Diagramme ou regard diagrammatique ?
Pour Jacques Geninasca
Tout le monde parle, depuis un certain temps, de diagrammes – des historiens de l’art jusqu’aux architectes. Après le « pictorial turn » il paraît que nous assistons actuellement dans le domaine des recherches sur le visuel à un véritable « diagrammatical turn ».
Un des problèmes suscité par ce regain d’intérêt pour le diagramme est celui de sa définition. Dans le titre des journées d’études de Venise il était question de « diagrammes, cartes et schémas graphiques », qui ensemble constitueraient une « dimension métasémiotique du visuel ». Mais comment définir cette dimension ? Est-elle constituée par un certain nombre de traits formels qui permettraient de décider si tel texte visuel entre dans la grande classe des diagrammes ou non ? Mon effort ne consistera pas à constituer une définition de cette manière – je la caractériserais de substantielle – j’aimerais au contraire proposer ici une définition opérationnelle du phénomène.
Ma thèse est la suivante : le phénomène du diagrammatique ne peut pas être suivi par des traits structurels formels, mais uniquement par le regard diagrammatique ; ce regard est susceptible d’être porté, en principe, sur n’importe quel texte visuel. Le terme de « regard » est à prendre dans un sens large, comme approche ou manière de réagir face au texte visuel. Il sera question de réactions non seulement cognitives, mais parfois aussi somatiques.
Ma contribution est organisée comme suit : je choisis comme point de départ un certain nombre de textes visuels ; après une esquisse d’analyse de chaque exemple, je passerai à la description des réactions qu’ils provoquent dans un contexte culturel déterminé pour en déduire, à la fin, des hypothèses sur ce que j’appelle le regard diagrammatique.
Les exemples choisis appartiennent à différentes époques et sont de nature formelle très variable ; il s’agira d’un schéma, de plans et de cartes, mais aussi d’un tableau peint et d’un ensemble de peintures. Toutes ces données visuelles peuvent être sujettes, pour signifier – c’est ma thèse – à un même type d’opération sémiotique appelé regard ou approche diagrammatique.
Un schéma
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Je reprends ici des éléments d’une analyse publiée in Steffen Bogen et Felix Thürlemann, « Jenseits der Opposition von Text und Bild. Überlegungen zu einer Theorie des Diagramms und des Diagrammatischen », Die Bildwelt der Diagramme Joachims von Fiore. Zur Medialität religiös-politischer Programme im Mittelalter, études réunies par Alexander Patschovsky, Ostfildern, Thorbecke, 2003, pp. 1-22.
Le premier exemple est tiré d’un manuscrit de la fin du 8e siècle conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich. La page reproduite fait partie du traité De natura rerum d’Isidore de Séville (fig. 1)1. Dans la partie supérieure, en tête du texte, on aperçoit une configuration schématique accompagnée de termes écrits. Il s’agit donc d’un texte syncrétique que l’on qualifie normalement de « schéma » ou de « diagramme » dans le sens étroit du terme.
La configuration en question est constituée d’un ensemble de formes géométriques : de deux cercles complets, l’un en jaune, l’autre, plus petit, en violet, de six demi-cercles de couleur rouge, verte et jaune, dont les centres sont placés sur le périmètre du grand cercle jaune et qui sont disposés par paires opposées, finalement de quelques fragments de cercle vert et violet. Le dessin géométrique est accompagné d’éléments textuels. Au centre, il y a trois mots-clés écrits en majuscules et en couleur rouge, disposés l’un au-dessus de l’autre dans le sens horizontal : « MUNDUS – ANNUS – HOMO ». Egalement en majuscules rouges sont marqués les noms des quatre éléments qui sont réparties selon les axes horizontal et vertical : « IGNIS », « AER », « AQUA » et « TERRA ».
Le schéma sert à expliquer l’analogie entre le macrocosme et le microcosme, entre les quatre éléments du monde (« MUNDUS »), les quatre saisons de l’année (« ANNUS ») et les quatre tempéraments de l’homme (« HOMO »). Cette analogie est constituée par la référence commune des trois séries de termes à quatre qualités de base : « calidus », « humidus », « frigidus » et « sicc[us] », indiquées chacune deux fois de suite le long du périmètre du grand cercle jaune.
