Jenny Holzer, l’art abstrait comme méthode d’interrogatoire1

Tiziana Migliore 

https://doi.org/10.25965/visible.172

Le but de cette étude est d’observer la démarche de la démonstration scientifique dans le domaine de l’art. Au niveau d’une sémiotique du discours, mais aussi des stratégies et des pratiques, on verra comment l’argumentation artistique prend en charge la découverte d’un phénomène et la contrainte de la soumettre à une épreuve véridictoire. Jenny Holzer opère du 2003 sur des transcriptions officielles déclassifiées concernant la guerre en Iraq et le système de détention de Guantanamo. Elle tire ces documents des archives de l'Agence de Sécurité Nationale (NSA) et elle détecte tout ce qui se manifeste sous la forme de la censure : ratures, effacements, omissions, dissimulations. Redaction Paintings, présenté à Venise pendant la 52. Biennale d’Art Contemporain (2007), est l’exposition publique de cette « officialité ». Il s’agira d’évaluer la fiabilité des rapports militaires face à la démonstration élaborée par l’artiste.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 2 :

Tout en gardant la différence essentielle entre l’art et la science et questionnant le fondement de tels rapprochements, Jean-Marc Lévy-Leblond trouve que la fréquentation de l’art offre un apport remarquable à qui serait familier de trop rassurantes certitudes de la science. Une déstabilisation, une perte de référence, « tel que j’en viens parfois à échanger des attributions pourtant bien établies, et à voir, dans l’art, un moyen de comprendre et transformer le monde, et dans la science, une façon de le contempler et de l’imaginer ». Cf. Jean-Marc Lévy-Leblond, La science n’est pas l’art. Brèves rencontres, Hermann, Paris, 2010, p. 80.

Cette contribution vise à éclaircir la place et le déroulement de la démonstration scientifique dans les arts visuels. Etant donné qu’il n’y a pas une mise à l’épreuve véridictoire réductible aux sciences « naturelles », on essayera d’envisager ici les démarches que la découverte entame à l’intérieur de l’argumentation artistique. Biologie, physique, chimie et mathématiques recourent à de nombreux instruments de visualisation et recyclent ou fabriquent elles-mêmes des vues d’artistes, en gré d’assurer l’efficacité des hypothèses. Mais il arrive aussi que l’art contemporain prenne en charge un « faire savoir » et un « faire croire » vrai et en expose la rectitude du dire à la sanction communautaire. Si les sciences s’abreuvent de l’imagerie des arts, les arts peuvent endosser l’habitus des sciences et déployer leurs voies de discernement.2

1. Démonter pour démonter

Notre regard s’appuie sur une série de tableaux de Jenny Holzer, réunis dans l’installation intitulée Redaction Paintings (2006). Holzer relève et interprète des documents américains officiels sur la guerre au Moyen-Orient et le système de détention de Guantanamo. Le medium de la peinture filtre un corpus de textes protégés par l’immunité diplomatique et donc chiffrés, à l’aide d’algorithmes qui utilisent des clés totalement confidentielles. Or, l’opération de Holzer ne consiste pas à dévoiler et à exhiber des « papiers sensibles » car le dossier qui constitue la source de sa recherche a été déclassifié et divulgué par le gouvernement auparavant. Ces tableaux, doublant des originaux qui, idéalement, devraient rester singuliers, entraînent plutôt un conflit autour de la signification et la polarisation de ces énoncés : d’un côté l’énonciation relâchée par des organes officiels, de l’autre l’énonciation de l’artiste, qui enchâsse la première. Exposer une information ou l’intercepter n’est pas suffisant pour en déceler la modalité véridictoire. Au spectateur d’avouer la démonstration valable, découlant de la résolution du conflit. Holzer exécute la cryptographie militaire sous l’abri herméneutique d’un discours sacré. En assumant à sa manière – polyptyques et linceuls de la tradition chrétienne – l’idéologie qui prend le prétexte d’une nouvelle croisade, la « guerre sainte » menée par les Etats-Unis et leurs alliés, elle en indique les pièges et en rebranche le sens.

