Le monogramme et le conflit des codes
Qui nous expliquera maintenant les monogrammes dans les étoiles ?
Jean Arp
I Présentation générale de la problématique
Quelques travaux marquants ont été consacrés à la signature des peintres. On citera avant tout ceux de Lebensztein (1974), Chastel (1974) et Calabrese (1989). Quelques-uns des problèmes soulevés ont été bien mis en évidence, et une typologie des solutions a même été proposée (Lebensztein) puis améliorée (Calabrese). L’objet de la présente étude n’est pas de reprendre ces avancées théoriques, mais plutôt de les compléter en y adjoignant des secteurs entiers non encore abordés, et en particulier :
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le rapport entre une personne (ici : un artiste) et son nom ;
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les champs de forces qui interviennent dans cette forme particulière de signature qu’est le monogramme ;
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le cas de la peinture abstraite (les travaux cités ne se sont préoccupés que d’une peinture figurative où joue pleinement l’illusion tridimensionnelle) ;
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l’élaboration d’un binôme esthético-psychologique faisant intervenir contradictoirement le souci d’effacer la différence intersémiotique et celui de l’afficher.
Sur un plan plus général, on essayera de dégager la problématique de base de l’intersémioticité.
Il semble qu’au départ le monogramme n’ait été qu’une marque parmi d’autres. Comme l’a bien remarqué Frutiger (1989) c’est la division du travail, et la spécialisation artisanale qui en est résulté, qui permit une amélioration sensible de la qualité des produits et engendra d’une part l’esprit de corporation, et d’autre part le désir d’authentifier son produit par une marque spécifique. Même le marchand, qui ne produisait rien au sens strict, avait besoin d’une marque, ne serait-ce que pour distinguer sur un marché oriental sa marchandise de celle d’un concurrent musulman.
- Note de bas de page 1 :
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Dans l'écrasante majorité des cas, l'incorporation se fit dans les marges, généralement en bas à droite, comme lorsqu'on signe une lettre : ce simple fait tend déjà à rapprocher une œuvre picturale d'un texte, à lire de gauche à droite et de haut en bas. Cette solution n’est évidemment pas la seule possible et certains ne l'ont pas adoptée : Rossetti p. ex. qui dispose souvent son monogramme hors tableau, dans un cadre peint. En tout cas l'association est devenue tellement forte que lorsqu'un artiste signe ses toiles en haut (Magritte souvent) cela apparaît comme un titre.
Le peintre, dans ce contexte, appartenait à une confrérie au même titre que l’imprimeur, le papetier, le potier, l’armurier... Chacun se trouvait confronté aux aspects techniques de l’apposition d’une marque à sa catégorie de produits. Le papetier put ainsi inventer le filigrane (ou watermark), discrètement incorporé à sa feuille de papier. Le potier et l’orfèvre pouvaient aisément poinçonner ou graver leur marque sur une partie invisible des objets finis. L’armurier était au contraire contraint de la graver sur le métal, quitte à l’incorporer aux motifs ornementaux. Mais c’est le peintre surtout qui dut faire face au problème de l’intégration d’une marque à une œuvre esthétique, et sur la même surface1. La présence simultanée d'éléments picturaux et d'éléments textuels, donc de deux codes différents, n'a pas manqué d'engendrer des problèmes sémiotiques spécifiques.
Pour établir le corpus ayant servi à la présente discussion, on a récolté des documents de façon non systématique et avec l’aide de plusieurs « rabatteurs ». On retiendra comme monogrammes au sens strict (i.e. étymologique) uniquement ceux qui travaillent les lettres de façon à les fondre en une seule entité graphique. Seront ainsi écartées les marques, mais par contre on retiendra quelques figures non constituées de lettres mais visiblement apparentées au monogramme vrai (n° 4c, 13, 43, 171).
Il n’est pas étonnant que le développement de telles techniques intersémiotiques soit surtout le fait des graveurs et dessinateurs, ni même que, pour les artistes pratiquant aussi la peinture ou l’aquarelle par exemple, le monogramme soit souvent réservé à la partie graphique de leur œuvre. En effet le code graphique linguistique fait exclusivement usage de traits (jamais de surfaces, ni de couleurs, ni de textures) et se trouve donc davantage en phase avec les arts graphiques.
A ces aspects professionnels, formels et instrumentaux vont s’ajouter des considérations sémantiques, psychologiques et esthétiques, spécifiquement liées au nom propre. Nous aurons à les examiner tour à tour :
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psychologiques : acceptation ou rejet du nom propre par son porteur ;
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sémantiques : le statut linguistique du nom propre ;
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esthétiques : esthétisation de la signature, et intégration esthétique d’une signature à une œuvre visuelle.
La thèse que je voudrais défendre est que l’élaboration d’un monogramme est une opération intersémiotique par elle-même, et que le monogramme constitue un genre auto-suffisant. Après avoir essayé d’en dégager les règles, je montrerai comment dans un deuxième temps le monogramme, lorsqu’il est en situation dans une œuvre donnée, subit de la part de celle-ci de nouvelles forces d’attraction ou de rejet. On peut représenter la situation globale par un triangle :
Fig.1 - Schéma des interactions entre le nom et son porteur
Dans ce schéma le nom est situé entre l’artiste et l’œuvre. Il est donc attiré des deux côtés et la situation est plus complexe que celle qui unit une signature à son porteur. On peut étudier séparément les deux binômes : Artiste/ Nom, et Nom/ Œuvre. En effet la remotivation du nom, qui est à la base de l’élaboration d’un monogramme, est une activité en soi, généralement pratiquée en dehors de toute œuvre, de sorte que le même monogramme pourra se retrouver dans plusieurs œuvres différentes. Les problèmes liés à l’intégration d’un monogramme dans une œuvre particulière seront examinés dans une troisième section.
II Le premier binôme : Les relations entre un nom propre et son porteur
II.1 Aspects psychologiques
Beaucoup peut être dit et a été dit sur le nom propre. Je ne puis ici examiner ce problème complexe que de façon assez superficielle et en me bornant à faire ressortir les composantes qui concourent à la formation des monogrammes.
- Note de bas de page 2 :
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Certaines traditions ont recours au double prénom, ou à des marques de filiation telles que –vitch, O’, Mac etc. Un troisième nom peut apparaître tardivement sous la pression du milieu social : le sobriquet. Aucune de ces pratiques n’infirme le raisonnement qui suit.
Dans notre civilisation et celles qui lui sont apparentées, le système s’est stabilisé et l’individu « reçoit » deux noms propres. Jamais il ne les « choisit », ils lui sont imposés de l’extérieur par des règles sociales puissantes2. Rien n’est plus arbitraire qu’un nom propre. Il est attribué à un embryon encore jamais vu par personne, ou à un nourrisson non encore psychiquement différencié. C’est un signifiant qui existe avant son signifié, mais qui va contribuer à faire exister son signifié.
Fig.2 - Le système de dénomination à deux noms propres.
A vrai dire l'individu n’est pas propriétaire de son patronyme, il n’en est que le dépositaire, en tant que maillon d’une lignée. Le patronyme inscrit le sujet dans une filiation diachronique. Mais cette dimension diachronique est croisée par un axe synchronique où se situent les prénoms donnés par les parents aux enfants d’une même génération. Tout en étant distinctifs, les prénoms sont néanmoins partagés par une pluralité de sujets. Curieusement les deux axes correspondent étroitement au germen et au soma. Le statut d’identité ne peut donc être conféré ni par le patronyme ni par le prénom. Il peut seulement l’être par l’intersection des deux axes, et encore de façon approximative puisque subsiste la possibilité d’une homonymie totale entre deux sujets (la monoréférentialité invoquée par les théoriciens [cf. Jonasson, K., 1994] n’est pas absolue).
