Quand l’écriture devient texture de l’image

Maria Giulia Dondero 

https://doi.org/10.25965/visible.236

Sommaire
Texte intégral

Support et apport dans la photographie écrite et peinte

Les photographies écrites et peintes par François-Marie Banier, grand portraitiste et romancier français, se présentent comme un lieu textuel privilégié où re-poser, de manière problématique, la question du rôle de l’écriture dans les images offertes comme support d’inscription.

Ainsi, notre corpus, constitué et exploré dans ce but, ne se contente-t-il pas seulement d’étudier la production préférée de Banier, c’est-à-dire l’art du portrait, mais rend pertinentes toutes les œuvres qui illustrent et explicitent les différentes façons dont les écritures se disposent » topologi­quement » sur la surface de photographies en entrant en même temps en relation avec les formants figuratifs. Une telle inscription hiérarchisée entre l’image et l’écriture met en jeu, par ailleurs, une diversification pragmatique et temporelle de l’énonciation. Dans cette perspective, il est particulièrement intéressant de rechercher les effets de sens qui dépendent des traces du « faire gestuel » de l’artiste sur l’image photographique préalablement pré-établie.

Le type d’écriture sur le support photographique, même s’il est toujours reconnaissable en tant que calligraphie spécifique du photographe, varie considérablement d’une image à l’autre, comme si notre artiste avait voulu faire un inventaire des combinaisons et des équilibres « tensifs » produits par l’écriture sur l’espace topologique de l’empreinte photographique (relation entre support-papier et apport-lumière, et entre support-photo et apport-écriture) et entre les différentes formes iconiques et scripturales (relation entre l’iconique et le verbal).

Dans cet essai, nous entendons prendre en considération non seulement l’écriture comme notation, autrement dit comme graphème qui s’articule avec le signifié d’une langue naturelle, mais aussi comme trace d’un geste sensori-moteur « tensivement » orienté. De plus il nous faut concevoir l’écriture comme productrice d’un effet-texture spécifique à l’image.

Note de bas de page 1 :

Sur support et apport en relation à l’inscription, transformation et stabilisation de formes, voir Fontanille (1998) et (2004).

Note de bas de page 2 :

La sensori-motricité du geste manuel de l’écriture est mise en tension avec la sensori-motricité inscrite dans l’image via la prise de vue photographique. L’image ne se réduit donc pas à l’information visuelle : comme l’affirme Fontanille (2004), les configurations visuelles peuvent fonctionner selon des syntaxes figuratives typiques d’autres modes du sensible : sensori-motrice, tactile, olfactive, etc. A ce propos, voir Dondero (2004).

Tout d’abord, il est indispensable de rappeler que la surface de papier de l’image photographique fonctionne avant tout comme un support accueillant la syntaxe et les configurations de la lumière qui jouent le rôle de l’apport1. Dès que la lumière s’inscrit sur le support photographique, le support de papier devient lui-même un texte constitué par les « formes de l’empreinte » sur lesquelles l’écriture et la peinture agissent comme des apports ultérieurs qui s’insèrent grâce à diverses modalités (conflictuelles ou non) à l’intérieur de l’espace plastique et figuratif de l’image photo­graphique. Notre corpus montre différents cas d’équilibres et de déséquilibres entre les supports et les apports photographiques qui deviennent eux-mêmes des surfaces d’inscription supportant le geste de l’écriture et le geste pictural2.

Avant la présentation de la problématique de l’original photographique et du corpus photographique choisi, on voudrait préciser qu’on ne s’occupera pas de l’acte du faire photographique ou de l’acte d’écriture en tant que processus de production attribué à un individu, étant donné qu’il faut dégager le processus de production de la sémantisation du faire énonciatif. Comme l’affirme Basso :

d’une part, on est face à un formant qui s’inscrit sur un support le long d’une syntaxe de performances instauratrices, de l’autre à un formant qui émerge à partir d’un fond retentif et protensif des données sensibles actualisées le long de l’expérience esthésique (2003, p. 122-123).

Note de bas de page 3 :

Cette distinction implique que le parcours sur les tracés du texte est médiatisé par une préhension analogisante et une performance imaginative du sujet qui saisie. Voir à ce propos Basso (2002), en particulier § 7.

Cela signifie que l’énonciation du plan de l’expression de textes est considérée à l’instar d’un processus scindé : d’une part l’instanciation productive, de l’autre le faire réceptif. Ce qu’on reconstruit pendant la saisie du plan de l’expression n’est pas le processus instaurateur même, mais son déploiement ; non la trajectoire de la pratique, mais le parcours sur les tracés du texte comme s’il était en train de se faire devant nous3. Le faire pragmatique qui est présupposé à l’instanciation du texte se situe en parallèle avec le parcours perceptif.

Si on analyse le texte d’un point de vue figuratif, il est toujours conjugué au passé ; différemment, l’analyse du point de vue de l’expression fait que le texte se déploie, bien que fictivement, le long de notre expérience fruitive.

L’original et le « surplus de sens »

Note de bas de page 4 :

Comme l’affirme Basso (2002) le survenir de l’aura dépend de la raréfaction de l’exposition de l’original devant nos yeux. L’effet auratique est une relation entre passé de l’instanciation et présent de l’observation.

