Imaginaires, techniques et pratiques de l’écriture multimédia interactive
Des CD-ROM aux « e-albums » culturels Imaginary, techniques and practices in interactive multimedia writing. From CD‐ROM to cultural e‐albums

Laurent COLLET 
et Françoise Paquienséguy 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.562

Les musées ont été, entre autres, des acteurs importants du développement des CD-ROM dits culturels dans les années quatre-vingt-dix, comme plus récemment d’applications dites e-albums sur smartphones et tablettes tactiles. Notre article montre d’une part que les interfaces des e-albums certes se nourrissent de l’imaginaire de concepteurs et designers, eux-mêmes usagers de dispositifs numériques qui les inspirent, au rang desquels les produits interactifs multimédias des années quatre-vingt-dix ont leur place. Il montre d’autre part, l’importance des usages développés dans des univers de référence antérieurs. En effet, nous faisons l’hypothèse que les interfaces sont des objets intermédiaires entre imaginaire, technique et pratique, c’est-à-dire : de représentation d’imaginaires, de leur traduction sur support, et de médiation entre pratiques anciennes et pratiques nouvelles.

Museums have been greatly involved in the use of "cultural" CD-ROMs in the 1990s, and more recently in the use of e-album applications for smartphones and tablets. This article will try and demonstrate that the interfaces of e-albums are of course inspired by the imagination of designers who were themselves users of interactive digital devices in the 1990s. But this article will also show the importance of uses developed in former references : indeed, our hypothesis is that interfaces are complex technical, practical objects which at the same time appeal to the imagination. To put it differently, they are imaginary representations, applied to a specific device combining old and new practices.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Le domaine de l’art, et plus particulièrement ses lieux de médiation que sont les musées, les expositions ou leurs catalogues, a toujours cherché à se saisir des technologies de l’information et de la communication en vogue pour mieux promouvoir la culture et ses institutions. Ainsi, les musées ont-ils été, entre autres, des acteurs importants du développement des CD-ROM dits culturels dans les années quatre-vingt-dix (Davallon, Gottesdiener, Le Marec, 2000, 9-15), comme plus récemment d’applications dites « e-album » sur smartphones et tablettes tactiles. Ces productions témoignent depuis presque trente ans maintenant, d’un va-et-vient plusieurs fois renouvelé entre rationalité technique, économique, intelligence d’accès et projections imaginaires à propos de documents de toute nature : texte, son, image, data, vidéo, 3D... jusqu’à proposer des visites ou catalogues virtuels (Lavigne, 2004 ; Vidal, 2006).

Durant ces années, l’innovation, qui accompagne ces nouveaux supports numériques, reproductibles et puissants, surgit de démarches souvent expérimentales, qui tentaient d’inventer les écritures interactives (Kœchlin, 1996). Les concepteurs et créateurs les plus connus viennent de disciplines artistiques ou littéraires, et la plupart s’associent à des informaticiens et infographistes pour mieux tirer parti de ces outils quasiment « magiques ». Ensemble, dans une logique de recherche création, ils ont fait des CD-ROM culturels des produits pionniers, qui cherchaient non seulement à médiatiser des contenus, mais également à proposer des interfaces numériques de navigation et de repérage (Paquienséguy, Collet, 2014, 1-10) apparemment stabilisées dans des normes de fait et désormais maîtrisées par les utilisateurs.

Cette progression structurée s’appuie sur trois séquences en enfilade. La première, celle des CD-ROM culturels, introduit les interfaces graphiques, certaines fonctionnalités (comme le zoom) et l’interactivité : on parle pour la première fois de produits interactifs multimédias (Séguy, 1999). La deuxième, celle de la montée en puissance du World Wide Web, des jeux vidéo et des systèmes d’exploitation, introduit d’une part la structuration des interfaces qui commencent à vérifier une charte graphique, stabilisent certaines fonctionnalités, magnifiant l’interactivité, voire l’hypertextualité (le menu de navigation, les hyperliens), et de l’autre permet à l’utilisateur de progresser, de se familiariser et d’utiliser ces productions numériques (Paquienséguy, Collet, 2014). La troisième, contemporaine, propose à la fois une portabilité des contenus, la démultiplication des terminaux mobiles et des interfaces tactiles personnalisables.

