L’image dans le texte ou le texte dans l’image ? Le cas de l’Égypte ancienne
1. Introduction
Les organisateurs nous ont donné une mission précise : traiter du texte dans l’image, en excluant précisément la situation inverse. Cela suppose réglée la question de l’identification des deux ordres que constituent le scriptural et l’iconique. En la matière, l’Égypte ancienne offre un cas intéressant. D’abord, l’écriture y dérive du figuratif, mais cela n’est pas unique dans les systèmes imaginés par l’humanité au cours de son histoire. En revanche – et cela est plus original –, le lien organique qui lie les deux dimensions ne s’est jamais défait. Si la limite se laisse tracer sans difficultés majeures, il s’agit, à n’en pas douter, d’une frontière éminemment poreuse, et dont les contours sont sans cesse fluctuants. À vrai dire, c’est une frontière très mal gardée – et des deux côtés – au point qu’on peut souvent à bon droit s’interroger sur la nature de ce qu’on a devant les yeux : écrit ou image, à moins que ce ne soit les deux à la fois. C’est ce qui justifie en partie le titre retenu ici.
- Note de bas de page 1 :
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Le terme « hiéroglyphique » est tardif dans la littérature grecque. Les auteurs classiques se contentent de l’appellation ιερὰ γράγγατα (« caractères sacrés »). L’accent mis sur le sacré reflète une situation tardive : « sacré » s’oppose à « populaire » (δημστικὀδ), terme qui sert à désigner l’écriture (et la langue) profane de l’époque gréco-romaine. Sur cette question, voir J. Winand, « Les auteurs classiques et les écritures égyptiennes : Quelques questions de terminologie », Actes de la Société Belge d’Études Orientales, n° 18, 2005, p. 79-104.
L’Égypte pharaonique possède deux grands types d’écritures : une écriture essentiellement monumentale et une écriture cursive. La première, l’écriture hiéroglyphique, est celle que tout le monde « connaît ». Contrairement à ce que le nom que lui ont donné les Grecs pourrait laisser supposer, elle n’est pas limitée à la sphère du sacré1. C’est une écriture d’affichage, faite de signes dont les images ont toujours retenu, parfois de manière très stylisée il est vrai, un lien avec le domaine iconique. L’hiératique est l’écriture cursive. Utilisée parallèlement aux hiéroglyphes dès la proto - histoire, elle se caractérise par une simplification du tracé, par la disparition des détails à l’intérieur des signes et par la présence d’un nombre croissant de ligatures. Le support de l’hiératique est, pour l’essentiel, le papyrus, la tablette, ou encore l’éclat de calcaire ou le tesson de poterie, ce que les égyptologues appellent un ostracon. Le ciseau et le burin font place au pinceau et à l’encre. Le lien iconique s’est donc rapidement estompé.
Fig.1. Ostracon Berlin 10616, recto
À titre d’exemple, voici un ostracon écrit en hiératique (à droite) avec sa transposition en hiéroglyphes (à gauche).
2. Image et texte
C’est un fait qui ne manque jamais d’impressionner ceux que leur curiosité pousse à s’intéresser d’un peu près à l’Égypte ancienne : l’image sans texte constitue l’exception. Sans prétendre à l’exhaustivité, le texte accompagne l’image sur les parois des monuments, des temples, des palais ou des tombeaux, sur les cercueils, sur les statues, sur les objets de toutes sortes, depuis les plus petits (scarabées, sceaux, amulettes) jusqu’aux plus imposants.
Fig. 2. Statue CGC 42221
- Note de bas de page 2 :
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Cf. H. G. Fischer, L’écriture et l’art de l’Égypte ancienne. Quatre leçons sur la paléographie et l’épigraphie pharaoniques, Paris, PUF, 1986, p. 75-76, fig. 28.
Aux époques ptolémaïque et romaine, l’image et le texte prennent possession de la totalité de l’espace. Dans les grands temples de Dendérah, Esna, Kom Ombo, Edfou ou Philae, il n’y a guère que le sol qui reste vierge. Les murs, les colonnes, les architraves, les linteaux, les plafonds se couvrent de scènes où l’écrit et le dessin s’entremêlent. Les statues aussi peuvent s’habiller de textes à la manière d’un ample manteau. La reproduction ci-contre en est une bonne illustration. Le personnage est assis, recroquevillé, les genoux ramenés devant lui à hauteur du menton2. Sur toutes les faces de cette statue cube, comme l’égyptologie appelle ce type statuaire, les textes s’étalent, mêlant prières, titres, fonctions et discours personnels.
