Dessin scientifique et sciences de l’évolution. Quelle place accorder à l’éthique : la question du savoir-faire et du savoir-être.
Etude d’un modèle de pratique
Dans le domaine du dessin scientifique et de la communication visuelle, les pratiques sont multiples. L’absence de codifications nationales et internationales laisse place à une diversité de représentations dont la cohérence n’est pas toujours perceptible. A partir d’une étude engagée dans un institut de recherches publiques, l’enjeu a été de redéfinir une pratique de la communication visuelle à partir d’une éthique et d’une philosophie pratique fondées sur la « valeur ajoutée humaine » impliquant la responsabilité individuelle, collective et sociétale. Sur la base de ce référentiel précis, l’étude présente le développement d’un modèle de pratique innovant. Conçu comme une démarche éthique professionnelle fondée sur le « savoir-être », il ouvre à une pratique plus consciente et consistante. Il renforce l’objectivité scientifique, contribue à réduire les risques de parasitage et favorise un langage visuel plus universel. Ce modèle, qui s’inscrit dans les nouvelles exigences éthiques et sociétales de la science, redonne sens, cohérence et force à la communication scientifique, pour une écriture et une transmission vivantes.
There are many practices in the field of scientific drawing and visual communication. A lack of national or international guidelines allows for a range of representations that can lead to confusion. The redefinition of visual communication from an ethical standpoint is based on a study undertaken in a certain public research institution. This is grounded in practical philosophy derived from the « added human element », which engages individual and collective responsibility as well as the responsibility of society as a whole. Within this specific framework, the study presents the development of an innovative model of practice. Designed as an ethical, professional approach built on interpersonal skills, it leads to a more conscious and consistent application of these practices. It reinforces scientific objectivity and contributes to minimizing interference. In keeping with the ethical and social demands in science today, this restores meaning, coherence and strength to visual scientific communication which in turn becomes a dynamic means for the transmission of knowledge.
1. Présentation
Dans le domaine du dessin scientifique et de la communication visuelle, les pratiques sont multiples. L’absence de codifications graphiques nationales et internationales notamment en biologie animale et végétale laisse place à une diversité de pratiques qui présente des difficultés de cohérence entre des systèmes de représentation, y compris entre spécialistes. A défaut de charte morale claire entre les acteurs scientifiques, affirmée tant dans les mots que dans les actes, peut-être parce que considérée comme allant de soi, un concepteur d’images scientifiques peut être confronté à des paradoxes, sans l’appui de référentiels stables.
- Note de bas de page 1 :
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Catherine Allamel-Raffin & Amirouche Moktefi. Préface « Définir l’Image Scientifique », Images & dispositifs de visualisation scientifiques », Limoges, PULIM, 2012, n°8.
- Note de bas de page 2 :
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Catherine Alllamel-Raffin, Camouflage et hiérarchisation des données : quelques exemples empruntés aux sciences de la nature, Colloque international « Camoufler le visible, exhiber l'invisible », Laboratorio Internazionale di Semiotica a Venezia (LISaV), Université IUAV de Venise, Italie, 18-19 décembre 2008.
- Note de bas de page 3 :
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Joëlle Le Marec, Images et Sciences - Approche comparative de l’évolution de dispositifs sociaux complexes », Laboratoire « Communication, Culture et Société » (JE 2419), Action Concertée Incitative, 2006.
Lorsque nous tentons de comprendre et de décrypter les images scientifiques, nous constatons que l’exercice est délicat. Catherine Allamel-Raffin et Amirouche Moktefi expliquent en effet que « […] leur réalisation suppose le recours à des instruments et à des processus qui conditionnent leurs composants (couleurs, formes, textures) et délimitent leurs fonctions ; les visées qu’on leur assigne jouent un rôle capital dans la forme finale qu’elles revêtent. »1 Ils observent que les définitions de « image » se révèlent donc multiples en particulier dans les laboratoires dédiés aux « sciences de la nature » et causent de nombreux différends, y compris entre chercheurs de même communauté scientifique. Catherine Allamel-Raffin s’est plus particulièrement intéressée aux images produites dans des laboratoires de pharmacologie, physique des matériaux et astrophysique2. Elle a tenté de comprendre, à partir d’une image source, les processus qui permettent de rendre visible ou invisible des éléments. Elle met ainsi en évidence le risque de « distorsion des informations » par des rajouts ou suppressions inopportunes. L’équipe de l’Action Concertée Incitative « Terrains techniques, Théories et sciences » du laboratoire « Communication, Culture et Société » témoigne également de la difficulté à définir une image scientifique et à en dégager sa spécificité. Cette équipe a abordé les images scientifiques « comme relevant de pratiques d’acteurs et non comme des surfaces d’inscription de signes » pour développer une approche du terrain « comme un ensemble de situations de communications dans la pratique de recherche »3. Les travaux de Joëlle Le Marec et Igor Babou montrent que l’image apparaît « comme analyseur des relations entre mondes sociaux ». Elle circule entre différents univers, que ce soit celui de la recherche, celui des médias et celui de bien d’autres structures ou organisations intermédiaires. Mais la collecte des données sur le terrain des acteurs de la recherche se révèle complexe. Ces exemples succincts témoignent ainsi de la complexité à faire rencontrer des spécialistes de différentes disciplines dans un objectif commun d’amélioration des pratiques.
- Note de bas de page 4 :
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Dominique Folscheid & Jean-François Mattéi, « Philosophie, éthique et droit de la médecine », Ethique et langage, Extrait de Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattéi, Presses Universitaires de France, 1997, p. 13.
- Note de bas de page 5 :
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Le métier de dessinateur et designer scientifique est référencé dans la Branche d’Activité Professionnelle F « Information, Documentation Culture Communi-cation Edition TICE », famille professionnelle « Edition multi-supports, Impression, graphisme ». Source REFERENS.
Les acteurs impliqués dans les processus (designers, chercheurs, institutions de recherche…) s’engagent peu souvent dans l’analyse approfondie de leurs pratiques et productions. C’est l’un des constats établi au cours de mes vingt-quatre années d’exercice du design scientifique dans des organismes de recherche privés et publics. Peut-être parce que ces images sont créées à partir de concepts définis et/ou validés par les chercheurs de mêmes milieux spécialisés. Un dessin qualifié de scientifique semble, de facto, accrédité dans la forme et dans le fond par la communauté dont il est issu. Des pratiques d’usages de scientifiques et/ou de designers s’imposent ainsi fréquemment comme des règles normatives, même si nous pouvons considérer que les « […] les faits ne suffisent pas à établir la légitimité d’une réalité »4. Pourtant, si les chercheurs ne sont pas formés à la communication scientifique visuelle alors même qu’ils initient la plupart des projets, la difficulté d’acquisition de ce savoir-faire spécifique se retrouve chez les dessinateurs scientifiques. Faute de cursus complet et diplômant excepté dans le domaine médical, les professionnels disposent pour toute référence dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche, des fiches emploi-type métier (REFERENS). Celles-ci présentent l’état des lieux d’un métier polymorphe qui compile, non pas l’actualité en temps réel du terrain, mais l’enregistrement d’un passé plus ou moins ancien. Les designers du secteur public sont ainsi évalués annuellement à partir de ce référentiel5 très utile mais incomplet et parfois contradictoire, par des ingénieurs, chercheurs et directeurs d’unités pour lesquels ils exercent. Dans ce contexte, il est complexe pour un ingénieur ou un technicien de trouver les ressources pour engager l’analyse des pratiques (la sienne et celle des chercheurs impliqués dans les processus). Difficile également de mettre en œuvre une évolution des pratiques qui, a priori, modifierait les habitudes des chercheurs devenus évaluateurs et accentuerait le décalage avec le contenu des fiches emploi-type à la base même des évaluations des designers. Parmi les autres facteurs impactant les productions visuelles, nous pouvons également évoquer les contraintes de publications. Si les relations entre chercheurs et éditeurs sont officiellement considérées comme gouvernées par un principe de liberté contractuelle, où chacun peut négocier les droits qu’il souhaite acquérir et concéder, ou de refuser de publier faute d’accord, les acteurs scientifiques n’ignorent pas une réalité plus nuancée. C’est d’ailleurs un axe d’étude engagé par le Comité d’éthique au CNRS (COMETS). L’évaluation des chercheurs sur leur bibliométrie relativise, voire anéantit toute liberté contractuelle avec les éditeurs, dans un système où plus un chercheur publie, plus il est cité, et plus il est considéré. L’intention initiale d’un dessin scientifique jusqu’à sa forme matérialisée échappe aux auteurs. A la fois dans la forme et donc dans le contenu et aussi dans son contexte initial, au moment crucial où il est communiqué. Il acquiert une autonomie. Que cette image soit cédée ou non aux éditeurs, nous remarquons encore trop souvent qu’elle peut être modifiée sans avis ni référence de l’auteur. Force est de constater que si le droit français n’est pas simple à faire respecter au niveau national notamment dans le secteur public, la situation se complique lorsqu’il s’agit de droits impliquant d’autres pays à fort pouvoir économique et avec certaines pratiques dominantes dans l’édition scientifique. Parfois décontextualisée et affichée en accroche esthétique et/ou commerciale, la mission de l’image scientifique n’est alors plus d’informer dans un registre spécifique, mais d’attirer et de divertir, l’éloignant de l’intention et de son sens initial.
