Quels leviers d’action complémentaires aux messages médiatiques sur les transitions sociétales ? What are the levers for action to complement media messages on societal change?

Valérie BILLAUDEAU 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.5306

Face à l’augmentation des risques climatiques mis en évidence depuis plusieurs décennies dans les rapports du GIEC et les médias, le Collège des transitions sociétales-CTS favorise l’engagement en partageant une culture sur les enjeux sociétaux. Proposant de sortir du formatage médiatique, CTS expérimente une démarche de coopération et des actions pilotes pour tenter d’accélérer les transitions. Nous avons suivi leur programme d’action-recherche entre fin 2021 et l’été 2023, caméra « au poing ». Cette étude empirique met en lumière plusieurs pistes d’analyse : la volonté de faire vivre des espaces de délibération comme leviers d’action nécessaires aux transitions avec une démarche réflexive ; l’émergence du film de recherche comme forme alternative et complémentaire aux médias ; la possibilité, pour les chercheurs en SIC, de participer à une médiation transformatrice qui « prend appui sur un dispositif hybride composé d’objets communicants et auquel l’intervention humaine donne une épaisseur sociale à la communication » (Caune, 1999)

Faced with the increasing climate risks that have been highlighted for several decades in IPCC reports and the media, the College for Societal Transitions (CTS) is encouraging commitment by sharing a culture of societal issues. CTS is proposing a way out of media formatting, and is experimenting with a cooperative approach and pilot actions to try and accelerate transitions. We followed their action-research programme between the end of 2021 and the summer of 2023, camera in hand. This empirical study highlights a number of avenues for analysis : the desire to bring to life spaces for deliberation as levers for the action needed to bring about transitions with a reflexive approach ; the emergence of the research film as an alternative and complementary form to the media ; the opportunity for SIC researchers to take part in a transformative mediation process that "relies on a hybrid device made up of communicating objects and in which human intervention gives social substance to the communication" (Caune, 1999).

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Prenant en compte que « le problème n’est plus le développement durable mais la transition écologique » (Bourg, 2012), l’Etat français organise en 2012 un débat national sur la transition énergétique. Le but n’est plus seulement de sensibiliser et d’informer mais vise une « triple optique à la fois d’acculturation (appropriation), de justification de la politique (acceptabilité) et d’incitation au changement de comportements des individus (efficacité) » (Bertrand et Richard, 2014, 200). Face à l’augmentation des risques climatiques mis en évidence depuis plusieurs décennies dans les rapports du GIEC et les médias, l’urgence appelle à agir. Le Collège des transitions sociétales-CTS se veut être un espace tiers, une forme de « do & think tank » en Pays de la Loire. Son action s’inscrit dans les milieux institutionnels, socioéconomiques, associatifs et plus largement au sein de la société civile afin de partager une culture sur les enjeux sociétaux et de favoriser l’engagement d'actions de transitions. Lorsque cette structure nous sollicite pour réaliser un travail de recherche sur leur accompagnement de projets pilotes dans quatre territoires, nous signons une convention pour essayer de saisir la complexité des démarches de transitions. En effet, convaincue que les recherches en SIC prennent en compte la nécessité de considérer l’action (au sens fort du terme), la prise de parole des acteurs mais aussi leurs affects comme les véritables principes constitutifs de « l’espace public » et des publics qui s’en emparent (Ballarini, 2015 ; Libaert et Pierlot, 2015), nous participons aux rencontres réunissant les collectivités des territoires étudiés, la société civile et les élus. Et nous approfondissons leurs motivations ainsi que leurs freins à travers des entretiens filmés. Nous proposons donc de questionner la réflexivité et la coopération mobilisées autour des transitions sociétales, à travers l’exemple de CTS, comme moyens d’actions pour répondre aux risques : les processus communicationnels inhérents à la réflexivité et la coopération sont-ils un levier d’action complémentaires aux messages médiatiques ? Dans une première partie, nous analyserons comment CTS s’est emparé de la sur-communication à travers un programme de formation appelé « dé-formation » et comment cette association mise sur la relation pour construire une coopération qui mène à l’action. Dans une seconde partie, nous présenterons les effets de la démarche de coopération mise en place, à partir des témoignages recueillis tant du côté de CTS que ceux des acteurs engagés (élus, agents de collectivités, société civile) avant d’interroger notre posture de chercheure dans le processus.

