Imaginaire éducatif et technologies numériques Educational imaginary and digital technologies
Le projet de ce texte est de montrer comment s’articule l’imaginaire autour du numérique et de la fantasmatique de la formation. Le numérique se construit sur un imaginaire social qui va de l’assujettissement à la libération et comment les pratiques éducatives conjuguent un travail psychique de déliaison et de subjectivation. Trois modalités des imaginaires du numérique en éducation sont analysées : l’accès à tous les savoirs du monde et les transformations de l’apprentissage et de l’enseignement qui en découlent ; l’abolition des frontières spatiales et temporelles ; la mise en cause des générations. L’auteur formule une hypothèse autour de l’impossible métier d’éducateur pour rendre compte de la permanence de ces imaginaires.
The aim of this paper is to demonstrate how digital and fantasy realms interact during the educational process. The digital realm is constructed socially from constraint to liberty and how educational practices combine the psychological work of de-linking and subjectivity. Three models of digital social imaginary in education are then analysed : access to all the knowledge in the world and the consequent transformation of teaching and learning, abolition of temporal and spatial barriers, and elimination of the generation gap. The author formulates an interpretive hypothesis with respect to the "impossible profession" of the educator with a view to understanding the longevity of these socially constructed realms.
1. Introduction
Le numérique qu’on appelait encore il y a peu technologies de l’information et de la communication (TIC) voire plus anciennement, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) regroupe des « technologies de l’intelligence » (Lévy, 1990) qui permettent de représenter, de simuler, de coopérer sur une tâche par-delà les distances, ou pour le dire autrement, de créer, de communiquer, de penser, de construire un savoir, en manipulant divers registres de langage : images fixes ou animées, langue écrite ou orale, sons, pictogrammes, en autorisant entre ces différents éléments une navigation hypertextuelle, c’est-à-dire non linéaire.
C’est sans aucun doute pour cette principale raison qu’autour du numérique se développe un imaginaire puissant que la massification des usages de ces outils n’a pas réussi à démentir. « Nouvelles technologies, vieux fantasmes » écrivait il y a plusieurs années, Eric Barchechath (1988, 11) dans une expression qui reste d’une étonnante actualité.
Pour ce qui concerne l’éducation, de nombreux travaux sur lesquels nous nous appuierons, ont montré que tout projet éducatif se conjugue autour d’un double mouvement inconscient de déliaison et de subjectivation.
Le projet de cet article, construit à partir de recherches universitaires, est de montrer comment se rejoignent les imaginaires autour du numérique et les fantasmatiques à l’œuvre chez les éducateurs. Ces rapprochements seront étudiés à partir d’éléments issus des recueils de données de recherche de ces dix dernières années, conduite en tant qu’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, selon une perspective clinique d’orientation psychanalytique, c’est-à-dire une démarche de recherche qui tente de prendre en compte les soubassements inconscients des pratiques numériques professionnelles des acteurs du monde éducatif rencontrés.
2. Assujettissement et libération
Un imaginaire fort présent dans la société depuis très longtemps concerne le fait que la technique, de façon générale, asservit l’être humain, dans le sens où elle le rend dépendant, non maître de lui-même et de ses relations aux autres et au monde. Elle devient un ensemble d’outils qui forment de puissants dispositifs de contrôle, au sens foucaldien, de la société et des individus. Par exemple, la vidéosurveillance et les enregistrements de nos déambulations sur le web alimentent les bases de données des opérateurs de l’Internet.
La première partie d’un film publicitaire bien connu, réalisé en 1984 par Ridley Scott pour la marque Apple, s’appuie sur ce sentiment d’asservissement. On y voit des êtres vêtus de tenues de travail grises uniformes, marchant au pas, encadrés par des hommes en armes, pour se rendre dans un grand amphithéâtre. Certains ont des difficultés à respirer et portent des masques à oxygène, la plupart n’ont plus de cheveux. Ils écoutent, silencieusement, dans la pénombre, le discours projeté sur grand écran de Big Brother qui célèbre l’avènement de la pensée unique : Our Unification of Thought is a more powerful weapon than any fleet or army in Earth ! clame le leader à l’écran.