La photographie a été légitimée comme art très tard pour différentes raisons. Ce qui, entre autres, a empêché pour longtemps à la photographie de rentrer dans le domaine de l’art est sa reproductibilité. La photographie a été toujours pensée et théorisée comme image qui ne possède pas d’original, si on entend par original un texte où sont inscrites les traces de l’acte sensori-moteur de production - comme c’est le cas du tableau. Selon cette conception (Benjamin, 1936), seuls le négatif ou le daguerréotype peuvent devenir œuvres d’art, parce que liés directement à l’acte productif. A l’original de l’œuvre seul, il est possible attribuer un surplus de sens, c’est-à-dire une portée sémantique liée à la trace sensible de son instanciation. L’aura dont parle Benjamin est seulement ce qui met en relation le présent de la friction avec le passé de la production - « une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (p. 70). Tel surplus de sens de l’original est donné par la stricte relation entre le parcours de la friction en acte et le parcours productif de l’œuvre4. Par conséquent, pour Benjamin, si à partir du négatif on peut produire une série de tirages, la question du tirage authentique perd son sens. La sacralité auratique de l’original s’épuise, se consomme et perd son intensité en raison de l’extension quantitative des tirages !

Note de bas de page 5 :

Sur l’image photographique comme lieu d’inscription d’une sensori-motricité, voir Tisseron (1996).

De plus, la photographie, par rapport à l’art autographique par excellence, la peinture, est considérée à l’instar d’un art mécanique, qui n’est pas tracé par une sensori-motricité anthropomorphe. Cette théorie ne rend pas compte du fait que l’appareil photographique est toujours en relation avec le corps du photographe qui prend position dans le monde environnant et que cette relation au monde est textualisée : l’image photographique n’est pas en effet le produit d’un faire mécanique, mais d’un faire mixte, anthropomorphe et machinique5.

Ecriture et authentification de l'image photographique

Note de bas de page 6 :

Pour une relecture de Goodman (1968) et des régimes de l’art, voir Basso (2002).

Si nous prenons en considération la théorie du philosophe Nelson Goodman à propos de l’objet artistique (1968), et la distinction entre les arts autographiques, dont l’authentification est liée à l’histoire productive, et aux arts « allographiques », authentifiables à travers « l’identité d’épellation » (sameness of spelling)6, nous pouvons affirmer que l’image photographique serait qualifiée comme œuvre autographique à objet multiple.

Selon nous, la photographie est autographique, comme du reste la peinture, parce que les formes de l’empreinte photographique renvoient à l’histoire de sa production, donc à un événement unique, à l’acte photographique. On doit toutefois préciser que les tirages que l’on peut obtenir à partir d’un seul négatif (autographique) sont multiples et authentiques (des œuvres allographiques à « objet multiple ») mais nous savons bien que ces différents tirages peuvent ensuite donner à voir un même négatif de manières plutôt différentes. Cette possibilité cède devant la décision fréquente de la part du photographe de choisir une technique et un calibre du tirage en tant que spécifique de l’original photographique. En ce sens, l’écriture calligraphique tracée sur la photographie porte à l’extrême ce choix. Elle permet même finalement de déterminer un tirage photographique comme l’unique exemplaire pouvant revendiquer le statut autographique, le négatif étant presque mis de côté car, bien qu’« à l’origine » du texte, il n’est plus qu’un des passages de la production de l’œuvre.

Note de bas de page 7 :

Cfr. à ce propos Dondero (2005) et Dondero (2006).

L’écriture calligraphique permet en effet de faire de cette œuvre-là l’unique tirage légitimé par l’énonciateur car signé par le geste corporel. Celle-là seulement, plutôt que toutes ces images potentiellement reproductibles par les divers tirages. Du reste, Peirce fait lui aussi une distinction entre le négatif (type) et les tirages du négatif qui n’en seraient seulement que des occurrences (tokens). Grâce à l’écriture, les tirages photographiques ne seraient plus de simples occurrences du négatif, mais accéderaient au statut d’oeuvres autonomes et non-reproductibles7. Par ailleurs, la même stratification de l’énonciation emphatise la re-connexion, au long de la « sémantisation » du texte, avec l’histoire de sa production.

Dans la peinture, les marques de l’énonciateur finissent par devenir des marquages, en tant que traces de son action sur la toile, et la signature sert seulement à en parapher l’identification. En outre, l’écriture, en tant que calligraphie apposée sur la surface d’une photographie, convertit le régime d’instauration d’autographique multiple à autographique unique en faisant de l’exemplaire authentique de l’œuvre un tirage unique. L’écriture sur le support photographique est en général une forme d’appropriation de l’image de la part du photographe qui, par le geste de l’écriture, insère dans l’image photographique obtenue mécaniquement, son » faire » gestuel et sensori-moteur, même, si comme nous en sommes bien conscients, ce » faire » photographique peut aussi témoigner de la trace d’un mouvement sensori-moteur, comme dans le cas des photos volontairement « floues » (qu’on appelle « anamorphoses chronotopiques »).

Au-delà des fonctions différentes et des régimes de signification que l’écriture assume localement à l’intérieur de la spatialité du texte photographique, Banier explore le pouvoir authentifiant de la calligraphie, qu’il intègre parfois au plan de l’énoncé (voir les lettres autographes écrites par l’érudit Louis Aragon (fig. 1), à moins qu’il ne les intègre à une stratification « énonciative » dont le » faire » scriptural constitue l’étape finale de la pratique artistique.

Fig. 1 F. M. Banier, Louis Aragon : Paris, juin 1979–1990, encre sur photographie, 50X60 cm.

Fig. 1 F. M. Banier, Louis Aragon : Paris, juin 1979–1990, encre sur photographie, 50X60 cm.