En biologie, si l’un des objectifs énoncés d’un dessin scientifique est d’analyser et de transcrire graphiquement des caractères qui peuvent être anatomiques, morphologiques, morpho-géométriques d’animaux et des végétaux en vue d’établir par exemple des liens de parenté ou de montrer des évolutions sur une échelle de temps, il est moins sûr que les processus de conception à la réalisation jusqu’à la publication et la vie ultérieure du dessin soient parfaitement connus, maîtrisés, voire programmés. Savons-nous vraiment comment se définissent les choix de représentation graphique ? Quelles sont les interactions entre les acteurs de ces processus, chercheur, dessinateur et institutions de recherches ? Qu’est ce qui est donné à voir au final dans un dessin scientifique ? Un référentiel ? Un consensus ? Une émotion ? Une illusion ? Une réalité ? Une vérité ?
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L’ISE-M est une Unité Mixte de Recherches 5554 CNRS/UM2/IRD.
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Fanny Abadi dispose de plusieurs cursus dans les domaines de l’éducation spécialisée, de la psychologie sociale, de la philosophie pratique (éthique médicale et hospitalière-Université Paris-Est) ainsi que dans la stratégie des organisations et des systèmes (Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques (CEDS-Paris)).
Bien que la pratique et l’analyse des images scientifiques soient complexes et qu’il n’y ait pas d’études transversales ayant abouti à un guide de pratiques, l’enjeu de mes recherches apparaît comme la nécessité de retrouver de la cohérence dans les projets de communication scientifique visuelle et de tenter de trouver un sens. Une démarche qui implique un cadre référentiel suffisamment pragmatique, stable et fondé en raison. C’est donc à partir de la question de l’éthique que j’ai engagé entre 2009 et 2011 une étude des pratiques et des productions sur la plateforme « Dessin scientifique & Iconographie » à l’Institut des Sciences de l’Evolution à Montpellier6. Afin d’identifier la source de problématiques et de trouver des pistes d’amélioration, je me suis basée sur le concept philosophique créé par Fanny Abadi, analyste, superviseur et consultante en management, en diplomatie et stratégie des organisations et systèmes7. Elle développe et associe différentes méthodes à des concepts pour parvenir à des applications fondées sur une éthique qui trouve sa force dans la « valeur ajoutée humaine ». Cette base référentielle, confrontée à mon expérience de dix-huit années d’exercice du design à l’ISE-M m’a ainsi permis d’interroger la responsabilité des acteurs impliqués dans les projets de communication visuelle et de proposer un modèle d’amélioration continue des pratiques. L’ensemble de mes travaux marque ainsi les premiers jalons d’une démarche qualité engagée à l’ISE-M, impliquant valeur ajoutée humaine et responsabilité sociétale.
2. Les données de l’étude
2.1 Exemples de projets en communication visuelle menés sur la plateforme
A l’ISE-M, généticiens, phylogénéticiens, biologistes du développe-ment, paléontologues, botanistes, et spécialistes de l’environnement s’associent pour tenter d’établir notamment les modalités et les mécanismes de l’évolution des espèces. Le dessin scientifique ouvre, dans ces domaines, à un large éventail de possibilités visuelles pour analyser, poser des hypothèses, démontrer, anticiper… Il permet de témoigner de l’identification d’espèces, de formes, de fonctions, de stades évolutifs, de retracer un cycle de vie et de mort, de modéliser des interactions, de définir des clés de déterminations,… L’intention est d’approfondir la compréhension de phénomènes à partir d’une observation spécifique, de les rendre visible et de communiquer le résultat des recherches aux spécialistes du monde entier et à des publics moins aguerris. Le dessin scientifique fait ainsi référence sans toutefois avoir valeur de preuve. Il s’associe aux images issues de microscopes électroniques à balayage, Ct-scan, loupes... Ces multiples visuels contribuent, par leurs caractéristiques, à apporter des informations différentes et complémentaires sur des sujets d’étude. A la condition toutefois de disposer de clés de langage.
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Ce principe a été initié par le peintre mathématicien Albrecht Dürer (1471-1528) et développé par le mathématicien Gaspard Monge (1746-1818).
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La vue principe des dents est généralement la vue occlusale, la face en contact avec la dent de la mâchoire inférieure ou supérieure lors de l’occlusion et de la mastication.
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Cette morphologie type est présentée par Jean-Louis Hartenberger dans Une brève histoire des mammifères ; bréviaire de mammologie, Belin – Pour la Science, 2001, p. 161.
Les figures 1 et 2 présentent une étude des paléontologues portant sur l’origine des primates anthropoïdes, la lignée à laquelle nous sommes rattachés. L’un des questionnements scientifiques était de savoir s’ils viennent d’Afrique ou d’Asie. Trois dents de Ganlea megacanina découvertes au Myanmar par les chercheurs de l’ISE-M ont été ainsi identifiées et datées de 37 millions d’années. Observées et dessinées avec une loupe binoculaire (Fig.1.1) sur un principe de géométrie descriptive8, l’analyse graphique présente au final les caractères morphologiques déterminants (Fig.1.2). Ces critères, visibles sur les vues occlusales9 labiales et linguales, sont établis à partir de nomenclatures dentaires basées sur une morphologie type développée à la fin du XIXe siècle10.
Figure 1 : (1) Situation d’observation et de dessin d’un spécimen avec une loupe binoculaire et chambre claire. Crédit image L. Meslin. (2) Dessins d’observation scientifique de 3 dents de primates anthropoïdes Ganlea megacanina découvertes au Myanmar. A gauche, spécimen en vue occlusale ; à droite, spécimens représentés en vue occlusale, labiale et linguale. Dessins L. Meslin. Collaboration Laurent Marivaux et Laurence Meslin – 2009. (Tous droits réservés)
L’étude et la communication de ces découvertes ont ainsi été assurées par des analyses graphiques visuelles associées à des photographies prises au CT-Scan. Elles ont été publiées avec l’analyse textuelle dans une revue scientifique internationale (Fig.2). L’ensemble de ces travaux a finalement conforté une origine asiatique des primates, ce qui a complètement relancé les hypothèses concernant notre propre origine géographique et renforcé une origine asiatique des anthropoïdes.
Figure 2 : Page extraite de K. C. Beard, L. Marivaux, and Al, A new primate from the Eocene Pondaung Formation of Myanmar and the monophyly of Burmese amphipithecids, Proceedings of the Royal Society of London, 2009, B 276 : 3285-3294, p. 3289. (Tous droits réservés)
Les figures 3 et 4 exposent une autre étude menée par des biologistes du développement. Elle porte sur la compréhension des lois qui contrôlent la morphogenèse, une problématique scientifique représentant un défi majeur. Généralement abordées en considérant les processus cellulaires, moléculaires et génétiques à l’origine de l’apparition des formes, des études récentes tendent à montrer des variantes. Une équipe de scientifiques de l’ISE-M a ainsi pu observer des phénomènes d’apoptose différents, à partir de l’étude de l’œuf de Ciona intestinalis (Tunicier), un animal marin actuel fréquemment utilisé comme modèle. A partir de données expérimentales obtenues par microscopie confocale et électronique en transmission, l’objectif était de permettre de mieux comprendre l’organisation architecturale de tissus complexes pour donner accès à la compréhension de phénomènes biologiques sous-jacents. La première étape du projet visuel a consisté à sélectionner les données scientifiques pertinentes provenant des observations expérimentales et des images sources (Fig.3.1). A l’issue des premiers échanges, j’ai proposé au chercheur une image composite associant l’image de l’œuf de cione à une description des tissus internes (Fig.3.2). Cette proposition a été retenue et réalisée au final en numérique (Fig.4.1) puis présentée dans une publication internationale (Fig.4.2).