1. Accompagner le pas de côté face aux risques

Note de bas de page 1 :

L’International Environmental Communication Association (IECA) a été créée en 2011 ; elle publie la revue Environmental Communication et organise tous les deux ans le colloque COCE, ouvert aussi aux contributions des artistes et des professionnels.

Le terme transition « écologique » et/ou « énergétique » apparait dans la « sphère publique » en France en 2015 (Catellani & al., 2019). Il est aujourd’hui controversé, certains lui préférant le développement durable, mais participe à la communication environnementale qui inclut « toutes les formes de communication interpersonnelle, de groupe, publique, organisationnelle et médiatisée qui constituent le débat social sur les problèmes et enjeux environnementaux et notre relation avec le reste de la nature » (IECA1). En proposant depuis 2015 un parcours de « (dé)formation », CTS a entrepris de donner les moyens pour « Piloter les transitions, changer nos modes de vie ».

1.1. Propositions pour sortir du formatage médiatique

Note de bas de page 2 :

https://reportersdespoirs.org/wp-content/uploads/2020/07/Etude_Climat_ReportersdEspoirs_07072020.pdf

Note de bas de page 3 :

https://college-tes.fr/formation-transitions-ecologiques-societales-modes-de-vie/

En 2020, Médias climat2 publie l’étude « Comment les médias traitent-ils du changement climatique ? » qui montre une hausse de traitement du sujet quel que soit le Média. Les messages médiatiques se décuplent et certains changent de ligne éditoriale comme Reporters d’Espoirs par exemple, qui met en avant des initiatives constructives. Pour autant, ces informations et messages ne parviennent pas à modifier radicalement les manières de faire. L’étude de la fondation Descartes (Cordonnier, 2022, p. 38) met en évidence trois freins : la peur du dérèglement climatique existant ne constitue pas systématiquement une motivation à l’action car elle peut se révéler paralysante ; la situation climatique peut être considérée comme désespérée et il n’y a plus rien à faire pour limiter le changement (défaitisme) ; le progrès technologique va permettre de solutionner le problème du climat (technosolutionnisme). Dans ce contexte, le fondateur de CTS propose dès 2013 une formation en région Pays-de-la-Loire avec la volonté d’en faire un objet politique de transformation de la société (entretien P, août 2023). Il pense que « les grandes avancées sociales ne se sont jamais faites dans le "temple" mais en périphérie, par frottements ». Dans cette logique, le rôle des médias se complexifie au moins pour deux raisons : il parait difficile de remettre en cause les fondamentaux du modèle de développement dans lequel ils fonctionnement tout comme d’anticiper les transformations car elles peuvent bifurquer dans un sens comme dans un autre. Pourtant, « ce qui parait utopique aujourd’hui, peut devenir la norme de demain. » (op. cit.) C’est pourquoi, CTS a pensé une formation qui, selon son point de vue, « n’est pas un sparadrap mais propose des changements de fond en déconstruisant les normes sociales et en mettant en mouvement ». Elle s’adresse aux pilotes et animateurs de démarches de transitions dans les territoires et s’articule autour de six sessions d’une journée et demie (ou deux) sur une période de dix-huit mois. Chaque session mobilise des apports théoriques et pratiques avec des intervenants académiques et culturels différents. Afin de permettre de faire « des pas de côtés », CTS structure un cheminement dans l’apprentissage avec quatre temps de questionnement (Le futur se décidera-t-il sans nous ? Comment raviver les braises du vivant ? Changer nos modes de vie sur les territoires ? Le pouvoir de donner envie, de réparer la terre ou de continuer à tout détruire ?) et deux affirmations-propositions (coopérer et conduire autrement les projets sur les territoires, Entrer dans le réseau des passeurs de transitions). Car la formation est considérée comme un levier pour répondre à la question : Comment embarquer pour trouver des solutions possibles sur les territoires ? Elle vise donc à : « former à de nouvelles manières de faire ensemble et à acquérir de nouvelles compétences pour mobiliser et impulser des dynamiques collectives locales reliant les élus, les services, les acteurs privés associatifs, habitants. »3. Ces orientations vers l’action proposent de prendre le temps d’échanger et de partager des points de vue dans des lieux « inspirants » en tendant à « se libérer de la fascination de l’outil numérique » (Dacheux, 2023, 10). Elles interrogent aussi une autre façon de communiquer face aux risques : sans les dénier, il s’agit de poser les bases d’un nouvel espace public.