Autrement dit tous les éléments du contexte technologique, informationnel et personnel ont changé, jusqu’à l’utilisateur lui-même. En effet le public cible des productions numériques marchandes des musées correspond aujourd’hui en priorité à celui des possesseurs de smartphone ou tablettes numériques tactiles, plutôt dernière génération. Dès lors, comment expliquer que les productions qui leur sont destinées paraissent une véritable réincarnation des CD-ROM culturels ? Ces productions ont-elles su traduire l’imaginaire des pionniers des CD-ROM en règles stables d’écriture multimédia et interactive ? Ou doit-on y voir un rappel d’arts de faire antérieurs au support numérique mais simplement adaptés à ce dernier ? À moins que des contraintes n’en limitent les possibilités d’invention ?

2. Interactivité, multimédia et la question des objets frontières

Nous émettons ici l’hypothèse que le design des e-albums se nourrit d’abord directement de l’imaginaire de concepteurs et designers, certes professionnels du secteur mais avant tout eux-mêmes usagers et consommateurs de dispositifs numériques, qui les inspirent, au rang desquels les produits interactifs multimédias des années quatre-vingt-dix ont leur place. Mais nous pensons également important la prégnance d’usages exogènes, développés dans des univers de référence différents comme, par exemple, l’édition de livres d’art, les visites audio guidées, les documentaires audiovisuels, les jeux vidéo, la « communication corporate » sur le web, etc.

Notre réflexion se situe dans le prolongement des travaux de Patrice Flichy (1995) sur l’innovation et sur la coexistence d’un cadre d’utilisation et d’un cadre d’usage. Cette posture est soutenue ici par une approche généalogique de la constitution progressive de ces deux cadres par sémiotisation de pratiques anciennes et nouvelles à la fois dans l’objet technique et dans l’imaginaire des concepteurs comme des utilisateurs. Ainsi, les interfaces et les contenus sur support numérique sont-ils appréhendés en tant qu’objets intermédiaires entre imaginaires, techniques et pratiques. Ces objets traduisent des enjeux techniques et économiques, qui représentent un imaginaire technologique (multimédia et interactif), assurant une médiation entre des pratiques de production et de consommation anciennes et celles à venir (Jeantet, 1998).

Note de bas de page 1 :

L’étude des e-albums est conduite dans le cadre du programme de recherche « Catalogues d’exposition augmentés : zone de test » rattaché au Labex Arts H2H de Paris 8.

Afin d’éprouver cette hypothèse, nous avons analysé quatre CD-ROM culturels développés et commercialisés dans les années quatre-vingt-dix et cinq e-albums1 bien plus récents à partir d’une grille sémio-communicationnelle à quatre niveaux (architecture, zoning, identité visuelle, multimédia) ; nous avons confronté ensuite les éléments récurrents des deux catégories de produits afin de mieux comprendre le poids de l’imaginaire et des envolées techniques portés par les CD-ROM culturels dans les interfaces des applications actuelles. Le corpus définitif s’appuie sur deux éditeurs, mais multiplie les types (artistes, expositions, musées) afin de rendre compte d’approche créative ou de genre, imposé par un contenu, sans se limiter à des productions totalement confidentielles pour autant. Il comporte quatre CD-ROM : Le Louvre. Peintures et palais, édité par Montparnasse Multimédia/RMN (1994) ; Rodin d’Oda Laser éditions (1994) ; Léonard de Vinci édité par Corbis (1997) ; Chefs-d’œuvre et civilisations produit par Carré multimédia, Musée du quai Branly/RMN (2000) ; et cinq e-albums : Niki de Saint-Phalle (2014), Odilon Redon (2012) et D’une fenêtre à l’autre : Edward Hopper (2013) produits la RMN-GP, Marcel Duchamp et Cartier Bresson produits en 2014 par le Centre Georges Pompidou.

3. Interactivité, multimédia et niveaux de signification

Comment peut-on saisir les spécificités d’un document multimédia interactif d’un point de vue sémio-communicationnel, c’est-à-dire à partir des spécificités du plan de l’expression en rapport avec les enjeux de la production et de la réception ? Nous proposons de le faire en pointant les éléments saillants de ces multimédias interactifs, puis en faisant émerger les connotés (Barthes, 1985) à partir de leurs combinaisons. Bien que ces documents se donnent « à lire » dans une totalité matérielle et visuelle, nous distinguons d’abord quatre niveaux signifiants ou « saillances ».