Figure 3 : (1) Images provenant d’un œuf de Ciona intestinalis. A gauche, une image réalisée par microscopie confoncale ; à droite, la vue d’un tissu cellulaire prise par microscopie en transmission. Crédit photos S. Baghdiguian. (2) Croquis préparatoire initial associant les données expérimentales à une image de l’œuf et coupes de tissus. Dessin L. Meslin. Collaboration Stephen Baghdiguian et Laurence Meslin - 2007. (Tous droits réservés).
Figure 4 : (1) A gauche, image composite associant l’image source d’un œuf de cione à une analyse graphique numérique ; à droite, une représentation en coupe frontale d’une cellule folliculaire. Collaboration Stephen Baghdiguian et Laurence Meslin - 2007. (2) Page extraite de la publication de C. Martinand-Mari and Al.Topological control of life and death in non-proliferative epithelia, PLoS ONE 4(1) : e4202, 2009, p. 3. (Tous droits réservés)
Ces exemples de projets visuels, qui ne peuvent être détaillés, témoignent de la collaboration entre chercheurs et designers. Si le dessinateur scientifique est amené à accepter des observations et interprétations qu’il ne peut vérifier, les échanges engagent le commanditaire à approfondir la compréhension de processus qui ne se posent pas forcément au départ de l’étude. Au final, bien que les choix de représentation fixent le sujet à un état ou à une interprétation, ils donnent aussi force au discours scientifique par une compréhension plus tangible des phénomènes. Le design aide à comprendre et à faire comprendre. Il impose de distancier visuellement ce qui relève des observations et ce qui relève des hypothèses et de créer des ponts sémantiques visuels adaptés.
2.2 Observation des pratiques
L’étude des pratiques sur la plateforme « Dessin scientifique & Iconographie » de l’ISE-M a permis d’observer différents paramètres qui interviennent dans les choix de représentation visuelle. Les spécificités des acteurs scientifiques ont été distinguées et les interactions évaluées dans le contexte institutionnel référent. L’une des difficultés a été d’identifier des pertinences à partir d’éléments considérés comme pouvant influencer la pratique de la communication scientifique visuelle. Le risque de subjectivité, de discrimination de critères aux profits de d’autres paraît inévitable. Il est par ailleurs difficile de cerner l’ensemble des paramètres alors même que l’on est impliqué en tant qu’acteur des processus. C’est la raison pour laquelle je ne les ai pas mesurés individuellement, sachant aussi qu’ils interagissent, évoluent, se transforment, en fonction des états des intervenants et des conditions à un instant t. Cette observation a pu cependant mettre en évidence différents paramètres qui interagissent entre eux, du point de vue d’un dessinateur (D) et d’un chercheur (C). Ils correspondent à des valeurs intrinsèques à chaque individu et à des conditions environnementales liées à la structure de recherche référente (S).
Les principales variables (v.) observées : Les compétences (v.1C/D) ; Les postes et les fonctions dans l’institut (v.2C/D) ; Les valeurs et référentiels éthiques (v.3 C/D/S) ; La thématique de recherche (v.4C/S) ; Les objectifs du dessin scientifique (v.5C) ; La destination finale des productions (v.6C/S) ; Le niveau de communication entre les acteurs impliqués (v.7C/D/S) ; Les caractéristiques du sujet à représenter (v.8C) ; Les délais de réalisation (v.9C/D/S) ; Le projet de recherche : conditions et moyens alloués (v.10C/S) ; La plateforme iconographie : conditions et moyens alloués (v.11.C/S) ; Les systèmes d’évaluation des professionnels et des structures (v.12C/S).
Cette partie de l’étude, que je ne peux détailler, montre au final qu’un dessin scientifique implique un ensemble d’éléments non stables qui s’activent et interagissent suivant des règles plus ou moins explicites et fluctuantes. Ce qui revient à dire qu’un sujet d’étude peut être représenté différemment suivant des paramètres qui ne sont pas liés au sujet lui-même mais à des conditions à un instant t. Un dessin scientifique peut donc s’encombrer d’éléments visuels inopportuns. Le risque apparaît alors comme le parasitage de la communication visuelle et l’altération du message à transmettre.
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Extrait des définitions de Fanny Abadi issu d’une transmission orale et écrite reçue, notamment dans le cadre de ses formations en « Ethique de l’Accompagnement », Formation Accompagnant Thérapeute – Concept Ethique de l’Accompagnement®, Promotion 2007-2011, Centre Ethique International (ESA-AT) et en « Management Ethique », Formation Management Ethique – Concept Ethique du Management®, Promotion 2012-2013, Centre Ethique International (ESA-ME).
2.3 Référentiel de démarche éthique : Extrait du concept philoso-phique, méthodes et planches de Fanny Abadi11
Fanny Abadi a fondé et développé un concept éthique basé sur une « écologie humaine » spécifique. Ses travaux, en cours de publication par l’auteur, ont la particularité d’associer différentes méthodes et de nombreuses grilles de lecture et outils. Une partie de ses travaux est en particulier dédiée aux professionnels pour leur permettre de prendre du recul sur leur métier, de mieux se situer dans un contexte de travail et de trouver des clés d’amélioration des pratiques et des productions. Une des spécificités de Fanny Abadi étant de considérer la « valeur ajoutée humaine » et la responsabilité sociétale des professionnels pour une mise en œuvre effective basée sur le « savoir-être ». Les textes suivants présentent ainsi un court extrait de ses travaux. Les mots signalés en italique sont des concepts à part entière qu’elle a créés et définis spécifiquement. Ils ne peuvent être détaillés dans cet article. Ils s’accompagnent d’un choix de dessins et schémas qu’elle a créés comme support pédagogique à sa vision philosophique et à son concept. Ils figurent une part de complexité de l’être humain et de l’environnement extérieur, dans une vision micro et macro. « Chaque tracé représente un mouvement, un état et situe l’individu dans un espace et dans un temps. »
Modèle théorique représentant un individu
Le moi-énergétique est un modèle théorique qui représente un individu sur un plan énergétique, cellulaire et psychologique (Fig.5.1). De forme sphérique, il délimite un intérieur et un extérieur et identifie des interactions (Fig.5.2). Il est représenté en couleur dans ses différents processus avec une couche extérieure l’orgueil (en bleu), une membrane (en rouge) plus ou moins épaisse, un moi-ego (en noir) et au centre un moi-divin (en doré ou en blanc pour représenter la lumière). Ce modèle permet d’analyser et de comprendre l’état d’être d’un individu. La représentation du moi-énergétique n’est pas figée. Elle est nouvelle à chaque instant. Sur un plan individuel et collectif, le moi-énergétique est en lien avec le viseur d’analyse et d’anticipation stratégique (V2AS), un concept, un outil et une méthodologie que Fanny Abadi a développés dans le champ du management éthique.
La membrane est le contour de l’individu, sur le plan cellulaire, le plan énergétique et le plan de la psyché. Elle délimite un intérieur et un extérieur. Ce processus s’adapte à l’état de l’individu en relation avec l’extérieur. La membrane peut-être sensible, ce qui caractérise un état optimal de réceptivité et d’interaction. Elle peut être également à vif, hypersensible ou encore anesthésiée, impliquant des mécanismes de défenses inconscients plus ou moins actifs. La membrane est alors plus épaisse et témoigne de différents états qui peuvent être vécus comme un mal être ou une souffrance par l’individu qui va en conséquence modifier son comportement : attitude de repli sur soi, agressivité, susceptibilité... Ces états peuvent agir comme un révélateur pour l’individu l’invitant à savoir qui il est et ce qu’il fait. Plus la membrane est épaisse, moins la personne est en capacité à recevoir.