- Note de bas de page 3 :
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Le hiératique se prête mal aux jeux graphiques. On en connaît toutefois des exemples : M. Broze, Mythe et roman en Égypte ancienne. Les aventures d’Horus et Seth dans le Papyrus Chester Beatty I, Leuven, Peeters, 1996, p. 129-154.
De même qu’il y a très peu d’images sans texte, il y a peu de textes sans image. Cette affirmation se limite volontairement aux textes hiéroglyphiques, c’est-à-dire aux textes où la volonté d’affichage est manifeste. L’hiératique et, plus tard, le démotique ont un usage qui tend rapidement vers le simple rendu linguistique3. La figure ci-dessous montre l’intrusion de graffiti hiératiques sur une paroi décorée, en l’occurrence un panneau de la tombe de Thoutmosis III. Encore que ce ne soit pas le cas ici, ce genre d’inscription chevauche parfois image et texte de la décoration originelle. On a donc clairement affaire à un autre type d’usage.
Fig.3. Tombeau de Thoutmosis III. Cliché de l’auteur
3. Écriture hiéroglyphique et dessin égyptien
- Note de bas de page 4 :
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Cf. B. Kemp, Ancient Egypt. Anatomy of a Civilization, Londres – New York, Routledge, 1989, fig. 20.
En Égypte, l’écriture et le dessin sont deux entités largement commensurables. Le lien se fait par la dimension proprement iconique, métalinguistique, des hiéroglyphes, sur laquelle il me faudra revenir. En forçant un peu le trait, il ne serait pas faux de dire que les hiéroglyphes sont des représentations figurées en miniatures, de la même manière que les représentations figurées sont des hiéroglyphes géants. Dans les documents les plus anciens, il n’est pas toujours facile de faire le départ entre ce qui est de l’écrit et ce qui n’en est pas. Sur l’étiquette de l’Horus Den, reproduite ci-dessus en fac-similé4, les signes d’écriture se repèrent un peu par leur taille, guère par l’ordonnancement, pas du tout par la qualité du trait.
Fig.4. Étiquette de l’Horus Den
Fig.5. Mastaba de Ptahhotep II
- Note de bas de page 5 :
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Cf. H. G. Fischer, Ibid., p. 33.
Dans les représentations de l’Ancien Empire (iiie-vie dynastie), les hiéroglyphes sont gravés avec autant de détails que les figures. Ils sont aussi le plus souvent rehaussés d’une riche polychromie. Cette situation contraste avec celle de l’hiératique, écriture monochrome qui ne retient que la silhouette. Sur une paroi du mastaba de Ptahhotep II, reproduite ci-dessus5, on notera un groupe de trois canards, qui figure à deux reprises : une fois dans le bandeau supérieur, comme signe d’écriture, où il fonctionne comme déterminatif du mot Зpd.w « oiseaux, volaille » (), et une fois au registre inférieur, où il est un des motifs de la représentation figurée. Les attitudes, le rendu du détail sont identiques.
- Note de bas de page 6 :
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Cf. J. Winand, Ibid., p. 95-96.
Ces hésitations entre les deux ordres se trahissent aussi dans le vocabulaire : le mot sš, qui s’écrit avec le signe de la palette de scribe peut se traduire, en contexte, aussi bien par « écrire » que « dessiner ». De même, il n’y a qu’un mot pour désigner le dessin et le signe hiéroglyphique : ti.t 6. ()
4. Un continuum entre deux pôles
Fig. 6. Livre des Morts
Ce serait toutefois aller un peu vite en besogne que d’imaginer que les Égyptiens ne faisaient aucune différence entre l’iconique et le linguistique. On observe plutôt un jeu de dégradés assez fin le long d’un continuum entre deux pôles bien marqués : d’un côté, une dissociation nette entre image et texte, et de l’autre, une intégration des deux ordres, qui peut aller jusqu’à une dissolution des frontières. Le premier cas ne nous retiendra pas longtemps. Un extrait d’un papyrus du Livre des Morts servira d’illustration. En marge du texte, écrit en colonnes au moyen d’hiéroglyphes dits linéaires, se trouvent des illustrations que la tradition égyptologique appelle des vignettes. La séparation entre le texte et l’illustration est souvent matérialisée par un cadre. Les deux ordres ne prêtent ici à aucune confusion : la taille, la précision dans les détails, la polychromie, tout sépare l’image et le texte. Ce sont évidemment les phénomènes d’intégration qui sont les plus intéressants (§. 5). Enfin, il faut encore évoquer ce que j’appellerai des processus de brouillage de codes, qui se traduisent le plus souvent par des jeux graphiques (§. 7).