La porte du fond s’ouvre, laissant apparaître, avec la lumière, une jeune femme, blonde, sportive, vêtue de couleurs vives, qui court échappant aux gardes lancés à sa poursuite. Arrivée dans l’amphithéâtre, elle lance sa masse dans un geste de lanceur de marteau et fracasse l’écran, mettant fin au discours, dans un geste libérateur.
Sans reprendre les nombreuses analyses de ce film, il me semble que le succès de cette publicité n’est certainement pas lié à l’idée qu’une entreprise informatique se situerait du côté de la libération tandis que ses concurrentes se placeraient du côté de l’aliénation et de l’assujettissement. Ce petit film touche probablement les spectateurs dans leurs représentations imaginaires des technologies et en particulier du numérique qui, tout à la fois, peut rendre plus libre et en même temps peut rendre plus dépendant. Il rejoint d’autres publicités : on se souvient de cette marque d’appareils ménagers qui prônait dans un slogan publicitaire qu’elle libérait la femme, en s’appuyant, elle aussi, sur les imaginaires de la technique émancipatrice.
Précisons immédiatement qu’il ne s’agit pas pour moi de postuler un quelconque déterminisme technologique qui impliquerait que les usages des outils numériques imposent, par essence, assujettissement ou libération pour leurs utilisateurs. On pourrait ici reprendre les propos de Gilbert Simondon : « On accuse l’objet technique de rendre l’homme esclave : c’est parfaitement vrai, mais l’homme est en réalité esclave de lui-même parce qu’il l’accepte, lorsqu’il se livre aux objets techniques » (Simondon, 1961, 363). Je propose même qu’on élargisse cette proposition à l’autre versant de l’imaginaire des techniques pour écrire qu’on loue l’objet technique de rendre l’homme plus libre, ce qui est parfaitement vrai parce qu’il se sert des outils pour s’émanciper et se faire moins dépendant de la nature.
3. Déliaison et subjectivation
Dans le monde de l’éducation ou de la formation, de nombreux travaux (Vial, 2010 ; Blanchard-Laville, 2001 ; Kaës et al., 1975 ; Enriquez, 1981 ; Rinaudo, 2011) ont montré que tout projet éducatif se conjugue autour d’un double mouvement inconscient qu’on pourrait sommairement présenter en désir de maîtrise sur l’autre, d’une part et, d’autre part, désir d’affranchissement de l’autre.
Que l’on soit professionnel, usager, observateur du champ éducatif, il semble facile d’accepter le processus de subjectivation qui se met en place dans les métiers d’éducateurs, au sens le plus large c’est-à-dire chez les enseignants, les formateurs, les animateurs, les éducateurs spécialisés ou de la petite enfance… Claudine Blanchart-Laville (2001) évoque alors la part noble du métier. En effet, tout travail d’éducation est un travail d’anticipation, dans le sens où, à chaque fois, les éducateurs doivent agir aujourd’hui pour former, demain, un citoyen, un professionnel, un être qui pourra voler de ses propres ailes, faire ses propres choix, en conscience, être un sujet autonome, et, peut-être dépasser ses propres maîtres. Dans cette posture, l’éducateur accompagne les personnes qui lui sont confiées (Vial, 2010) pour qu’ils deviennent des êtres à part entière, dans un processus de subjectivation, à l’opposé des esclaves assujettis.