Note de bas de page 8 :

Fontanille (2005) affirme que : « Le support formel résulte d’une extraction des propriétés émanant du support matériel : le second propose des lignes de forces, des tendances substantielles parmi lesquelles le premier sélectionne, épure et systématise. Le second se présente donc, comme toute substance sémiotique, sous la forme d’une proposition limitée à un ensemble défini de possibles, alors que le premier opère un tri formel […]. A l’inverse, le premier modélise le second, et lui procure une configuration, et, dès que cette dernière se fige par convention […], elle occulte et virtualise les autres propriétés matérielles du support matériel » (p. 190). Voir à ce sujet aussi Klock-Fontanille (2005).

Dans Louis Aragon on distingue l’écriture photographiée, l’écriture apposée sur l’espace topologique de l’image (support formel), et l’écriture au-dessus et en-dessous de l’espace de la photo (support matériel)8.

L’exemplaire photographique, avec sa pluralisation potentielle, se trouve enfermé et enferme à son tour le caractère non-reproductible d’une écriture qui se propose comme gestualité corporelle marquant une identité. En somme, l’écriture fonctionne comme une signature corporelle de l’énonciateur qui authentifie un unique tirage photographique, rendant ainsi tous les autres tirages moins légitimes : le paradoxe est que la pleine « autographicité » de la photo est obtenue dans le cas de Louis Aragon par le recours à une pratique artistique (littéraire) habituellement considérée comme typiquement allographique.

Ne se contentant pas du pouvoir d’authentification de l’image photographique détenue par la calligraphie, ni de la valorisation authentifiante que la production « à empreinte » de la photographie produit au plan figuratif, Banier réalise souvent des portraits dont les personnages sont des observateurs interpellant l’énonciataire. Comme l’affirment Shairi et Fontanille (2001), il s’agit d’une stratégie énonciative reconnue en sémiotique, qui vise à authentifier l’énonciation photographique :

Quand l’énonciation déléguée est de même nature que l’énonciation de référence, les redoublements de la modalité sémiotique (p. ex. verbal/parole ; visuelle/regard) ajoutent à cette relation de référence une valeur d’authentification. C’est ainsi que la prise de paroles directe de l’acteur, au théâtre, authentifie l’énonciation théâtrale qui la subsume, de la même manière que les regards des personnages d’une image authentifient l’énonciation visuelle globale de celle-ci (p. 90-91).

Le regard frontal des personnages énoncés, comme c’est le cas pour Les Jumelles (fig. 2) a une valeur authentifiante qui n’existe pas dans la peinture, étant donné qu’en photographie le regard délégué est lié à la modalité de la prise de vue photographique, laquelle est justement mise en scène et reconnue par ce même regard délégué.

Fig. 2 F. M. Banier, Les Jumelles : Paris, 1979–17 octobre 1991, encre sur photographie, 40X30 cm

Fig. 2 F. M. Banier, Les Jumelles : Paris, 1979–17 octobre 1991, encre sur photographie, 40X30 cm

Les regards des deux petites vieilles impliquent directement l’énonciataire exactement comme ces regards ont impliqué l’énonciateur qui a saisi l’image. Plus précisément, dans le cas des Jumelles nous avons trois modalités différentes d’authentification : celle de l’empreinte photographique qui atteste que quelque chose a été (comme l’affirme Barthes dans La chambre claire), celle des personnages représentés qui tournent leurs regards vers nous et authentifient ensuite le « faire » photographique ; celle enfin de l’écriture calligraphique sur le support photographique, qui est une autre façon d’authentifier ce tirage comme le seul texte légitimé et signé de la main de l’auteur. Mais, dans ce cas spécifique, nous avons aussi un quatrième effet d’authentification (qu’on appelle référence interne) étant donné que l’écriture sur l’image commente ce qui est photographié comme nous le voyons à droite : « la jupe de la dame en blanc vient de Dieppe ». De plus, le texte écrit oriente également l’observateur vers une réception correcte (« n’agitez pas la photo »). Nous y reviendrons.

Note de bas de page 9 :

Avec l’assertion et l’assomption nous nous référons ici en particulier à la théorie de l’énonciation conçue par Fontanille (1999) : « L’assertion, c’est l’acte d’énonciation par lequel le contenu d'un énoncé advient à la présence, par lequel il est identifié comme étant dans le champ de présence du discours. [En revanche…] l’assomption est auto – référentielle : pour s’engager dans l’assertion, pour prendre la responsabilité de l’énoncé, pour s’approprier la présence ainsi décrétée, l’instance de discours doit le rapporter à elle-même, à sa position de référence… Cet acte d’assomption est, de fait, l’acte par lequel l’instance de discours fait connaître ici sa position par rapport à ce qui advient dans son champ (p. 268 - 269) ».

Enfin l’écriture sur l’image photographique témoigne d’une prise de position de l’énonciateur devant les valeurs figuratives énoncées, et construit une stratification de l’assomption, par exemple en mettant en relief la construction perspective ainsi que d’autres formes d’embrayage, réalisées sur le plan de l’énonciation photographique. L’écriture peut également problématiser et mettre en tension les valeurs énoncées par rapport à leurs manières d’existence (c’est le côté assertif de l’énonciation, sa manière de graduer la mise en présence des valeurs)9.

Alors l’écriture serait dans nombre de cas une ultérieure force dengagement dans l’acte de prédication, une deuxième prise de position de l’énonciateur à l’intérieur du champ de présence de la photographie qui va se mesurer avec la prise de position de l’énonciateur incarnée dans le discours visuel. Il est intéressant de préciser le degré d’intensité d’engagement de l’énonciateur par rapport à ce qui est représenté d’une part et ce qui est écrit de l’autre, ainsi que les relations d’accord ou de désaccord qui s’établissent entre ces différentes appropriations de l’énoncé.