3.1. Architecture

Le premier niveau est celui du découpage du contenu en unités d’informations autonomes entre et vers lesquelles l’utilisateur peut circuler plus ou moins librement. Son parcours s’organise donc à partir des liens entre les unités d’information, liens pensés sur la base de quatre types d’architecture :

  • Linéaire ou tourne page : les unités d’information s’enchaînent d’avant en arrière selon un chemin sans possibilité de bifurcation. Cette structuration est très représentative de Niki de Saint-Phalle et partagée également par une partie d’Hopper.

  • Arborescente : les unités d’information sont proposées sous forme hiérarchisée selon des parcours offrant quelques choix. Structuration qui se retrouve dans l’ensemble du corpus.

  • Combinatoire : les unités d’information sont liées selon des parcours multiples mêlant linéarité et arborescence, dans laquelle la notion de hiérarchie aurait disparu. Elle est présente dans quelques rubriques de Léonard de Vinci, du Louvre ou des Chefs-d’œuvre.

  • Hypertextuelle : les liens entre unités d’informations sont multiples et une unité d’information peut-être liée à de multiples unités et inversement particulièrement exploitées via des cartes ou « map » servant de menu d’hypernavigation dans plusieurs produits dont Hopper, Le Louvre et Palais.

3.2. Zones d’écran

Le second niveau signifiant d’un document multimédia interactif concerne le découpage des pages écrans en zones récurrentes d’une page à l’autre porté par la maquette (mock-up) de l’interface. Généralement, sur tout document interactif se retrouvent au minimum :

  • La zone de navigation permet de circuler entre les unités d’information. Dans la plupart des sites web de communication corporate, elle se divise en un menu déroulant attractif en haut de page, en dessous du logo, et un menu plus strict mais plus exhaustif dans le pied de page.

  • La zone de repérage offre à l’utilisateur les moyens de se spatialiser dans le document, comme un fil d’Ariane ou un historique.

  • La zone d’information porte le contenu sous différents formats (images, vidéo, textes, animation, etc.)

À ces trois zones incontournables, quelques interfaces ajoutent des zones dans lesquelles l’utilisateur peut mener des activités paratextuelles (poster un commentaire à la suite d’un article, poser des signets, stocker des photos, etc.) qu’aucun élément de notre corpus ne vérifie, ou extra-textuelles (boutons des réseaux sociaux, par exemple) ce que tous les e-albums de la RMN vérifient. Ces zones portent donc à la fois l’interaction potentielle entre l’utilisateur et le produit culturel numérique qu’il consomme et entre l’utilisateur et l’espace social numérique auquel il est connecté.

3.3. Identité visuelle

Le troisième niveau porte sur l’identité visuelle de l’interface, reflétant à la fois le contenu et l’éditeur de ce contenu. Cette identité va alors reposer sur les éléments constitutifs d’une charte graphique et du design de l’interface et qui, ensemble, produisent du sens comme c’est le cas dans les productions du Centre Georges Pompidou comme Marcel Duchamp ou Cartier Bresson qui partagent les mêmes interfaces et architectures, marques de fabrique de la collection des e-albums de l’institution.

3.4. Articulations multimédias

Enfin, le quatrième niveau porte la mise en forme du contenu informationnel et les associations proposées à partir des vecteurs de transmission multimédias à disposition du concepteur. Trois types d’associations dominent :

  • La redondance : la même information est proposée sous des formes variées comme, par exemple, une voix off qui double le texte affiché. Au-delà des effets exagérés des premières interfaces multimodales, et puisque la suppression d’une des formes proposées ne modifie pas le sens du contenu, la redondance signifie qu’un effet de sens est recherché.

  • La complémentarité : la transmission d’information s’opère selon des formes différentes et spécifiques comme, par exemple, un visuel juxtaposé à un texte, ou une lettrine numérique. Cette mise en forme de l’information dans des registres médiatiques différents est donc elle-même signifiante même si elle exploite dans les produits culturels des complémentarités reproduction/explication très usuelles.

  • Le contrepoint : l’information exprimée sous une forme en contredit une autre, exprimée sous une autre forme. Cette association reste très rare dans les productions culturelles, et plutôt réservée aux productions humoristiques.