Qu’est-ce que l’identité ? C’est la persistance du moi, manifestée par plusieurs permanences ou continuités essentielles :
NATURELLES |
empreintes digitales ou génétiques, iris, physionomie, silhouette, profil, voix, allure, démarche... |
Indices |
REÇUES |
nom document |
symboles |
CHOISIES et PRODUITES |
signature, monogramme |
? |
Tableau I - Les signes de l’identité
Sémiotiquement au départ, le nom et les initiales appartiennent au code linguistique, sont arbitraires, et fonctionnent comme symboles (au sens peircien). Leur transformation en signature et en monogramme témoigne de leur attraction vers le corps : ils sont personnalisés au point de devenir exclusifs et inimitables, ils en viennent à pouvoir témoigner comme des indices. L’indice a en effet cette supériorité sur le symbole qu’il retient quelque chose de la matérialité de son référent. Nom et initiales transformés respectivement en signature et en monogramme, sont des symboles qu’on transforme en indices. L’écriture manuelle est une forme d’indice, et en cela le futur Lewis Carroll, dans le paraphe trilittère (n° 24) avec lequel il signait certains documents, combine donc symbole et indice.
Parmi les indices, l’empreinte digitale fut mise à l’honneur par Faulds en 1880 (Symons, 1968), mais déjà au début du 19° S le graveur Thomas Bewick apposait la marque de son pouce à côté de son nom, comme colophon pour certaines de ses œuvres. Admirons la pertinence de ce geste puisque la prise d’une empreinte digitale est une opération exactement homologue de l’impression d’une gravure.
On conçoit qu’une certaine tension puisse résulter de ces divers aspects, bien que dans la plupart des cas l’imposition du nom se fasse de façon si précoce et si persuasive que le sujet en vient à considérer son nom comme « naturel ». Les problèmes, lorsqu’ils surviennent, sont multiples.
Tout d’abord on doit assimiler le fait qu’étant une seule personne on porte néanmoins deux noms. La convenance mutuelle des deux noms est, au mieux, lâchement garantie par un souci d’euphonie de la part des parents lors du choix du prénom, mais on peut affirmer que cette convenance n’est pratiquement jamais envisagée sur le plan graphique. Nous ne nous étonnerons donc pas de voir des artistes, afin de résorber la dualité des noms propres, tenter de créer par le monogramme un symbole unique à partir des deux noms, et parallèlement essayer de remotiver les signifiants de ces noms.
- Note de bas de page 3 :
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Je remercie Annie Renonciat (2000) de m'avoir communiqué cet exemple.
Mais l’identité n’exclut pas une évolution de l’individu ou une influence des circonstances de sa vie, que refléteront son écriture et bien souvent aussi son monogramme. Un exemple bien documenté (n° 4a-b-c) est celui de Lukas Cranach. Il a commencé par créer plusieurs monogrammes classiques basés sur ses initiales. Puis son protecteur Frédéric II lui a accordé l’usage d’un emblème : le serpent ailé. Ultérieurement, en 1537, à l’âge de 65 ans, très affecté par la mort de son fils Hans, il modifia son emblème et ne l’utilisa plus que les ailes dirigées vers le bas. Ainsi également le peintre Mathurin Méheut (n° 172a), dont le monogramme consistait en deux M entrelacés, parfois dans un cartouche circulaire, l'a transformé profondément après un voyage au Japon : les M sont élargis et leur forme modifiée en allusion au Mont Fuji.3 (n° 171d).
II.2 Aspects sémantiques.
- Note de bas de page 4 :
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…et on sait combien il a, justement, joué avec son nom : Duchamp du Signe, Marchand du sel, Rrose Sélavy , Belle Haleine, R. Mutt…
- Note de bas de page 5 :
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On connaît bien entendu des cas inverses, comme celui du poète Kenneth White, dont le nom a aimanté la vie et la personnalité.
Un autre problème est que les noms propres, même si on l’a oublié, si on l’a mis en suspens, ou si la chose est devenue obscure, signifient toujours. Cela peut donc ne pas convenir à un sujet, en particulier à un artiste, de se prénommer Claude (boiteux), Cécile (aveugle) ou Martial. De même on peut imaginer qu’un peintre ne soit pas heureux de s’appeler Duchamp4 s’il ne peint jamais de paysages. Pseudonyme, nom d'emprunt, nom de plume, sont l'illustration évidente d'un tel rejet5. Il y a là une des quatre raisons de ramener nom et prénom aux initiales : évacuer le sémantisme premier.
- Note de bas de page 6 :
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Il n’est pas sans intérêt de rapprocher ce travail sur le nom d’une pratique autrefois quasi divinatoire et eumolpique : l’anagramme du nom propre. V. à ce sujet les intéressantes recherches de F. Hallyn (1996), ainsi que les jeux surréalistes.
A ce moment on est passé de la première articulation à la seconde, précisément distinctive et non significative. Les initiales deviennent alors libres pour un réinvestissement sémantique dont nous verrons toutes les modalités dans le monogramme. Plus précisément nous devrons examiner comment, à partir de ce matériel désémantisé, il est possible de reconstruire une entité signifiante dont le mécanisme de renvoi exclue la convention symbolique, au profit d’une motivation intégrale6.
II.3 Aspects esthétiques (I)
- Note de bas de page 7 :
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Pour une discussion de cette notion, v. plus loin §III.
Puisque le monogramme est une création, il participe de l’activité expressive de l’artiste émetteur et peut hériter de certains traits stylistiques7 de cet émetteur. Toutefois cette influence se limite généralement au choix ou à l’invention d’un type de caractères. De telles graphies personnalisées se retrouvent évidemment aussi dans les signatures ordinaires. Les aspects esthétiques, au niveau du premier binôme, paraissent ainsi secondaires au regard de la revendication et de l’affirmation identitaire.
II.4 Le monogramme comme solution graphématique
Le monogramme constitue un moyen très efficace pour résoudre simultanément les trois problèmes liés au premier binôme. Il consiste à lier les initiales (généralement deux ou trois) en un tout organisé. Les principes organisateurs sont au nombre de six (liste non exhaustive) et leur présentation est simple et claire sous forme de tableaux (tab. II et III) précisant en même temps l’effet obtenu. Certains de ces principes peuvent se combiner ensemble, d’autres s’excluent l’un l’autre.
Dans le monogramme on recherche un degré élevé d’intégration des lettres, par leur mise en contact, par leur croisement, par leur emboîtement : c’est une tendance synthétique générale. Dans le corpus de 200 monogrammes examiné, peu ne manifestent pas cette tendance : l'un est celui de Georges Auriol (n° 49), un dessinateur connu, émule de Mucha, et qui disjoint son monogramme en trois éléments ne se touchant pas. On remarquera cependant une exploitation astucieuse et originale de la loi gestaltique qui veut que l’œil crée une droite fictive là où il perçoit des points alignés, ainsi que de la redondance graphématique. La verticale centrale du monogramme est ainsi à la fois absente et présente. Elle est amenée à l’avant-plan, colonne vertébrale ou support axial d’un Homo erectus. Si on tient compte de cette droite fictive le monogramme réintègre le troupeau des autres, sous les rubriques combinées du « partage d’éléments » et de la « séparation des droites et courbes » (v. aussi 29 et 100).
L’utilisation de la symétrie, le plus souvent à axe vertical (n° 2, 19, 55...), outre qu’elle renvoie au concept de stabilité et mime la symétrie de l’être humain (effets sémantiques), a le grand avantage de produire des ambigrammes, lisibles indifféremment dans les deux sens, et donc de neutraliser la vectorialité du signe. Ceci se révélera très important lors de l’intégration d’un monogramme dans une œuvre plastique.