1.2. Sur la piste de l’intercompréhension

Note de bas de page 4 :

Nous avons d’abord été introduite dans un collectif des acteurs en amont de notre contrat de recherche pour valider de part et d’autre le projet de documentaire de recherche. Ensuite, nous avons assisté aux deux collectifs des acteurs qui ont eu lieu durant notre période d’observation (dans la Sarthe et en Loire Atlantique) en filmant la totalité des échanges et les activités de la journée (les acteurs arrivent la veille pour un temps informel que nous n’avons pas capté avec la caméra). Nous avons complété ces prises de vue par des entretiens filmés en fin de session avec un petit échantillon d’interlocuteurs choisis à partir de leurs postures et des propos tenus dans la journée pour aller plus loin avec eux. Nous avons également réalisé des entretiens semi-directifs d’une heure et demie en moyenne sur chacun des territoires (30 au total) pour comprendre les logiques d’action vers les transitions.

La formation de CTS offre la possibilité à ceux qui y ont participé de rejoindre le collectif des acteurs et son programme de recherche action. Il propose donc un espace de travail et de délibération de l’association qui tend à reconstituer « l’absence de familiarité, de confiance spontanée, de culture commune » (N. Luhmann, 1987) de notre monde vécu. Composé d’agents de collectivités territoriales, d’élus et de représentants de la société civile, le collectif des acteurs se réunit quatre fois par an avec trois objectifs : co-construire et porter, avec les acteurs régionaux, une stratégie collective régionale de mise en œuvre de la transition écologique avec l’évolution des modes de vie en visée ; accompagner la mise en œuvre des objectifs opérationnels du programme de recherche action avec l’équipe de coordination ; veiller au maintien et à l’approfondissement d’un « tiers espace » commun à l’ensemble des partenaires du programme pour favoriser les rencontres et l’interconnaissance, la montée en compétence collective et les synergies entre démarches et projets de transition. Si cet espace de délibération revêt un caractère stratégique et communicationnel (Habermas, 1987), il a aussi pour ambition un agir créatif (Joas, 1999) car il est attendu une certaine inventivité dans les actions à mettre en œuvre pour accélérer les transitions. Les observations4, qui ont consisté sur l’ensemble du travail à observer, documenter, filmer, interviewer, décrire, analyser, interpréter, rendre compte (Derèze, 2019) et spécifiquement au sein du collectif des acteurs nous conduisent à penser qu’ils expérimentent « la délibération au prisme de l’incommunication. » (Dacheux, 2023, 5). En effet, dans ce collectif, le paradigme de l’incommunication semble intégré et être le « moteur même de la communication réflexive » (op. cit., 6). L’essence du collectif des acteurs est de faire cheminer chacun vers une intercompréhension pour agir différemment : les agents vis-à-vis des élus, les élus vis-à-vis des associations, les associations vis-à-vis des agents, etc. L’approche dialogique, communication et incommunication (Morin, 1994) est présente dans l’exemple de CTS avec à la fois une volonté des protagonistes de partager et un processus de construction de sens : réfléchir à l’évolution des modes de vie de façon systémique. Dans cette perspective, le collectif des acteurs a rédigé une charte afin de préciser les termes et les conditions d’engagement notamment sur la confidentialité des propos tenus durant les échanges. Ainsi, le collectif des acteurs est tout l’inverse d’un dispositif participatif venant de la volonté de l’acteur public. Il est issu de la société civile avec une démarche volontaire de chaque membre dans le prolongement de la formation. Il n’y a pas de compromis à obtenir ou de communication institutionnelle à valoriser. Les temps d’échanges et de délibération poussent à restituer la complexité de chacun, à exprimer les différentes interprétations et points de vue. Il s’agit d’un « accord sensible et partiel » (idem) qui lie le groupe et lui donne envie de vivre un nouveau collectif des acteurs.

Loin de miser sur les technologies numériques comme support de communication face aux risques, CTS choisi le contrepied avec l’option de la communication réflexive comme levier d’action nécessaire aux transitions.

2. Expérimentation d’une démarche de coopération pour les transitions

CTS s’est aussi fixé un programme d’action-recherche pour tester des expérimentations sur les territoires à l’échelle des communautés de communes. Le terme d’action-recherche est utilisé par CTS pour ancrer leurs réflexions à partir des actions réalisées afin d’en tirer des enseignements et non pas de partir de la théorie et de la confronter au terrain (recherche-action).