5. Intégration du texte et de l’image
La cohabitation de l’écrit et de l’image dans un même espace est un fait banal en Égypte à chaque fois qu’il y a volonté d’affichage. Si l’on excepte les périodes de tâtonnements et de formation, rapidement évoquées plus haut, le départ entre les images en fonction iconique et les images en fonction d’écriture obéit à des critères formels. Une scène tirée du mur d’enceinte du temple d’Amon-Rê à Karnak (règne de Ramsès II) va servir de modèle. On retiendra plus particulièrement les éléments suivants :
La taille et le calibrage : les hiéroglyphes sont calibrés, ce qui signifie qu’ils sont réduits à une taille conventionnelle qui permet de les arranger en lignes ou en colonnes à l’intérieur de ce qu’on appelle des cadrats.
Fig.7. Mur d’enceinte du temple d’Amon-Rê à Karnak (mur sud)
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Les détails à l’intérieur de l’image : présents dans les figures, mais généralement absent des hiéroglyphes après l’Ancien Empire.
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La mise en page : les hiéroglyphes sont disposés en lignes ou en colonnes. Des traits de séparation peuvent également être présents.
Le texte accompagne l’image de multiples manières :
- Note de bas de page 7 :
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Cf. H. Wild, Le tombeau de Ti, II, Le Caire, 1953, pl. CXXIV. Sur la vectoralité de l’écriture hiéroglyphique, cf. infra, § 6.
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Les scènes peuvent recevoir un titre, placé le plus souvent dans le champ. C’est le cas dans la scène ci-dessus. La ligne qui court à mi-hauteur entre le roi et la divinité (cadre C) indique la nature du rite effectué (iri.t mḏ.t n nb.t p.t « effectuer l’onguent pour la maîtresse du ciel »).
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Les personnages présents sont identifiés par le nom et leur(s) titre(s).
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Les scènes sont parfois décrites avec minutie. C’est notamment le cas des documents à caractère plus technique comme les plans et les cartes (p. ex. le Livre de l’Au-delà, la carte minière du P. Turin, le plan de la tombe de Ramsès IV sur l’ostracon Caire CGC 25184).
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Les propos tenus par les personnages peuvent être rapportés. C’est le cas à nouveau dans la scène de Karnak (fig. 7). Le discours de la déesse figure pour partie dans le cadre B (partie droite du cadre) et dans le cadre D. Dans les scènes de la vie quotidienne qui décorent maintes parois des mastabas de l’Ancien Empire, il n’est pas rare que les personnages dialoguent. La mise en page n’est pas sans rappeler les bandes dessinées modernes. Dans la reproduction ci-dessous, tirée du mastaba de Ti, l’orientation des hiéroglyphes permet d’attribuer le discours figurant au-dessus des bœufs au personnage qui se tient au centre de la barque de gauche7, en non à celui qui se tient à l’extrémité de l’embarcation de droite comme on pourrait le penser de prime abord.
Fig.8. Mastaba de Ti
6. Complémentarité texte-image
Le texte et l’image ne se contentent pas d’une simple cohabitation. Ils vivent le plus souvent en parfaite symbiose, se complétant de la plus riche des façons. Plusieurs cas doivent être envisagés.