Toutefois, le travail d’éducateur ne comporte pas seulement un visage noble, mais est également mobilisé par des désirs de maîtrise et d’emprise sur l’autre. Il nous faut tout d’abord rappeler, à la suite d’Enriquez (1981) ou de Kaës (1975), que former autrui c’est faire en sorte de lui donner la bonne forme, ou la lui redonner dans les dispositifs de rééducation, quoi qu’il en coûte pour les personnes en formation, en niant, le plus souvent leur propre expérience et leur savoir. Le formateur se situe dans la posture du guide qui, par avance, connaît le chemin et a balisé toutes les étapes du parcours des apprenants. Philippe Perrenoud dans un article sur les non-dits du métier d’enseignant rappelle que parfois « il ne faut pas qu’un ange passe ! Il ne faut pas que la moindre faille déstabilise le système didactique et le rapport pédagogique. Sauf dans les classes où règne une harmonie préétablie, où les élèves sont acquis d’avance à la cause de l’enseignant, ce contrôle social sans défaut suppose une violence symbolique considérable, et une grande fermeture à la vie, à la diversité des personnes ». Puis il ajoute que bien sûr « nul ne saurait afficher avec fierté le fait qu’il “verrouille” tout pour ne pas être pris au dépourvu, ne pas risquer de perdre la face ou le pouvoir » (Perrenoud, 1995, 113).
La présentation en deux postures extrêmes ne tient qu’à des fins d’explication afin de rendre compréhensible des phénomènes complexes. Ainsi, par exemple, on peut considérer que la personnalisation ou l’individualisation des apprentissages au sein des univers numériques, selon le profil de l’apprenant et son avancée dans le processus didactique peuvent, tout à la fois, relever de dispositifs qui, au final, laissent peu de marge de manœuvre à l’apprenant car tout semble sous contrôle ou, paradoxalement, que cette même individualisation consiste, pour les éducateurs, à mettre l’apprenant au cœur des situations didactiques en le rendant acteur et auteur de ses propres apprentissages.
Le travail enseignant se construit donc, de façon ordinaire, sur un double mouvement, qui en permanence, oscille entre une posture de maîtrise et une posture d’accompagnement d’autrui. Ces mouvements qui orientent la pratique professionnelle ne parviennent pas souvent directement à la conscience des acteurs, puisque, pour l’essentiel, ils se situent dans un registre inconscient.
4. Une démarche clinique d’orientation psychanalytique
On peut donc repérer un parallèle, qui n’est sans doute pas le fait du hasard, entre imaginaire autour du numérique et fantasmatique de l’éducation. C’est en ce sens que l’approche clinique d’orientation psychanalytique qui oriente mes travaux de recherche me semble particulièrement pertinente pour analyser et donner du sens aux pratiques numériques dans le champ de l’éducation et de la formation.
L’approche clinique d’orientation psychanalytique repose sur le postulat théorique d’une réalité psychique inconsciente, dans le sens où la définit Freud (1923). Lorsqu’il fut amené à définir la psychanalyse, Freud proposa trois éléments de définition. Tout d’abord, dans l’ordre de la présentation de l’auteur, la psychanalyse renvoie au dispositif de la cure. Puis vient un corpus théorique issu de la rencontre avec les patients. Enfin, la psychanalyse est un mode d’investigation du psychisme autrement pratiquement inaccessible.
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J’ai écrit par ailleurs un article sur l’archéologie de l’approche psychanalytique des TIC à partir des textes de Freud sur l’inquiétante étrangeté, le bloc note magique, le Moi et le ça, le jeu de la bobine (Rinaudo, 2009).
L’approche clinique d’orientation psychanalytique est une démarche de connaissance qui se fonde sur les deux derniers éléments de cette définition. Elle a recours à un ensemble de théories élaborées à partir de la pratique clinique avec les patients mais aussi dans les analyses du fonctionnement de groupes ou de la société et à partir d’élaborations sur leurs propres pratiques par les analystes eux-mêmes. Pour ma part, outre les travaux de Freud1, je m’appuie sur les travaux des psychanalystes britanniques, principalement Winnicott et Bion, ou français, Anzieu, Kaës, Roussillon, Missonnier, pour ne citer que les principaux.
De plus, les chercheurs qui se revendiquent d’une telle approche utilisent une démarche d’investigation du réel qui permet l’accès à des registres inconscients, avec notamment des entretiens longs et non directifs de recherche, des observations et des écoutes flottantes et une prise en compte de la subjectivité du chercheur, non pas considérée comme un biais mais comme la condition même d’accès à un savoir nouveau.
