Numérique responsable et artisanat : confrontations culturelles face aux risques numériques Sustainable IT and craftmanship: cultural confrontation to digital risks

Johanna CAMP 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5313

En observant les activités et relations des participants aux activités de « numérique responsable » proposées par la Chambre de Métiers et de l’Artisanat Centre-Val de Loire entre 2022 et 2023, cet article propose une analyse en Sémiotique des Transactions Coopératives des confrontations culturelles autour de cette nouvelle thématique pour les artisans. Notre approche mobilise la méthode des « territoires-projets » (Camp et al., 2023) pour identifier les leviers de rupture de deux communautés et comprendre leur impact dans la confrontation d’une culture de l’engagement et d’une culture de l’évaluation. Nous expliquons ainsi d’une part comment cette confrontation aboutit à un statu quo sociotechnique autour du « numérique responsable » et de l’artisanat (Hoang et al.,2022) et d’autre part comment l’émergence d’une coopération informelle contribuerait à dépasser ce statu quo.

By observing relations and activities of participants to « sustainable IT » activities held by the Chamber of trade Centre-Val de Loire between 2022 and 2023, this article suggests an analysis of cultural confrontations around this new topic for cartmanship entrepreneurs based on Semiotics of Cooperative Transactions. Our approach uses « project-territories » methodology (Camp et al., 2023) to identify disruption levers between two defined communities and understand how an engagement and an evaluation culture confront each other. We hence explain how this confrontation leads to a socio-technical statu quo around sustainable IT and craftmanship on the one hand (Hoang et al., 2022) and how the emergence of an informal cooperation contributes to overcome such a statu quo on the other hand.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Au 1er janvier 2021, l’ensemble des Chambres de Métiers départementales ont fusionné dans une seule chambre régionale.

Note de bas de page 2 :

Les conseillers numériques en particulier évaluent les besoins des artisans avec des services spécifiques comme les diagnostics numériques.

En 2023, la Chambre de Métiers et de l’Artisanat Centre-Val de Loire (CMA CVL) met en place des activités internes et externes liées au « numérique responsable » à travers le programme FabCVL, afin de sensibiliser artisans et collaborateurs aux impacts du numérique sur l’environnement. Cette thématique nouvelle est déployée dans un contexte d’utilisation croissante des solutions numériques : la régionalisation des CMA1 est désormais opérationnelle et les équipes travaillent à distance, réparties dans 10 sites départementaux sur l’ensemble de la région Centre-Val de Loire. Parmi leurs missions figure l’accompagnement de la numérisation des artisans et des territoires2. Un ensemble d’activités, évènements, formations, sont proposés à des publics allant de la jeunesse, à travers les actions d’orientation et les Centres de Formation des Apprentis, aux créateurs d’entreprise et collectivités territoriales. Les confrontations culturelles et relationnelles de cette transition révèlent différentes postures face aux risques numériques (cybersécurité, fake news et usages éthiques de l’Intelligence Artificielle Générative…). Dans le récit de transition commun co-construit par les organisateurs et les participants (Zacklad, 2020), nous nous questionnons sur les confrontations culturelles d’une transition « numérique responsable » et d’une numérisation adaptée aux besoins des artisans (Kellner et al., 2010), qu’ils soient organisationnels ou économiques. En caractérisant les cultures et relations des différents acteurs de la transition par la méthode des territoires-projets (Camp et al., 2023), nous analysons des confrontations culturelles du numérique responsable pour l’artisanat en mobilisant la Sémiotique des Transactions Coopératives. Selon Zacklad (2020), « la transaction est donc une structure abstraite qui se manifeste par une série de conversations et d’interactions rendant possible la coopération ». Nous proposons d’identifier des leviers de rupture et de transgression des communautés de transition au cours de leurs « conversations » et « interactions » pour envisager des solutions info-communicationnelles d’une gestion coopérative des risques numériques dépassant ces confrontations.