Par exemple, dans le portrait de Louis Aragon, l’écrivain français est représenté en qualité d’ami et de confident du photographe, comme l’atteste le fait qu’il veuille être photographié plongé dans la lecture de quelque manuscrit. La posture d’Aragon produit l’effet d’un dialogue intime et amical avec le photographe ainsi qu’avec nous, les observateurs. Le texte coïncide avec cette configuration visuelle de véritable dialogue intime entre l’espace énoncé et l’espace de l’énonciation même si, dans un certain sens, le texte écrit se moque de l’insistance de l’homme de lettres à lire, à toute heure du jour et de la nuit, ses proses et ses poèmes à ses amis. L’écriture sur la photo explique :

Il était toujours là, à lire. A vous lire tout ce qu’il avait écrit. Prose. Poésie. Prose. Aragon avait cette horrible maladie. [...] Il lisait, lisait pendant des heures, il vous lisait à voix haute, monotone ce qu’il avait écrit la veille, l’avant-veille, et pendant des nuits. Ensuite, vers trois heures du matin, si vous étiez encore vivant, il recommençait et vous faisait visiter son appartement que vous connaissiez déjà.

Alors ce texte ironique est une autre prise de position de l’énonciateur sur la représentation qui a le pouvoir de nous faire » re-signifier » l’énonciation photographique. Dans Louis Aragon, Banier, avec un ton dialogique, raconte l’habitude d’Aragon de montrer à tous ceux qu’il connaissait ses photographies et sa correspondance : « Il expliquait chaque visage. Il vous disait où il avait rencontré celui-là. A quels endroits il avait parlé avec André Breton d’Arthur Rimbaud ». Ici le texte écrit n’évoque pas seulement la pratique d’Aragon consistant à montrer des photos d’amis à d’autres amis, comme par exemple à Banier. Le texte écrit explique plus précisément que cette manie de montrer des photographies aux amis, de les décrire et situer aux endroits des rencontres, alors qu’ils parlent d’autres amis communs, coïncide avec la démarche artistique de Banier qui nous montre lui aussi son ami, en nous disant que celui-ci expose des photos d’amis et qu’il décrit - avec une précision presque photographique- comme le fait Banier, les endroits où il les rencontrait et où il parlait d’autres amis encore. Finalement Banier s’adresse à nous à titre d’amis en nous disant : » vous avez vu le tour que je viens de jouer à Louis Aragon ? Je lui ai laissé quelques pages blanches. Cette nuit il vous les lira. Il était capable de tout ». Dans ce cas c’est comme si, à travers cette mise en abyme, nous prenions la place des amis de l’écrivain français car Banier s’adresse vraiment à nous, observateurs, comme les prochains auditeurs des récits ennuyeux d’Aragon. La dernière phrase est exemplaire à cet effet : » Cette nuit il vous les lira », énoncé qui vise à nous mettre directement en présence de Louis Aragon, avec un Banier comme médiateur de la rencontre, ami des deux parties en présence. Cependant, en se gaussant de l’obstination d’Aragon voulant absolument lire à son auditoire ses proses, ses lettres et ses poèmes -il affirme en fait qu’Aragon serait capable de nous lire des pages blanches !- Banier se moque en définitive de lui-même, comme s’il nous imposait aussi la lecture des lettres inscrites sur ses photographies (lettres entendues ici comme graphèmes et non pas comme correspondance).

L’écriture comme notation

Dans cette partie de notre article, comme nous l’avons déjà fait partiellement dans le cas des Jumelles et de Louis Aragon, nous assumerons chaque lettre de l’alphabet écrite sur l’image comme symbole d’un phonème, ou de notation comme dirait Nelson Goodman, c’est-à-dire comme graphème qui s’articule avec le signifié d’une langue naturelle de sorte que tous les accidents scripturaux par rapport au pouvoir de reconnaître des signes sont exclus momentanément par la sémantisation.

Dans de nombreux exemples, l’écriture sur la photographie, si elle est déchiffrable et lisible, nous intéresse véritablement en tant que notation. Elle se réfère non seulement au photographié, c’est-à-dire à ce que la photographie met en scène, comme nous l’avons déjà vu dans le cas des Jumelles quand nous lisons « la jupe de la dame en blanc vient de Dieppe » -ce qui produit ce que nous appelons une référence interne au texte-, mais l’écriture se réfère aussi à sa pragmatique : le texte écrit donne des indications à l’observateur sur la manière de regarder, manier, renverser et retourner la photo pour mieux la contempler. Ici l’écriture va jusqu’à affirmer que la photographie doit se regarder frontalement comme elle est accrochée normalement au mur dans les expositions ou située sur les pages des catalogues. En haut à gauche des Jumelles, le texte dit ceci : « Tous les morceaux tiennent, alors je vous en prie n’agitez pas la photo. Ils tiennent par miracle ». Cette référence très ironique aux morceaux dont la photographie est constituée, nous imposerait un modèle de regard auquel il est impossible d’adhérer car, pour suivre et comprendre l’énoncé écrit, nous devons faire tourner la photographie sur elle-même, la traiter donc comme un objet manipulable. Or c’est justement l’écriture qui, alors qu’elle nous communique que « tous les morceaux se tiennent », dissout, réellement par cet acte, l’équilibre précaire du « tout se tient ». Le commentaire écrit sur l’équilibre des formes finit véritablement par détruire cet équilibre à travers l’acte d’écriture étant donné que l’écriture, qui occupe la place topologique de la photographie, déstabilise l’ordre des acteurs représentés. L’écriture qui circonscrit les personnages -au départ lisible depuis notre position d’observateurs- en tournant autour des personnages sur la partie droite, ne devient déchiffrable que depuis la position des femmes représentées et non de celle du spectateur frontal. Cela rend pertinent le problème de la topologie et de la direction des phrases écrites : pour reconstruire le sens du texte verbal, il est nécessaire de se déplacer de la position d’observateur frontal et de prendre la place des personnages représentés.