L’orgueil, situé à la périphérie externe peut être plus ou moins épais et plastique. Il se développe en conséquence des mécanismes de défense plus ou moins actifs suivant la sensibilité de la membrane de l’individu. Ces mécanismes l’amènent à penser et à agir à partir du mental et non à partir du cœur. Si les mécanismes de défense apparaissent à la naissance de l’individu et lui permettent de se protéger pendant toute sa vie, ils peuvent aussi se transformer en véritable prison. Un orgueil exacerbé peut empêcher tout contact avec l’extérieur. L’individu va alors se crisper et se mettre dans un état soit d’inaccessibilité pour l’autre ou bien, de complète accessibilité, sans aucune limite. Dans les deux cas, ces processus d’inaccessibilité à lui-même créent de la crispation avec une influence directe dans son relationnel avec l’extérieur et dans ce qu’il va produire. Fanny Abadi fait ainsi la distinction entre égo et orgueil.
Figure 5 : (1) Planche du modèle théorique représentant un individu par un moi-énergétique. Vue en coupe. (2) Planche du modèle théorique d’interactions entre deux individus, représentés par leur moi-énergétique, avec l’espace extérieur et intérieur. Dessins de F. Abadi. Images source en couleur. (Tous droits réservés).
Le moi-ego constitue le potentiel de l’individu, sa force, sa capacité à mettre en lien les différentes situations de son passé. C’est en quelque sorte la torche qui permet de mettre en lumière des problématiques et des nœuds, pour les identifier, les nommer et faire le lien avec le présent pour les transformer.
Le moi-divin est la part de divin de l’individu, relié à l’éthique et à l’Amour. C’est aussi la part de ce qui est universel. Le moi-divin est défini comme un processus qui représente l’harmonie à l’intérieur de l’individu, en lien avec son essence et sa valeur profonde. Fanny Abadi précise que la force qui le fait tenir debout est une véritable interrogation. L’éthique, directement liée à ce processus, représente l’état d’être profond.
Modèle théorique d’interactions entre les individus
Pour Fanny Abadi, les notions d’espace et de vide sont importantes. L’individu peut avoir l’illusion d’être vide alors qu’il est en fait plein. Lorsque les individus se rencontrent, leur membrane est active. Si l’espace se réduit entre deux individus, des tensions apparaissent (Fig.5.2.2). En l’absence d’espace, les individus perdent leur singularité et peuvent être dans un processus de fusion. Un individu peut être alors sur la dynamique d’un autre individu. La confrontation peut se transformer en conflit et donc en incapacité à communiquer (Fig.5.2.3). Il s’agit alors de maintenir une distance suffisante entre deux individus dans le respect de chacun (Fig.5.2.1). Faire de l’espace, « se vider de l’autre » et ressentir de plus en plus son contour et sa propre demeure.
Modèle théorique d’un cheminement engagé à la connaissance de soi
C’est dans le cadre d’une démarche volontaire qu’un individu s’engage à se rencontrer. Ce chemin ne peut s’entreprendre qu’avec l’aide d’une personne tiers habilitée qui va l’accompagner dans les différents processus et étapes. Avant cette rencontre avec lui-même, l’individu peut être hors de lui, hors Sujet. Il ne se connaît pas suffisamment. Il peut fonctionner par le mental, dans l’ignorance de lui-même et des autres. Il peut être dans ce que Fanny Abadi appelle les 3i c’est-à-dire dans l’illusion, l’inconscience et l’ignorance. Le mental est défini comme un processus énergétique qui ralentit l’individu et qui peut le faire chuter. La traversée du moi-égo consiste tout d’abord à percer la membrane, ce qui implique une confrontation directe avec son propre orgueil, à le dépasser et à le faire chuter. Cette étape est délicate car elle ne va pas de soi. Des personnes peuvent rester longtemps à la superficie d’elles-mêmes sans jamais passer le cap de cette percée. S’engager à se connaître ne signifie donc pas réussir à franchir les étapes. D’où la dynamique d’effort à mettre en œuvre. Lorsque l’individu fait chuter lui-même l’orgueil dans le cadre de l’accompagnement avec un professionnel, il se donne la possibilité de rencontrer sa sensibilité, son histoire, ses souffrances… en vérité. Des nœuds émotionnels vont surgir en conscience et l’amener à confronter sa peur. Il pourra identifier sa part d’affectif et ne plus la confondre avec l’Amour. Fanny Abadi distingue en effet l’affectif de l’Amour et interroge ainsi ce que l’on met derrière le mot amour. Le processus affectif identifie dans son concept l’émotionnel de l’individu, son histoire, ses difficultés, les éléments positifs et négatifs. L’Amour constitue une force de guérison en lien avec le moi-divin. La traversée du moi-ego peut être vécue jusqu’au chaos, jusqu’à ce que l’individu se reprenne pour re-naître à lui-même. Lorsqu’il rencontre le moi-divin, il peut prendre conscience de son intime, de sa force intérieure, en lien avec l’ultime et le processus d’Amour reliant tous les êtres à l’humanité entière et au Tout. Il n’est plus dans un processus de plainte et de victimisation. Il a acquis suffisamment d’autonomie affective ou loi en soi pour se confronter avec lui-même, confronter l’autre, se positionner, voire l’arrêter sans passer par le conflit.
L’étape suivante consiste pour l’individu à ressortir de la visite du moi-ego après la rencontre du moi-divin. Cette traversée revêt une autre saveur s’il n’oublie pas, en cours de route, son véritable objectif, conscientisé par la rencontre avec ce qui l’anime profondément. Des personnes peuvent en effet passer leur vie à s’interroger, sans jamais considérer d’autres personnes qu’elles-mêmes. Cette nouvelle traversée est un chemin par étapes, par petites percées. Lorsque l’orgueil est dépassé, lorsque les peurs sont dépassées, l’individu peut accéder à un processus de libération. La membrane s’affine progressivement, elle devient sensible et permet une approche plus subtile. Après ces traversées, lorsque l’individu se remet en lien avec l’extérieur, il ne perçoit plus son temps de la même façon, il est relié au temps de l’humanité sur un plan universel, tout en étant avec les autres personnes de son temps. Le processus de son moi-ego est sur une nouvelle fréquence de vibration. Cette nouvelle conscience lui donne une force pour contribuer dans l’action au monde qui l’entoure, tout en reconnaissant et en accédant à ses propres limites et aux limites de l’autre. Il est dans une dynamique de transformation et de création vers le futur. L’excès d’orgueil s’est transformé en audace pour venir renforcer de façon constructive son moi-égo. Si l’individu valide le passage de ces différentes étapes, il peut être fier de lui et cette fierté est dépourvue d’orgueil, ce que Fanny Abadi appelle le Farah jusqu’au Farah. Il a pris conscience de sa réussite et l’assume. Tout l’enjeu pour l’être humain est ainsi d’être au rendez-vous avec lui-même sur tous les plans. C’est un état d’être entier en lien avec l’intelligence du cœur.
Modèle théorique des étapes de construction d’un être humain
Fanny Abadi définit et représente par un autre schéma le processus horizontal d’un individu considéré à partir d’un registre binaire (Fig.6) ; le registre primaire est supposé dépassé depuis les plus lointains ancêtres. L’individu caractérisé de binaire reste cependant en lien avec le passé le plus primitif sur le plan cellulaire, ce qui s’observe généralement par des comportements tranchés, situés dans les polarités. Soit tout est blanc, soit tout est noir, avec des attitudes souvent individualistes qui témoignent d’un attachement important à la matière. Ces états l’amènent à vivre des situations inconfortables (bien souvent inconscientes) qui peuvent se répéter à l’infini tant qu’il n’a pas dépassé ce processus.