1.1. Les secrets d’État

Note de bas de page 3 :

Georg Simmel, « The Sociology of Secrecy and of Secret Societies », American Journal of Sociology, 11, 4, January, 1906.

La stratégie picturale de Holzer se superpose à ces documents tels qu’ils ont été rendus publics. Les messages en question sont soumis au privilège du secret d’État, permettant leur maniement avant leur mise à jour. Nous observons un genre particulier, celui des secrets d’État. L’exigence de les rédiger, d’en laisser mémoire écrite, a son contrecoup dans la nécessité de les biffer, la curiosité qu’ils suscitent, qui est un facteur d’appréhension. L’écriture a une nature contraire à la discrétion.3 Plus elle se présente, plus elle représente le pouvoir de dissimulation qui la règle, la régie autoritaire d’un manque à ne pas remplir. La transformation d’un texte « clair » en un texte « chiffré » s’accomplit au fur et à mesure que se précise l’éventualité d’une détection et à l’aide de plusieurs techniques de codage, entre autres : le chiffre – substitution au niveau des lettres ; le code – utilisation au niveau des mots ou des phrases ; le hachage – fonction qui calcule une empreinte condensant la donnée initiale ; le salage – chaîne de caractères ajoutée à l’information avant le hachage. Ainsi la partie se joue en manipulant la forme explicitée et non les omissions ou les élisions, qui, elles, peuvent être imaginées ou postulées. Face à des citoyens qui se battent pour exercer une souveraineté, les gouvernements renforcent l’exhibition du contrôle sur l’information, au point que la maîtrise devienne obscène.

Note de bas de page 4 :

AA.VV. 2012, surtout pp. 173-226.

Note de bas de page 5 :

Paolo Fabbri, Entrevista con Marcello Serra, in « El Secreto », Revista de Occidente, études réunies par Jorge Lozano, Fundación José Ortega y Gasset, Madrid, n°s 374-375, Julio-Agosto, 2012. p. 233.

L’apparition de nouveaux secrets ressort de chaque procédure de révélation. On le voit avec le phénomène de Wikileaks, qui naît de la volonté de relayer la diffusion d’informations tout en défendant ses sources afin d’« assurer une transparence planétaire »4. L’objectif de protection qu’il poursuit le transforme, paradoxalement, en une petite société secrète5, qui augmente les organes diplomatiques mais aussi, en retour, accentue l’ascendant de Wikileaks. Un mandat d’arrêt international a été émis à l’encontre de son fondateur, Julian Assange, après des « fuites de documents » à propos d’un délit sexuel. Des rumeurs qui outrepassent le contenu des divulgations, au point que la « prédation » de fiches occultées accroît les efforts déployés pour les recherches. Wikileaks tire son potentiel symbolique du cercle vicieux qu’il ne faut pas trahir le secret d’Etat, mais que l’on peut enquêter sur les secrets de l’Etat. L’intensité de la contention simulacrale éclipse l’observation sur la conduite des instances d’énonciation en jeu. Et pourtant il s’agit de formes véridictoires entièrement écrites, dont la valeur de vérité, même effacée ou maquillée, dépend de traînées textuelles.

1.2. Omission, votre honneur !

Note de bas de page 6 :

Bruno Latour, La fabrique du droit : Une ethnographie du Conseil d’Etat, La Découverte, Paris, 2002.

Note de bas de page 7 :

Ibid. p. 8.

Note de bas de page 8 :

Ibid. p. 8.