D’autres fois encore, comme dans Fascination (fig. 3), la phrase « Are you fascinated more by this or by this or by this ? » s’adresse directement à nous, les spectateurs, pour nous demander un jugement de valeur sur des oeuvres d’art contemporain exposées dans un musée -toutes n’étant pourtant pas bien visibles, certaines se trouvant même hors du champ visuel de la photographie.

Fig. 3 F. M. Banier, Fascination : 3 juillet 2002, encre sur photographie, 30X 40cm

Fig. 3 F. M. Banier, Fascination : 3 juillet 2002, encre sur photographie, 30X 40cm

Il semble ici que la photographie réfléchisse sur son pouvoir mimétique et sur l’effet d’illusion de potentiel de parcours des salles des expositions. Dans l’image, l’écriture rend également pertinente la temporalité de la saisie de l’image. Nous avons d’abord une première saisie de l’espace figuratif, puis la lecture des écritures « re-modalise » le parcours de l’observateur. En interpellant l’observateur sur son appréciation qualitative des œuvres situées dans différentes zones de la photo, on introduit un autre potentiel de durée de la saisie : l’écriture sollicite le retard de l’observation et la responsabilisation de l’observateur sur la valorisation esthétique. L’écriture, dans ce cas, ne fonctionne pas comme inscription qui se superpose à la représentation, mais construit plutôt un espace « diagrammatique » qui explicite les relations entre les éléments figuratifs et les relations entre le point de vue de l’observateur et les éléments figuratifs.

Dans d’autres cas, c’est vraiment le rapport du photographe avec le sujet photographié qui est commenté par l’inscription dans l’image, comme par exemple dans Rue Visconti (fig. 4).

Fig. 4 F. M. Banier, Rue Visconti : Paris, septembre 1988–1990, encre sur photographie, 60X50 cm.

Fig. 4 F. M. Banier, Rue Visconti : Paris, septembre 1988–1990, encre sur photographie, 60X50 cm.

Ici le texte écrit nous raconte l’occasion qui a produit la photo observée : l’éclat de rire du clochard a attiré le photographe qui s’est arrêté. A la hauteur de la main du clochard le texte dit ceci : « Je m’étais arrêté - rue Visconti, je roulais en mobylette- pour lui parler. Il riait tout seul. J’ai cru que l’on pourrait partager ». On y retrouve également transcrits les mots que le clochard lui aurait dits pendant l’acte photographique : « Fais une photo, mais fais vite, demain je dois aller à l’hôpital. Cette nuit mon pied a été mordu par un rat, c’est pour ça qu’il tout est gonflé ». Ici, l’écriture sert encore une fois à témoigner et à authentifier la rencontre photographique qui du reste se fait déjà témoin à travers le regard de l’observateur dirigé vers l’objectif qui renvoie à l’acte de la catégorie du regard photographique.

Nous avons jusqu’à présent focalisé notre attention sur l’écriture qui produit une référence interne par rapport à l’image qui la contient : l’écriture nous suggère comment regarder la photo sur laquelle elle est inscrite, comment valoriser les personnages représentés, la distance correcte à respecter face à la photographie, la possibilité de la manipuler, la relation photographiant/ photographié. Il arrive aussi que l’écriture parle d’elle-même, de l’acte d’écrire, de sa lisibilité et des lettres-mêmes qui composent les mots. Comme cela se passe dans Un lavabo chez les Noailles, où le photographe -en parlant des artistes amis des Noailles- attire l’attention sur son acte d’écriture. Je cite les mots de la photo : « Les artistes - je suis très content que le hasard m’ait fait couper en deux ce mot si grave ». Le texte écrit joue ironiquement avec lui-même en tant que mot écrit qui met en scène sa fonction métalinguistique.

L’écriture comme gestualité

Dans cette seconde partie de notre réflexion, nous voudrions traiter des différentes relations entre la syntaxe discursive du « faire » photographique à empreinte, du « faire » gestuel de l’écriture et de la dimension sensori-motrice de la peinture.

Dans ce cas, il nous faut tout de suite préciser notre point de vue théorique et distinguer entre le niveau de l’analyse de la pure genèse productive (que nous pouvons connaître par un savoir externe au texte) et l’analyse de la syntaxe figurative qui est définissable dans l’acception de Fontanille (2004) comme une mémoire discursive qui met en scène les traces du faire, c’est-à-dire les équilibres/déséquilibres entre le support et l’apport. Par le biais de l’analyse de la syntaxe figurative, il est possible de rendre compte des traces du faire, de la praxis, au niveau de la signification du résultat et non pas de sa genèse pure. A travers le point de vue de la syntaxe discursive, nous tenterons de réunir d’une part la perspective « immanentiste » sur le texte et de l’autre, de rendre compte du fait qu’à l’intérieur de chaque texte se stabilisent et s’inscrivent les traces de l’énonciation en acte.

a) L’approche de la syntaxe figurative attire tout d’abord l’attention sur le support photographique entendu comme surface d’inscription de l’écriture stylographique ou du coup de pinceau : les différentes syntaxes confrontées mettent également en jeu le temps et les rythmes d’instauration des différentes traces. Prenons le portrait de Françoise Sagan (fig. 5).