Dans son article intitulé Changements de régimes de conversation de la transition numérique, Zacklad (2020) explique comment la transition numérique transmédiatise les intentions, les relations et les visions du numérique dans des modalités d’expression et d’action pouvant conduire à la transgression des solutions proposées. Or ce sont ces transgressions qui nous semblent émerger sur le terrain. Sensibilisée au respect de la règlementation sur les données et d’un usage responsable des solutions de stockage, l’une des participantes explique par exemple que « le numérique responsable, c’est d’abord un numérique qui marche ». L’analyse des conversations et des interactions des participants aux activités liées au « numérique responsable » vont ainsi confronter plusieurs visions et usages envisagés, d’un « numérique qui marche » à un numérique sécurisé, respectueux de l’humain et de l’environnement. Notre étude consiste ainsi à caractériser les activités, les projets, les discussions et documents produits en se basant sur la Sémiotique des Transactions Coopératives, en tant que « mobilisation de ressources personnelles ou collectives qui engage un ou plusieurs « actant transactionnel » dans la réalisation d’une performance » (Zacklad, 2020). Ce cadre théorique nous permet de comprendre comment la subjectivation individuelle et collective du « numérique responsable » aboutit à des situations transactionnelles de rupture ou de transgression. Dans notre étude, nous ne présentons que l’analyse transactionnelle de la subjectivation, afin d’en expliciter spécifiquement les leviers de confiance et de défiance autour de valeurs et de risques projetés par les communautés. Cependant, la démarche intégrale, qui permettrait notamment de comprendre les jeux de pouvoirs entre les acteurs (Mucchielli, 2004) et les effets d’inclusion et d’exclusion induits par cette subjectivation, doit également prendre en compte la territorialisation et la co-production d’un réseau de solution (Camp et al., 2023). Aussi, nous nous limitons ici à émettre des hypothèses quant à ces deux autres niveaux d’analyse afin d’approfondir nos recherches sur la territorialisation des transformations.

Dans une première partie, notre article présente le terrain de la transition hybride de l’artisanat, entendue comme l’ensemble des services, activités et relations distancielles ou présentielles transmédiatisées dans des dispositifs de transition par les communautés artisanales. Nous cherchons à en comprendre le contexte culturel et relationnel, avec les récits de transition de deux communautés impliquées dans les activités de « numérique responsable ». Dans une deuxième partie, nous rappelons le cadre théorique des territoires-projets et des valeurs-ressources (Camp et al., 2023), méthodologie proposée pour caractériser les affrontements culturels du « numérique responsable » et des risques associés par les participants. Cette méthodologie est appliquée dans une troisième partie aux deux communautés observées pour comprendre, dans leur récit, ce qui provoque le refus ou la transgression, ainsi que le produit de ces transactions : des projets autonomes ou la ré-appropriation des outils proposés. Nous proposons ensuite une discussion qui caractérise les leviers de rupture et de transgression identifiés (Zacklad et Catoir-Brisson, 2021), pour comprendre comment ces derniers articulent la transition. Nous questionnons les rapports et relations induits par ces ruptures et transgressions (Imnoff, 2018) afin de proposer des solutions infocommunicationnelles vers une culture partagée des risques numériques.