Suivant cette approche, les chercheurs postulent que les pratiques professionnelles des acteurs ne sont pas seulement guidées par la rationalité mais, en partie leur échappent. Il est bien ici question de pratiques du numérique et non pas seulement d’utilisations ou encore d’usages. L’analyse scientifique des pratiques doit les considérer sur deux plans. Le premier d’entre eux pourrait être qualifié de formel. Il correspond à ce qu’un observateur naïf et impartial ou un enregistrement vidéo pourrait capter de la situation étudiée : les gestes, les postures, les mimiques, les discours… Le second plan, tout aussi important pour donner du sens aux pratiques, s’attache à ce qui sous-tend ces gestes, postures, mimiques et discours : le contexte institutionnel et socio-historique de la situation, l’expérience personnelle et professionnelle du praticien, ses valeurs, ses croyances, des idéaux et son idéologie, sa pensée élaborée comme ce qui est chez lui non pensé voire impossible à penser parce que dénié et donc inconscient.
Nous allons, dans la suite de ce texte, étudier ce qu’il en est des imaginaires autour du numérique dans l’éducation, en focalisant sur trois d’entre eux : l’accès à tous les savoirs du monde et la transformation de l’école qui en découle, l’abolition des frontières spatiales et temporelles et les vécus d’immédiateté et de permanence, le renversement des générations dans la connaissance du numérique.
Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’analyse de la littérature scientifique et sur nos propres résultats de recherches menées en sciences de l’éducation selon une démarche clinique d’orientation psychanalytique, à partir des analyses d’entretiens non directifs conduits avec des enseignants du premier ou du second degrés sur leurs pratiques professionnelles du numérique, qu’ils soient innovateurs en la matière ou se déclarent eux-mêmes non-usagers (Rinaudo, 2012).
5. Accéder à tous les savoirs du monde
Une configuration particulière de l’imaginaire de la libération par la technique concerne, dans la sphère éducative, le possible accès à tous les savoirs du monde. De nombreux écrits vantent ce possible accès. Le plus souvent, les auteurs poursuivent leur raisonnement en indiquant qu’en conséquence, on n’apprendra plus de la même façon et on ne peut plus enseigner comme autrefois. Le rapport au savoir des apprenants comme des enseignants s’en trouverait transformé. Ce qui est particulièrement étonnant, c’est la permanence de cette croyance dans la transformation de l’école, de l’acte d’apprendre et dans celui d’enseigner. Jacques Wallet (2006) a pu repérer à partir de dessins de science-fiction du XIXe siècle, des éléments de cette croyance. Mais c’est surtout dans les discours qu’elle se fait plus apparente et montre sa persistance. Ainsi, à un siècle d’intervalle peut-on lire les propos de Thomas Edison qui, au début du XXe siècle, annonçait avec l’avancée du cinéma, que « les livres seront bientôt obsolètes dans les établissements scolaires. Les élèves apprendront par l’œil. Il est possible d’enseigner toutes les branches du savoir humain en se servant du film. Notre système scolaire sera complètement transformé́ dans dix ans » (1913), tandis que tout récemment, le site de réflexion américain Teach Thought pronostiquait, pour sa part, qu’en 2028 « les écoles actuelles seront devenues minoritaires, concurrencées par de nouveaux modèles d’enseignement. Elles ne seront plus simplement supplantées par l’e-learning, le blended learning, ou les plates-formes de cours en ligne, mais également par des formes innovantes d’apprentissage comme les mondes virtuels » (Doladille, 2013).