La première étape est présentée dans la figure 6.1. Elle situe l’individu de la cellule souche jusqu’à un point d’accroche. Cet individu expérimente l’espace entre les polarités. La loi de la répétition est une force puissante à laquelle est soumis l’individu qui est ramené sans cesse en arrière par un effet élastique, à ce qu’il connaît déjà et à ses difficultés. Cette force est particulièrement puissante pour les individus qui ne se visitent pas. L’élastique a un impact au niveau psychologique et cellulaire de l’individu, il est en lien avec l’affectif. Dans ce modèle, le processus de création n’est possible qu’en dépassant la loi de la répétition. La dynamique d’effort est considérée comme une énergie principalement positive qui va permettre à l’individu de se mettre en mouvement, de se confronter et d’affronter les épreuves. C’est une confrontation avec soi pour accéder à la reconnaissance de soi. Elle permet d’initier un processus de transformation qui va amener l’individu jusqu’à un point d’accroche. Lorsqu’il arrive à ce point, il est moins soumis à la loi de la répétition. En se délimitant et en se situant, l’individu donne force et consistance à l’énergie de libération et d’évolution possible vers le nouveau. Il a suffisamment d’espace pour laisser place à la création et à l’anticipation. Lorsqu’il arrive au point d’accroche, deux processus différents peuvent se présenter à lui, celui du grand saut ou bien celui du delta (Fig. 6.2-6.3). Le grand saut caractérise un travail profond sur soi, jusqu’à comprendre et dépasser les différents transferts affectifs. Il peut aussi caractériser un choc, une expérience forte proche de la représentation de la mort et de la considération profonde de ce passage. Le delta est, quant à lui, un processus qui passe par un point d’arrêt « la fin d’un monde, le commencement d’un autre monde » qui se caractérise au départ comme un chaos. Dans le delta, l’individu ne sait pas où il se situe réellement mais il ressent qu’il n’est pas perdu, le delta étant en lui-même une délimitation. Le chaos amène l’individu à se décoller de l’autre, à « confronter l’illusion de chaque séparation » pour prendre conscience de ce qu’il est en vérité. Les épreuves créent des secousses sur le plan cellulaire, énergétique et psychologique de l’individu qui va alors avoir accès à ses nœuds émotionnels qui remontent en conscience. Il va progressivement être en capacité de se confronter avant de confronter les autres et dépasser les difficultés. La troisième étape démarre après le grand saut ou à la sortie du processus du delta (Fig.7). L’individu est passé d’un mode binaire à un mode ternaire qui correspond à un processus de transformation et de transmutation. Au cours de l’accompagnement, l’individu peut reconnaître consciemment par le verbe qu’il a réussi à dépasser et à transformer une problématique. Le verbe fait chair, c’est-à-dire passe par le plan cellulaire de l’individu.
- Note de bas de page 12 :
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Fanny Abadi, extrait de la table-ronde, La violence des images dans l’audiovisuel (cinéma, télévision, Internet, …) : quel impact sur les jeunes ? 5èmes Rencontres internationales du Cinéma à Vincennes, 30 janvier 2010.
« Chaque étape validée constitue une force contre l’ignorance ». Le processus de défusion lui permet d’être dans un lien nouveau avec les autres, il les reconnaît dans leur particularité. Cette dynamique lui donne une force plus subtile pour être présent et construire le futur, en étant de plus en plus conscient du processus horizontal (reliance) et du processus vertical (alliance). Sachant cependant qu’une grande part d’inconscient lui échappera toujours. Il a le souci, en toute humilité, d’œuvrer avec une meilleure conscience de l’humanité. Le mode ternaire permet ainsi à l’individu de passer dans un processus vertical. Il se relève et prend conscience qu’il appartient à un Tout. « L’être humain a besoin de se relever véritablement et révéler sa véritable essence, naître à lui-même et naître au monde pour contribuer par l’action à un monde de paix »12.
Figure 6 : Planche du modèle théorique des étapes de construction d’un être humain : représentation des deux premières étapes. Dessin de F. Abadi
(Tous droits réservés).
Les différentes étapes lui permettent de se rencontrer, de traverser son moi-ego jusqu’à toucher ce qu’il a de plus subtil et pur en lui et ressortir de la visite du moi-égo tout en restant en lui, renaître à lui-même et renaître au monde. Chaque individu, de là où il en est, peut participer activement au monde avec une autre conscience et mettre réellement en acte. Ce qui ne signifie pas qu’il a résolu l’ensemble de ses problématiques mais celles qui l’empêchaient de vivre. Il dispose alors d’un recul et d’une maturité pour mieux appréhender les aléas de la vie.
Figure 7 : Planche du modèle théorique de trois étapes de construction d’un être humain.
Dessin de F. Abadi (Tous droits réservés).
Ce chemin vers plus de conscience et de lucidité sur le monde implique de cultiver l’Amour et la joie au quotidien afin d’éviter les risques de phases de dépressions. Fanny Abadi précise en effet que le monde dans lequel nous vivons est bien un monde dur. Les processus en éthique de l’accompagnement qu’elle propose passe ainsi par une confrontation forte de lucidité et une interaction entre le pouvoir du cœur et le pouvoir du mental qui aboutit à une intelligence du cœur complexe mais accessible. Cette intelligence, qui différencie l’Amour de l’affectif, est un chemin de conscience, de lucidité, de responsabilité et d’authenticité. « De l’intime à l’ultime, par la grâce et la lucidité ».
3. Développement d’un modèle de pratique
A partir des données de terrain et des référentiels philosophiques et méthodologiques de Fanny Abadi, l’étude a consisté à interroger la responsabilité des designers, des chercheurs et les contextes de production en considérant valeur ajoutée humaine et responsabilité sociétale. A partir de cette base, j’ai posé, en hypothèse de travail, un modèle d’amélioration de la pratique de la communication visuelle, constitué de 3 repères de compétences : « savoir d’où on parle », « savoir à qui on parle » et « savoir de quoi on parle » (fig.8). Ces indices chronologiques et interdépendants impliquent les plans individuel, collectif et la part universalisable.
« Savoir d’où on parle » est le premier indice de compétences qui représente la connaissance de soi. Cet indice confronte ainsi différentes variables du point de vue du designer : Les compétences (v.1D), Les valeurs et référentiels éthiques (v.3D), Le niveau de communication (v.7D). Cette rencontre avec soi ne peut se faire seul mais avec l’aide d’un professionnel. L’éthique de l’accompagnement développé par Fanny Abadi et appliquée dans cette étude, invite progressivement le professionnel à s’accorder un espace et un temps pour prendre du recul sur sa pratique et se rencontrer (processus des Fig. 6 et 7). Reconnaître et accepter de lâcher son propre orgueil est une condition majeure pour que ses propres compétences et référentiels soient examinés. Le dessinateur confronte aussi sa manière d’être avec l’entourage professionnel, sa façon de communiquer ou finalement de ne pas communiquer (Fig.5). Le passage et la validation de différentes étapes permettent de faire émerger ses points forts et ses points faibles, par des prises de conscience progressives.
Figure 8 : Modèle théorique de pratique constitué de 3 indices de compétences d’un professionnel. Ils sont chronologiques et interdépendants.
Schéma de L. Meslin (Tous droits réservés).
- Note de bas de page 13 :
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« La "Sensabilité" est un mot et un concept nouveaux inventés et développés par Fanny Abadi suite à ses constats, ses interrogations et recherches sur les origines des manifestations d’aptitudes de certains individus en lien avec une sensibilité particulière. Elle définit l’ensemble des phénomènes de perception extrasensorielle, post cognition, pré-cognition, informations reçues et ressenties dans le corps. C’est l’interface entre la capacité de cognition d’un individu, entre le monde extérieur (du domaine de l’inconnu ou de l’inconscient) et de ce qui est intérieur (connu et conscient). La "Sensabilité" définit aussi un processus énergétique qui tient compte de l’être dans sa globalité, l’être à part entière (sur un plan psychologique, cellulaire, énergétique et l’âme). Elle est à la fois un sixième sens et un amplificateur des cinq sens. […] ». Fanny Abadi a créé une méthode, des grilles de lecture et des outils qui permettent aux professionnels de situer, de comprendre et d’optimiser le potentiel de perception. De ce mot découle l’être sensabile et l’écoute sensabile. Cette définition est extraite des travaux de Fanny Abadi (se reporter à la bibliographie en fin d’article).