Dans son ethnographie du Conseil d’Etat français – s’étant retrouvé pendant plus d’un an « dans la position archaïque de mouche invisible » – Bruno Latour6 s’est heurté à cette opacité. Il passa alors un pacte avec les informateurs, afin que l’on taise les noms et les lieux des initiations et des rituels. Il ouvre les « boîtes noires » du droit sans révéler quoi que ce soit de déplaisant pour l’institution. En conséquence, « les membres du Conseil qui ont eu la patience de lire les versions préliminaires n’ont rien trouvé qui puisse mettre en cause leur maison »7 Il y avait, dans ce cas-là, un intérêt commun au chercheur en sciences sociales (enquêteur) et aux membres du Conseil (informateurs) : celui de faire comprendre le mieux possible la « faible force du droit, ce bien capital dont la nature demeure souvent […] une énigme ». Latour, assistant aux séances du Conseil visiteur autorisé, achève son projet, et avec lui les surveillants du maintien de l’institution, qui ont géré le processus entier. Néanmoins, il opère en contournant un dilemme qui reste fondamental. Il s’aperçoit que les autorités étatiques refusent « la lente formation d’un jugement, qui ne doit appartenir, par principe, qu’à une voix collective et anonyme ». Et pour cela ils souhaitent « que je maintienne mes inter-prétations, mais pas ce que j’interprétais, qui doit être considéré comme leur secret »8 Latour n’insiste pas. Il étudie les dispositifs, les cérémonies et le cheminement laborieux des voies législatives, sans aborder le problème des tactiques démonstratives ni l’alignement des arguments articulés par les énonciateurs de la fabrique du droit.

Note de bas de page 9 :

C’est un des « truismes » de Jenny Holzer, une série d’aphorismes lapidaires affichés en posters dans les rues de New York, à la fin des années 1970, anonymement. L’artiste a réinventé sans cesse le moyen de les mettre en œuvre : t-shirts, cartes postales, autocollants et surtout, dès 1982, des lampes « LED ».

En revanche, l’ultime éclosion du secret dans les cours de justice, construite à l’instar d’une méthode, ne gêne pas Jenny Holzer, qui, elle, prend les mesures adéquates. « Abuse of power comes as no surprise »9, dit-elle.

2. « Redacted Materials »

Artiste travaillant sur l’information publique des années 1970, surtout dans le cadre de la signalétique, Holzer distingue la pratique de la projection – débrayage comme sujet singulier du discours – de la pratique de la rédaction – en tant que co-débrayage dissocié. L’argumentation par truismes, une profession de foi pour elle, est désormais inefficace, gonflée en raison de l’emploi qu’en fait la politique. Holzer change alors de stratégie et plonge au cœur des actions du pouvoir. Empruntant l’activité ordinaire des liens juridiques, elle vise l’obsession du secret qui règle l’administration des affaires politiques aux États-Unis. Cela signifie passer du plaisir de l’écriture à celui de la lecture. Holzer se déplace à l’intérieur du régime du droit, prend en charge certains “redacted materials” de l’Agence de Sécurité Nationale, accessibles grâce au FOIA (Freedom of Information Act) et, sur leur modèle, réalise des tableaux. La peinture proprement dite, qui puise sa source de l’emboîtement, dans les fiches déclassifiées, de deux niveaux de pertinence : celui de l’écriture, avec son support spécifique, la page, et celui de la structure binaire noir/blanc, déjà figurale, picturale, utilisée pour la masquer. On y reviendra. La « rédaction », par Holzer, des traitements des censeurs, notifiant les matériaux chromatiques comme constituants et discriminants du plan de l’expression, renverse le système de valeurs positives de la sortie officielle et provoque un détournement épistémique.

Une sélection de ces tableaux a été présentée à Venise lors de la 52e Exposition internationale d’art contemporain de la Biennale (2007), qui a accueilli la première séance publique de cette officialité.

2.1. FOIA

Note de bas de page 10 :

Voir http://www.foia.cia.gov

Le 6 Septembre 1966, aux États-Unis, le Président Lyndon Johnson a signé le Freedom of Information Act (FOIA).10 Cet acte déposé par le gouvernement américain autorise le dévoilement partiel ou intégral d’informations et de documents. Bien sûr, les fiches touchées par le déclassement sont définies par l’acte qui comporte de nombreuses exceptions liées à des raisons de « sécurité nationale ». De plus, le FOIA a évolué au cours du temps : il a été limité par un Ordre Exécutif du Président Reagan, puis son application s’est élargie durant l’administration Clinton. Il a été à nouveau réduit par le président Bush, tandis que le président Obama a émis le 29 décembre 2009 un nouvel Ordre Exécutif permettant une classification rétroactive. C’est-à-dire que le gouvernement peut refuser une demande d’information, même si le document est susceptible de satisfaire aux critères du FOIA, si les autorités jugent que l’information doit rester confidentielle.