1. Contexte de la recherche

1.1. Transition numérique de l’artisanat

Le secteur de l’artisanat en région Centre-Val de Loire présente une diversité culturelle liée à la multiplicité de ses métiers, de ses territoires (Zarca, 1988), induisant un contexte relationnel de proximité où le numérique ne s’impose comme prioritaire que pour 55 % des artisans suite aux confinements de 2020-2021 (Observatoire de l’Artisanat, 2022). La mouvance du « numérique responsable », comme celles des Low-Tech (Bihouix, 2017), nous semble alors pertinente à observer dans l’évolution de la transition numérique des artisans : la CMA CVL tente en effet, à plusieurs reprises, de sensibiliser ces derniers et ses collaborateurs sur des usages vertueux et respectueux de l’environnement. Si un engouement interne semble mobiliser une communauté de collaborateurs engagés dans une démarche active (avec des défis, des conférences et ateliers en présentiel), seuls quelques artisans les rejoignent pour comprendre cette thématique nouvelle. Cette situation nous questionne : pourquoi des artisans qui limitent leurs équipements numériques tout en s’y adaptant en fonction de leur disponibilité financière ou de temps, de leurs compétences (Perrin, 2017 ; Bréchet et al., 2008), ne sont-ils pas sensibles aux activités de « numérique responsable » ? Pour le comprendre, nous proposons d’observer la subjectivation individuelle et collective des participants aux activités liées au « numérique responsable » à travers le récit de transition de deux communautés. Ce dernier est constitué grâce à une observation socio-ethnographique mise en place dans le cadre d’une recherche-action au sein de la CMA CVL (Allard-Poesi, 2003).

Les deux communautés sont constituées de participants aux activités du programme FabCVL, projet d’accompagnement de la CMA CVL, de ses collaborateurs, artisans et partenaires. Les activités du programme sont organisées autour :

  • De Cap’Uccino (rendez-vous informels bi-hebdomadaires sur le numérique internes à la CMA CVL) dédiés à la sensibilisation et à l’action numérique responsable (présentations thématiques, « Digital Clean Up Days »)

  • De projets dédiés au support des activités de la CMA CVL liées à la transition écologique et énergétique des artisans (tableaux de bord, solutions métiers)

  • D’activités présentielles et de webinaires autour du numérique responsable menées avec les partenaires, les artisans et les collaborateurs (« Human Tech Days », « Semaine du numérique » et formation numérique avec des créateurs d’entreprise)

Figure 1 : Visuel des activités FabCVL en 2023

Figure 1 : Visuel des activités FabCVL en 2023

1.2. Communautés de transition

La première communauté réunit 14 participants dont les activités de transition consistent à explorer la thématique « numérique responsable » à travers de nouvelles pratiques de pilotage et d’analyse, afin de mettre en place des actions d’influence (salons, évènements publics, accompagnement des artisans). La deuxième communauté est constituée de 41 conseillers, artisans et entrepreneurs, jeunes et partenaires territoriaux de la CMA CVL. Ils sont sensibilisés à la thématique de la culture et des risques numériques, et assistent à des conférences et partages en discussions informelles, avec des présentations et des messages ciblés portés par des experts métiers. Les activités de ces deux communautés concernent des dispositifs variés, dont un ensemble d’outils d’analyse et de collaboration, mais aussi les études de l’Observatoire de l’Artisanat, ainsi que des visites, ateliers pratiques et évènements partenariaux. Ils se retrouvent dans les locaux de la CMA CVL, sur des places de centre-ville ou dans des ateliers, principalement à Orléans, où se situe le siège de la CMA CVL et de ses partenaires, mais également en ligne (visio-conférences et webinaires) et en proximité à Châteauroux, agglomération de l’Indre. En observant ces deux communautés, nous souhaitons comprendre les valeurs-ressources projetées par les participants et les risques perçus identifiés (Astier et Labour, 2021), pour caractériser les cultures et relations qui se confrontent autour des espaces, des relations et des activités de « numérique responsable » (Moine, 2006).