À chaque fois, on retrouve dans les discours de ce type, des annonces sur la transformation du métier des enseignants : nouvelles technologies, nouveaux rôles. « La pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies » écrit Michel Serres dans un récent essai à succès (Serres, 2012, 20). Quant aux prévisions sur le système éducatif, Seymour Papert pronostiquait : « À l’avenir, il n’y aura plus d’écoles » (Papert, 1984, 38). Mon propos n’est en rien moqueur vis-à-vis des visions du futur de l’école de ces différents auteurs, chercheurs ou essayistes, qui comportent nécessairement une forte prise de risque. En revanche, ce qui est à repérer c’est bien la récurrence de cette thématique à l’apparition d’un nouveau dispositif des technologies de l’information et de communication. « Le fantasme d’un système d’enseignement sans enseignant est ancien mais ne manque jamais une occasion de se réactualiser. Hier, dans les années soixante-dix, l’EAO avait fait couler beaucoup d’encre du fait de ses prétentions discrètement oubliées ; aujourd’hui on ressort ce vieux thème avec les atours modernes du multimédia » écrivait Philippe Breton (1995, 146). Aujourd’hui, on écrirait donc qu’on ressort ce vieux fantasme avec la vogue des Moocs.
Dans le même ordre d’idée, certains chercheurs annoncent régulièrement que les technologies numériques apportent un changement de paradigme, qui fera passer l’acte éducatif d’une centration sur l’enseignant à une centration sur l’élève (Albero, 2000), oubliant, le plus souvent, que, d’une part, aucun dispositif, fut-il numérique, ne transforme magiquement les pratiques enseignantes et que, d’autre part, la confrontation aux pratiques effectives des éducateurs montre que ces dernières sont beaucoup plus complexes et qu’elles oscillent, comme nous l’avons énoncé plus avant, entre la satisfaction d’un désir de maîtrise, et donc une centration sur l’enseignant, et la satisfaction d’un besoin de formation vers une autonomie et une centration sur les démarches et les processus d’apprentissage de l’apprenant.
6. Des frontières abolies
Dans la sphère éducative, comme dans le reste de la société, il n’est pas rare d’entendre que le numérique, en particulier les réseaux Internet, autorisent une abolition des frontières spatiales, géographiques, temporelles. Tous les acteurs de l’enseignement à distance pourraient, à juste titre, donner bien des exemples issus de leur propre expérience de travail avec des étudiants ou des collègues à l’autre bout du pays ou sur un autre continent. Le numérique peut alors libérer l’être humain des limites que lui impose sa condition naturelle, pour lui permettre d’échanger, de voir, de parler, de travailler ensemble sur un même document partagé, par-delà les espaces. Le numérique, en tant que technique, devient une poursuite du mouvement du vivant par d’autres moyens que la vie, comme l’avait formulé Leroi-Gourhan (1964).
Dans le même temps, cette abolition des espaces et du temps peut entraîner un risque de confusion entre monde professionnel et sphère privée. On assiste tout d’abord à une extension du temps de la classe (Rinaudo, 2013). Par exemple, avec Kinjal Damani, nous avons montré́ que l’essentiel des messages rédigés par des professeurs du secondaire sur des réseaux sociaux à destination de leurs élèves étaient postés en dehors du temps de présence au collège, y compris pendant les week-ends et les temps de vacances scolaires (Damani et Rinaudo, 2011). Dans une recherche récente sur les environnements numériques de travail mis en place dans les collèges du département de l’Eure, quelques professeurs font part de leur crainte d’envahissement de la sphère privée. Ainsi l’un d’eux déclare : Mais c’est un peu intrusif quand même, enfin c’est-à-dire que les parents avant n’osaient pas forcément nous envoyer des mails, et cætera. Moi, il m’est arrivé de recevoir à onze heures et demie un mail d’un parent parce qu’il n’était pas content, par exemple. Ça avant ça n’existait pas. Avant l’ENT, ça n’existait pas. Les outils de la distance qui facilitent la porosité entre espace professionnel et espace personnel sont ici vécus comme persécuteurs car ils atteignent l’enseignant dans son intimité et donc dans son identité, dans son être même. Serge Tisseron souligne que le numérique peut provoquer des angoisses d’envahissement dont résultent parfois des angoisses de morcellement (Tisseron, 2013).