Note de bas de page 11 :

Cf. Peter Galison, « Removing Knowledge », Critical Inquiry, 1, Autumn, 2004, p. 235. L’auteur mentionne aussi un manuel d’instructions, le Handbook for Writing Security Classification Guidance, bible des classificateurs du Département de la Défense. Avant tout, ce livre examine les différents domaines des documents qui touchent la sécurité nationale : de l’éristique à la cryptologie, des sciences physiques à la technologie à l’économie.

Durant la guerre froide et après la Seconde Guerre mondiale et la découverte de la bombe atomique, le renouveau du régime du secret d’Etat s’est rendu nécessaire pour une grande partie des organisations. Cette urgence a conduit au développement d’un langage interne, connotatif, apte à estimer les dommages potentiels que pourrait causer la fuite de données sensibles. On a donc classifié comme « top secret » l’information à haut risque, comme « secret » l’information dangereuse, comme « confidential (confidentielle) » l’information évitable. Une typologie de référence qui est corrélative à la fonction stratégique du secret.11

Note de bas de page 12 :

Robert Storr, Jenny Holzer. Redaction Paintings, Cheim & Read, New York 2006, p. 5.

La quantité de dépositions relâchées à l’occasion du FOIA est surabondante. Un amas d’assertions recelées, effrontément communi-quées : les produits secrets de la politique publique, qui impliquent la coopération et le montage de plusieurs sujets juridiques. C’est une « ironie de la nature humaine que les gens qui commettent des crimes en donnent des certifications, tandis que la peur ou la honte suggèreraient de se taire »12. Sans aucun doute, il faut supporter l’idée que la guerre est nécessaire et s’autoproclamer garants des politiques d’attaque et de défense. De là viennent les impératifs et les injonctions encadrées, les grosses flèches, les slogans des cartes géographiques. Mais, de l’autre côté, tous ces agissements, y compris l’appropriation et la livraison des lettres des militaires et des détenus, finissent par constituer un défi au « Freedom of Information Act », dans la certitude de l’impunité : aucun accusateur ne poursuivra l’épreuve de force.

2.2. La sémiose du secret

Note de bas de page 13 :

Louis Marin, « Logique du secret », Traverses, 30-31, mars, 1984, p. 62.

Holzer reproduit et imprime les données déclassifiées moyennant de gigantesques panneaux de toile de lin, peints, sérigraphiés et exhibés isolément. Elle renomme tous les exemplaires. Le format géant amplifie le travail des reviseurs ; les effacements se manifestent dans de nombreux passages noircis, dans le silence pictural d’un « dit » en blanc, dans les ratures. Ce sont eux les premiers peintres d’une opération « fictive » qui dévoile la nature paradoxale du secret : « dissimulation de l’unique par assimilation à tous les autres qui peuplent l’ensemble […]. Le secret consiste, non pas à mettre à part, mais à confondre, pour que soit mis à part ».13 Les couches qui recouvrent l’écriture – son négatif noir ou blanc – ont pour fonction pragmatique de rendre le différent identique et de l’identifier comme différent.

Le gommage peut concerner presque toute la page – et manifeste ainsi davantage le geste souverain de masquage – ou se limiter aux identifiants, tout en explicitant les processus. À y regarder de près, l’acte d’effacement peut avoir pour fonction : 1) de supprimer une trace ; 2) de la différer, donc de la déplacer ailleurs dans l’espace graphique ; 3) de la remplacer. La dissimulation par la rature se distingue du deleatur de la biffure (le pâté d’encre) ainsi que des rejets du type hâchure ou « gratté ». Il existe plusieurs manières de camoufler des annotations. Que reste-t-il à la suite de ces opérations ?