2. Approche des territoires-projets

Les participants effectuent leurs activités dans un contexte de frugalité et de complexité (Camp et al., 2023) qui s’exprime à travers des tensions liées à une coordination portée par de multiples partenaires internes et externes. Un manque de transversalité des dispositifs et des relations maintient les interactions à un niveau informel, sans aboutir à l’élaboration de projets souhaitée, avec une participation limitée des artisans. Pour mieux comprendre ce contexte, nous pouvons nous tourner vers Arruabarrena (2022) qui explique que les solutions numériques, comme les objets connectés, « peuvent placer les individus face à des injonctions infocommunicationnelles paradoxales, en mettant en contradiction les informations restituées via des interfaces et la perception que les usagers ont réellement d’eux-mêmes ». Par exemple, les interfaces et l’affichage du volume de messagerie qui diffèrent deviennent source de conflit : les participants se comparent, se plaignent de ne pouvoir réaliser les actions proposées. De même, la faible participation des artisans et la plus forte mobilisation d’un public jeune ou créateur d’entreprise, nous indique une possible confrontation sociale au sens de Bourdieu (2001) avec une culture responsable du numérique qui tendrait à ne mobiliser que les cibles qui y sont sensibles (vocabulaire technologique anglais « Human Tech Days » ou « Digital Clean Up Days »), opposant ainsi des classes numériques en fonction d’inégalités de connaissances ou de culture numérique (Imhoff, 2018). Enfin, la faible propension des communautés à transformer les échanges informels en projets concrets dans la complexité des thématiques proposées nous semble caractéristique d’une situation où c’est le concept même de « numérique responsable » qui entretient, à l’instar de la « sobriété numérique », un statu quo sociotechnique (Hoang et al., 2022,) allant jusqu’à des points de rupture où les participants questionnent la légitimité de leurs présences aux activités.

C’est pour interroger ces différentes projections culturelles possibles du « numérique responsable » de la transition numérique que nous choisissons de mobiliser une analyse des « changements de régimes de conversation » (Zacklad, 2020) au sein des interactions qui animent l’ensemble des échanges des communautés. Le cadre théorique de la Sémiotique des Transactions Coopératives qui y est développé permet de comprendre les transformations des dispositifs dans les étapes d’engagement, de capacitation, de performance et d’évaluation. Selon l’auteur, cette transition produit des effets de dispositifs affectant la subjectivation, la territorialisation et la co-création à travers les dispositifs mobilisés. Ce cadre nous permet ainsi de regarder en particulier la subjectivation individuelle et collective des risques numériques par les communautés que nous suivons dans cette étude. Nous nous appuyons sur l’approche des territoires-projets qui permet de caractériser les cultures et relations de la transition hybride à partir des « valeurs-éthiques » et des « risques-perçus » de Astier et Labour (2021), en envisageant la dimension expérientielle et patrimoniale des espaces hybrides où les communautés interagissent dans un vécu territorialisé et exprimé sous forme de récit (Billaudot 2005, Moine, 2006, Zacklad, 2020). Les « valeurs-ressources », que nous définissons comme les « valeurs-éthiques » collectives des communautés, nous permettent de caractériser les effets « créatifs » ou « destructifs » de la subjectivation des risques numériques pour analyser le produit les confrontations culturelles (Camp et al., 2023) sous forme de leviers et espaces de transition (Zacklad et Catoir-Brisson, 2021).

3. Valeurs-ressources du numérique responsable dans l’artisanat

3.1. Valeurs éthiques et risques perçus

Afin d’identifier les valeurs-ressources des communautés, nous établissons un relevé des relations et des dispositifs mobilisés par ces dernières autour du « numérique responsable ». Cette étape nous permet de caractériser la subjectivation, définie comme les « effets sur les selfs » collectifs et individuels dans les registres cognitifs et émotionnels (Zacklad, 2020). En effet, selon l’auteur, « chaque transaction transforme les selfs, les relations entre les selfs, les artefacts médiatisant les relations, les dispositifs et l’environnement ». Dans l’approche des territoires-projets, nous caractérisons cette subjectivation en fonction de l’appropriation des territoires telle qu’abordée par Astier et Labour (2021) qui établissent un lien entre le risque, la confiance, la responsabilité et le consentement dans un contexte transactionnel donné. Dans le cas de nos communautés, nous observons les valeurs-éthiques de « pratique » et de « cybersécurité » pour la confiance, de « l’innovation » et du « numérique responsable » pour la responsabilité, de « données » et de « résultats » pour le consentement. Nous observons également les risques perçus « d’incompréhension des risques numériques » pour la première communauté, et « d’impact du numérique » pour la deuxième.