Pour aller dans le sens d’une amélioration des productions, le designer peut alors se donner les moyens d’approfondir ses compétences et réajuster sa manière d’être avec les collaborateurs, être dans une écoute plus adaptée, ce que Fanny Abadi qualifie de sensabile13. Dégagé progressivement de son histoire personnelle et émotionnelle, il peut pratiquer en évitant de rentrer en interaction affective avec l’entourage professionnel. A partir d’une meilleure connaissance de lui-même, à partir de sa singularité et des valeurs qui émergent au cours des différentes traversées (Fig.6), le professionnel a la possibilité d’acquérir un socle solide de pratique et une force intérieure basés sur une éthique, dans le sens d’un état d’être. Il n’exerce alors plus sur la base des pratiques d’usages des différents commanditaires, pas non plus à partir des éditeurs. Il se réapproprie peu à peu de sa part de responsabilité dans les productions si tenté qu’il l’ait déléguée aux commanditaires ou à l’institut de recherches référent. Ce qui signifie qu’un designer peut s’accorder la possibilité de ne pas accepter de réaliser le projet d’un commanditaire si les valeurs d’intégrité scientifique qu’il s’est fixées concrètement dans le contexte référent ne sont pas respectées. L’expérimentation de cet indice apparaît fondamentale car là réside toute la capacité du professionnel à renforcer son potentiel, à transformer ses difficultés, tout en reconnaissant et en acceptant aussi ses propres limites. Cet indice lui permet ainsi de se structurer, de se situer, d’avoir une pratique avec des repères et des limites qui trouvent leurs sources au cœur même de son intime, en lien avec l’éthique et relié à l’environnement professionnel et aux enjeux sociétaux. Les valeurs acquises sont à cultiver, à entretenir et à partager.
« Savoir à qui on parle » représente la rencontre du dessinateur avec le milieu professionnel (organisme public, instituts nationaux, unité de recherches,…), les acteurs de la recherche (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, techniciens, étudiants), les contextes et les conditions (objectifs, moyens, règles, lois, systèmes d’évaluation, …). L’ensemble étant sous-tendu par la politique gouvernementale en matière de recherche publique et les réformes en cours. C’est la confrontation avec des valeurs et des pratiques très diverses. Le dessinateur évalue ainsi l’espace possible pour une pratique dans une dynamique éthique et mesure les éventuelles limites. Ce cheminement de soi vers l’extérieur implique différentes variables : Les compétences (v.1C), Le poste et la fonction dans l’institut (v.2C), Les valeurs et référentiels éthiques (v.3C/S), La thématique de recherche (v.4C/S), Les objectifs du dessin scientifique (v.5C), La destination finale des productions (v.6C/S), Le niveau de communication entre les acteurs impliqués (v.7C/S), Les caractéristiques du sujet à représenter (v.8C), Les délais de réalisation (v.9C/S), Le projet de recherche : conditions et moyens alloués (v.10C/S), La plateforme iconographie : conditions et moyens alloués (v.11C/S), Les systèmes d’évaluation des professionnels et des structures (v.12C/S). L’objectif de cet indice est d’aboutir à une meilleure compréhension des collaborateurs et de la mission attendue par une écoute plus fine. Une communication optimisée permet ainsi de mieux identifier la demande de départ du commanditaire et de trouver des consensus plus adaptés. Cet indice implique un accompagnement personnalisé. Dans ce sens, le designer peut inviter les chercheurs commanditaires à prendre du recul sur leurs pratiques en communication scientifique visuelle. Il amène à reconsidérer les usages et incite à faire évoluer ce qui semble inadapté. Les systèmes de représentation n’engagent en effet que ceux qui les utilisent, sans pour autant justifier d’une existence commune, optimisée et validée, à laquelle les scientifiques devraient impérativement se référer, contrairement aux croyances. Lors d’une collaboration entre chercheur et dessinateur scientifiques, des règles, principes, pratiques d’usage s’expriment de façon plus ou moins implicite. Il s’agit de comprendre et d’extraire l’objectif du projet de communication visuelle des influences diverses (l’émotionnel des individus, les contextes, les conditions, les intérêts,…). Il s’agit de sensibiliser les chercheurs commanditaires au cadre thématique, aux contraintes éditoriales, aux contextes, aux techniques,… pour qu’un choix de représentation soit fait en connaissance des différents paramètres, sans pour autant figer les représentations dans le passé et sans pour autant tout accepter des éditeurs. L’objectif est de collaborer en tenant compte ainsi des différences et de la perception de la réalité de chacun. Exercer sur la base de ce registre implique que chaque personne engagée dans l’échange soit suffisamment détachée de son émotionnel. Il s’agit, pour le professionnel, d’instaurer une distance suffisante pour faire face aussi à des situations d’incompréhension (Fig. 5.2.2-5.2.3). Le but est d’éviter les divers parasitages qui finissent par prendre forme. Le passage du premier indice est un prérequis indispensable pour permettre au dessinateur de se situer sans se perdre, sans faire corps avec le contexte ou le système.
- Note de bas de page 14 :
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Enquête Ipsos-Logica Business Consulting, « Science et société », pour La Recherche et Le Monde, juin 2012. Enquête menée par internet sur un panel de 1007 français d’âges différents.
- Note de bas de page 15 :
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Jean-François Mattéi « La transgression et les normes », Extrait de Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattéi, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Presses Universitaires de France, 1997, p.63 à 69.
« Savoir de quoi on parle » amène à considérer le cœur de la pratique, le sens même du métier ainsi que des productions, indépendamment des contextes et des conditions. Cet indice représente la responsabilité profonde du dessinateur sur ce qu’il donne à voir à la société, par sa conscience, sa lucidité, sa perception et son espace de création. Il implique la variable de l’objectif du dessin scientifique (v.5) et celle de la destination finale des productions (v.6). Cet indice étend ainsi la réflexion pour tenter de mieux identifier la contribution du professionnel dans les longs processus scientifiques et tenir compte de l’impact des productions sur les différents publics. L’objectif est de tendre vers un langage visuel le plus universel possible sans dénaturer le message scientifique. Mais nous constatons que le rapport entre science et société et les orientations politiques et économiques dans le secteur scientifique sur un plan national sont complexes. Les influences n’émergent pas forcément de façon distincte dans les lieux de production. Une enquête14 récente réalisée sur un échantillon restreint de la population française résume une ambiguïté de la science dans son rapport à la société, entre ce que les personnes attendent et comprennent, entre le quotidien des scientifiques, les moyens, les enjeux, les applications, entre ce qui est perçu par les scientifiques et les différents publics et la réalité, voire la vérité. Quoi qu’il en soit, la responsabilité sociétale est engagée, que le professionnel soit conscient ou non de ce que cette « charge » ou « obligation éthique »15 recouvre. Dans le domaine de la communication scientifique visuelle, un designer ne représente pas la vérité. Il retranscrit le résultat d’observations visuelles associées à des concepts scientifiques, contextes et conditions. Cette base référentielle n’est pas objective mais découle de choix perfectibles. L’hypothèse de travail expérimentée à partir des 3 indices principaux de compétences (Fig.8) est donc complétée avec le principe de réalité développé par Fanny Abadi. Ce principe est défini, non pas à partir d’une vérité absolue, mais de l’état d’être en vérité du professionnel qui est relié à l’éthique (Fig.9).
Figure 9 : Modèle théorique de pratique d’un professionnel basé sur 3 indices de compétences. Le principe de réalité commun aux trois indices de compétence est défini à partir de l’état d’être en vérité du professionnel. Vue en coupe. Schéma de L. Meslin (Tous droits réservés).