2.3. Disparition de l’icône. Les suaires de Jenny Holzer

Note de bas de page 14 :

Sur le rapport entre « réalisme » du linge et « de-réalisme » du visage du Christ dans l’histoire de la Véronique (cf. Omar Calabrese, « La Véronique de Zurbaràn. Un rituel figuratif », La part de l'œil, 11, 1995, p. 17-29, Georges Didi-Huberman, « Face, proche, lointain : l’empreinte du visage et le lieu pour apparaître », in The Holy Face and the Paradox of Representation, Herbert Leon Kessler et Gerhard Wolf, dir., Nuova Alfa Editoriale, Bologna, 1998, p. 95-108).

Au moyen d’une rhétorique de l’hyperbole qui tend à mettre en cause ces manœuvres, Holzer dégage un simulacre de la véridiction implanté dans le visible. Ses techniques d’agrandissement, de coloration et de changement de substance – du papier jusqu’au lin – déstructurent les interfaces de contrôle, c’est-à-dire les “redacted materials” divulgués par les organes de l’État. L’artiste prend à la lettre leur semblant de « vraies icônes », leur prétention à l’authenticité, et ainsi les refigurent comme des reliques, une sorte de Véronique sécularisée qui perpétue la mémoire de la campagne juste et durable menée au Moyen-Orient. Par un effet de renversement ironique, l’anonymat de ces textes devient « image non faite de main d’homme », acheropoiesis. Au demeurant, si la comparaison se joue à l’échelle d’une iconicité, on ne peut s’empêcher d’observer que l’hyperréalisme des toiles en lin, chez Holzer, s’oppose au « de-réalisme » opacifiant des documents officiels.14 La stratégie énonciative de l’artiste l’emporte alors sur celle des réviseurs, en termes de modalités véridictoires et de pouvoirs miraculeux. L’ostension d’un suaire, tel une trace évanescente de l’originel, est une épreuve vraisemblable de ces pièges.

3. « Redaction Paintings ». Une analyse sémiotique

Trois sous-titres articulent le dossier du repérage de Holzer : Archive, Guantanamo et Iraq. Archive inclut les œuvres qui retracent l’histoire de la présence des Etats-Unis au Moyen-Orient, depuis la guerre du Golfe de 1991. Ce sont des communiqués officiels signés par des noms histori-ques, rédigés en caractères gras. À leur tour, les dossiers intitulés Guantanamo et Iraq regroupent les extraits d’interrogatoires, les déclarations et les autopsies qui décrivent les conditions de détention. On y trouve, entre autres des cartes d’invasion de l’Irak, des transcriptions de débats à la Chambre ; des dépositions de militaires américains, de détenus, d’agents de renseignements, de traducteurs ; des formulaires d’enquêtes, des diagnostics, des dactylogrammes et des relevés d’empreintes digitales.

Les réviseurs interviennent par le biais de ce qui rend sensible la matérialité de la page : la typographie et les tabulations, les interlignes et alinéas. Ce sont des éléments paratextuels qui façonnent des abstractions compactes, visuelles et verbales, sous la marque de la censure. Des abstractions verbales émerge une écriture en jargon, avec son dédale d’acronymes, d’abréviations, de salutations codifiées, d’accentuations en caractères gras typiques du protocole hermétique de la bureaucratie. Les abstractions visuelles correspondent aux morceaux de textes noircis ou excisés qui traduisent l’embrayage des énonciateurs. L’artiste remanie ces effets de blackout ou de blanc-lumière, sans les caricaturer. Des taches colorées pourpres ou vertes embrument et dramatisent les tentatives d’attaque, pleines d’indications lisibles relatives aux forces engagées. Dans les cartes, l’apodeixis de la nécessité de la guerre devient epideixis, conviction qui découle de l’éloge, de la cérémonie de l’entreprise. La couleur focalise les enjeux du conflit.

3.1. Archive

L’œuvre qui enregistre un memorandum pour Colin Powell est un canular presque parfait (Colin Powell Green White, 2006, 83,8 x 259, 1 cm). La déclassification affecte ici le jugement du secrétaire d’Etat à la Défense à propos de la réorganisation des services secrets. Le label « confidential » est barré, ce qui manifeste l’agrément de l’énonciateur, son geste d’ouverture. Tout le reste, opacifié d’un coup de pinceau, sombre dans l’indifférence. C’est le plus pur Art Informel. Il est interdit de savoir sur quoi porte l’amendement de la DIA, sauf à prendre conscience d’une articulation sur des points précis – le renvoi vide fait un écho moqueur à la crédulité publique. Il nous suffit d’apprendre que la sanction de Powell a été positive.