Fig. 5 F. M. Banier, Françoise Sagan : 1999, encre sur photographie, 160X110 cm.

Fig. 5 F. M. Banier, Françoise Sagan : 1999, encre sur photographie, 160X110 cm.

Les différents rythmes d’instauration des traces photographiques, scripturales et picturales correspondent aux différentes durées de saisie : simultanées, en succession, etc. On peut obtenir des effets de ralentissement en fonction du temps nécessaire au déchiffrement de l’écriture en caractères minuscules (comme il arrive pour les phrases écrites sur le vêtement sombre de l’écrivain) et, à l’inverse, des effets d’accélération grâce aux traces des coups de pinceau successifs (comme cela se produit au-dessus de la tête du lit). Le coup de pinceau se manifeste dans ce cas comme pure gestualité, configuration plastique qui, consciente de son instauration, produit un effet d’énonciation énoncée. Souvent le coup de pinceau isolé est un jet de couleur libérée et fortuite qui détruit l’équilibre de la figure photographique jusqu’à constituer un espace diagrammatique, comme le dit Deleuze dans Logique de la sensation (1981).

Un effet d’accélération est cependant donné par l’écriture calligraphique à l’encre, comme c’est le cas pour le texte sur le sol de la chambre où se trouve Françoise Sagan. L’écriture littéralement illisible parce que dirigée alternativement vers nous et vers l’écrivain célèbre, ne fonctionne plus comme écriture-notation à déchiffrer lentement, mais comme un rythme « textural » de l’image qui marque une durée de préhension de cette zone précise de la photographie.

Chez Lucinda Childs (fig. 6) l’écriture « à coup de pinceau » et l’écriture stylographique appartiennent de toute évidence à une même calligraphie, cependant la différence se creuse quand le support photographique se trouve inscrit par une syntaxe manuelle (au stylo) ou à travers une syntaxe gestuelle/sensori-motrice (à coup de pinceau).

Fig. 6 F. M. Banier, Lucinda Childs : 2 juillet 1998, encre sur photographie, 160X110cm.

Fig. 6 F. M. Banier, Lucinda Childs : 2 juillet 1998, encre sur photographie, 160X110cm.

En fait, l’effet de sens des groupes d’écriture au stylo sur fond noir mime un « faire » de gravure tandis que celui au coup de pinceau, bien que du même blanc, ne produit pas d’effet-gravure, mais quasiment un effet-relief. La trace photographique de la lumière et la trace du geste manuel de l’écriture sont toujours le marquage d’une surface, mais ce qui est mis en évidence par nos images, c’est le rythme différent de leur syntaxe et leur interaction. Prenons Londres par exemple (fig.7) : ici les formants figuratifs de l’empreinte photographique semblent se projeter en avant vers l’observateur par rapport à l’effet-fond de l’écriture.

Fig. 7 F. M. Banier, Londres : Décembre 1989–24 octobre 1991, encre sur photographie, 60X50 cm.

Fig. 7 F. M. Banier, Londres : Décembre 1989–24 octobre 1991, encre sur photographie, 60X50 cm.

Aussi n’est-il pas juste de généraliser et d’affirmer que l’écriture sur l’image produit toujours un effet-surface qui renvoie au diaphane de la toile ou du papier photographique. L’effet/fond duquel se détache la figure du garçon dérive de la relation spéciale entre les marges de la figure du garçon et le rythme d’inscription de l’écriture sur l’espace photographique, et du fait que l’écriture s’insère sous et non sur la queue du rat. Le garçon avance vers nous avec un mouvement ponctuel, pendant que l’écriture produit un effet de durée homogène devenant surtout « textural » dans la partie haute de l’image. Dans d’autres cas, par contre, où l’objet photographié devient support pour l’écriture (comme cela se produit dans le cas du verre du garçon dans Londres aussi), la figure n’avance plus vers nous comme dans un trompe-l’œil et se retrouve, en revanche, attirée en arrière. En outre, notamment dans la partie inférieure de Londres, il semble que l’espace s’anime, qu’il devienne vivant, grâce à la tension scripturale qu’il a occupée un certain temps pour s’instaurer et au fait que la lecture du texte écrit prévoit différents points d’attaque. A partir des sous-espaces scripturaux (de gauche à droite : l’éclair d’écriture sur la veste du garçon, sur le verre, au-dessus des jambes du personnage flou en profondeur, etc.) se produit un effet d’animation du regard qui nous porte à sauter d’un point à l’autre de l’image, d’une « note » à l’autre.

b) Il nous reste à rechercher plus profondément le rapport entre le visuel et le verbal et en particulier les relations entre les formants plastiques et figuratifs et les formants scripturaux pour rendre compte des tensions qui existent entre eux.

Chez Lucinda Childs, il est intéressant de remarquer la relation entre la figure au centre de l’image et les groupes d’écriture. Ici l’écriture se fait par moments illisibles et semble prolonger le flou de la figure de la femme, ses frontières « grignotées » et son cheminement vers la disparition. Nous observons une compacité locale de l’écrit et un effet global de dispersion des différentes écritures, bien qu’elles forment une enveloppe au mouvement de rotation de la figure. Ces groupes d’écriture construisent une parataxe d’éléments et réussissent à détruire l’illusion figurative de la donnée photographique. Dans cette image construite selon une esthétique de l’énumération et de l’accumulation, la donnée photographique est seulement un élément parmi d’autres, un point à partir duquel les groupes d’écriture s’irradient de manière centrifuge. Le cas des Jumelles est en revanche complètement différent : l’écriture y forme une enveloppe pour les figures mais ne construit pas localement des formants indépendants : c’est une force centripète, une écriture-contour globale qui produit un effet de tonicité globale de l’image.

c) Il est également intéressant de chercher le rapport entre les différentes écritures, comme nous l’avons déjà mentionné à propos des portraits de Lucinda Childs, Françoise Sagan et Louis Aragon. Quelques-unes d’entre elles sont des écritures simples à déchiffrer, d’autres se prêtent à constituer la texture de l’image.