A propos du célèbre monogramme de Dürer (n° 1) (ou celui de Altdorfer, n° 2) je voudrais risquer une lecture encore plus radicale. Non seulement le vecteur latéral de lecture y est neutralisé, mais il crée un vecteur de profondeur, perpendiculaire au plan de l’image. Les deux lettres, dont le corps est nécessairement différent, sont lues comme situées l’une derrière l’autre, dans une vision perspectiviste. Un effet semblable est perceptible aux n° 2, 5, 6, 8, 19, 51, 53...
Bien que la plupart des monogrammistes utilisent des caractères du même corps, éventuellement déformés, Dürer est loin d’être le seul à superposer des lettres de corps différent. Il est possible de voir mais non de prononcer ces lettres simultanément : elles doivent être lues l’une après l’autre, ce qui renforce le vecteur temporel perpendiculaire au plan de l’image. Le même résultat est obtenu en cas de concentricité. Ceci n’est rien d’autre qu’une suggestion de profondeur, s’ajoutant aux autres artifices habituels lorsqu’on vise l’illusion tridimensionnelle : ombrages, modelés, perspective... On s’aperçoit ainsi que non seulement on a supprimé un opposant, mais qu’on l’a transformé en adjuvant.
- Note de bas de page 8 :
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Je remercie D. Gamboni d’avoir attiré mon attention sur ce document.
Chaque principe peut être appliqué selon des degrés croissants d’intégration, géométriquement définissables, et indiqués dans le tableau III à double entrée. Le monogramme n° 61 est intéressant du point de vue de l’intégration8. Disposé en oblique il tend à suggérer un point de fuite, donc la troisième dimension. Mais surtout les lettres B et C sont superposées de telle sorte qu’il apparaît des continuités fictives de traits. Des formes plus prégnantes que les lettres interviennent, de sorte que ces dernières disparaissent selon une des techniques bien connues du camouflage militaire : détruire les alignements significatifs et créer des alignements trompeurs ou fausses relations (v. aussi n° 147).
Certains artistes ont adopté des solutions très particulières, n’entrant pas directement dans l’analyse qui précède mais dont on verra facilement qu’elles obéissent aux mêmes forces. C’est le cas notamment d’Aubrey Beardsley.
Au cours de sa brève existence, le génial dessinateur que fut Beardsley changea plusieurs fois de signature, d’abord en utilisant son nom complet, puis ses initiales, et enfin, à peu près de 1893 à 1907, l’étonnant et mystérieux graphisme qui lui tenait lieu de monogramme (n° 29) et qu’il appelait sa « marque ».
En tant que graphisme il ne se relie pas à l’alphabet latin, mais évoque tout de même un système formalisé de signes, par exemple l’alphabet Morse. Toutefois en supposant que les signes Morse [inventés en 1838] soient simplement placés verticalement, cela donnerait T. B. T., dont seul le B correspond à une initiale de l’auteur, ce qui obligerait à considérer les deux barres non comme des T mais comme des marques de segmentation. En lisant de bas en haut cela donnerait T. V. T., également mystérieux… La structure d’ensemble est conforme à ce que j’ai déjà souligné comme caractérisant les tendances globales du monogramme : grande symétrie, nombre égal de traits et de points, grande intégration des composants même s’ils sont disjoints...
La figure reste énigmatique et plusieurs interprétations en ont été formulées. Celle de son biographe le plus récent et le plus méticuleux (Sturgis, 1998) la rattache à des « pictoglyphes japonais », car on connaît la foucade qu’avait eu Beardsley pour l’estampe japonaise à cette époque. D’autres cependant (rapportés par Sturgis) se basent sur une lettre de l’artiste à Ross et estiment qu’il s’agit de chandelles. Une relation avec les armoiries du Prince de Galles semble peu plausible, et quant aux connotations sexuelles, si elles sont vraisemblables, elles ne sont pas démontrées. Le mystère, au moins partiel, subsiste.
Pour ma part, puisque nous en sommes de toute façon réduits aux conjectures, je pense qu'une explication polysémique et partiellement cryptique est à retenir : l'œuvre n'a-t-elle pas été produite à l'époque du symbolisme ? La disposition verticale est un trait en faveur de l'influence japonaise. La version érotique rend mieux compte de la verticalité, et représenterait ce que désigne en français l'expression grivoise « service trois pièces », corsé d'une éjaculation. Elle n'est pas du tout incompatible avec les bougies de la lettre à Ross, qu'une longue tradition de métaphores paillardes associe aux mêmes organes (cf. le cierge des Filles de Camaret). Plus finement sans doute on notera les gouttes de cire comme signe de déperdition, ainsi que la « flamme » amoureuse.
Une autre singularité du monogramme de Beardsley est sa plasticité et la façon dont l’auteur l’intégrait à ses dessins : nous aurons à y revenir au chap. IV.3.
Lorsqu'il recourt à un monogramme graphématique, l'artiste doit évidemment tenir compte d'un donné : les initiales de son nom, lesquelles permettent, suggèrent ou interdisent certaines combinaisons, même s'il s'autorise à en déformer les lettres. Divers cas sont en effet possibles : (a) les initiales n’ont que des droites, (b) n'ont que des courbes, (c) ont les deux, soit sur la même lettre (cas le plus ingrat) soit sur des lettres différentes. Quelques monogrammes partent de minuscules plutôt que de capitales (n° 161), ou encore de l'écriture cursive, ce qui permet d’obtenir plus facilement l'unilinéarité (n° 24, 50…noter à ce propos le n° 85, unilinéaire et réversible). Au-delà de solutions élémentaires et peu inventives telles que le simple accolement d’un H et d’un M (n° 44) maintes élaborations raffinées sont possibles (v. tableaux). La diversité des opérations rend même compte de l'existence de plusieurs monogrammes pour la même paire d'initiales (HM, PS, LC…) Inversement on peut concevoir une résistance aux aspects graphématiques du nom propre. Butor (1969) suggère que Mondrian, dans la période où il n’utilisait que des lignes droites et signait de ses initiales, était gêné par l’arrondi du P de son prénom... Il lui était cependant loisible de tracer un P anguleux...
Partant de lettres et désirant demeurer lisible, le monogramme reste presque toujours constitué de lignes et non de surfaces. Les quelques rares cas de monogramme graphématique utilisant des surfaces en diminuent en effet la lisibilité (n° 69b, 88, 161). Ce caractère se transmet curieusement au monogramme iconique, où il n'est cependant plus nécessaire. Au fil de cette étude nous verrons se confirmer le fait que les monogrammes sont tous situés sur une voie qui conduit de l'écriture à l'image. Or l'écriture exploite seulement une des dimensions du signe visuel (la forme) alors que l'image exploite également les autres (couleur, texture et césie, qui sont des propriétés de surface). On peut s'étonner de ce que le monogramme reste, dans son écrasante majorité, inféodé à la forme, manifestée par des lignes. Il se refuse couleur et surface. Il hésite à devenir cryptique. On pourrait y voir, outre la tyrannie de la ligne, un barrage psychologique devant une mutation intersémiotique qui ferait de la ligne creuse de l'écriture une ligne-contour.