2.1. Remettre en question pour « co-construire »

Note de bas de page 5 :

La communauté de communes d’Erdre&Gesvres, la communauté de communes du Pays de Pouzauges, Redon Agglomération et la commune de l’Ile d’Yeu que nous n’avons pas étudiée, pour cette fois, du fait de sa spécificité insulaire.

Note de bas de page 6 :

La zone de Montifaut, située sur la communauté de communes du Pays de Pouzauges et un projet expérimental axe Route du Mans porté par la communauté de communes du Val de Sarthe.

Note de bas de page 7 :

L’un porté par le conseil de développement d’Erdre&Gesvres et l’autre dans le Pays de Redon.

CTS s’est adossé aux compétences des communautés de communes pour expérimenter des actions « pilotes » dans le cadre de ses programmes d’action-recherche. Notre présence, en tant que chercheuse, s’inscrit dans le second programme d’action-recherche des Transitions Ecologiques&Sociétales-TES II qui se déroule de 2019 à 2023. Trois hypothèses ont été formulées par CTS et ses partenaires : faire évoluer les modes de vie nécessite d’agir de façon systémique ; la mise en coopération des acteurs ; enfin, l’échelle locale permet d’engager des coopérations et de lancer des démarches structurantes. Dans cette perspective, CTS accompagne plusieurs territoires (dont trois communautés de communes5) en mettant en œuvre les préconisations méthodologiques identifiées par le collectif des acteurs. Nous avons suivi deux projets « mode de vie »6 qui concernent des projets d’aménagement pour faciliter la mobilité douce : par le co-voiturage pour l’un et par le vélo pour l’autre. Nous avons aussi observé deux « projets de coopération territoriale »7 de nature différente : l’un s’intéresse aux pratiques « invisibilisées » d’habitants d’un territoire rural et l’autre à la démarche de soutien aux initiatives par le conseil de développement. Dans ces quatre cas, nous constatons que la volonté d’expérimenter des nouvelles façons de faire en rassemblant des collectifs aux membres divers (élus et agents d’intercommunalités, communes, entreprises, associations, citoyens) se concrétise. Sur certains territoires, la remise en question s’impose au-delà des relations humaines. C’est le cas, par exemple en Vendée, sur la zone de Montifaut, où la communauté de commune prend la décision de stopper un travail engagé avec un bureau d’urbanisme suite à la formation réalisée avec CTS. Il apparait que le projet qui prenait forme n’incluait à aucun moment ni la concertation ni la délibération avec les habitants et les salariés de la zone d’activité. Un autre exemple, montre que l’approche consiste à partir « des pratiques habitantes, en regardant ce que les gens font, ce que les gens savent de leur territoire (…), c'est une remise en cause des politiques et des approches traditionnelles de la transition par les savoirs, par ceux qui savent. (…) leurs modes de vie sont très sobres et elles ont surtout une accroche avec le territoire » (Interview C, juillet 2023). L’accompagnement de CTS sur les territoires d’expérimentation incite à la remise en question et à la co-construction : le bureau d’étude, par exemple, n’a pas été écarté du dispositif. Il a été invité à participer aux temps de travail avec la société civile. De même, la façon dont les habitants ruraux prennent soin de leur environnement a été prise en compte par la municipalité. Ainsi, les solutions qui se dessinent dans cet accompagnement ne sont pas révolutionnaires mais elles restent cependant « inédites » (Maggi, 2000) : elles proviennent de remise en question, elles portent sur le processus avec une approche systémique. Pour CTS, il s’agit de se préparer aux catastrophes à venir : « savoir coopérer permettra de faire face aux crises à venir » (interview A, juillet 2023).

En étant sur le terrain avec les acteurs sur chaque territoire, nous prenons conscience du travail considérable fourni pour des avancées pouvant paraître minimes.