Revenons sur le portrait de Louis Aragon. On peut mesurer ici deux niveaux d’assertion et d’assomption d’écriture différents : l’une tracée sur la surface photographique (encre sur photo) et l’autre photographiée. Le procédé est particulièrement passionnant quand les deux écritures sont confrontées, comme cela se produit sur la gauche : l’écriture sur la surface de l’image laisse apparaître la partie de l’écriture photographiée, bien qu’elle soit illisible et probablement adressée à Aragon. L’écriture tracée sur la surface vers le spectateur est très nette par rapport à l’écriture photographiée qui est floue et glisse en profondeur. Leur proximité fait ressortir les différences : une écriture fonctionne comme « effet-profondeur » et l’autre comme « effet-surface ». Dans ce dernier cas, l’écriture fonctionnerait comme un élément « attirant » vers la surface des plans de la profondeur. Nous avons encore une troisième écriture située au-dessus et en-dessous de l’image, dont le positionnement remet donc en cause les limites de la photographie : alors les frontières de l’œuvre vont au-delà de la surface photographique. La troisième écriture met en jeu un autre degré d’énonciation : c’est l’écriture qui débraye la photo où se trouve une énonciation énoncée de troisième degré correspondant à la lettre qu’Aragon est en train de lire. Il faut noter en outre que le photographe nous interroge, nous et Aragon, par des questions comme « Louis, te souviens-tu de ce vers ? ». Il semble que cette image thématise vraiment le dialogue entre l’énonciateur, le personnage représenté et l’énonciataire et que surtout, les différents points d’attaque de l’écriture emphatisent les différentes prises de notes.

Dans cette image, comme du reste dans le magnifique portrait du pianiste russe Vladimir Horowitz (fig. 8), de nombreux points d’attaque de la petite écriture calligraphique -difficilement lisible- produisent un parler non linéaire, mais plutôt simultané restituant plastiquement le bourdonnement de l’écriture : l’écriture semble alors brailler.

Fig. 8 F. M. Banier Vladimir Horowitz : New York, 1989-24 janvier 1992, encre sur photographie, 65X120 cm.

Fig. 8 F. M. Banier Vladimir Horowitz : New York, 1989-24 janvier 1992, encre sur photographie, 65X120 cm.

Quand l’écriture est réabsorbée par la topologie, on perd la linéarité et les mots « regroupés » produisent un effet de simultanéité du discours. Chez Vladimir Horowitz, la topologie est construite selon une rhétorique dialogique entre le photographe et le pianiste, et entre lui et nous. Cette rhétorique dialogique s’associe à une imitation de la production de la note : de la même façon que la photographie, à travers le geste et le mouvement du bras, vise à rendre une sorte d’instantanéité, à saisir l’instant, cette écriture en forme de note devient la trace de l’expérience en acte. Ici, chez Horowitz, le mouvement du bras -rendu de manière floue- est modulation du geste, une affection en acte, ce qui délimite aussi l’espace de l’écriture. Le fait qu’une telle écriture élise divers sous-espaces, désignés comme pertinents pour son inscription -ce qui diversifie notamment l’orientation de l’écriture- semble mettre en jeu la pluralité des points d’attaque d’une pratique scripturale qui advient, certes, à différents moments (chacun d’entre témoignant d’un vécu de signification) mais en produisant néanmoins un effet de simultanéité.

En conclusion, dans notre corpus, nous pouvons avoir d’une part :

1-le rapport entre l’image photographique et l’écriture en termes de co-implication totale, comme dans le cas de Johnny Halliday : l’apport de l’écriture et du traitement pictural diversifie les strates de l’énonciation sans compromettre la construction de l’espace figuratif, dans l’autre cas par contre

2-comme chez Vladimir Horowitz, l’écriture et l’image peuvent entrer dans une tension polémique par laquelle, soit on lit l’écriture en se rapprochant spasmodiquement de la surface du texte, ce qui annule la saisie de l’espace figuratif, soit on construit une régulation modale vis-à-vis de l’espace de l’image photographique, ce qui permet de saisir l’intégralité de l’espace figuratif,

3-comme dans le cas de Louis Aragon, le rapport entre l’image photographique et l’écriture devient un commentaire méta-textuel, qui met pour ainsi dire la photo en abyme et englobe deux pratiques et deux énonciateurs distincts relevant tous deux d’un projet cohésif de l’auteur.

4-En dernier lieu, l’écriture peut, soit construire une sorte de prothèse discursive à la déclinaison figurative propre à la photographie (comme c’est le cas des Jumelles),

5-soit se situer sur le plan de l’énonciation syncrétique stratifiée puisque l’écriture fait elle-même partie d’une stratégie d’épaississement de la « figurativité » qui sature l’espace énoncé. Dans le cas du portrait des deux dames (Sybil Cholmondeley et Bessie Sparrowhawk, (fig. 9), nous constatons en fait une totale anthropisation de l’espace : le fond est saturé à la fois par l’écriture et les corps des personnages.