Par contre, dans le tryptique Memorandum for Condoleeza Rice (Blue White) (2006, 83,8 x 329,3 cm), également une huile sur lin, l’écriture, laissée en évidence, permet de lire une description soucieuse des féroces programmes d’Al Qaïda. Seule la partie qui concerne l’assistance militaire à l’Ouzbékistan, pays de connivence avec l’ennemi, apparaît ombrée, à l’instar d’un « détail opérationnel, supprimé à la demande de la CIA ».

Le plan de la contre-attaque des forces américaines est marqué, chez Holzer, par le feu rouge signalant le danger. We’re at War Red (2006, 83,8 x 129,5 cm) est un document qui vise l’adhésion totale de l’institution militaire, dont on explique les devoirs et les droits d’ingérence. Le locuteur est un « we » qui appelle impérativement un « you ».

3.2. Guantanamo

De nombreux témoignages concernent le lieu de détention des terroristes, Guantanamo, un « camp » hors de tout cadre juridique et qui a attiré les critiques de l’opinion publique internationale et des associations de défense des droits de l’homme. You won’t believe it ! (2006, 83,8 x 64,8 cm) exemplifie le mieux ce front téméraire qui se pare ouvertement des conditions dégradantes et des techniques de torture. La force est au service de la justification, quand il s’agit de publier des preuves d’abus sur les détenus. On supprime les noms des captifs et des témoins, tandis que les procédures et les passions impliquées demeurent visibles. Le titre attribué par Holzer est une façon de s’élever contre le fait d’employer la violence en restant convaincus qu’on ne peut obtenir justice autrement : « Q : Where did you hit the detainee ? » « A : The ribs and the shoulders about 5, 6 times ». À l’intérieur de la série sur Guantanamo, l’artiste, pour amplifier la candeur des mises en scènes énonciatives, renonce souvent à la couleur et donne son autonomie figurale au lin, à la matière du tissu sur lequel le texte est imprimé. Chaque papier proclame son appartenance au régime de discours juridique, un régime que l’art de Holzer transpose dans un régime religieux.

À l’origine, elle ne dispose pas d’une très grande marge de manœuvre. Toutes les pièces sont manipulées afin de se tourner vers les gardiens du secret et d’en augmenter l’autorité. Cet exercice d’interdiction, imprégné de révélation, indique l’implacable réflexivité du système. L’information, qui n’est pas partagée, montre plutôt une perspective exclusive : elle distingue les vigilants, qui manifestent une connaissance intime des méandres du pouvoir, des observateurs requérants. Ainsi le destinataire de He did not see Americans Red (2006, 83,8 x 259,1 cm) est toujours le lecteur d’une langue « étrangère » : dépourvu de toute clé qui permettrait déchiffrer la jungle de codes, il ne peut apprendre que bien peu de choses.

Son impuissance apparait avec évidence devant les cryptages de Summary Detainee (2006, 200,7 x 259,7 cm), une œuvre qui cache totalement l’identité du prisonnier, ce qui la rapproche, dans les répliques artistiques de Holzer, des Black Paintings de Ad Reinhardt, des Rubbing (1972) de Robert Morris ou du Diary (1972) de Hanne Darboven. Dans FBI Blue (2006, 83,8 x 194,3 cm), une technique de quadrillage différente efface toutes les coordonnées personnelles et confirme l’accablement du lecteur. Parfois l’artiste marque les traces du barrage avec des couleurs fluorescentes : bleue sur fond noir, la peinture exalte la ruse d’un renvoi référentiel à l’inconnu (Detainee Abuse Incident, 2006, 83,8x194,3 cm). Ce réseau, construit par les censeurs, brouille l’attention des dominés, simulant une émission qui resterait à usage interne, pour les détenteurs du savoir. La justice n’écrit droit que par des voies courbes.