2.2. Entre l’urgence d’agir et le temps du changement

En effet, le suivi des actions pilotes et les interviews révèlent un décalage entre l’urgence d’agir et le temps nécessaire à mettre en œuvre des actions concrètes. Le temps et l’énergie consacrés semblent très souvent disproportionnés par rapport aux résultats visibles. Par exemple, nous sommes allés plusieurs fois dans la zone industrielle de Montifaut pour suivre des réunions sur les mobilités douces. Sur ce terrain, les entretiens révèlent des équipes mobilisées avec la volonté de mettre en place des pistes cyclables et de se déplacer différemment. Cependant, des difficultés apparaissent lors d’une action de sensibilisation au co-voiturage les amenant à s’armer de patience : « il ne faut pas se leurrer, cela va prendre du temps », « on ne peut pas les forcer », « il faut que ça infuse ». La perception de l’action mise en place (un point d’information à la sortie des usines) n’est pas à la hauteur de leur espoir : peu de salariés vont se renseigner et prendre connaissance des enquêtes réalisées sur les parcours des salariés dans la perspective d’inciter au co-voiturage. La déception se lit sur les visages bien que le chargé de mission CTS les félicite pour leur énergie. Un certain découragement est aussi exprimé par le membre du collectif des acteurs qui anime le groupe des habitants du territoire rural : « Tu te rends compte, il faut que j’aille les chercher pour qu’ils mettent en place un temps convivial entre eux et que le lien soit maintenu ! » (entretien N, juin 2023). Effectivement, suite au fort investissement de cet animateur auprès des habitants, sa présence semble toujours nécessaire bien qu’il les incite à prendre leur autonomie. Ces expériences mettent en évidence la condition temporelle du changement qui est tout autant difficile à mobiliser lors d’actions d’accompagnement concrètes pour les transitions sociétales, comme le tente CTS, que celles des messages médiatiques sur les risques. Serions-nous alors confrontés à une impasse qui dépasse les problèmes de communication ? A notre question posée « comment vivez-vous cette contradiction d’une urgence à agir et du temps nécessaire au changement ? », les acteurs de la transition consultés dans le cadre de notre recherche oscillent entre espoir et résignation : « aujourd’hui, je fais mon colibri », « je fais ce qui me semble nécessaire, ce que je peux et au moins cela me rassure, moi, de me dire, "j’aurais fait ma part". Mais je me rends bien compte qu’on n’y arrivera pas. Franchement, ma conviction, c’est qu’on n’y arrivera pas » (entretien A, 2023), « C’est vraiment paradoxal, mais l’urgence des transitions, c’est de ralentir » (entretien R, 2023). » Ce n’est pas assez rapide. C’est ça le temps de la collectivité : c’est long, c’est effrayant le temps » (entretien F, 2023).

Les personnes impliquées dans le collectif des acteurs se sont engagées pour agir vers les transitions mais les réalités appellent à l’humilité. Et en choisissant de « co-exister » et « co-opérer » lors de leur partage d’expériences, les boucles réflexives des actions et frustrations rencontrées sur le terrain contribuent à valoriser les actes accomplis aussi minimes soient-ils.

3. Sur les traces d’une communication réflexive

CTS mobilise plusieurs supports de communication (mail, site internet, publications) afin de communiquer en interne et en externe même si les relations interpersonnelles sont privilégiées. Pour rendre compte de son second programme d’action-recherche, l’équipe de CTS choisi le format documentaire comme médium.

3.1. Cadre méthodologique

Note de bas de page 8 :

Note de présentation du projet de documentaire adressée aux membres du collectif des acteurs, juin 2022.