Il n’y a guère d’exceptions à cette observation (le carré noir de Malévitch n° 43 ou le dragon de Lukas Cranach n° 4c ne sont pas le résultat d'une évolution à partir de l’écriture et n'entrent donc pas en considération dans ce débat). Un exemple révélateur de la résistance est celui d’Otto Dix (n° 73e) qui choisit pour son O un Ouroboros et pour son D un arc bandé : ce sont des objets, et comme tels ils ont des contours et peuvent être colorés, mais ce sont précisément des objets dont l’élongation est telle qu’ils se distinguent à peine de la ligne. S'ils ne sont pas allongés ils seront représentés par leur contour : voir le Mont Fuji chez Méheut (n° 172). Seuls des Ernst, Van Doesburg, Whistler, Baugniet… ont abouti à des surfaces véritables et ont donc franchi l’obstacle.
Tableau II
Tableau III
II.5 Le monogramme comme solution iconique
- Note de bas de page 9 :
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Le cas des emblèmes est plus délicat : ils ne dérivent ni de la forme des lettres du nom, ni du sens du nom, même par un jeu de mots. Il s'agit d'une image traduisant une préférence de l'artiste et non d'un véritable monogramme. Je les mentionne ici car ils ont valeur de signature. Herri met de Blès signe d'une chouette (n° 13), Joachim Patinier d'un lapin (selon certains), Jacopo de’ Barbari d'un caducée (n° 145), Farinati et son escargot, Cranach et son serpent ailé (emblème que lui conféra Frédéric II). Bien plus tard Cocteau signera un dessin d'une étoile pointée (n° 87).
Loin de se limiter à de simples arrangements, combinaisons et distorsions de lettres, le monogramme s'avance souvent hardiment en terrain iconique. Dans un premier temps une image est simplement apposée aux lettres, puis c'est une lettre ou une partie de lettre qui est remplacée par une image, et enfin c'est la totalité du monogramme qui devient image. Le glissement se fait à la faveur de plusieurs mécanismes rhétoriques : métaphore iconique, métonymie, paronomase, emblème, étymologie… J'en décrirai quelques-uns. Le passage des lettres au dessin peut se faire de plusieurs façons, et reposer sur au moins deux mécanismes : à partir de la forme des lettres et à partir du sens du nom. Le choix arbitraire d’un emblème9 ne nous intéresse pas ici, mais seulement ce qui, dans le nom, peut engendrer une image.
Au nombre des métaphores iconiques on relèvera le poignard d’Urs Graf (n° 8b) qui prend la place d'un jambage du V de son prénom (écrit VRS). Graf était un reître helvétique, violent et batailleur. Devenu graveur il tenait à rappeler sa profession de mercenaire. Il fallait, pour que cela puisse se faire, que l'objet représenté (le poignard) présente une similitude suffisante avec une lettre ou une partie de lettre : ici, une élongation rectiligne. Parmi les substitutions partielles, basées cette fois, en plus, sur un jeu de mots plus ou moins étymologique, on trouve Ludger Tom Ring, qui remplace son nom par un anneau (n° 54), ou Le Corrège qui incorpore au sien un cœur, surmonté du mot REGIO (n° 15).
- Note de bas de page 10 :
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Même sa signature complète est révélatrice : il remplaçait le D par un Δ.
- Note de bas de page 11 :
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Par exemple le serpent peut porter deux petites cornes, ou être noué. Mais l'arc n'est jamais accompagné d'une flèche.
Les substitutions totales sont assez nombreuses. Le cas d’Otto Dix est un des plus remarquables. Malgré son nom si bref10, ce peintre n'a pas utilisé moins de 7 monogrammes correspondant à des étapes successives de son existence. L’un d'entre eux, élaboré entre 1924 et 1926 environ, consiste à remplacer le O de son prénom par un petit serpent se mordant la queue, et le D de son nom par un arc. Les deux images sont en intersection (n° 73e) et sont peintes avec soin, coloriées et variant légèrement d'une occurrence à l'autre11. Connaissant le peintre et sa thématique habituelle, on n'est pas étonné de trouver dans ce superbe monogramme deux expressions de son agressivité : l'une tournée vers lui-même dans l'Ouroboros, l'autre tournée vers autrui dans l'arc. Les monogrammes ultérieurs indiquent une influence des graveurs gothiques. Comme eux il a été jusqu'à tracer son monogramme en perspective sur un plancher.
James Collinson, peintre préraphaélite, en juxtaposant le J et le C de ses initiales, obtient une ancre, qu'il dessine avec minutie, y ajoutant l'organeau, les pattes et le cordage (n° 105).
Nous avons la chance de posséder plusieurs exemples contemporains non équivoques de cette mutation intersémiotique. Le premier est celui de Whistler (James Abbott McNeill Whistler, 1834-1903). Après avoir signé de son patronyme entier, il remarqua qu’un monogramme classiquement constitué de ses initiales superposées : un J centré sur un W lui-même placé sous un M, évoquait la silhouette d’un papillon. Le J fournissait le corps et la trompe, et il suffisait de « fermer » les deux branches latérales du W et du M pour obtenir des ailes (n° 27). Ce signe se diversifia, mais cependant toujours en maintenant courbes toutes les lignes. On peut supposer que la quasi identification de l’artiste au papillon, répondant à celle de son ami le comte de Montesquiou aux chauves-souris, s’alimenta aussi d’un jeu de mot sur butterfly tab, la petite languette dépassant au bas des épreuves de ses gravures, et sur laquelle il apposait son monogramme. On a ainsi l’exemple rare d’un monogramme s’insérant dans un système saussurien d’oppositions : papillon vs chauve-souris.
- Note de bas de page 12 :
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...corolle dont semble bien s’être inspiré Fernand Khnopff : n 32b.
- Note de bas de page 13 :
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Pour une discussion plus complète du monogramme de Whistler, v. notamment D. Gamboni (1998).
Devenu à peu près illisible en tant que message linguistique, le monogramme au papillon au contraire prenait vie et recevait divers compléments. Le plus fréquent était une corolle florale de trois pétales12. Parfois le papillon (aux ailes toujours pointues) recevait également une longue queue de scorpion terminée par un aiguillon : le monogramme devenait une sorte de portrait emblématique du peintre, affirmant son double caractère de butineur insouciant préoccupé uniquement de beauté, mais sachant être mordant, comme en témoignent ses célèbres colères et ses procès retentissants (v. aussi fig. 3)13.
Fig. 3 Whistler Le papillon
- Note de bas de page 14 :
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A. Beardsley fit aussi une caricature de Whistler, où il est représenté pointant du doigt un papillon : son propre monogramme...
Or il se fait qu’un autre dessinateur, Walter Crane (1845-1915) représenta Whistler en papillon14. La tête humaine, très petite, devait reprendre, pour fonctionner efficacement comme portrait, des traits signalétiques du personnage. On relève avant tout, comme les plus identifiables, la célèbre mèche blanche au milieu du front et le monocle. Dans une moindre mesure les moustaches et la chevelure bouclée. On a donc cette combinaison exceptionnelle d’un portrait emblématique moral auquel se superpose un portrait iconique mais ramené à ses traits distinctifs.
- Note de bas de page 15 :
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C'est le principe des « armes parlantes » (canting arms), bien connu dans le blason. Et quelle différence de principe y a-t-il entre l'Anglais John Sponeley qui se compose un blason de « trois cuillers d'or (spoons) sur champ de sable », la région de Gruyère qui arbore une grue sur son drapeau, et le monogramme de Crane (dont le cartouche prend d'ailleurs parfois la forme d'un écu minuscule) ?.
Crane lui-même était également un amateur de monogrammes. Il avait composé le sien à partir d’un jeu de mot sur son patronyme (crane = grue) : une silhouette de grue à l’intérieur d’une lettre C (n° 28). Contrairement à Whistler chez qui c’était la forme du signifiant qui avait conduit à l’image, c’est ici le signifié, normalement mis en suspens, qui se trouvait revitalisé15.