Dans ce modèle, le professionnel active ainsi à chaque étape de réalisation d’un projet, son propre état d’être en vérité qui se fait jour à partir d’une meilleure connaissance de lui-même (Fig.5-7). Cette source, singulière pour chacun et commune aux 3 indices de compétences, ouvre ainsi un espace au possible de la création qui est indépendante des contextes et des conditions. Elle devient le socle de la pratique du professionnel. Ce qui signifie que l’intention du dessin scientifique, jusqu’à la forme matérialisée, peut naître, de ce que Fanny Abadi nomme étincelle de conscience. En design scientifique, la question de la création n’est pas précisément établie. Cette discipline semble souvent figée dans les référentiels du passé. Ce constat renvoie ainsi à la loi de la répétition du concept référent (Fig.6) qui identifie un obstacle à la création. Sur le terrain, il est peu aisé de témoigner d’un processus de création. Il semble se manifester différemment pour chacun dans le ressenti et la forme, bien que sans forme et sans saisie possible. Il induit la notion d’objectivité/subjectivité, et le rapport entretenu avec le résultat. Ces notions se révèlent à travers l’attachement de celui qui a réalisé et les perceptions et interprétations des personnes amenées à jauger la production. C’est l’histoire du Petit Prince de St Exupéry et de l’aviateur qui désespère de rencontrer quelqu’un qui puisse reconnaître dans son dessin, un serpent boa en train de digérer un éléphant et non un chapeau… Mais s’agit-il de reconnaître ou d’être reconnu ? Dans une pratique professionnelle, l’attachement au résultat est inévitable. C’est même souvent une motivation. Le résultat est de plus en plus conditionné par des indicateurs chiffrés (la quantité, le temps, le coût …). Un constat qui s’accentue dans la recherche publique en France en particulier avec l’application progressive de concepts de « New public management ». La recherche de reconnaissance de l’individu exacerbée par les nombreux processus de compétition peut alors aisément prévaloir sur le savoir-être. Les productions scientifiques n’échappent pas à cette réalité et posent la question de l’évaluation des compétences en général et de l’innovation en particulier. A partir des travaux de Fanny Abadi, mon hypothèse est que la force de transmission d’un dessin scientifique s’active à partir de l’état d’être en vérité du dessinateur. Cette force transcende la forme. C’est en cela que le dessin scientifique et plus largement la communication scientifique visuelle peut être une écriture vivante pour communiquer de manière plus universelle. C’est une possibilité de rappel à la conscience pour tenter aussi de remettre du lien entre les personnes, en vérité. En reprenant le modèle théorique de la figure 7 et en considérant les étapes qui ont précédées, nous pouvons remarquer que dans la 3ème étape de construction, l’individu accède à quelque chose qui n’est pas en lien avec le passé. Le processus de répétition a été dépassé. Il est dans un mode ternaire, ce qui caractérise une dynamique de l’avant, vers ce qui n’existe pas. Cette maturité nommée aussi dans ce processus loi en soi, lui permet d’accéder à un équilibre entre les acquis et le nouveau. Il est suffisamment détaché de son propre émotionnel et de l’émotionnel de l’autre pour être plus disponible à sa mission professionnelle, disponible à l’exploration, plus ouvert à la création, dans une perception plus subtile, sensabile. Le processus de création implique ainsi dans ce nouveau modèle de pratique un principe de réalité et l’état d’être en vérité du professionnel, sans ignorer les mécanismes inconscients de chaque individu et la part d’illusion. Il résulte une dynamique individuelle, collective et sociétale à partir d’un objectif professionnel défini. La communication scientifique visuelle peut alors être optimisée ou en chemin de l’être.
4. Discussion
- Note de bas de page 16 :
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Citation personnelle de Dominique Folscheid.
- Note de bas de page 17 :
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Eric Fiat, « L’éthique et la mort », Extrait de L’Ethique et la mort, Revue générale de droit médical, Numéro spécial, Les Etudes hospitalières, 2004, p. 251-280.
- Note de bas de page 18 :
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Eric Fiat, « L’éthique et la mort », Extrait de L’Ethique et la mort, Revue générale de droit médical, Numéro spécial, Les Etudes hospitalières, 2004, p. 251-280.
- Note de bas de page 19 :
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Citation de Fanny Abadi
- Note de bas de page 20 :
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Citation de Fanny Abadi
- Note de bas de page 21 :
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Citation personnelle de Dominique Folscheid.
- Note de bas de page 22 :
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Jean-François Mattéi « La transgression et les normes », Extrait de Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattéi, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Presses Universitaires de France, 1997, p. 69.
- Note de bas de page 23 :
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Jean-François Mattéi « La transgression et les normes », Extrait de Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattéi, Philosophie, éthique et droit de la médecine, Presses Universitaires de France, 1997, p. 69.
Interroger la pratique de la communication scientifique visuelle à partir de la question éthique, c’est choisir une destination sans connaître le véritable point d’arrivée. Il s’agit cependant de (re)venir s’abreuver à une source. Et celle-ci (re)trouve un ancrage fort en reprenant l’étymologie du mot « éthique ». Dominique Folscheid, philosophe, précise qu’à l’origine, le mot confond dans la langue grecque l’éthos (habitude, coutume) et l’êthos (demeure, caractère), et ce qui relève du discours éthique « […] se traduit indifféremment en français par "éthique" ou "moral" »16. Il ajoute que « la perte de substance constatée en français a pour origine la transcription que Cicéron a fait du grec au latin en dérivant l’adjectif « moral » du latin mos, pluriel mores, qui vise les mœurs. La distinction se perd donc entre le moyen par lequel l’éthique modèle l’être humain (par l’accoutumance, l’imitation : éthos), et la fin poursuivie, qui est de faire exister les êtres humains dans un monde habitable (êthos) ». Si l’éthique est « la vie examinée » et que « […] faire de l’éthique, ce n’est pas s’arracher à la vie, mais continuer à vivre : s’obliger à une distance provisoire, mais pour une meilleure présence »17, Eric Fiat nous rappelle aussi qu’« Il ne faut donc pas attendre de l’éthique qu’elle soit remède souverain aux tragédies, contradictions qui nous attendent sur le chemin de la vie mais effort pour rendre le tragique moins tragique »18. Pour Fanny Abadi l’éthique est précisément un « état d’esprit et un état d’être, entre action et responsabilité, entre le possible du sens et la question de la liberté ». C’est le « savoir-être ». Fanny Abadi fait cependant le constat que l’être humain ne se connaît pas suffisamment. De son point de vue, il n’est pas assez conscient de ce qu’il est et de ce qu’il fait. Il n’est pas forcément prêt non plus à « se visiter ». Pour cette spécialiste qui est engagée sur le terrain, la démarche ne va pas de soi. Tout d’abord parce qu’il y a une part d’orgueil plus ou moins exacerbée en chaque individu et que celle-ci peut le faire chuter. L’enjeu pour lui est donc « […] d’apprendre à se connaître, se re-connaître et re-naître par la conscience »19. « C’est un véritable chemin de maturité, de responsabilité, vers la liberté, qui passe par " l’autonomie affective" »20. Dans la conception de Fanny Abadi, ce cheminement est complexe mais accessible. Il demande un effort pour « transformer l’excès d’orgueil en audace », renforcer son potentiel et parvenir ainsi à un équilibre, à « un état d’être entier en lien avec l’intelligence du cœur ». Dans le design scientifique, la question éthique n’est pas posée et aucun principe ou norme stable n’oriente les discours et les pratiques. Mon intention a donc été de tenter d’expérimenter des processus et des valeurs en considérant éthos et êthos, c’est à dire « […] le moyen par lequel l’éthique modèle l’être humain […], et la fin à poursuivre […] »21. Ce qui implique concrètement pour Fanny Abadi d’« habiter sa demeure au plus prêt du plus près […] », c'est-à-dire connaître sa propre structure sur un plan individuel, collectif avec la part de ce qui peut être universalisable. L’étude menée pendant plusieurs années à partir des concepts, outils et méthodes de Fanny Abadi, m’a amenée à observer, analyser et comprendre des processus pour développer au final un modèle innovant de démarche éthique professionnelle. Conçu comme une boussole du designer, il sollicite la responsabilité de chacun des acteurs scientifiques dans le passage des discours à la réalité, entre l’intention du scientifique commanditaire et celle du dessinateur designer, des institutions, des éditeurs, …. et l’action finalisée. Entre ce que l’on croit transmettre et ce qui est transmis, en confrontation avec ce qui est perçu, interprété et utilisé in fine. Ce modèle, en cours d’essai à l’ISE-M, marque une évolution significative des pratiques sur la plateforme « Dessin scientifique & Iconographie » (Tableau 1). Bien qu’il nécessite d’être éprouvé dans le temps, il permet déjà une prise de recul des situations et la mise en œuvre par le designer d’une interaction plus adaptée avec les chercheurs dans leur projet d’étude visuelle. Il contribue à réévaluer les pratiques d’usages des designers et des commanditaires et à réduire ainsi les risques de parasitage de la communication scientifique visuelle. Il engage une traçabilité des productions avec une identification plus perceptible des risques. Bien qu’il n’exclue pas les difficultés, des repères précis permettent au designer de se situer et de se reprendre plus rapidement ou de reprendre une situation complexe avec des collaborateurs. Il ouvre à une pratique professionnelle plus consciente et consistante, et pose un cadre précis qui n’existait pas auparavant. Le modèle amène à la pratique d’un langage scientifique visuel plus universel, tentant d’assurer une responsabilité sociétale individuelle et collective. Cette démarche éthique professionnelle montre ainsi des conditions. Elle nécessite un engagement personnel de celui qui engage la démarche et un temps difficilement quantifiable. Les différents processus nécessitent également d’être intégrés. Le temps alloué pour ces différentes étapes peut constituer un inconvénient sur le registre de l’opérationnalité notamment avec l’arrivée de nouveaux critères d’évaluation des professionnels et de la productivité dans la recherche publique. La dynamique s’engage par ailleurs sur la base du volontariat du professionnel, ce qui laisse entière la question « d’une obligation éthique fondée en raison » soulevée par le philosophe Jean-François Mattéi. Ainsi, il n’est pas simple de mettre en œuvre une nouvelle pratique, sans pour autant « […] céder à des contraintes utilitaires » tout en tentant de préserver la « […] dimension inconditionnée de l’éthique »22. Délicat également d’impliquer des collaborateurs qui ne sont pas forcément dans la même dynamique et dans un cadre institutionnel qui fonctionne sur la base de repères de management différents. L’un des risques étant aussi que ce modèle soit réduit à des procédures à suivre, sans intégration des processus et du fondement éthique, telles par exemple les normes de type technique « […] qu’il suffit d’appliquer pour être "être en règle" et, par là-même, pour se dégager de toute responsabilité »23. Mais là réside ainsi la question du chemin de chacun et des étapes à franchir.
