Introduction aux journées d’étude de Limoges - 20-21 juin 2003
Si, de même que la synesthésie, la polysensorialité évoque en première approximation un phénomène d’association sensorielle, elle s’en distingue par de nombreux points. Au-delà d’un premier rapport de l’unité au multiple, la différence se conçoit en terme de visée : une visée synthétique et globale contre une visée analytique et locale. L’attention synesthésique est unifiante et soumet les sensations en présence à une force cohésive. L’attention polysensorielle est, au contraire, dispersive et renvoie les sensations à leur diversité. Témoignage d’une attirance, d’une tension sans confusion des sens, elle tend, par une pression discrétisante, à maintenir la discontinuité entre les sensations en présence.
Dans les arts plastiques, la notion de synesthésie accompagne les débuts de l’Abstraction. Couplage d’une majeure et d’une mineure (la vue et l’ouïe, essentiellement), ce phénomène s’incarne alors le plus souvent dans la matière unifiante de la peinture. Parce qu’elle célèbre la diversité sensorielle, la polysensorialité suggère en revanche la juxtaposition pratiquée dans ces « assemblages » de musique, de danse et d’arts plastiques désignés sous le nom d’installations ou de performances.
Si l’art du 20e siècle et sa théorisation s’offrent à elles comme un champ d’investigation privilégié, les journées d’étude de Limoges entendent dépasser les considérations historiques et stylistiques pour voir les œuvres comme des témoignages de la diversité des esthésies associatives. Dans la continuité des journées de Louvain consacrées aux « Effets de matière comme synesthésies », il s’agit de placer la synesthésie au cœur de l’expérience esthétique du sujet en voie de constitution pour l’ériger en opération constitutive de la sémiosis. Une telle conception amène à distinguer polysensorialité et synesthésie sur un trait aspectuel, la diversité polysensorielle s’imposant alors comme un préalable à la synthèse des sensations.
Pour ces journées d’étude de Limoges, l’ambition est de dresser un inventaire des formes polysensorielles susceptibles de rendre compte de la variété des esthésies. Une première approche montre en effet qu’une association sensorielle s’effectue nécessairement à partir d’une opération constitutive (mode rhétorique ou praxéologique, montage, etc). Cette typologie élémentaire peut être affinée et sous-tend alors une distinction méréologique permettant de décrire des morphologies spécifiques telles que la chaîne, la grappe, le réseau ou le faisceau…. Croisant ainsi les paramètres, on parviendrait, de rubriques en types, à une description sémiotique précise des phénomènes. Pourtant, au-delà d’un effort de catégorisation, l’ambition des journées d’étude est de dévoiler l’intimité de l’expérience esthésique pour rendre compte de la façon dont un spectateur s’accorde à une forme sensorielle particulière et, par cet ajustement sensible, se constitue en sujet.
A titre de simple illustration et afin de manipuler quelques critères, citons le cas d’une association sensorielle de type « habitacle », représentée à la fois par le Merzbau de K. Schwitters, Le jardin d’hiver de J. Dubuffet, La maison de J.P. Raynaud et les Cellules de L. Bourgeois. Une telle association suppose un mode opératoire de l’ordre de la praxis, le parcours à l’intérieur d’un « contenant » qui, entraînant le spectateur d’une sensation à l’autre, évoque une chaîne sensorielle. Si le mouvement du spectateur apparaît alors comme un principe organisateur de la chaîne, la maintenance des sensations est assurée par un double effet de contenance : l’enveloppe de la « cellule » faisant écho à l’enveloppe du corps propre. La particularité d’une telle formule n’apparaît qu’en regard du « modèle général » de la sculpture qui, par agrégation, tend toujours à former une grappe sensorielle. Dans ce second cas, le mouvement du spectateur est tout aussi déterminant. Il occasionne, de même, un déploiement spatio-temporel de l’esthésie mais sous une forme différente du fait que la maintenance des sensations, au lieu de s’effectuer à partir de l’extérieur, par l’effet de contention d’une enveloppe, vient alors de l’intérieur de la grappe.
Sur cette comparaison sommaire, on voit que l’inventaire des polysensorialités suggère qu’une égale attention soit portée aux deux instances impliquées dans l’esthésie et qui se constituent « en miroir ». On souhaite donc décrire les formes objectives des esthésies, dénombrer des unités, observer des qualités et des modes de relations, des tensions globales ou locales, des énergies et des directions. Surtout, toute association objective réclamant nécessairement sa synthèse, donc une résolution rhétorique, notre inventaire exige une exploration des formes rhétoriques élaborées par l’instance actantielle en voie de constitution. En ce sens, les journées d’étude de Limoges s’inscrivent, au-delà d’une continuité de la réflexion, dans la continuité d’une ambition déjà proclamée à Louvain : elles souhaitent contribuer à la construction d’une sémiotique objectale où le subjectif se constitue à l’aune de l’objet en vis-à-vis. Une façon d’ouvrir l’énoncé de M. Duchamp « le spectateur fait le tableau » à une autre perspective adéquate : « le tableau fait le spectateur ».