On vérifie l’aplomb des « (dés-)informateurs » quand on lit les dénonciations formulées à la première personne – transcriptions des tortures subies, infligées ou auxquelles quelqu’un a assisté. Ici le texte est assujetti aux règles du formatage juridique, qui asserte son existence en amont. Par ailleurs, même le rôle et le comportement d’un Translator (2006, 83,8x259,1 cm), appelé à témoigner, ne sont que la pointe d’un iceberg protocolaire : « I take my job and responsabilities as an interrogator and as a human being very seriously. I understand the importance of the Geneva Convention and what it represents. If I don’t honor it, what right do I have to expect any other military to do so? ». Au début de la page suivante, les réviseurs, soucieux de défendre l’intégrité de leur transmission, assurent que, là où ils écrivent, rien n’avait été occulté (« this section left blank intentionally »).

3.3. Iraq

Protect protect (2006, 200,7 x 259,7 cm) est une carte militaire de l’Irak qui a été sérigraphiée sur une toile de lin recouverte d’une couche translucide de peinture à l’huile violette. La carte a été photocopiée sur un film transparent, un pochoir, avant d’être transférée sur la toile. On y voit des signaux et des toponymes. Si trois flèches convergent vers la capitale Bagdad, qui se trouve presque au centre de la carte, partout des rappels comme « Suppress », « Fix », « Seize », « Isolate », « Shock and Awe », « Exploit » et « Gain Control », placés aux bords de la représentation de l’Irak, donnent des instructions pour l’attaque en usant d’un impératif déontologique rigoureux.

Certains tableaux glacent l’énonciataire. Wish List Black (2006, 83,8 x 1036,3 cm) est reproduit en blanc sur fond noir. Un capitaine de la quatrième division d’infanterie de l’armée américaine élabore une “liste de souhaits” pour des techniques d’interrogatoire innovantes, plus efficientes que les traitements répressifs actuels. Peu importe qu’elles soient autorisées ou interdites par la Convention de Genève. L’acte tortionnaire prévoit : d’attacher la tête des détenus par du ruban adhésif, de les battre avec des annuaires téléphoniques, de recourir à des décharges électriques et à des brûlures, d’administrer des drogues, bref d’infliger aux otages une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales.

Un « menu » de sévices que Holzer surexpose juste à côté du témoignage d’un des prisonniers, Jaw Broken Brown (83,8 x 329,3 cm). Bleu fluorescent sur des gradations ambre-bronze, ce tableau flotte dans un champ indéterminé, libre de la contrainte du corps politique. Les déictiques actoriels, spatiaux et temporels, gommés, se distinguent fortement de l’écriture en clair qui signale la confession du détenu. L’hyperbole de l’artiste révèle un viol. L’Agence de Sécurité Nationale a sauvé l’enfer de Guantanamo et ses bourreaux, en achevant une œuvre expiatoire prodigieuse.

3.3.1. Purgatoire du secret

On retrouve des efforts d’épuration jusque dans les nombreux rapports d’autopsie. Ce sont les diagnostics de la mort des prisonniers, enregistrés par les médecins de l’Institut de pathologie des forces armées. Ces documents qui circulent parmi les chefs des départements ont établi la politique de la torture. Ces seigneurs admettent la spécificité des corps et des sujets, identifiés au niveau verbal et visuel par l’évaluation diagnostique ainsi que par des empreintes digitales et des échantillons d’ADN. Final Autopsy Report Ochre (2006, 66 x 25,5 cm) fait connaître la suite d’événements traumatiques qui ont abouti à la mort : une embolie pulmonaire due aux coups et blessures ayant entraîné de graves lésions internes hémorragiques, l’étranglement, l’asphyxie. On cache les patronymes, tandis que les détails de la « déposition » demeurent évidents. À partir de cela, Holzer, reproduisant la dynamique de l’autopsie, instaure une signification mouvante. L’affichage des documents d’autopsie, imprimés sur lin et changeants de couleur, perce la surface du symptôme et permet de vérifier de ses propres yeux, en même temps, la fragilité corporelle individuelle et le réseau de la violence systématisée et recouverte par le masque du spectacle.