6.1 Le texte souligne les rôles des participants
La nature même de l’écriture hiéroglyphique la rend apte à se disposer aussi bien en ligne qu’en colonne, avec un sens de lecture dextrogyre ou sinistrogyre. On obtient ainsi quatre types de vectorialité, symbolisés comme suit : →, ←, ↓→,↓ ←. La figure ci-dessous constitue une représentation-type, exploitant à des fins esthétiques les ressources de la symétrie. À titre d’exemple, le même texte est reproduit quatre fois en tenant compte de la géométrie du monument et des principes généraux de l’orientation de la lecture. En effet, le sens de la lecture d’une ligne d’hiéroglyphes s’adapte à l’orientation du personnage à laquelle elle se rapporte. La règle fondamentale veut que la progression se fasse en allant à la rencontre du personnage. Du point de vue du dessin, les signes hiéroglyphiques se laissent diviser en deux catégories : les signes symétriques et ceux qui ne le sont pas. Les signes symétriques n’ont pas d’orientation : Les autres signes sont orientés ; ils ont un devant et un derrière : . Les signes hiéroglyphiques orientables sont toujours disposés de la même manière que le sujet auquel ils se rapportent.
Fig. 9 Vectoralités de l’écriture hiéroglyphique
Sur la fig. 7 ci-dessus, l’orientation des textes a été matérialisée par des flèches. Le cadre B se divise en deux parties : les deux colonnes de gauche contiennent le panneau protocolaire du roi, les quatre colonnes de droite sont réservées au discours de Méhyt. La césure dans l’orientation des signes matérialise la frontière entre les deux textes. Le discours de la déesse se poursuit en D. On retrouve l’orientation dextrogyre, normalement attendue. Le cadre C énonce l’action accomplie par le roi. Le sens de la lecture s’harmonise par conséquent avec l’orientation du souverain.
Les artistes égyptiens ont su tirer le meilleur parti de la plasticité des hiéroglyphes. Le linteau de Pairy, reproduit ci-dessous, en est un bon exemple. On y voit le défunt en adoration devant la titulature d’Amenhotep III. La composition de la scène observe une stricte loi de symétrie dont l’axe passe par le milieu du monument. Le sens de la lecture des deux textes principaux, celui de la prière, se fait en progressant vers l’orant (A et A’). Lui fait face le nom royal éclaté pour la circonstance en deux parties également symétriques (B et B’). La lecture se fait alors de l’extérieur vers le centre du linteau. Par l’intermédiaire du protocole royal, c’est donc bien une prière que Pairy adresse au souverain. Celui-ci occupe le centre de la composition, emplacement d’ordinaire réservé à la divinité
Fig.10. Linteau BM 1182
- Note de bas de page 8 :
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Cf. H.G. Fischer, Ibid., p. 92-93.
La capacité des hiéroglyphiques à changer d’orientation a été largement exploitée, parfois de manière surprenante. Un cas intéressant est constitué par ce qu’on pourrait appeler une rupture de vectorialité. À l’intérieur d’une ligne, l’orientation peut s’inverser brusquement, coupant parfois une phrase en deux. Le premier exemple retenu ici provient d’une tombe de Saqqara8. On y voit deux chanteurs accompagnés par un harpiste. Le texte qui court au-dessus du trio se lit ḥs.t n bn.t « chanter à la harpe ». Les signes qui servent à écrire Hs.t « chanter » sont écrits juste au-dessus des chanteurs ; ils sont orientés ← . En revanche, le restant de la phrase n bn.t « à la harpe », placé au-dessus du harpiste a l’orientation inverse (→).
Fig.11. Relief Caire CGC 1533
- Note de bas de page 9 :
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Cf. H. G. Fischer, Ibid., p. 90 et fig. 20.
L’exemple suivant date du Nouvel Empire. On y voit Thoutmosis III face à la déesse Hathor9. La partie qui nous intéresse figure dans le cadre tracé en pointillés (agrandi à droite). Le premier texte (A) se présente sur deux colonnes. Il signifie « frapper la balle pour Hathor qui préside à Thèbes ». Il s’agit d’un rite que le roi accomplit pour la divinité. On peut voir ladite balle dans les mains de Thoutmosis. Le texte est disposé de telle sorte que le segment qui se rapporte directement au sujet, la frappe de la balle, figure dans une colonne avec une orientation dextrogyre des signes, tandis que la dernière partie, qui concerne la bénéficiaire, figure dans la seconde colonne avec une inversion du sens de la lecture. L’effet est un peu celui qu’on obtiendrait si la phrase était dite par un récitant qui se tournerait d’abord vers la droite, s’adressant au roi, puis vers la gauche, en direction de la divinité quand il passerait à la seconde partie de la phrase. Un effet analogue est obtenu pour le texte B, qui signifie « rattraper (la balle) par le prêtre après qu’il (sc. le roi) l’a lancée ». Les prêtres dont il est question sont représentés devant le ou du roi, en taille minuscule, conformément à la loi dite de « proportion morale », qui veut que la taille des individus corresponde à leur place dans la société. La partie du texte qui se rapporte au prêtre a une orientation sinistrogyre, celle qui se rapporte au roi a l’orientation inverse. Le texte doit donc se lire en commençant par le milieu, c’est-à-dire là où les segments se rejoignent.