Le monogramme de Dürer peut à nouveau être évoqué ici. Marc Arabyan en a suggéré une interprétation sexuelle : Dürer s'introduisant entre les « jambes » largement ouvertes du A, le rond dans l'anguleux. De son côté Gérard Baudoin (1953) suggère que la barre du A, en se retroussant de plus en plus haut, fait tendre le A vers un ∏, signe platonicien présent aussi sur la Melancolia I : dans ce cas le monogramme tend vers le portrait emblématique, tel que l'est Melancolia I elle-même. Il peut d'ailleurs y avoir surdétermination et je suggérerais plutôt que le monogramme représente Dürer franchissant une porte. En effet le A retroussé fait penser à une porte très semblable à celle que le peintre a représentée plusieurs fois dans ses armoiries (un modèle de porte fréquent en Europe centrale, fig. 4) et faisant allusion au fait (bien connu) que son nom est la germanisation de celui du village hongrois dont provenait sa famille. Ce hameau se nommait en effet Ajtós, or ajtó signifie « porte » et bien entendu en allemand « porte » se dit Tür.
Fig. 4 Dürer Melancolia I
Un autre graveur gothique, Hans Schäufelein, dont le nom signifie « petite pelle », signe parfois simplement en disposant une pelle sur le sol de son œuvre, ou utilise une telle pelle comme cartouche pour y inscrire ses initiales.
Plus complexe est le cas du serpent ailé que Lukas Cranach obtient (en 1508) l'autorisation d'utiliser comme signature et qui remplacera désormais son monogramme classique (n° 4a, 4b et 4c). Ce n'est bien entendu pas l'empereur qui a choisi cette image, mais le peintre lui-même. Or dans son Lexikon des traditions symboliques Cooper (1986) précise que « un serpent ou un dragon ailé sont solaires et signifient en image l'unité de l'esprit et de la matière, l'union de l'aigle et du serpent ainsi que tous les opposés ; (ils) représentent également la 'compréhension remplie de vie' [mit Leben erfülltes Verstehen]. ». On voit que cette image est choisie par Cranach comme portrait spirituel. Cette tendance vers le portrait spirituel ou emblématique est du reste la caractéristique la plus évidente de ces monogrammes iconisés, et se verra confirmée dans les exemples qui suivent.
La carrière de Malévitch a connu, après les succès du futurisme et du suprématisme, une longue période d’inhibition due au dirigisme du régime soviétique, qui imposait notamment le retour à la figuration et à certains thèmes idéologiquement privilégiés. Il est clair, au vu de sa production tardive, que l’artiste a été bridé par cette situation, et n’est plus guère parvenu à équilibrer ses souhaits de plasticien avec les impératifs politiques.
Un témoignage assez bouleversant de cette tension est fourni par son dernier autoportrait (1933), où il se représente dans le costume d’un prince de la Renaissance italienne. Le problème de l’identité y éclate de façon complète. Le visage et la main,- les parties les plus importantes du corps d’un peintre,- sont bien les siens. Il a cependant choisi de se travestir, dans une allusion à cette pratique de la Renaissance où le peintre (de même que ses commanditaires) se représentait volontiers sur son œuvre parmi la foule. C’est aussi une allusion à son propre passé créateur. Mais un portrait n’a pas besoin de signature : il porte en lui sa propre authentification. Or Malévitch précisément signe son œuvre par le « carré noir », celle de ses peintures (1913-1915) le plus associée, métonymiquement, à son nom et à sa célébrité (n° 43). Il n’avait plus le droit de produire une œuvre suprématiste et s’est donc résigné à y faire une allusion miniaturisée. La signature est ici une minuscule peinture et on pourrait soutenir que le peintre a inversé l’échelle des dimensions, que la signature c’est l’autoportrait, qui occupe la plus grande partie de la surface, alors que l’œuvre réelle est réduite à ce petit carré noir dans un cadre blanc.
III Le second binôme : Les relations entre l’artiste et son œuvre
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Pour une excellente mise au point de cette question, v. S. Caliandro (1998).
Ces relations existent bien sûr mais sont malaisées à cerner. Leur existence est démontrée, à partir du récepteur, par la possibilité d’attribuer une œuvre à un artiste même lorsqu’elle n’est pas signée16. Quant à nous (Groupe µ, 1995) nous avons défini le style comme « un produit de transformations ». Les traits stylistiques, que certains proposent d’appeler stylèmes, consisteraient en transformations spécifiques appliquées au monde perçu. Chaque artiste se définirait par une matrice de transformations récurrentes dans son œuvre, de sorte que le récepteur, ayant détecté cette récurrence, puisse
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effectuer les transformations inverses pour identifier les référents de départ ;
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repérer la matrice spécifique et s’en servir pour identifier l’artiste émetteur.
Une telle analyse n’est cependant valable que pour des images figuratives, et nécessiterait de sérieux aménagements pour s’appliquer à l’art abstrait.
Il y a une présomption que la matrice spécifique opère aussi bien lors de l’élaboration d’un monogramme que lors de la création d’une œuvre quelconque. Dans ce cas il y aurait convenance réciproque entre les deux productions. On en a une démonstration oblique dans l’observation que le monogramme évolue en même temps que la production artistique, le cas de Kandinsky étant exemplaire à cet égard. Pendant près de 45 ans il signe de son nom entier des œuvres figuratives. Vers 1910-1912 apparaît son monogramme triangulaire (n° 42a) dans ses premiers dessins et gravures abstraits. Enfin après 1914 il adopte définitivement son monogramme ouvert (n° 42b), en même temps qu’il est devenu un peintre abstrait. Bram van Velde connaît la même évolution (v. ci-après IV.2), ainsi qu’Otto Dix.
IV Le troisième binôme : l’intégration du monogramme à une œuvre visuelle. (Aspects esthétiques, II).
La démarche pourrait s’arrêter là. Le monogramme est un produit artistique comme un autre. La nature de sa substance (le nom) comme les principes d’organisation retenus pour son élaboration en font un genre à part entière. En synthèse on pourrait dire que le monogramme est une forme de portrait non iconique mais conceptuel, pouvant être conçu en dehors de toute insertion dans une œuvre picturale. Mais c'est précisément cette insertion qui va, chez quelques-uns, engendrer de nouvelles insatisfactions.
La coapparition sur une même surface d’éléments textuels et d’éléments picturaux équivaut à l’affrontement de deux codes inconciliables. En voici les raisons :
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sur le plan du signifiant, la ligne (le trait) y a un statut tout à fait différent : alors que dans le pictural elle est un contour, de sorte que la surface enclose entre deux lignes est lue comme pleine (c'est la ligne-contour), dans un texte le trait constituant les lettres ne délimite pas des surfaces, même lorsqu’il est bouclé comme dans un O (c'est la ligne creuse). Nous utilisons donc deux programmes de lecture différents pour déchiffrer l’un et l’autre.
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sur le plan du signifié, la fonction référentielle est plus immédiate dans les éléments picturaux (ce sont des icônes), alors que les éléments textuels ne renvoient à un signifié que via l’identification conventionnelle des signes et des mots (ce sont des symboles).
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enfin le code linguistique est linéaire et orienté (produisant le vecteur de lecture directionnel et temporel déjà mentionné plus haut) alors que le pictural est bidimensionnel et non orienté.
Cet affrontement se solde toujours par un effet négatif sur l’image : la présence de mots dénonce l’image en tant qu’image. Bien entendu un Magritte, désireux précisément de montrer de mille façons l’artificialité des images, se réjouira plutôt de cet effet et signera toujours ses toiles de façon très voyante. Par contre un artiste soucieux de préserver ses images d’une telle autodestruction, mais désireux néanmoins de signer ses œuvres, pourra choisir parmi les trois solutions qu'on verra plus loin, allant du refus total à l’assimilation totale.