Figure 2 : Valeurs-éthiques et risques-perçus des communautés FabCVL

Figure 2 : Valeurs-éthiques et risques-perçus des communautés FabCVL

Notre deuxième analyse porte sur les subjectivations collectives et individuelles, en identifiant les valeurs-éthiques et les risques perçus partagés ou non par les communautés, ainsi que le régime de conversation qui leur sont attribué dans le récit : engagement, coopération, capacitation, évaluation (Zacklad, 2020). Par exemple, nous identifions une subjectivation collective (communes aux deux communautés) dans une notion de pratique d’activité concrète comme des défis ou la découverte de nouveaux outils, dans les valeurs-éthiques d’engagement. De même, nous identifions une place commune pour les données et les résultats, dans des formats différents, dans les valeurs de consentement. Au niveau individuel, nous identifions qu’une communauté mobilise l’expérience (projet concret) en levier de confiance, alors que l’autre favorise l’expertise (intervention spécialisée sur la cybersécurité). Enfin, les risques-perçus diffèrent : si la première communauté subjective un risque lié à la compréhension et l’attractivité de la thématique, la deuxième se concentre sur l’évaluation des impacts par sous-thématique (environnement, sécurité, vie privée).

Figure 3 : Subjectivation individuelle et collective des communautés FabCVL

Figure 3 : Subjectivation individuelle et collective des communautés FabCVL

Ainsi, au niveau collectif, les communautés favorisent la confiance et le consentement par la pratique et le partage de résultats basés sur des données, cependant, ces deux communautés diffèrent dans leurs modalités de capacitation par l’expérience ou l’expertise, et ne disposent que de risques-perçus individuels pour engager et évaluer le « numérique responsable ». Nous identifions ainsi les données et la pratique comme valeurs-ressources du territoire-projet de la transition de ces deux communautés, et des risques-perçus individuels liés à l’attractivité dans un cas, à l’impact dans l’autre cas.

3.2. Analyse des leviers et espaces de transition

Pour comprendre ce que produit la confrontation de ces risques perçus, nous considérons désormais les dimensions cognitives et émotionnelles de la subjectivation pour déterminer si les valeurs-ressources sont « créatives » et permettent l’action collective des communautés ou si elles sont « destructives » et génèrent des relations de défiance entre les communautés (Camp et al., 2023). Dans les récits de transition, la pratique et l’activité sont liées à des temps de co-développement de projet jugés excessifs par les participants qui génèrent des tensions au sein des collectifs (incompréhension des rôles de chacun, manque de ressources et fatigue des équipes), les pratiques et données partagées n’aboutissent qu’à peu de nouveaux projets après les évènements (cadre conventionnel inadapté, désengagement). Les valeurs-ressources aboutissent en effet à deux risques-perçus relevant de deux niveaux de conversation distincts. D’une part, un couple Capacitation/Engagement basé sur la confiance et la mise en avant de l’expérience, d’autre part, un couple Capacitation/Évaluation basé sur le consentement et le partage d’information experte. À ce titre, les valeurs-ressources constituent selon nous un levier de rupture, au sens d’un levier d’engagement (Zacklad et Catoir-Brisson, 2021) dans la transition numérique aboutissant à une situation de défiance entre les communautés impliquées.