Fig.12. Temple de Thoutmosis III à Deir el-Bahari
- Note de bas de page 10 :
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Cf. E. Hornung, Idea into Image. Essays on Ancient Egyptian Thought, New York, Timken Publishers, 1992, p. 108.
Le dernier exemple provient du Livre des Portes, un rituel funéraire royal datant du Nouvel Empire10. La figure ci-dessous montre la barque du soleil portée à bout de bras par Noun. Les symboles y abondent. La représentation est accompagnée de légendes, qui servent tantôt de titres, tantôt de gloses. Par exemple, en B figure le nom du dieu Noun, tandis que le texte A décrit l’action du dieu « c’est pour soulever ce dieu (sc. Khépri) que ces bras sortent de Noun ». Le sens de lecture est sinistrogyre, comme attendu, puisque le dieu est tourné vers la droite. Les légendes, ou plutôt les gloses, qui se rapportent à Osiris (C) et Nout (D) sont en colonnes, avec un sens de lecture qui se conforme à l’orientation des personnages, c’est-à-dire qui va de bas en haut.
Ce qui est le plus étonnant, c’est la ligne centrale, qui sert de titre à la vignette (E). Voici ce qu’on peut lire :
Si l’on s’en tient aux principes généraux énoncés plus haut, le sens de la lecture devrait aller de la droite vers la gauche. Or cela ne donne aucun sens. Il faut commencer par la gauche et progresser vers la droite. Tous les signes orientables, non symétriques, ont été volontairement inversés, sans doute pour des raisons cryptographiques. En écriture normale, on aurait :
6.2 L’image complète le texte
- Note de bas de page 11 :
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Cf. H. G. Fischer, Ibid., p. 27-28.
Il est des cas où l’image complète l’écrit. L’écriture hiéroglyphique comprend ce que les égyptologues appellent des déterminatifs. Il s’agit de signes écrits à la fin des mots. Dépourvus de prononciation, ils spécifient la classe conceptuelle à laquelle appartient le mot auquel ils s’accolent. Par exemple, dans le mot ḥw.t « château », le signe du plan de maison () indique que le mot se range dans la catégorie sémantique des immeubles. La scène reproduite ci-dessous montre un chasseur capturant un ibex au lasso11. Pour ne laisser aucun doute, un titre l’accompagne : spḥ niЗ in nw « attraper au lasso un ibex par le chasseur ». Le lecteur perspicace aura tout de suite remarqué que les graphies des mots sont défectives. Manquent en effet les déterminatifs. En réalité, ceux-ci doivent être recherchés dans la représentation figurée. Le déterminatif du lasso, qui accompagne normalement spḥ, celui de l’ibex, attendu derrière niЗ ou celui du chasseur, en complément de nw, sont bel et bien présents. La solidarité entre le texte et l’image est donc très forte. En fait, il y a de la redondance dans des scènes de ce type, sans qu’on sache toutefois très bien si c’est l’image qui glose le texte ou le texte qui souligne l’image.
Fig.13. Chapelle de Paemkai (MMA 08.201.01)
- Note de bas de page 12 :
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Cf. E. van Essche, « La valeur ajoutée du signe déterminatif dans l'écriture figurative ramesside », Revue d’Egyptologie, n° 48, 1997, fig. 4, p. 209.