Le problème s’aggrave du fait que le nom propre est toujours plus long que large et occupe une bande sur la surface picturale. Frutiger, toujours lui, a remarqué avec acuité que toutes les « marques » se caractérisent par une tendance à retenir un motif approximativement aussi haut que large. La remarque de Frutiger n’était cependant qu’une observation inexpliquée. C’est en la combinant avec un passage de Butor que l’explication apparaît. Toute mention écrite comporte une linéarité de gauche à droite, et force l’œil à s’y conformer : c’est ce que Butor appelle le « vecteur ». Ce vecteur est d’autant plus intense que la phrase est longue, de sorte que pour le neutraliser il faut raccourcir la phrase en un mot, ramener les mots à leurs initiales (nouvelle raison pour le faire) et à la limite combiner celles-ci en un monogramme. Le pourquoi de ce désir de neutralisation apparaîtra bientôt mais passons d'abord en revue divers modes d'intégration.
- Note de bas de page 17 :
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Je suis reconnaissant à Valérie Mainz de m'avoir fait connaître ce très curieux exemple.
Certains, surtout à l'époque actuelle, pourraient considérer que ce vecteur n'a aucune nuisance réelle et que ce souci est purement académique. Le fait que le monogramme est très souvent accompagné de la date (écrite, elle, sans nul souci de vecteur) est un argument convaincant dans ce sens. Trois exemples curieux vont montrer du moins que ce n'est pas toujours le cas. Le premier fut l'objet d'une polémique. Dominique-Vivant Denon, créateur d'estampes gravées au début du 19° S, publie une Sainte Famille dans le goût de Dürer. Une plaque posée sur le sol porte un monogramme étrange rappelant celui de Dürer : c'est un A mais sans barre transversale, et dans lequel on lit un petit D tracé à l'envers (n° 160). Roux le considérait comme une imitation maladroite de celui de Dürer, le D gravé à l'endroit se retrouvant à l'envers sur les épreuves. En fait il s'agit bien d'un clin d'œil à Dürer mais nullement maladroit : il suffit de retourner l'eau-forte pour voir apparaître, parfaitement à l'endroit, un D inscrit dans un V, le monogramme de Vivant Denon lui-même17. Tout le monde connaît d'autre part les belles illustrations de John Tenniel pour Lewis Carroll. Une paire particulièrement célèbre montre Alice en train de traverser le miroir et émergeant de l'autre côté. Dans la première le monogramme du dessinateur (n° 25) est à l'endroit et situé en bas à droite, alors que dans la seconde il est inversé et situé en bas à gauche. Enfin il est une xylogravure de M.C. Escher intitulée Tourbillons et où l'artiste a disposé son monogramme en deux endroits. En rapport avec le thème de l'œuvre il voulait à tout prix éviter que celle-ci ait un dessus et un dessous : le dessin est parfaitement symétrique, et en quelque sens qu'on le tourne on trouve toujours un monogramme en bas à droite.
IV.1 Le cartouche : séparation des codes.
La solution la plus simple est le cartouche. Tout comme le cadre isole l’image du milieu extérieur et délimite la zone de validité des conventions picturales, le cartouche est en quelque sorte un cadre dans le cadre, qui permet d’isoler une zone textuelle (au sens large : signature, initiales, date, dédicace, devise, monogramme...) de la zone picturale sans qu’il y ait recouvrement des domaines de validité respectifs. La lisibilité y gagne.
L’illustrateur Arthur Rackham appose systématiquement sa signature dans un petit phylactère faussement parcheminé et échancré. Félix Vallotton entoure ses initiales d’un petit rectangle. L’unicité de la personne, même porteuse de deux ou trois initiales distinctes, peut être affirmée visuellement par un cartouche. Le cartouche, outre sa fonction sémiotique délimitative, a aussi une signification rhétorique iconique : c’est une métaphore de la peau, de la coquille, qui enveloppe et protège l’individu. Et en effet la théorie de la Gestalt nous dit que le contour appartient à l'objet et non au fond.
Un simple rectangle, ou un cercle, sont déjà remarquablement efficaces quoique constituant encore une perforation dans l’image, à laquelle beaucoup d’artistes ne peuvent consentir. Une solution plus complexe et plus ingénieuse est de remplacer le cartouche par une plaque, un cartellino, un écu, une dalle gravée, soit tout objet vraisemblable à disposer le plus « naturellement » possible dans l’œuvre. Selon ces formules on évite de rompre l’illusion réaliste des trois dimensions : même si les mentions écrites demeurent fondamentalement bidimensionnelles, elles seront tracées en respectant les règles de la perspective. La plaque par exemple sera pendue à un arbre, apposée à un mur, scellée dans le sol etc. Le graveur allemand Hans Schäufelein, par une interprétation littérale de son nom ( = petite pelle), dispose sur le sol une petite pelle qui peut lui servir de cartouche (n° 5). L’Et in Arcadia ego gravé sur un cénotaphe, dans la peinture de Poussin, est en effet lu par le berger sans qu’aucun conflit de code n’en résulte. Il s’agit d’obtenir un résultat analogue avec une signature.
Assez souvent le monogramme rejoint de lui-même le cartouche. La tendance à un tracé ramassé et symétrique, le souhait de suggérer l’unicité de la personne par un tracé fermé, font que l’enveloppe externe du monogramme peut servir de cartouche ou de protocartouche (Crane, n° 28, Rossetti, n° 26). Certaines lettres, comme le O et le C, s'y prêtent très bien. De même un monogramme unilinéaire peut s’achever en un paraphe plus ou moins enveloppant constituant un cartouche (Pétronio, n° 50). Ainsi se confirment les équations : monogramme = portrait et cartouche = peau.
- Note de bas de page 18 :
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Kandinsky (n° 42a) a même utilisé un triangle.
Le cartouche peut être rond ou quadrangulaire18, i.e. purement géométrique (Mucha, n° 48, Escher, n° 45, Dom Sylvester Houédard, n° 52,...) avec pour unique fonction de séparer et d’isoler. Le cercle est cependant plus rare, car plus difficile à concilier avec la forme des lettres. Ou à son tour il peut participer du mouvement d’iconisation : il faudra distinguer alors si cette iconisation se fait en fonction de l’extérieur (cas le plus fréquent : Cranach, n° 4) ou de l’intérieur (Dali, n° 47). On aura donc trois types de cartouches : exogène - neutre - endogène.
IV.2 L’aménagement : modification stylistique
Le monogramme lui-même, et non plus seulement le cartouche qui l’entoure, peut se trouver soumis à des forces d’assimilation qui l’attirent vers l’œuvre picturale, grâce à des modifications stylistiques appropriées (couleurs, formes...) Soit encore le monogramme se camoufle dans l’œuvre, où il trouve place plastiquement et où il devient parfois difficile de le repérer, comme dans Love and the Maiden (1877) de John Roddam Spencer Stanhope où le monogramme, entouré d'un double cartouche, est ingénieusement tracé sur un tronc d'arbre sectionné de sorte qu'il se confond avec les cernes. Il peut même contribuer à l'œuvre. Un exemple de cette dernière possibilité serait donné par Niklaus Manuel Deutsch, reître comme son compatriote Urs Graf, et rappelant constamment son poignard et sa lanière, mais en l'apposant, sans l'incorporer, à son monogramme (n° 7). Or il arrive que ce poignard, dans une œuvre comme La décollation de saint Jean-Baptiste (1517), soit parfaitement en accord avec le thème. T. Migliore, qui fait cette observation, rend ainsi compte du fait que le monogramme, loin de se dissimuler dans un coin, occupe une place inhabituellement grande et en plein milieu de la peinture.