Fig. 9 F. M. Banier, Sybil Cholmondeley et Bessie Sparrowhawk : Houghton, mai 1984–1990, encre sur photographie, 20X40 cm.

Fig. 9 F. M. Banier, Sybil Cholmondeley et Bessie Sparrowhawk : Houghton, mai 1984–1990, encre sur photographie, 20X40 cm.

Cette volonté de saturer l’espace topologique disponible entend éluder toute possibilité d’émergence d’autre chose que le corps donné à saisir à la fois comme écriture (en tant que résultat de la sensori-motricité) et comme corps en image. Cette photo veut exprimer la tonicité du dire (à travers l’écriture qui imite le rythme du conte oral) et de la présence corporelle (à travers les corps photographiés).

L’écriture comme texture de l’image

Notre corpus d’images présente une série très variée de micro-topographies de l’écriture, c’est-à-dire de degrés de tonicité et de « compacité » de l’écriture (plus ou moins cohésive ou dispersive). Nous avons déjà observé que le temps de saisie de l’écriture-à-déchiffrer est différent de celui de l’espace figuratif de l’image photographique. Mais que se passe-t-il quand l’écriture devient illisible et compréhensible seulement comme texture et rythme ? La micro-topographie de l’image, selon l’expression du Groupe µ (1992), est constituée par la répétition de quelques éléments et d’une certaine loi de reproduction de ces éléments : « C’est le rythme qui fait ici la texture » (p. 199). Comme l’affirme le Groupe µ, problématiser la question de la proximité/distance de l’observateur alors est indispensable :

La distance critique qui détermine la perception de toute texture en tant que microtopographie est donc celle qui est nécessaire pour que cesse la perception des éléments isolés, qui passent au-dessous du seuil de discrimination (p. 198).

Note de bas de page 10 :

Notre écologie perceptive et le couplage sujet-texte nous pousse toujours à reconnaître dans une configuration expressive un formant figuratif, à stabiliser un paysage des formants « lisibles », commensurables, donc inter-actantiels. La préhension analogisante nous permet de relire les transformations des valeurs du plan de l’expression selon un minimum d’actantialisation, c’est-à-dire comme une narrativisation de la constitution même du plan de l’expression, et finalement comme une lecture figurative de l’énonciation plastique. Voir à ce propos Basso (2003).

Il y a donc d’un côté une perception intégratrice de la texture qui rend perceptible le rythme de l’écriture mais pas celui des lettres isolées - et qui détruit par conséquent l’assomption de l’écriture en tant que notation ; de l’autre, une perception désintégratrice qui rend lisibles les lettres singulières-graphèmes qu’on peut articuler avec un signifié dans une langue naturelle. D’après Basso (2003) nous pouvons affirmer que, lorsque l’écriture est déchiffrable par l’observateur comme entité culturelle qui convoque sa compétence linguistique, nous sommes en face d’une lecture figurative (c’est-à-dire inter-actantielle) de l’écriture10. Dans le cas du texte écrit sur le sol de la chambre de Françoise Sagan, la lecture est en revanche de type plastique, car les graphèmes se présentent comme illisibles et, par conséquent, comme de purs formants plastiques. Cela nous permet d’affirmer que la distinction entre plastique et figuratif dépend de la perspective du regard, ou mieux de l’ajustement entre source et cible du regard : la perspective plastique ne se réduit pas aux catégories (éidetique, chromatique, topologique) qui, une fois pour toutes, se différencient du niveau figuratif. Au contraire, la lecture plastique doit être envisagée comme une « résistance » locale du plan de l’expression qui met en cause l’articulation avec des contenus figuratifs.

Les degrés de tonicité et de « compacité » des rythmes scripturaux dépendent de différentes variables comme :

  1. la relation des lettres entre elles, qui dépend de l’italique ou du script en caractères d’imprimerie

  2. de la disposition et de la fréquence des lignes écrites (interligne)

  3. de la distribution, du positionnement et de l’étendue de l’écrit à l’intérieur de la surface de l’image –dissémination dans l’image (Louis Aragon, Françoise Sagan et Sortir pourquoi ?) ou répartition en petits groupes (Lucinda Childs)

  4. de leur relation avec les formes iconiques (si l’écriture suit plus ou moins l’orientation des formants plastiques et figuratifs de la photographie).

Chez Françoise Sagan, nous sommes devant des « compacités » d’écritures différentes (depuis l’inscription « lit liberté » jusqu’à celle du sol). L’écriture sur le plancher de la pièce constitue un certain type de texture qui contraste avec les rythmes d’écriture irréguliers des autres zones de l’image. L’écriture très drue se fait « matière » de l’image, ce n’est pas une écriture-graphème qui élabore des signifiés, mais c’est une modulation qualitative de la matière graphique de l’image. Le rythme de l’écriture très serrée imite le fonctionnement d’une machine et ne renvoie plus à la sensori-motricité anthropomorphique.

La lisibilité est donc un problème d’identification, de localisation et de reconnaissance des formants graphématiques. Elle dépend de la résolution de l’image et de la régulation modale entre la cible de l’observateur et la configuration eidétique du trait, l’épaisseur du trait et le contraste du trait par rapport au fond. Dans l’écriture sur le sol du portrait de Françoise Sagan, il semble qu’il ne soit plus pertinent de parler de distance critique et d’oscillations entre vision globale et locale, mais qu’il convienne plutôt de s’interroger sur les limites anthropomorphes de la vision. L’écriture devient « indéchiffrable », aucun « ajustement modal » pour la rendre lisible n’est plus possible, en somme l’écriture nous résiste et devient une simple répétition d’éléments de mêmes dimensions.