La recherche avec le film est une démarche différente de la recherche habituelle. « Ici il ne s’agit pas de parler avec des images ou des graphiques les résultats d’une recherche [...], mais de diffuser des connaissances scientifiques au moyen d’un film. On ne parle pas sur un sujet, on cherche à faire parler directement l’objet étudié au moyen d’images » (Haicault 2010, p. 7). C’est pourquoi nous avons posé un cadre méthodologique à partir d’une convention de recherche et une charte éthique. La convention circonscrit nos axes de travail (l’engagement et les représentations sur les transitions) ainsi que l’implication de l’audiovisuel (avec les communautés d’action (Dewey, 1967) dans le processus filmique) et le film de recherche comme médiateur. La charte éthique délimite, avec le collectif des acteurs, les conditions de captation de leurs interventions et leur consentement ; la confidentialité des propos partagés, une double signature des droits à l’image (au moment de l’interview et après le montage) et la validation par les acteurs de filmer lors des réunions ou événements organiser. Ce contrat précise que des solutions alternatives peuvent être choisies (comme filmer sans le son, arrêter la caméra, réaliser des entretiens individuels afin de mieux comprendre les postions) pour « préserver la qualité des échanges et la liberté de ton qui caractérise les réunions et évènements organisés » par CTS. L’enjeu était aussi que la réalisation de ce film contribue à la démarche réflexive portée par le Collectif des acteurs sur les expérimentations territoriales et donc s’inscrive dans une logique de discussion et d’échanges entre la réalisatrice et les acteurs partenaires. Ainsi, nous avons assumé d’emblée notre posture d’observation avec la caméra et la production d’une recherche-création à travers un futur documentaire. Pour ce faire, nous avons validé le fait de suivre quatre terrains parallèles afin d’avoir des éléments comparatifs des actions pilotes. Au-delà de l’organisation logistique conséquente, le temps consacré à chaque terrain nous a semblé très court pour être totalement immergé avec les acteurs. Nous avons pu nouer des liens privilégiés avec les interlocuteurs facilitateurs de chaque communauté de commune (représentants du collectif des acteurs) qui avaient conscience qu’une relation de confiance permettrait de mener à bien le projet de film. Mais nous ressentons une certaine frustration tant la richesse de chaque territoire pouvait donner lieu à un documentaire entier. La constitution du corpus fait donc partie de la quête que représente le film de recherche. Cet « ensemble d’éléments choisis dans le réel, extraits de celui-ci et rassemblés à des fins d’études et d’analyse » (Pinède et Dussarps, 2023, 6) a été nourri par les outils méthodologiques construits par CTS ainsi que les nombreux rushs filmés pendant dix-huit mois. La phase de montage constitue l’étape de traitement qualitatif de nos données afin de construire une narration. Notre recherche exploratoire prend la forme finale d’un documentaire participant à la réflexivité « comme une étape de plus dans la consolidation »8 du projet collectif CTS et dont le but est d’inciter les futurs spectateurs, sensibles à l’accélération des transitions sociétales, à la réflexion et peut-être à l’action.

3.2. Le documentaire : un engagement vers la médiation ?

Note de bas de page 9 :

Il propose une typologie en cinq axes : 1- La médiation sensorimotrice porte sur les comportements gestuels et moteurs induits par l’instrument ; 2- La médiation sémio cognitive porte vers la connaissance de l’objet ; 3- La médiation praxéologique porte sur les conditions de réalisation de l’action ; 4 -La médiatisation relationnelle porte sur la relation entre les sujets ; 5- La médiatisation réflexive porte sur le sujet lui-même et implique, de ce fait, une dimension « méta » fondamentale pour les processus d’apprentissage » (2003, 42).

Les rôles accordés aux différents acteurs dans le processus filmique (de la phase de construction à celle de réception) questionnent notamment la place du chercheur dans des « contextes de production incertains » (Maurines, 2012). Comment réussir une « neutralité engagée » (Heinich, 2002) ou non (Neveu, 2003) ? Nous cherchons à rester neutre grâce à notre démarche scientifique qui garantit (normalement) une certaine distanciation mais nous nous impliquons aussi pleinement dans un sujet qui ne nous laisse pas indifférente. Face aux risques liés à cet équilibre précaire, nos niveaux d’engagement diffèrent selon leur nature : avec notre « engagement intra muros » (Breton, 2003) au sein de notre communauté scientifique, nous prenons un risque en choisissant de traiter notre problématique et nos hypothèses avec un support non académique : le film de recherche. Car Philippe Breton constate que « paradoxalement, il y a plus à perdre à proposer aux autres d’incorporer une connaissance nouvelle qui les laisse indifférents ou qu’ils rejettent, qu’à reproduire des connaissances dans une énième publication, qui grossira un flot, finalement sans plus d’effet que de donner l’illusion d’une activité. » (ibid, p. 3). Par ailleurs, notre engagement citoyen, à partir de nos convictions personnelles, si nous ne les mettons pas en avant, ouvre cependant l’accès à des terrains de recherche et à une mise en confiance. Et puis, dans cette démarche empirique, nous ne nous impliquons pas en tant qu’expert : lors du tournage nous laissons la parole aux acteurs de terrain ; lors du montage, nous construisons un récit au service d’une démonstration en proposant de nombreuses pistes de réflexion ; enfin, lors de la diffusion, nous donnons la parole aux spectateurs pour recueillir les réactions et témoignages. Si nous nous considérons comme « chercheur dans la Cité » (op. cit.), c’est pour nous emparer d’un sujet sociétal afin de le questionner et de favoriser le débat dans le cadre de nos recherches. Car nous considérons que le documentaire possède « une dimension politique puisqu’il permet, par la représentation qu’il offre du monde, d’interagir avec lui » (Cyrulnik, 2015, p1). Ainsi, il est possible d’envisager un quatrième type d’engagement : celui de la médiation qui prend en compte « l’acteur, le support expressif et le contexte de communication » (Caune, 1999, 200). Dans notre cas, nous avons mobilisé le film de recherche comme support expressif dans un contexte de réflexion sur les transitions avec de nombreux acteurs dont la chercheuse, avec un modèle de médiation qui « prend appui sur un dispositif hybride composé d’objets communicants et auquel l’intervention humaine donne une épaisseur sociale à la communication » (op. cit.). Ainsi, la médiation par la recherche nous semble pouvoir contribuer à enrichir les traitements habituels des médias, notamment sur les risques climatiques. Nous distinguons alors, comme Davallon9 (2003, 35), « la médiation transformatrice de la médiatisation qui rend visible les pratiques ».