Il saute aux yeux que le monogramme d’Escher (n° 45) est composé avec une recherche typique de ce graveur : il est parvenu à supprimer toutes les courbes et toutes les obliques, imposant à ses trois initiales un gabarit et des contraintes sévères. En outre il cherche à le disposer en des endroits où sa présence est en quelque sorte justifiée par le graphisme, ou où il se dissimule. Theo van Doesburg s'est composé deux monogrammes parfaitement symétriques (n° 69a et b), le second allant jusqu'à proposer des surfaces et non simplement des lignes. Cette recherche est parfaitement en ligne avec sa démarche picturale. Dans une peinture intitulée Arbre (1916) et qui représente un arbre fortement stylisé sous la forme de triangles enchâssés, il signe en apposant son second monogramme au milieu du tronc, en couleur, au point qu'un premier regard ne le remarque pas. De même dans Pérégrination d’une comète (1849) on ne découvre le monogramme de J.J. Grandville que sous la forme d'une constellation jetée parmi les autres. A l’opposé de cette modestie réservée ou joueuse, un Dali affichera son monogramme de façon voyante (n° 47a, b, c, et Riese-Hubert, R. 1992). Beardsley aussi modifie le style de son monogramme en fonction du dessin dans lequel il l’insère. Mais il est des exemples plus ingénieux encore.
Bram van Velde nous offre un cas particulièrement net de monogramme intégré stylistiquement. Cet artiste s’est toujours préoccupé de sa signature et en a adopté plusieurs, toujours en lettres capitales et toujours dans une couleur appartenant à la palette de l’œuvre à signer. Au début de sa carrière il signait de son nom plus ou moins entier, mais vers 1967 il a déclaré : « Je ne signe plus mes toiles. On ne peut pas mettre un nom sur ce qui dépasse l’individu ».
C’est surtout entre 1924 et 1948 que se situe la période qui nous intéresse, quand il a adopté les deux versions que nous avons à retenir. Il faut d’abord se souvenir que Bram est le diminutif d’Abraham, et qu’il pouvait par conséquent abréger son prénom en A. En 1924, dans La Femme de l’artiste, alors qu’il est toujours un peintre figuratif, apparaît la première version (n° 51a), où s’entrelacent un L et un V, tracés dans une des couleurs principales de la composition (sauf erreur c’est une règle qu’il a toujours suivie.) Il s’agit d’un monogramme au sens strict : les initiales sont combinées en un graphisme symétrique unique, et l’utilisation multiple des traits est recherchée : la barre transversale du A a disparu et est remplacée par l’angle inférieur du V.
Mais c’est vers 1933 que commence à se stabiliser le répertoire plastique abstrait qui le caractérise, tant du côté des formes que de celui des couleurs. Un examen comparatif attentif montre qu’il s’agit principalement d’angles aigus à axe vertical, qu’il n’est pas exclu de faire remonter à une origine figurative : des visages émaciés et allongés, au menton pointu, que l’on voit sur ses premières toiles de Worpswede, mais aussi sur les photographies qui le représentent. A nouveau le monogramme devient un portrait. Remarquant que ses trois initiales entraient aisément dans ce répertoire, il modifia la composition monogrammatique de 1924, malgré l’élégance et l’ingéniosité de cette solution, et il adopta LvV, qui évitait les croisements et se glissait dans la toile de façon presque imperceptible, comme si même elle faisait partie intégrante de l’œuvre. Dans cette version le A a totalement perdu sa barre horizontale, afin de se plier au schéma formel global, illustrant à nouveau le fait que la lettre, dans le monogramme, ne doit pas nécessairement s’astreindre au type.
IV.3 L’exploitation : l’assimilation totale.
Le degré ultime d’intégration du monogramme est son utilisation délibérée pour collaborer au sens global de l’œuvre. Ceci peut se faire de façons très diverses, comme les quatre exemples suivants le montreront.
Le monogramme de Kandinsky (n° 42), élaboré concurremment à la peinture abstraite, est d’un intérêt formel tout particulier. Il obéit aux pressions habituelles qui visent à souder les deux initiales et à supprimer le vecteur de lecture. Or ici la symétrie est mise à profit de façon spécialement ingénieuse. Les initiales V et K sont toutes deux symétriques, mais selon deux axes perpendiculaires. D’où l’idée d’obtenir un axe unique en faisant pivoter le K de 45° vers la gauche et le V de 45° vers la droite, puis en plaçant le K à l’intérieur du V. Ceci produit deux angles semblables, à côtés parallèles, et ouverts dans la même direction, libérant de ce fait un nouveau vecteur directionnel, oblique, issu cette fois des forces perceptives de la Gestalt et non plus des impulsions conventionnelles du code linguistique. Très logiquement Kandinsky va alors déplacer son monogramme vers le coin inférieur gauche (N.B. il signait jusqu’alors ses toiles figuratives dans l’autre coin), et le disposer de façon que l’œuvre elle-même semble comme issue de, ou émise par, ce double pavillon évasé.
La marque de Beardsley a subi nous l’avons vu de nombreuses variations stylistiques, mais il est au moins un cas où elle s’est intégrée fonctionnellement dans le dessin (fig. 5) en y cumulant sa fonction de marque et celle des trois plis marquant le coin d’une couche. L’intégration est totale et la marque pourrait fort bien passer inaperçue : l’œuvre picturale a phagocyté le nom de son auteur.
Fig. 5 Beardsley Salomé sur un tabouret
Max Ernst fut pendant un temps intéressé par « l'œuf cosmique ». Une œuvre de cette époque, intitulée précisément L'Œuf comporte un monogramme en forme d'œuf (n° 161).
Il y a donc deux types de mutations possibles entre le linguistique et l’iconique, tous deux préservant l’efficacité identitaire de la marque. Sans vouloir établir un parallèle superficiel et facile entre les deux domaines, je voudrais suggérer qu’on prenne la peine de comparer ces deux types d’intersémioticité avec les opérations qui ont présidé à la naissance des systèmes d’écriture, hiéroglyphique notamment.
V Conclusions
V.I Le monogramme
Plusieurs résultats peuvent être enregistrés en conclusion des analyses qui précèdent.
Le principal est que le monogramme est un genre en soi, qui dépasse largement la population des artistes graphiques. Si je me suis concentré sur les leurs, c’est que je supposais de leur part une plus grande attention et une plus grande ingéniosité graphique. L’objectif général du monogramme est une remise en forme du nom propre obéissant à deux motivations distinctes. La première est négative et vise à atténuer voire à supprimer le conflit entre les deux codes : celui de l'image et celui du langage. La seconde est positive et cherche à remotiver le nom propre afin de le transformer en portrait.
La description et la classification formelle des monogrammes sont difficiles, vu leur grande diversité. Dans son impressionnant Dictionary of Symbols (1991), Liungman retient les quatre critères suivants :
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symétrie (simple, multiple, nulle) ;
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ouverture (ouvert, fermé, mixte) ;
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tracé (rectilinéaire, curvilinéaire, mixte) ;
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intersection (avec, sans).
On voit qu'ils sont identiques à ceux du tableau de la section II.4, avec en sus l'ouverture, dont il faudrait en effet examiner la pertinence, tant du point de vue de la perception que de celui de ses associations symboliques. Les opérations constitutives du genre, ainsi passées en revue, pourraient sans difficulté être ramenées à trois des quatre opérations du Groupe µ (la permutation ne semblant pas ici d’application) [1970].