La scène suivante12, plus récente, montre Isis allaitant le jeune Séthi Ier. Le texte du discours de la déesse, qui commence à la colonne 2, omet systématiquement le pronom personnel de la première personne, pourtant nécessaire à la compréhension. Celui-ci doit à nouveau être recherché dans la scène figurée. Il faut donc lire (col. 2), (col. 3), (col. 3) et (col. 4). Mais il y a plus. Le verbe rnn « élever, nourrir » (col. 3) s’est adjoint un déterminatif qui renvoie directement à l’image principale :
le signe choisi représente en effet une déesse assise ayant l’enfant royal sur les genoux.
Fig.14. Isis nourrissant Séthi Ier
6.3 Image ou texte ?
- Note de bas de page 13 :
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Le nom générique réservé à ce genre de scènes est smЗ-tЗ.wy « réunion des Deux Terres ».
La distance qui sépare le texte de l’image peut se rétrécir considérablement. La scène reprise ci-contre montre les génies de la Haute et de la Basse Égypte liant les plantes héraldiques associées à ces deux moitiés du pays. Ce type de représentation, hautement symbolique, commémore la réunion du Nord et du Sud, moment fondateur de l’unité du pays. La scène a une valeur directement interprétable en tant qu’image. Elle est également susceptible d’une lecture. En effet, l’élément vertical autour duquel les plantes héraldiques sont nouées est un signe d’écriture. Il se lit smƷ et signifie « réunir ». On peut donc lire, en prenant le signe central et les deux plantes héraldiques qui l’entourent, smƷ mḥw šm‘w « réunir la Basse et la Haute Égypte »13. Ce sont des représentations de ce genre qui sont à l’origine de la lecture exclusivement symbolique des hiéroglyphes. Cette interprétation, diffusée par l’Antiquité classique tardive, et reprise par la Renaissance, polluera toutes les tentatives de déchiffrement aux cours des xviie et xviiie s.
Fig.15. Relief BM 163
7. La dimension iconique du texte
La théorie moderne classe commodément les hiéroglyphes en trois grandes catégories de signes : les idéogrammes, les phonogrammes et les déterminatifs. On peut schématiquement les caractériser de la manière suivante :
[+ sém.] |
[+ phon.] |
|
idéogrammes |
+ |
+ |
phonogrammes |
— |
+ |
déterminatifs |
+ |
— |
Fig.16. Les composantes du système hiéroglyphique
- Note de bas de page 14 :
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Cf. O. Goldwasser & M. Müller, « The Determinative System as a Mirror of World Organization », Göttinger Miszellen, n° 170, p. 49-68.
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Les idéogrammes ont, à la fois, un contenu sémantique et un contenu phonologique ; ils représentent quelque chose à quoi est associée une valeur phonologique déterminée. C’est précisément ce qui différencie l’idéogramme du pictogramme (même si le premier dérive historiquement du second). Par exemple, le signe , qui représente le plan d’un bâtiment, se lit pr et signifie « maison ». Le signe ne renvoie donc pas à n’importe quel type d’édifice.
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Les phonogrammes n’ont qu’une valeur phonologique. Ils sont désémantisés. Le processus qui conduit à la création des phonogrammes a dû être très simple. Une fois établie la relation entre un signe et une suite de phonèmes (niveau idéographique), le signe devient disponible pour écrire un mot dans lequel se présente la même suite de consonnes, sans que soit nécessairement conservé le sens de l’idéogramme. Reprenons le signe , auquel s’attache la valeur phonologique P + R. Le signe pourra servir à écrire le mot pri « sortir », duquel est absente toute idée de maison. Le signe n’est utilisé que pour sa valeur phonologique.
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Les déterminatifs ont en quelque sorte la caractéristique inverse des phonogrammes : ils ont une valeur sémantique, mais ils ne se lisent pas. Placés à la fin du mot, ils indiquent au lecteur la catégorie conceptuelle à laquelle le mot se rattache. On notera que leur présence n’est pas obligatoire. Les déterminatifs ont une grande utilité à plusieurs points de vue : ils aident au découpage des mots, ce qui est précieux dans une écriture qui ne connaît pas le blanc typographique (scriptio continua) ; ils sont parfois le seul indice de la signification du mot si celui-ci est rare ou utilisé en contexte peu clair ; enfin, ils sont une mine d’informations sur la manière dont les anciens Égyptiens catégorisaient le monde. À ce titre, ils intéressent au premier chef les anthropologues14. Le déterminatif reste en dehors du linguistique stricto sensu ; il se voit, mais ne se lit pas. C’est en quelque sorte une sur-détermination qui ne fonctionne que sur le plan de l’écrit et qui permet au scribe qui sait les utiliser d’apporter de subtiles variations sémiques.
