi de rester en contact malgré les distances, de rester lié même en étant séparé par des milliers de kilomètres. La connexion permet d'être ici et ailleurs en même temps, d'être, instantanément, branché sur le flux d'information du monde. C'est, parfois, pour certains métiers (journalistes, courtiers, etc.), une opportunité formidable, mais pour tous ceux qui veulent établir une communication c'est un handicap majeur. La communication, nous le disons et le répétons, s'inscrit dans le temps et dans l'espace. Plus cette inscription est faible - c'est-à-dire moins le temps consacré à se comprendre et moins la distance existe entre soi et l'autre – et plus se comprendre devient compliqué. Deuxième point, la grande majorité des études en communication politique souligne le fait que les outils numériques ont facilité une expression politique plus personnalisée, moins stéréotypée. Grâce aux réseaux sociaux numériques (Facebook, Instragram, etc.), il est plus facile de s'exprimer publiquement. C'est une avancée certaine en termes de démocratie. Mais, si l'expression est facilitée, l'écoute elle ne l'est pas. Tout le monde s'exprime, mais personne ne peut écouter tous ceux qui s'expriment. Du coup, on rentre dans une gigantesque cacophonie qui libère l'énergie expressive de chacun, mais qui ne produit plus un sens commun. Or, comment vivre ensemble si on ne parvient pas à donner un sens commun à ce vivre ensemble ? Troisième point, l’accès à l'information. Avec un ordinateur et un réseau performant, chacun peut accéder à la plus vaste collection d'informations qui n'ait jamais existé sur terre. Certes, mais cette information n'est pas toujours vérifiée et les fausses informations ont tendance à circuler plus vite que les vraies sur les réseaux sociaux5, ce qui pose de vrais problèmes démocratiques : comment raisonner juste, se positionner rationnellement à l’aide d’informations que l’on sait peu fiables ? Quatrième point, la connexion numérique facilite le maintien des liens sociaux en cas de confinement, mais permet aussi de nouer des liens faibles avec des personnes que l'on ne rencontrera pas physiquement ou très peu. Ces liens faibles peuvent, au gré des circonstances (déménagement par exemple), se transformer en liens forts et, inversement, des liens forts peuvent se transformer en liens faibles, mais ont le mérite de continuer à exister. Il y a donc là un outil de socialisation qui renforce l’appartenance de chacun à un monde commun. Le problème pour la communication est que ces liens numériques sont souvent suggérés par des algorithmes qui nous poussent vers le même et non vers l'inconnu. Il y a donc formation de communautés et non renforcement d'une société. Chacun s'enferme dans ses visions du monde ce qui facilite la compréhension au sein d'une même communauté, mais augmente l'incompréhension quand des individus de communautés différentes sont amenés à entrer en relation. Or vivre en démocratie, c’est justement faire société : dépasser ses appartenances communautaires primaires (famille, métiers, religion) pour participer à la définition de l’intérêt général du pays dans lequel on vit.
Conclusion
Communiquer c'est parfois, partager du temps et de l'espace pour le pur plaisir d'être ensemble. C'est ce que nous avons appelé la communication phatique. Le plus souvent, communiquer c'est entrer en relation pour s'efforcer de co-construire un sens commun. C'est ce que nous avons appelé la communication compréhensive (Dacheux, 2023). Ce que nous avons essayé de faire comprendre dans les lignes qui précèdent, c'est que la connexion numérique possède une dimension phatique qui permet de lutter contre la non communication (l’absence de relation), mais elle ne facilite pas la compréhension réciproque. La connexion numérique vise à abolir le temps et l'espace, alors que la communication réclame du temps et repose sur la séparation des corps. Les outils numériques sont de formidables instruments qui facilitent l'expression dans l'espace public et qui rendent possible la multiplication des rencontres avec des personnes qui nous ressemblent. Il faut se faire une raison. Le mieux est l'ennemi du bien. Bien communiquer, c'est comprendre que le respect de la liberté d'autrui et la complexité de la communication ne permettent que très rarement une compréhension parfaite. Le plus souvent, la compréhension commune est suffisante pour agir ensemble, transmettre une information, partager une émotion. Il convient donc de comprendre les difficultés de la communication pour parvenir à cette compréhension commune suffisante et non chercher la compréhension parfaite. En effet, la difficulté à se comprendre est, justement, ce qui nous pousse à être plus attentifs à nous-mêmes (ce que l'on veut dire, ce que l'on a compris) et à l'autre (ce qu'il a compris, ce qu'il veut dire). À l'inverse, vouloir mieux communiquer c'est vouloir, à tout prix, réduire cette part d'incompréhension liée à notre liberté d'interprétation, c'est vouloir réduire l'autre à soi-même et soi-même à une identité unique. Appauvrissant et dangereux.
- Note de bas de page 6 :
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Repris des derniers travaux de M. Foucault (2004), cette notion met en lumière la manière dont les GAFAM exercent leur pouvoir sur les usages en les incitants à certaines actions (cliquer, liker) ou les contraignants à telles autres (via la censure, le contrôle des algorithmes, etc.).
- Note de bas de page 7 :
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A elles seules les plus grosses entreprises du numérique, les GAFAM représentent 7 300 milliards de dollars de capitalisation boursière. C’est autant que l’ensemble des entreprises cotées de la zone euro et 20 % de toutes celles qui le sont aux États-Unis.
- Note de bas de page 8 :
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Servitude numérique qui est, en même temps, le fruit de notre liberté, mais aussi le produit d’un « management de l’appropriation » de nos données personnelles par les GAFAM (Guignard, Le Caroff, 2020).
Les outils numériques ne sont pas la solution aux difficultés de compréhension. Ce ne sont pas des moyens de bien communiquer, mais une tentative vaine de mieux communiquer. Enfin et surtout , on ne peut pas étudier l’impact de la connexion numérique uniquement sous l’angle de l’ambiguïté intrinsèque de toute technologie. En effet, si la neutralité technique est un « bluff technologique » (Ellul, 1998), il en va de même de la neutralité politique et de la neutralité économique de tous les dispositifs numériques, médias numériques et connexion numérique compris. En effet, la circulation des données entre les dispositifs numériques obéit à une « gouvernementalité numérique »6 qui visent à orienter les actions des utilisateurs ainsi qu’à des modèles économiques de rentabilité qui régissent le développement des dispositifs numériques (Guignard, Le Caroff, 2020). Pour le dire autrement, on ne peut pas ignorer le fait, politique et économique, que la connexion numérique est aujourd’hui très largement dans les mains des GAFAM. Or, cette puissance économique7 menace la démocratie puisque les applications et logiciels contrôlés par les GAFAM nous font entrer, lentement mais sûrement, dans une ère de servitude numérique8 (Poitevin, 2020) où la cessation de nos données personnelles et la multiplication des algorithmes restreignent notre autonomie. Or, la démocratie est justement autonomie – auto (soi-même) et nomos (la norme, la loi). En démocratie ce n'est pas Dieu, le chef suprême ou les GAFAM qui font les lois qui nous gouvernent, mais les hommes qui font, défont et refont les règles qui leur permettent de vivre ensemble. Plus nos choix dépendent d’algorithmes marchands, plus l'autonomie politique de chacun diminue et plus la démocratie s'affaiblit.