Une analyse du rôle des actants transactionnels permet d’affiner la place des partenaires et des territoires, en amont et en aval des activités organisées, notamment pour la coordination des projets. De même, cette analyse fait ressortir le rôle central du conseiller dans la répartition des temps de paroles et d’activités des experts. Nous pouvons ainsi poser la question d’une différence de subjectivation du point de vue des organisateurs, qui projetteraient des valeurs d’expertise sur les activités (conversation orientée évaluation), et des participants, qui projetteraient des valeurs d’expérience (conversation orientée engagement). Ce sont ces dynamiques collectives et individuelles qui constituent selon nous des « jeux organisationnels » (Mucchielli, 2004) dans lesquels des communautés se positionnent en « leader » en fonction de « structures hiérarchiques ou de répartition du pouvoir ». Pour confirmer cette hypothèse, les valeurs ressources doivent s’envisager au regard du patrimoine d’espace et des réseaux de solution des deux communautés pour compléter la caractérisation des cultures et relations par les territoires-projets. Cependant, à cette étape, l’évaluation fait ressortir une situation transactionnelle où la frugalité et la complexité constituent un contexte « destructif » (Camp et al., 2023) : les valeurs-ressources identifiées comme levier de rupture aboutissent à des espaces de ruptures d’évaluation et d’engagement. Par exemple, les supports informationnels ou la diffusion sur les réseaux sociaux se révèlent peu engageants pour les participants. Des incompréhensions de l’expérience et besoins spécifiques des organisateurs compliquent la coordination des projets partenariaux, voire l’inhibent totalement en risquant la rupture par la mise en concurrence entre les acteurs.

4. Leviers de transgression et confrontations culturelles du numérique responsable

Notre analyse caractérise ainsi deux communautés participant à des activités liées au numérique responsable dont les valeurs-ressources (collectives) se trouvent confrontées à deux risques-perçus subjectivés individuellement : l’un orienté évaluation et l’autre orienté engagement. Dans ce récit commun, des confrontations sont identifiées entre une culture d’évaluation et une culture d’engagement portée par l’une ou l’autre des communautés, ou par des collectifs sous-jacents comme les organisateurs (conseillers, territoires et partenaires) et les participants (artisans, jeunes, créateurs d’entreprise). Il est par ailleurs intéressant de noter l’absence du niveau conversationnel de la coopération, dans les valeurs-éthiques comme dans les risques-perçus, absence à mettre en lien avec les tensions liées à la coordination et le co-développement excessif des projets. Nous pouvons ainsi déduire que cette confrontation culturelle produit :

  • Un jeu de relations antagonistes (Meunier, 2003) qui inhibe les capacités de coopération des communautés face à la confrontation d’une culture d’engagement et d’une culture d’évaluation

  • Le besoin de leviers de transition orientés coopération, notamment dans la construction d’un imaginaire commun des risques-perçus, afin de permettre l’émergence de projets à la suite ces activités

  • Le besoin d’espaces de transition permettant de mettre en commun les expériences des organisateurs pour mieux engager les participants (Moine, 2006).

Note de bas de page 3 :

Les Eco-défis sont des défis collectifs par territoire autour de l’économie circulaire animés par les conseillers Transition Ecologique et Energétique de la CMA CVL.

Dans notre analyse, ces besoins de leviers et d’espaces de transition sont des leviers et espaces de transgression (Zacklad, 2020) : ils s’expriment par la mise en place de projets autonomes ou d’usages ré-appropriés comme les discussions informelles dans les espaces de conférence ou les démonstrations produits dans les espaces de convivialité, qui jalonnent les récits de transition. Ces leviers et espaces de transgression ne correspondent pas à l’activité prévue dans les espace-temps où ils se produisent, et sont souvent identifiés dans des temps conviviaux ou informels (temps d’accueil ou de sortie des activités). Cependant, ils indiquent des solutions info-communicationnelles possibles pour mieux accompagner la compréhension et l’évaluation des risques numériques, notamment par la « permaculture des espaces de travail collaboratifs » (Zacklad, 2018). Par exemple la mise en place de projets pour co-construire les outils d’analyse d’impact du numérique sur la base de l’expérience des artisans comme les « Eco-Défis3 » permettrait de répondre aux valeurs-ressources des deux communautés tout en créant un imaginaire commun de risque-perçu sur un régime conversationnel coopératif, ludique et attractif. Par ailleurs, en considérant les récits de transition en amont des activités FabCVL 2023, il serait possible d’identifier ces activités comme des leviers et espaces de transgression liés aux difficultés culturelles pour mettre en place ces activités de numérique responsable en 2022. En caractérisant les leviers de transgression à l’échelle de la situation transactionnelle, nous pouvons nous interroger sur une dynamique de confrontation/transgression des valeurs-ressources qui nous permettrait d’identifier des risques de rupture ou des potentiels d’engagement en fonction des cultures et relations des communautés participantes et organisatrices.