Pour d’autres enseignants, cette reconfiguration des espaces personnels et professionnels est vécue comme un progrès, dans la mesure où le numérique leur permet de rester en lien constant avec leurs élèves et de répondre à leurs questions, dès qu’ils la formulent, même en dehors de l’établissement scolaire, sans attendre de devoir les retrouver en présentiel dans la salle de classe.
Ce ressenti, qu’il soit vécu sur une modalité de déliaison ou comme un accomplissement d’un soi professionnel étendu, s’installe avec les principes de permanence et d’immédiateté sur lesquels repose le numérique. J’ai montré par ailleurs (Rinaudo, 2013) comment, dans le champ de l’éducation et de la formation, permanence et immédiateté́ des technologies numériques d’aujourd’hui peuvent entraîner un travail psychique de déliaison et, parfois en même temps, contribuer à̀ un travail de subjectivation. Ces mouvements psychiques se construisent non seulement dans la pratique professionnelle du numérique mais sont également étayés par les imaginaires sur ces technologies. On se souvient, par exemple, de cette publicité pour un opérateur téléphonique qui mettait en scène deux hommes, de deux générations différentes (un père et son fils ?), qui semblaient se transmettre le soleil comme on passe un témoin dans une course de relais : pour le plus âgé, le soleil se couchait, tandis qu’il se levait pour le plus jeune. Transmission intergénérationnelle et permanence du lien sont les entités mobilisées chez les spectateurs, le plus souvent à leur insu, à la vue de ce spot.
7. Un monde agénérationnel
Si ce dernier exemple s’appuie sur une transmission générationnelle, il n’est pas rare qu’un imaginaire autour d’un renversement des générations se construise à propos du numérique. Il repose sur l’idée que face à la multiplication des écrans (télévision, ordinateurs, téléphones, tablettes, jeux vidéos, etc.) qui facilite les pratiques numériques des enfants et des jeunes, ces derniers regroupés dans des expressions telles que « génération Y » ou « génération Z » ou encore « digital natives » (Prenski, 2001), aurait acquis un savoir auquel ne peuvent accéder leurs aînés. On peut rapidement rappeler que ces notions sont assez facilement contredites par un examen un peu approfondi des pratiques numériques des jeunes. La critique repose sur un point essentiel : les jeunes d’une part, les adultes d’autre part, sont considérés comme des groupes homogènes, or une grande variété de pratiques existe au sein de ces groupes, qui dépend notamment du capital culturel et du genre. En outre, ces usages se déroulent essentiellement dans la sphère privée et n’entraînent pas systématiquement un savoir ou une compétence élaborée.
Toutefois, s’il résiste peu à une analyse scientifique, cet imaginaire de renversement des générations se traduit assez fréquemment chez les enseignants que je rencontre au cours de mes recherches par un sentiment de ne pas savoir utiliser les outils numériques ou plus souvent de moins bien savoir que leurs élèves. Ils semblent alors pris en défaut de savoir, montrant par-là que, dans leur représentation de la scène pédagogique, ils ont à se situer comme détenteur du savoir, c’est-à-dire comme celui qui délivre le savoir, dans un « discours du maître », pour reprendre une expression lacanienne. Cette représentation permet à l’enseignant de considérer autrui comme un vide à combler qu’il doit nourrir de son propre savoir. On conçoit alors bien comment son désir inconscient de maîtrise de l’autre se trouve pris en confrontation avec son absence ressentie de maîtrise de la technique numérique.
D’autres enseignants, dans une position totalement inversée, affichent eux aussi un savoir moins important que leurs élèves dans le domaine du numérique mais disent s’appuyer sur les connaissances de ces derniers pour remédier à ce qui pourrait être une difficulté. Ce sont alors les plus jeunes qui sont placés en position de savoir et on perçoit le renversement générationnel qui s’opère. Celui-ci est encore plus prégnant pour les activités numériques en ligne, qui s’affranchissent d’éventuelles positions dans la hiérarchie sociale et générationnelle. Par exemple, un enseignant du premier degré déclare apprécier la communication sur un axe horizontal, qui l’autorise à se comparer à un ingénieur : « tout le monde a la même valeur / l’ingénieur en informatique qui vient consulter le travail et qui vous répond ce que vous avez fait est bien / il a beau être ingénieur c’est-à-dire là et moi instit c’est-à-dire ici en bas il n’y a plus ce / on ne discute pas sur avec un rapport hiérarchique ». D’autres évoquent le fait que des enfants, adolescents, adultes, collègues, amis échangent entre eux sur leur blog, ou la page de leur réseau social sans qu’aucune différence ne soit faite.