Note de bas de page 15 :

Le statut de ces images est tout à fait différent des photographies des condamnés de Abu Ghraib, qui cadrent le symptôme dans son extériorité et ses valeurs associatives précaires. Cf. William J. Thomas Mitchell, What Do Pictures Want? Essays on the Lives and Loves of Images, University of Chicago Press, 2005.

Note de bas de page 16 :

Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris, 1963.

Dans l’image de l’autopsie, le corps de la personne décédée n’est pas représenté mais physiquement reconstruit comme une vie en fonction.15 Suite à l’analyse de Foucault16, l’autopsie constitue le corps torturé dans un cadre légal, juridique, médical et politique, puisque la praxis médicale d’observation est inscrite dans le discours bureaucratique. Survient le paradoxe d’un système qui est soit le coupable avoué de l’homicide du prisonnier, soit le régulateur des procédures qui en sanctionnent le décès. L’autopsie est à l’origine de la circulation de la corporéité au sein d’une archive prédiquant la torture en même temps qu’un instrument politique. Le regard clinique traverse la spatialité géographique du soma, descendant dans ses profondeurs. Mais il garde sa souveraineté sur la surface enquêtée, du moins jusqu’à la version délivrée par le gouver-nement.

Holzer a suspendu les deux panneaux de chaque tableau empilés les uns sur les autres. Installée de cette façon totémique et à une échelle à peu près humaine (Postmortem Examination Dod Ochre, 2006, 66 x 25,5 cm), l’autopsie devient un moyen visuel de diagnostiquer la torture, considérée elle comme une maladie, une paralysie de la politique.

Il ne manque pas, dans l’inventaire, un certain nombre de peintures d’empreintes de mains expurgées (Right Hand, 2006, 83,8 x 518,2 cm ; Left Hand, 2006, 83,8 x 518,2 cm). L’artiste choisit surtout les calques post-mortem, qui sont moulés, imprégnés du manque d’esprit de la personne (Palm, Fingers & Fingertips, 2006, 83,8 x 518,2 cm). On décèle, d’une œuvre à l’autre – agrandie trois fois par rapport à son original – une suppression progressive des lignes de la paume. Ces dermato-glyphes, qui sont en soi un outil biométrique pour l’identification des détenus, ont été périmés par des autres mains qui y ont tracé leurs gestes nerveux. Le simulacre de la subjectivité, énoncée en négatif, celui du voile de Véronique qui est retenu par l’artiste, expire alors.

4. Remédier à l’anti-épistémologie

Note de bas de page 17 :

Galison, « Removing Knowledge », op. cit., p. 237. Traduction personnelle.

Le mandat que se donne Holzer en affrontant plusieurs épreuves topiques, permet de contraster la désactivation d’un savoir. Les documents publiés à travers le FOIA – on l’a constaté – n’entretiennent que l’illusion de la souveraineté populaire. Il faut appréhender l’état de l’art et méconnaître les programmes « abstraits » des réviseurs : mélange, confusion, indistinction, accomplis en noircissant ou en blanchissant l’objet du discours, afin de le couvrir du secret. « L’anti-épistemologie se demande comment la connaissance peut être masquée et obscurcie. La classification, anti-épistemologie par excellence, c’est l’art de la non-transmission ».17 Qui, mieux qu’une artiste, peut éventer ces manigances ? Interroger l’abstraction, en discerner les composantes, c’est la condition nécessaire pour le « secernere » du secret. Comme ces fiches sont « diffusées » à l’égard de la société civile, destinataire collectif au sens juridique, chacun de nous est supposé être saisi par ce vertige d’un savoir qu’il ignore, mais dont il pressent qu’il le concerne. L’énonciataire, exclu du scénario par l’évidence aveuglante du camouflage, y est réintégré par Holzer. Redaction Paintings, suaire du secret, vraie icône des papiers « déclassifiés », lui donne le droit de douter. Méfions-nous des contrefaçons !