4. Interfaces et contenu du corpus : formes d’expression et connotations

Ces quatre niveaux se combinent entre eux et du sens émerge de ces combinaisons, indépendamment du contenu véhiculé : on parlera alors de connotation dans la forme d’expression des documents multimédias interactifs. Par exemple, un document multimédia organisé en unités informationnelles hypertextuellement liées, présentant une zone de contenu textuel très importante et une identité visuelle peu marquée produira l’effet d’un document scientifique, et les cadres d’utilisation et d’usage qui vont avec, comme c’est le cas dans la partie réservée au Codex Leicester du CD-ROM Léonard de Vinci. Au contraire, un document linéaire, sans zone de navigation, porteur de nombreuses photographies et d’une typographie soignée donnera l’impression d’un format journalistique comme c’est le cas pour les mooks (magazines books), ou dans les derniers niveaux de l’architecture d’Hopper qui proposent le colonage et la mise en page d’un journal ou d’un livre d’art.

Cette combinaison de signes forme le plan d’expression d’un document multimédia interactif, en rapport ou non avec le plan de son contenu. Ce faisant, les multiples combinaisons construisent en partie leurs lecteurs-modèles en proposant un contrat de communication (Charaudeau, 1995), comme dans les exemples cités plus haut : lecteur savant, qui intervient sur le contenu, et lecteur de journaux qui en maîtrise le rubriquage pérenne. C’est pourquoi, la recherche des connotés du plan de l’expression des documents multimédia sur CD-ROM et tablettes représente un enjeu de recherche sur l’écriture multimédia interactive et conduit par sa démarche analytique au questionnement sur les arts de faire de leurs concepteurs, pris entre les représentations de l’utilisation et des usages, et les moyens de production disponibles.

Le plan de l’expression des CD-ROM de notre corpus repose sur quatre traits saillants :

  • Une architecture arborescente dominante, qui favorise des parcours au sein de rubriques cloisonnées. Seul Le Louvre propose de façon systématique des liens hypertextuels entre rubriques.

  • Une absence de structuration récurrente des pages écrans, si ce n’est un menu de navigation se situant en bas de ces pages ; menus qui ne sont pas l’objet d’un travail graphique signifiant, hormis Chefs-d’œuvre et civilisations, qui utilise des couleurs différentes pour marquer la position de l’utilisateur dans une rubrique plutôt qu’une autre.

  • De nombreuses séquences audiovisuelles cohabitant avec des textes et reproductions photographiques mais le plus souvent sur des pages écrans différentes.

  • Une voix off qui joue le rôle de guide dans les parties nommées « visites » des CD-ROM.

Ces éléments nous empêchent, pour les CD-ROM, de parler déjà d’écriture multimédia interactive (Lavigne, 2004) parce qu’il manque à ces documents multimédias interactifs deux éléments, qui nous semblent essentiels, pour parler d’écriture : des modalités de positionnement des éléments graphiques et sonores récurrents de page en page, et des rôles spécifiques donnés au son, texte et image fixe ou en mouvement. En effet, les traits saillants des CD-ROM sont trois univers sémiotiques de référence des musées : le film de vulgarisation, le livre d’art et la visite guidée, réunis sur un seul support physique, rangés dans des rubriques différentes mais unifiées par un menu permanent présent sur toutes les pages écrans. En d’autres termes, les contenus et leurs modes d’organisation des CD-ROM culturels sont le lieu de rencontre – objet frontière (Flichy, 1994) – entre des univers socio-professionnels différents, tout en étant proches. Peut-on dire de même pour les e-albums ?

Note de bas de page 2 :

Liste dressée par le Club Innovation & Culture France, disponible ici http://www.club-innovation-culture.fr/applications-mobiles-museales-patrimoniales-et-culturelles-en-france/ et consultée le 05 mai 2015.

Le nombre croissant d’applications mobiles proposées par des institutions muséales, culturelles ou patrimoniales depuis 2009 (325 au 15 janvier 2015)2 suggérerait presque d’en dresser une typologie et les empreintes laissées par les CD-ROM aideraient à la justifier car elles proviennent de veines différentes et ces traces des CD-ROM dans les interfaces actuelles filtrent de trois mouvements, dont deux sont contraires. Autrement dit, les saillances des CD-ROM se retrouvent dans celles des interfaces et types d’e-albums.