Dans notre étude, deux communautés dont les cultures sont caractérisées par la « gestion du risque partagée », d’une part, et le « conseil informel » d’autre part, confrontent leurs visions du numérique responsable dans une subjectivation collective en rupture sur des valeurs d’expertise et d’expérience, prenant le risque d’une transgression de l’une ou l’autre des communautés par la mise en place d’outils d’évaluation ou de la sensibilisation autonome. Dans ce contexte, les relations, caractérisées d’une part par les « données pratiques » et par la « coopération évènementielle » d’autre part, peuvent se trouver dans une dynamique concurrentielle, avec la mise en place de jeux de pouvoirs et de relations pouvant aboutir à l’abandon et un ensemble de situations de non-usages (Kellner et al., 2010).

Figure 4 : Confrontations culturelles des communautés FabCVL

Figure 4 : Confrontations culturelles des communautés FabCVL

Conclusion

Nous avons présenté deux communautés de transition participant à des activités liées au numérique responsable pour caractériser leurs cultures et relation à l’aide des territoires-projets. Notre analyse met en avant une confrontation culturelle entre une culture d’engagement et une culture d’évaluation liées à des valeurs-ressources en rupture face à différents niveaux de conversation utilisés pour exprimer les risques numériques. Cependant, ces confrontations permettent d’identifier les leviers de rupture et les leviers de transgression susceptibles de créer un nouvel imaginaire commun des risques perçus orienté coopération. La dynamique confrontation/transgression serait dans ce cas créative d’espaces et activités potentiels pour faciliter la compréhension et l’évaluation des risques numériques entre deux communautés partageant des valeurs-ressources communes autour des données et de la pratique. Cependant, les leviers de transgression sont également indicatifs d’un contexte de frugalité et de complexité destructif, où les communautés ne trouvent pas les conditions nécessaires à la coopération face à des risques numériques exprimés selon des régimes de conversations divergents. Ainsi, il conviendrait de comprendre si la mise en place de leviers et espaces de transition, comme des activités coopératives et informelles, permettent de revenir dans un contexte créatif en créant une conversation coopérative aujourd’hui manquante dans ces activités autour du numérique responsable.

Note de bas de page 4 :

Après avoir été abordé en 2022 (Semaine du numérique 2022), le « numérique responsable » disparaît du programme 2023 de la semaine du numérique pour les artisans en Centre-Val de Loire : https://crma-centre.fr/actualite/semaine-du-numerique-2023-en-centre-val-de-loire

Nous retrouvons ainsi dans un contexte où deux projections de valeurs communes d’engagement autour de la pratique et des données sont confrontées à deux régimes de conversation différents. Si la proposition d’espace de transition coopératif et ludique est partiellement suivie par la CMA CVL dans le cadre des activités liées à la Transition Écologique et Énergétique et la Responsabilité Sociale des Entreprises (recyclage de matériel et défis sur les données en interne), la thématique du numérique responsable disparaît des communications ciblant les artisans fin 20234. Ce désengagement de la CMA CVL serait ainsi révélateur à la fois d’une perte de sens, notamment pour le conseiller placé au centre de relations contradictoires entre des communautés projetant différentes valeurs sur la transition numérique (Arruabarrena, 2022), et un statu quo sociotechnique quant à l’engagement et l’évaluation attendus par ces communautés autour du « numérique responsable » (Hoang et al., 2022). L’analyse des territoires-projets d’opérations transverses comme les Eco-Défis ou d’autres initiatives ludiques qui incluent des pratiques numériques responsables permettrait par ailleurs de comprendre la dynamique confrontation/transgression par l’émergence d’une coopération informelle et créative dans la gestion territorialisée des risques numériques.