On approche probablement là une particularité relevée notamment par Cardon dans la préface de l’ouvrage de Fred Turner : « Le passage de l’individu au collectif, sur internet, est toujours pensé́ comme une construction par le bas » (Cardon, 2012, 30). C’est en même temps l’un des ressorts fantasmatiques des métiers d’éducation pointé par Enriquez (1981) : l’éducateur qui tient une posture de transgresseur, libérant les tabous en niant les différences institutionnelles et générationnelles. Si nous nous accordons avec les propos de Philippe Meirieu qui a montré que « l’éducation est une relation dissymétrique » (Meirieu, 1997, 26) (avant d’ajouter plus loin qu’elle est également nécessaire, provisoire et qu’elle vise à l’émergence d’un sujet), nous pouvons entendre les transgressions vers un monde agénérationnel, comme un déni de la posture d’éducateur qui n’est plus assumée.
8. Comprendre la permanence de ces imaginaires
On pourrait probablement trouver d’autres points de correspondance entre imaginaires sociaux et pratique subjective du numérique chez ceux qui font profession d’éducation. Mais plutôt que d’allonger la liste, il est sans doute préférable de proposer une hypothèse interprétative à la façon dont ces imaginaires trouvent une traduction dans les registres inconscients des pratiques des enseignants et des formateurs.
J’ai indiqué, en début d’article que les représentations sociales du numérique se construisent entre assujettissement et libération et que les pratiques enseignantes s’articulent à un travail de déliaison psychique, d’une part, et à un travail de construction, de renforcement du lien et de subjectivation, d’autre part. Serge Tisseron propose que, si la technique a augmenté les capacités physiques et opératoires de l’être humain, le numérique prolonge ses possibilités psychiques (Tisseron, 2013, 9). Ce prolongement est probablement rendu plus aisé du fait de la proximité que je repère entre imaginaire à propos du numérique et des pratiques professionnelles enseignantes. Mais cette proximité ne suffit pas à rendre compte de la persistance de ces imaginaires et vécus psychiques dans le champ de l’éducation et de la formation. On doit envisager une autre piste, qui tient à la spécificité de ces métiers.
La proposition freudienne de « métier impossible » formulée sous forme de bon mot me paraît suffisamment heuristique pour qu’on y prête un peu attention. Dans cette formule, le père de la psychanalyse et tous ceux qui l’ont reprise ensuite ne veulent pas indiquer que l’échec est assuré et qu’on devrait, dès lors, renoncer au métier d’éducateur tant il paraît vain. L’impossibilité tient au fait, qu’en dépit de tout le sérieux et le professionnalisme qu’un enseignant peut consacrer à la préparation de ces cours, de toute la bienveillance avec laquelle il s’apprête à accueillir les élèves, nul n’est assuré des effets des pratiques, de sa conduite, de son discours sur autrui. Mais plus encore, cette impossibilité repose sur le fait qu’aucune éducation ne saurait être totale. Il reste toujours à faire. L’œuvre n’est jamais pleinement accomplie. Cette incomplétude de l’acte pédagogique se confronte à l’exactitude des technologies informatiques. Pour les uns, le numérique dans le champ éducatif peut être alors perçu comme une possible réponse à cette incomplétude, en apportant de l’exactitude à une pratique incertaine. Le nouvel outil numérique apporte ainsi la solution idéale. Pour d’autres, numérique et éducation sont incompatibles parce qu’orientés dans deux directions diamétralement opposées. Ceux-là souvent revendiquent le fait de ne pas être réduits à une quelconque machine. La plupart des enseignants se situent dans des positions moins tranchées qui articulent certitude du numérique et nécessité de rester humain dans la relation éducative.