Pour résumer, si nous considérons que les valeurs humaines ne peuvent être quantifiées et que le « savoir-être » défini à partir de l’état d’être est difficilement mesurable, s’engager dans une démarche professionnelle pour mieux se connaître, mieux connaître son environnement et contribuer, dans le respect de chacun au monde, apparaît comme une base constructive fondamentale. Ce modèle conçu en démarche éthique professionnelle, amène à un savoir-faire éclairé par un « savoir-être ». Il s’agit de s’appliquer au chemin pour contribuer concrètement à une communication scientifique visuelle plus responsable. L’innovation apparaît comme une « valeur ajoutée humaine » associée au « processus d’ouverture au possible de la création » et à la dynamique d’action exposés par Fanny Abadi que le professionnel met en œuvre dans sa pratique.
Tableau 1 : Récapitulatif des apports, conditions et limites du modèle de pratique de la communication scientifique visuelle basée sur 3 indices de compétences.
Les principales variables : Les compétences (v.1 C/D) ; Les postes et les fonctions dans l’institut (v.2 C/D) ; Les valeurs et référentiels éthiques (v.3 C/D/S) ; La thématique de recherche (v.4 C/S) ; Les objectifs du dessin scientifique (v.5 C) ; La destination finale des productions (v.6 C/S) ; Le niveau de communication entre les acteurs impliqués (v.7 C/D/S) ; Les caractéristiques du sujet à représenter (v.8 C) ; Les délais de réalisation (v.9 C/D/S) ; Le projet de recherche : conditions et moyens alloués (v.10 C/S) ; La plateforme iconographie : conditions et moyens alloués (v.11.C/S) ; Les systèmes d’évaluation des professionnels et des structures (v.12 C/S).
Indices de compétence |
Variables chercheurs (C) dessinateur (D) structure (S) |
Apports |
Conditions/Risques |
Savoir d’où on parle (plan individuel) |
v.1D v.3D v.5D |
Prise de recul ; structuration ; socle solide de pratique ; savoir-être ; stabilité ; renforcement du potentiel et des compétences ; plus d’autonomie affective ; plus de conscience et de lucidité ; responsabilité, action ; intégrité ; créativité ; innovation… |
- La démarche engage un temps personnel difficilement évaluable -implique un temps d’intégration des processus - implique la participation et l’interaction constructive avec les commanditaires - implique le soutien et l’engagement des structures de recherches publiques - implique la cohérence des systèmes d’évaluation des différents professionnels de la recherche, la définition d’objectifs communs et la mise en œuvre de moyens - implique la mise à disposition d’études transversales sur les enjeux sociétaux de la recherche scientifique et les impacts des productions pour une mise en pratique conséquente sur le terrain
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Savoir à qui on parle (plan collectif) |
v.1C, v.2C, v.3C/S, v.4C/S, v.5C, v.6C/S, v.7C/S, v.8C, v.9C/S, v.10C/S, v.11C/S, v.12C/S |
Accompagnement des commanditaires ; optimisation des collaborations ; transmission du savoir-faire ; réajustement des pratiques obsolètes ; optimisation des productions ; … |
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Savoir de quoi on parle (plan universali-sable) |
v.5 v.6 |
Communication scientifique visuelle plus universelle ; service public ; responsabilité sociétale ; intégrité scientifique ; humilité ; humanité ; … |
C’est un chemin de rigueur, de discipline, d’humilité et de lucidité. Il ne s’agit donc pas tant d’innovation liée aux évolutions technologiques que de « savoir-être » qui aboutit à un véritable savoir-faire du praticien. Il relève d’un savant dosage, une alchimie à l’intérieur de l’individu, unique pour chacun, en interaction avec l’extérieur et relié au monde. Le professionnel est alors suffisamment libre de lui-même pour que sa pratique soit vivante et impulse une dynamique nouvelle. Dans le registre du design, la communication scientifique visuelle peut alors se révéler comme une écriture vivante, pour une transmission vivante.
5. Conclusion et perspectives
« Savoir d’où on parle », « savoir à qui on parle », « savoir de quoi on parle » est un modèle de pratique innovant de la communication scientifique visuelle qui s’inscrit dans les nouvelles exigences et enjeux éthiques et sociétaux de la science actuelle. Conçu comme une démarche éthique professionnelle, il ouvre à une pratique du design plus consciente et consistante. Il propose un cadre précis avec des repères qui contribuent à réduire les risques de subjectivité scientifique et de parasitage de la communication visuelle. Il redonne sens et force au design scientifique pour une écriture et une transmission vivantes. Ce nouveau modèle basé sur un savoir-faire éclairé par un « savoir-être » tient compte des spécificités de chacun des acteurs impliqués et redéfinit la finalité des productions en considérant la responsabilité individuelle, collective et sociétale. Bien que ce modèle nécessite d’être éprouvé dans le temps et que certains champs restent à explorer, notamment celui de la création dans le design, il propose d’ores et déjà une amélioration continue et significative des productions avec un renforcement de l’objectivité scientifique, une traçabilité des choix de représentation et un accompagnement plus adapté des chercheurs commanditaires. Ce modèle, qui dispose de l’avantage de s’appliquer à d’autres pratiques professionnelles, marque ainsi les premières étapes d’une démarche qualité développée à l’ISE-M.
Les perspectives qui apparaissent à l’issue de mes travaux s’orientent vers la mise en place d’une démarche qualité intégrée à un système de management plus vaste. L’étude nécessite d’être complétée avec l’approche managériale du secteur public et les démarches qualité engagées dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche. Afin de garantir la qualité des pratiques et des productions avec la prise en compte de leurs impacts, j’engage actuellement une étude pour confronter ce modèle avec les valeurs développées dans les référentiels européens et internationaux en termes de chartes et normes en management de la qualité, développement durable et responsabilité sociétale. L’objectif étant, à terme, de proposer un système de management des pratiques qui tient compte des nouveaux défis de la science et des enjeux éthiques et sociétaux fondé sur un sens profond en cohérence avec l’action.
Cet article porte la référence [ISEM 2012-151]