Les perspectives d’un documentaire sur les transitions sociétales proposent donc plus qu’une transmission d’informations ; en favorisant les prises de paroles et les débats, chacun est considéré comme acteur à visée transformatrice face aux risques.

Conclusion

Note de bas de page 10 :

Le documentaire sera disponible en septembre 2024.

Note de bas de page 11 :

voir l’ensemble du numéro spécial 21 de la Revue Française des sciences de l’information et de la communication intitulé « Environnement, nature et communication à l’ère de l’anthropocène » coordonnée par Céline Pascual Espuny et Andrea Catellani, 2021.

Nos observations réalisées dans le cadre de notre convention de recherche avec CTS permettent de mettre en lumière au moins deux pistes à approfondir : tout d’abord, les informations produites par les médias, celles des collectivités et le processus communicationnel de délibération et d’actions comme celui de CTS sont complémentaires : sans la médiatisation sur des risques climatiques par les médias et la surmédiatisation des informations qui amènent à de l’éco-anxiété, notamment, les membres de CTS ne se seraient pas engagés dans un ancrage systémique pour proposer une autre vision. Sans le constat d’impuissance de la collectivité devant le peu d’effets des informations et des incitations envers les citoyens, les élus et les agents territoriaux n’auraient pas cherché une autre forme d’action. En tentant de faire vivre des espaces délibératifs, CTS pratique « un mode de communication sensible engageant le corps et le cœur » (Dacheux, 2023, 10) et propose une action-recherche réflexive. CTS ne s’affiche pas officiellement comme opposant aux systèmes médiatiques et économiques mais, sur le fond, se rapproche des espaces publics oppositionnels (Negt, 2007) portés par des expérimentations citoyennes. La démarche d’action-recherche de CTS est aussi une tentative de prendre en compte les difficultés rencontrées par de nombreux collectifs : le maintien de la démocratie avec du leadership partagé, l’anticipation de l’épuisement de « l’énergie militante » au sein de l’association et des membres du collectif des acteurs, la réflexion sur les articulations entre engagements citoyens, vie professionnelle et vie familiale, la place de l’affect et la représentativité des acteurs de la société civile ainsi que la domination de ceux qui ont l’habitude de prendre la parole. La seconde piste que nous allons continuer à travailler est le rôle du film de recherche (ainsi que celui de la chercheuse) dans le processus de médiation et de réflexivité. Au moment où nous écrivons cet article, nous sommes en phase de montage10 : nous n’avons donc pas encore en main le documentaire final. Nous sommes particulièrement intéressés par les choix que nous allons réaliser (d’acteurs à l’image et au son, de la structuration du contenu, des éléments sonores, de la post-production, etc.), par les réactions des membres du collectif des acteurs et leur cheminement réflexif, par les publics que le documentaire va toucher et ses fonctions de médiation avec et sans la chercheuse. En définitive, nous nous demandons si ce futur documentaire constituera un processus de médiatisation alternatif. La suite de notre travail s’attachera à regarder s’il peut participer à surmonter les impasses de la communication face aux risques liés aux modes contemporains de consommation. Car notre volonté, au-delà de la controverse environnementale11, est aussi de proposer à la communauté des SIC de s’emparer des processus communicationnels dont le contenu médiatique « nous ramène à une sorte d’essence ontologique, indépendamment du support de diffusion » (Soulez et Kitsopanidou, 2015, 7) à travers des formes alternatives.