Premièrement, elles sourdent au fil du temps d’une volonté de rationalisation du plan de l’expression qui conduit à la mise en place d’une matrice conceptuelle de type CMS (Content Management System) reproduite au gré des artistes à évoquer ; formatage, structuration, et interfaces génériques, tous uniformément déclinés quel que soit l’artiste et les caractéristiques de son œuvre. Cas illustré par les productions du Centre Georges Pompidou avec les e-albums Cartier-Bresson ou Marcel Duchamp, structurés et présentés à l’identique et chez qui l’écriture interactive ne se vérifie que dans la structuration matricielle des contenus et non dans celle des interfaces. Ces deux titres vérifient ainsi une architecture arborescente dominante favorisant des parcours au sein de rubriques cloisonnées et une absence de structuration récurrente des pages écrans, si ce n’est le menu de navigation. Cependant, il est maintenant masqué et situé dans des pop-ups à ouvrir ou à aller chercher en limite d’écran. Sa permanence et sa simplicité, par exemple dans Niki de Saint-Phalle où il est réduit à deux fonctionnalités accueil et naviguer, permettent de l’occulter sans en diminuer l’utilisation car l’usager en devine la présence par la force de l’habitude (il ne peut pas ne pas y être). Ici le e-album est le dernier produit d’une chaîne éditoriale qui le nourrit : les images sont déjà numérisées et les notices et textes déjà rédigés pour le catalogue papier de l’exposition et les produits dérivés imprimés ; les teasers ou vidéos déjà enregistrées pour la télévision ou YouTube. Gérés et organisés par une application propriétaire de type CMS, tous ces contenus s’insèrent « automatiquement » dans les rubriques définies au préalable.

Note de bas de page 3 :

Le Codex Leicester reste à ce jour le seul codex de Vinci appartenant à un particulier : Bill Gates, qui l’avait racheté au Musée Hammer lors d’une célèbre vente aux enchères en 1994.

Deuxièmement, a contrario de cette première saillance caractéristique des produits numériques issus des industries culturelles, d’autres e-album proposent des interfaces qui témoignent fortement de l’appropriation des outils de création et des fonctionnalités disponibles par les concepteurs qui, en collaboration étroite avec les commissaires d’exposition ou les spécialistes en histoire de l’art, forgent des produits véritablement sur-mesure en adéquation visuelle, sonore et structurelle avec l’artiste à présenter. Les productions qui en découlent sont aux antipodes des précédentes : uniques et sur-mesure. Cas illustré par les e-albums consacrés à Edward Hopper ou Niki de Saint-Phalle dans lesquelles l’écriture interactive et multimédia cherche véritablement à provoquer empathie et émotions dans tous les sens de l’interface grâce aux connotés d’une part et à un art du contrepoint de l’autre, car l’opposition était déjà caractéristique de la position et de l’œuvre de l’artiste, tout particulièrement pour Niki de Saint-Phalle qui « faisait des œuvres monumentales ». Une démarche similaire avait été développée, avec des moyens considérables et des ressources incomparables en génie logiciel pour le CD-ROM Léonard de Vinci, titre consacré au Codex Leicester cherchant à en restituer la richesse à la fois sur le plan du contenu, à teneur astronomique et maritime, et sur le plan de l’expression : le codex, décousu et mis à plat, sert lui-même de menu d’hypernavigation via ses feuillets et l’écriture de Vinci propose d’intéressantes variations puisqu’elle est en miroir, déjà hypertextuelle, en italien ou latin ; tout cela dans une adéquation d’interfaces et outils inégalés jusqu’aux e-albums cités3.

Note de bas de page 4 :

Il s’agit de deux panneaux muraux de très grand format se faisant face, « Le Jour » et « La Nuit », assortis d’un tympan de porte.

Troisièmement, les interfaces des e-albums rappellent un genre ancien celui du documentaire audio-visuel, ou du film de vulgarisation, mais ici renouvelé, hybridé par des fonctionnalités qui en rompent la linéarité et en augmentent les modalités d’accès à l’information ; cas illustré par le e-album Odilon Redon chez qui le plan de l’expression est utilisé à dessein pour enrichir la production avec l’immersion dans deux œuvres particulières4 de Redon peintes pour la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide. Contrairement aux CD-ROM, ici le contenu se sert de son support, la tablette tactile, très utilisée pour regarder des vidéos, des films ou la télévision de rattrapage et l’adéquation se fait autant entre les différents vecteurs de transition choisis pour évoquer Le Jour et La Nuit de Redon qu’entre le e-album et le support physique qui en permet la lecture.