- Note de bas de page 19 :
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Rappelons que l’ouvrage de Liungman ne concerne pas les signes alphabétiques, encore qu’il y accepte les runes...
Sans doute la liaison entre ces critères et un quelconque sémantisme n’est-elle encore saisissable que de façon assez vague, mais l'analyse a au moins montré de telles associations pour la symétrie et pour la fermeture. Par contre ce sous-groupe très particulier de symboles graphiques se révèle répondre fortement, outre à ces quatre critères, à des critères plus spécifiques comme l’unilinéarité19.
Une première suppression de redondance a permis, en ne conservant que les initiales du nom, d’affaiblir considérablement le vecteur directionnel et temporel de lecture. Une neutralisation complète de ce vecteur a même été obtenue par des formes symétriques ou ambigrammes, soit par des formes liées qui, apparaissant comme une entité, ne sont plus attachées à une directionnalité quelconque. Les autres raisons de ramener les noms propres à leurs initiales sont :
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résorber la pluralité des noms ;
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éliminer leur sémantisme ;
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conserver néanmoins le maximum d’information (au sens de la théorie de l’information).
- Note de bas de page 20 :
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Victor Brauner (n° 46) semble avoir bien saisi cette distinction dans son Portrait de René Char (1965), bien dans la ligne de ses déclarations sur son art qu’il qualifie de picto-poésie et de langage hiéroglyphique moderne. Dans le même esprit Brancusi a dessiné le célèbre portrait de Joyce sous la forme d'une simple spirale.
Mais la redondance restante suffit encore pour faire subir aux deux ou trois graphèmes subsistants un traitement de remotivation pouvant aller dans deux directions : faire évoluer le symbole soit vers l’indice, soit vers l’icône. Afin de ne plus employer le mot « portrait » d’une façon vague dans ce contexte, il y aurait lieu d’approfondir la distinction entre un portrait P (iconique) et un portrait S (conceptuel)20. Dans les cas les plus subtilement élaborés apparaît clairement le souhait d'aboutir à une image complexe, conglomérat linguistico - iconique, qui soit un véritable portrait spirituel de l'artiste.
Un autre résultat concerne les possibilités d’intégration du monogramme à une œuvre (gravure, dessin, peinture figurative ou non). Certains artistes ont porté une attention très particulière à ce problème d’intégration, en veillant toutefois à subordonner toujours le monogramme à l’œuvre. Les incompatibilités formelles, l’hétérogénéité des codes de lecture, ont pu dans certains cas être surmontées avec une élégance étonnante, voire même en tirant parti du monogramme. Exemplaires à cet égard seraient les solutions proposées par Kandinsky, Beardsley, et Bram van Velde.
V.II L’intersémiotique
Qu’il s’agisse du monogramme en tant que tel, ou de son intégration ultérieure à une œuvre, les problèmes soulevés sont d’ordre intersémiotique. Le monogramme est un cas pratique d’interaction entre code linguistique et conventions picturales dont l’étude est du plus grand intérêt pour la formulation des lois empiriques qui les régissent.
On remarquera tout d’abord que le monogramme fait florès dans le sillage de la gravure gothique germanique, et que les peintres n’ont commencé à signer leurs œuvres que vers environ 1500, sous l’influence des artistes du Nord (Chastel, 1974). On était à cette époque dans une esthétique exclusivement figurative.
C’est d’autre part en 1435 qu’Alberti modifie les rapports entre le peintre (ou le spectateur) et le tableau, et vise à rendre parfaite l’illusion de profondeur. Conscient de ce que sa technique est un artifice, il aura soin de conseiller aux artistes d’effacer soigneusement toute trace de cet artifice. E. Gigante (1989) pose bien cette problématique qui mène à deux exigences contradictoires : la peinture est un énoncé et la signature est un acte d’énonciation, or on recommande, en vue d’une efficacité maximale du dispositif pictural, « la dissimulation de toute trace de l’activité énonciatrice ». Bien sûr, en positionnant un « point de vue » coïncidant avec l’énonciateur, la perspective ne peut éviter un renvoi à ce même énonciateur : c’est une contrainte insuppressible et d’ailleurs virtuelle puisque ce point se situe hors du tableau. Mais le renvoi via la signature peut par contre être évité : sans doute y a-t-il là une des raisons qui ont mené à la réduction de la signature en monogramme ou en emblème.
Mais même en dehors de l’emprise intellectuelle exercée par Alberti, et pour des œuvres antérieures à la diffusion de sa théorie, existait déjà la difficulté, perçue par les artistes, de faire coexister deux codes si étrangers l’un à l’autre. La peinture figurative joue de toute façon de l’illusion réaliste, et crée un espace imaginaire chez le spectateur. Le spectateur pénètre en pensée à l’intérieur de cet espace, aidé en cela par le cadre. Il s’y projette par le regard et, en un sens, s’y déplace. Toute mention écrite étrangère au thème de l’œuvre l’en fait sortir, le ramène à sa condition de spectateur, et lui rappelle la dualité de ce qu’il a devant les yeux : à la fois espace fictif ouvert pour son imaginaire, et objet manufacturé. En la signant, l’artiste lui-même se met à distance de son travail.
Je considère toutefois comme dépassée une discussion limitée à ces deux considérations, car mon corpus a montré que la tendance au monogramme existait aussi chez des artistes non figuratifs, où l’illusion réaliste et l’illusion de profondeur ne prévalent en aucune façon. Par contre le concept d’espace imaginaire y reste pertinent, et suffit donc à lui seul à motiver des stratégies intersémiotiques particulières.
F. Saint-Martin (1998) souligne à juste titre que les mots ne se réduisent jamais à de simples signifiants conventionnels, ni à de simples images dénuées de sens. Et elle ajoute que depuis Vasari on doute « qu’il soit possible de maintenir l’unité d’un tableau où des mots (sont) joints au champ plastique ». Les signes linguistiques s’accompagnent toujours d’une appréhension esthétique, d’autant mieux activée que ces mots figurent parmi d’autres énoncés plastiques et iconiques. On ne peut donc déclarer nulle l’influence réciproque des uns sur les autres.
Tout ceci étant posé, demeure la question fondamentale soulevée par Meyer Shapiro (1996) :
(...) on peut se demander si l’exigence d’un langage visuel homogène et strictement unifié est inhérente ou nécessaire en art ? N’est-ce pas un idéal qui relève d’un certain style d’objectivité, avec une norme particulière de vérité quant à la nature et à la perception visuelle ? (...). Il s’agirait dans ce cas d’une norme culturelle.
On pourrait d’ailleurs pousser cette idée plus loin encore et voir dans cette « exigence d’un langage visuel homogène » un ravage supplémentaire d’une idéologie de la pureté. De toute manière selon ces critères le monogramme est impur. Il est un exemple réussi de fusion entre les deux codes, et son utilisation, son engendrement même, contrevient déjà à l’exigence d’homogénéité du champ.
La possibilité d’une coexistence harmonieuse et fructueuse des deux codes visuels est toutefois démontrée par l’existence de la poésie concrète, de la poésie visuelle, du poème sémiotique, du calligramme. Il faut donc s’interroger sur ce qui entraîne le succès des uns et l’échec des autres, et la réponse paraît assez simple : il faut que les deux types d’entités visuelles participent du même projet, c’est-à-dire que chacune apporte sa contribution à l’ensemble, avec les moyens propres à son code. Dans le cas contraire on a affaire à deux œuvres distinctes, hétérogènes. Dans le meilleur des cas elles coexistent pacifiquement. Dans le pire, elles s’affrontent.