Les frontières entre idéogrammes, phonogrammes et déterminatifs ne sont pas étanches. Il n’est pas rare de retrouver un même signe dans les trois emplois. Le signe , déjà rencontré comme idéogramme et comme phonogramme, peut encore figurer comme déterminatif pour classifier n’importe quel type de bâtiment : c’est le cas dans ḥw.t « temple » ou ‘ḥ « palais ». Il est même possible de rencontrer deux fois le même signe dans un même mot, une fois comme idéogramme et une fois comme déterminatif : dans iwi « venir », le signe des jambes en mouvement en début de mot est un idéogramme, et il est repris comme déterminatif générique du mouvement en fin de mot.
J’ai déjà insisté sur le fait que la dimension iconique du signe hiéroglyphique n’est jamais complètement effacée. Elle demeure de manière latente, toujours prête à être réactivée si le besoin s’en fait sentir. C’est ce qui explique, par exemple, que les hiéroglyphes représentant des entités hostiles ou néfastes fassent parfois l’objet d’une mutilation afin de contrecarrer magiquement leur potentielle activité nuisible. Les hiéroglyphes reproduits ci-dessous ont été transpercés par des poignards : il s’agit d’animaux éminemment dangereux comme le crocodile, le serpent, l’animal séthien, le taureau sauvage ou encore d’un ennemi de l’Égypte.
Les déterminatifs permettent des jeux d’écritures parfois très élaborés. Il n’est pas rare qu’un mot soit attesté avec plus d’un déterminatif. Le choix de ce dernier est dicté par la nuance que le scribe désire apporter dans un contexte déterminé. En voici un exemple. L’égyptien possède un terme pour désigner les Asiatiques ; il s’agit du mot mntj.w. Accompagné du déterminatif de l’homme assis (a), il désigne les populations de l’Asie de manière neutre, générique, sans connotation particulière ; le déterminatif se contente de ranger les mntj.w dans la catégorie des êtres humains. Dans un contexte approprié, ce déterminatif peut laisser la place à celui de l’ennemi gisant (b). L’intention du scripteur est alors tout autre ; les mntj.w sont rangés dans la catégorie des ennemis, plus précisément des ennemis vaincus, de l’Égypte. Il faut bien comprendre que le changement de déterminatif n’affecte en rien la réalisation du mot sur plan oral. Il s’agit d’un jeu d’écriture interne au système hiéroglyphique. Cela n’est pas prononçable, et c’est bien sûr intraduisible.
Les jeux d’écriture culminent à l’époque gréco-romaine dans les spéculations des intellectuels attachés aux scriptoria des temples. Les hiérogrammates, comme on les appelle, rivalisent alors d’ingéniosité pour inventer de nouveaux signes ou pour trouver des significations nouvelles à des signes déjà existants. En voici un exemple bien connu. Le nom du dieu Ptah s’écrit d’ordinaire en toutes lettres, si l’on peut ainsi s’exprimer (a) :
Dans les textes ptolémaïques, on trouve des graphies à haute valeur sémantique ajoutée. Dans l’exemple repris ci-dessus (b), l’hiérogrammate a composé un tableau fait de trois éléments : le signe du ciel, qui se lit p.t, le signe d’un génie primordial, qui se lit ḥḥ, et le signe de la terre, qui se lit tЗ. En appliquant le principe d’acrophonie, on obtient les radicales nécessaires à la lecture du dieu : p + t + ḥ. Mais cette graphie vaut aussi par ce qu’elle représente visuellement. On y voit le génie Heh occupé à séparer le ciel de la terre, c’est-à-dire à effectuer l’acte démiurgique par excellence. En choisissant cette graphie, plutôt qu’un simple rendu phonologique, l’hiérogrammate précise à son lecteur que Ptah doit être ici compris en référence à son rôle de démiurge. Plutôt que de complémentarité ou de fusion, il vaut sans doute mieux parler ici de superpositions de niveaux de lecture.