Ainsi, contrairement aux CD-ROM, objets frontières entre univers professionnels et imaginaires de la technique, et imaginaires de la culture, les e-albums sont portés par deux univers : celui de l’artiste et celui des modes du monde numérique, et notamment de l’expression en ligne.

5. Écriture multimédia interactive : objet frontière

En dépit des recherches et discours qui les accompagnaient, les propositions portées par les CD-ROM ne permettaient pas vraiment de parler d’écriture multimédia interactive (Lavigne, 2004) à quelques rares exceptions près, très localisées et dispersées sur bien des produits. Comme par exemple ce fut le cas pour le menu d’hypernavigation inventé par le premier magazine sur CD-ROM, La Vague interactive, la première rotation sur 360 degrés avec vue subjective conduite à la souris dans Chefs-d’œuvre et civilisations. Maladroites et erratiques, elles représentaient le but ultime des pionniers et concepteurs portés par un imaginaire illimité qui ne veut pas se laisser contraindre par un univers technique nouveau et enchanteur qui était cependant totalement à comprendre et à maîtriser : logiciel Macromédia Director et le langage Lingo, remplacé progressivement pas Flash et ActionScript, etc.

La conception des CD-ROM s’appuyait alors fortement sur l’imaginaire de la médiation et médiatisation traditionnelle des musées : films audiovisuels de vulgarisation, voix off des guides puis audioguides encore balbutiants. Nous pensons qu’il s‘appuyait également, pour la France, sur l’imaginaire du minitel et de sa structuration arborescente des informations, et ce même si à l’époque des CD-ROM étudiés ce dispositif avait disparu. Et enfin, non moins important et plus international, l’univers des jeux vidéo en popularisant la vue subjective et les univers 3D, a également alimenté l’imaginaire des concepteurs de CD-ROM culturels. Ces univers de référence témoignent à la fois des filiations et des différences entre CD-ROM et e-album : architecture arborescente, identité visuelle des interfaces, voix off, représentations 3D, etc. En ce sens, dans les premiers temps de la technologie CD-ROM, les concepteurs ont « sémiotisé » (au niveau des contenus multimédia et des interfaces multimodales) des manières de parcourir et d’appréhender des contenus reposant sur un imaginaire du numérique, des représentations de la médiation culturelle (film et guide), des contraintes d’espace et de coût de production (choix de photographies existantes). Cet imaginaire ne s’est pas seulement sémiotisé dans les « produits finaux » mais également dans les outils de développement comme Director puis Flash pour les CD-ROM et CMS pour le web, puisque la programmation visuelle par objet normalise les possibles de la programmation pour mieux permettre le travail des infographistes.

Mais production ne signifie pas appropriation des biens par le consommateur. Ce dernier a été dérouté par le design et manque d’ergonomie des productions proposées sur CD-ROM (Davallon et al., 2000). Depuis, son imaginaire d’utilisateur du support informatique a plus été structuré par des produits à vocation commerciale, frileux en innovation et visant la reproductibilité marchande. Autrement dit, des normes de fait se sont imposées d’une part via des interfaces rationnelles et professionnelles, tout particulièrement celles des sites de communication corporate, des DVD commerciaux et des réseaux sociaux, et de l’autre via les univers graphiques puis immersifs des jeux vidéo. Les premiers ont fourni les bases d’une grammaire de l’écriture interactive et/ou multimédia et les seconds les bases et prémices du tactile que l’usager maîtrise en grande partie aujourd’hui. Si les interfaces des e-albums ont appris des erreurs CD-ROM, elles s’appuient maintenant sur les compétences de l’usager, par exemple capable de soupçonner la présence de fonctionnalités invisibles dans l’interface graphique, pour le conduire dans des modalités d’interaction et diffusion de l’information en adéquation avec l’univers du musée et celui de l’artiste. Ainsi donc, la forme de l’expression ne vise plus seulement à communiquer la substance du support mais sur le signifié.

Et aujourd’hui, l’imaginaire des technologies numériques évolue encore sous la poussée du transmedia (Jenkins, 2006, 95-96), qui l’accroît (multiplication des supports numériques, dont ceux qui permettent le nomadisme) et le normalise en même temps (importance des réseaux sociaux et des communautés de fans, aujourd’hui incontournables dans une stratégie transmédia). Ce qui montre que l’écriture multimédia interactive est toujours en cours d’élaboration, tendant vers la connectivité et l’enrichissement continue des contenus par les concepteurs ET les usagers.