9. Pour conclure
Les imaginaires ou la réalité psychique en rapport avec le numérique, le virtuel et les technologies de l’information et de la communication sont multiformes, complexes et évolutifs.
Multiformes tout d’abord, car probablement que les imaginaires s’articulent à des mythes, relativement stables, mais prenant toujours des formes différentes. Rappelons à ce propos que Philippe Breton (1995), dans sa tentative de recherche des fondements de l’informatique, pose le mythe de Pygmalion comme un élément clé, dont les multiples variations (le Golem de Prague, la créature du docteur Frankenstein, Pinocchio, le robot HAL de 2001…) racontent toujours la même histoire : un homme consacre toute son énergie pour fabriquer une créature intelligente et l’œuvre est tellement réussie que la créature échappe à son créateur. Le lien avec le monde de l’éducation est patent. On pourrait peut-être avancer qu’imaginaires sociaux autour du numérique et fantasmatique de la formation sont deux versants d’une même réalité, relatée pour le premier cas dans les mythes, dans le second, au travers des rêves, des fantasmes, de la réalité psychique. Salomon Resnik (1997), commentant le travail de Freud, rappelle que le rêve serait un mythe personnel, tandis que le mythe serait le rêve d’une culture. Il faudrait pour poursuivre examiner plus avant la proposition de Serge Tisseron (2013) selon qui un virtuel numérique existe parce qu’existe un virtuel psychique.
Complexité ensuite qui tient probablement au fait que les mêmes outils, les mêmes dispositifs numériques peuvent mobiliser chez leurs utilisateurs où ceux qui les perçoivent, des vécus psychiques menaçants de déliaison, de perte, de destruction tandis que chez d’autres, ils faciliteront des vécus d’accès à la subjectivation et à la construction des liens. À une même réalité matérielle correspondent des imaginaires et des réalités psychiques multiples.
Enfin, cette complexité tient également au fait que les vécus psychiques mobilisés ne sont pas stables dans le temps et ne fonctionnent pas sur le mode d’un progrès. Il ne faudrait surtout pas croire que les processus de déliaison constituent un pôle négatif ou pathologique à combler, à éradiquer ou à soigner, ni de même que les processus de subjectivation constitueraient un mieux-être, une bonne santé. René Kaës (2009) a bien montré qu’il existe une modalité du travail du négatif qui est nécessaire à la bonne santé psychique du sujet parce que tous les éprouvés ne peuvent pas faire l’objet d’un travail de liaison, et que parfois le déni, l’impossibilité de penser facilitent la préservation d’une bonne estime du soi professionnel.
Évolutifs enfin, du fait même de l’incessante innovation technologique même si, à la suite de Pierre Musso (2009), on peut affirmer qu’il ne faut pas confondre la vitesse enivrante du renouvellement des instruments devenus de plus en plus rapidement obsolètes, la lenteur de l’évolution des pratiques individuelles et des usages sociaux et la quasi-stabilité des imaginaires relatifs aux technologies numériques. Il y a donc bien lieu d’interroger cette stabilité de l’imaginaire quand, dans le même temps, non seulement les technologies évoluent et que le système éducatif et les pratiques professionnelles des enseignants se transforment.
Cet article est une contribution à la compréhension de l’articulation entre les imaginaires autour du numérique, considérés à l’échelle des groupes sociaux, et les réalités psychiques mobilisées par les éducateurs dans leur pratique professionnelle des outils numériques. Elle constitue, aux côtés de travaux de la sociologie des usages, de la psychologie des apprentissages, des sciences de l’information et de la communication, un élément de compréhension des pratiques numériques et elle offre un prisme qui ouvre sur des dimensions peu prises en compte dans ces travaux, la réalité psychique individuelle et groupale à l’œuvre dans le rapport aux outils.