Chacun des quatre termes de chacune des trois séries (éléments, saisons, tempéraments) résulte de la combinaison de deux qualités différentes voisines, disposées dans l’interstice entre les deux cercles entiers, jaune et violet. Ainsi, non seulement la terre (« TERRA »), mais aussi les deux termes analogues, l’automne (« autumnus ») et la mélancolie (« melancolia ») – ce sont les trois termes marqués à gauche – s’expliquent en tant que combinatoire des qualités « frigidus » et « siccus » (froid et sec). Autre exemple : le feu, l’été et la colère (« IGNIS », « aestas » et « colera ») – les trois termes indiqués en haut – sont le résultat de la combinaison des termes « calidus » et « siccus », etc.
Fig. 1 - Diagramme cosmologique (Munich, Bayerische Staatsbibliothek, ms. clm 16128, fol. 16r)
Dans ce type de lecture, le diagramme qui est constitué d’un côté de figures circulaires colorées disposées régulièrement et de termes latins de l’autre, devient une sorte de machine à penser. La configuration sert à expliquer la genèse des trois fois quatre termes appartenant au trois grands thèmes éléments, saisons, tempéraments. Ces thèmes possèdent une organisation analogue grâce à leur genèse commune par la combinatoire de seules deux catégories contraires de base, « frigidus » vs. « calidus » et « siccus » vs. « humidus ». Comme on le voit, dans la lecture diagrammatique de la configuration en question, les qualités visuelles de type chromatique et eidétique d’un côté, positionnelle de l’autre, sont arrangées de façon à permettre un ensemble de performances cognitives qui relèvent du calcul logique.
Mais la configuration des cercles et fragments de cercles colorés peut être lue d’une autre façon encore : en tant qu’ornement. La lecture ornementale applique un regard esthétique qui est sensible aux valeurs chromatiques et linéaires organisées régulièrement dans un ensemble équilibré. Dans ce type de saisie, les éléments textuels n’entrent pas en jeu avec leur contenu sémantique.
Dans l’exemple choisi, la lecture ornementale semble jouer une valeur non négligeable. Elle sert, en quelque sorte, de base à la lecture diagrammatique. En tant qu’ornement, la configuration circulaire désigne le monde comme kosmos, comme une entité close et bien organisée. Ce contenu de la configuration saisi par le regard ornemental est en quelque sorte le thème général, analysé ensuite par l’application du regard diagrammatique. C’est lui qui permet de comprendre les lois qui font du monde un ensemble bien organisé, où les dimensions macrocosmiques et microcosmiques sont corrélées les unes aux autres.
Un plan de ville
Le deuxième exemple (fig. 2) renvoie directement aux journées d’étude « La dimension métasémiotique du visuel : diagrammes, cartes, schémas graphiques » tenues le 11 et 12 février 2006 à Venise. Par le fait que tous les participants se trouvaient réunis dans la même salle le premier jour du colloque, il confirme ma thèse que la lecture diagrammatique des textes visuels est une lecture qui vise la performance. On lit la carte – autre type de texte visuel relevant de la lecture diagrammatique – en vue d’abord de l’orientation dans l’espace, suivie, éventuellement, d’un déplacement réel. Je dis « éventuellement », car nous connaissons tous le phénomène par lequel le regard sur la carte nous amène à renoncer à un voyage que nous avons auparavant imaginé « en tête ».
La carte et le plan sont normalement considérés comme relevant du domaine de l’iconique dans le sens plat du terme, comme étant une image mimétique du monde. On est prêt à admettre, bien sûr, que les cartes obéissent à un certain nombre de conventions, mais la nature mimétique fondamentale ne semble pas être mise en question par ce fait. Dans le cas de notre exemple, les groupes de maisons sont transcrits par le terrain qu’ils occupent. Ils apparaissent par là comme des surfaces qui désignent des bouts de terrain « non accessibles » en quelque sorte au piéton ordinaire. A l’intérieur de ces surfaces sont distingués ensuite les types de propriété (privé vs. publique) par le contraste entre jaune clair et bleu clair. Les stations des « vaporetti » sont en plus marquées spécialement en bleu foncé, les églises par une croix superposée, etc.
Deux maisons ont été retravaillées par les organisateurs du colloque : le lieu d’hébergement, la « Fondazione Levi », et le lieu de réunion, la « Fondazione Bevilacqua La Masa ». Une ligne rouge relie les deux rectangles rouges qui désignent ces deux lieux privilégiés pour les participants du colloque. Cette ligne indique le chemin le plus court qu’un piéton peut prendre pour aller d’un établissement à l’autre.
Fig. 2 - Plan de Venise manipulé par les organisateurs du colloque
Par l’acte d’ancrage – un procédé qui est à la base de toute lecture d’une carte – l’énonciataire choisit un des carrés rouges comme point de départ, l’autre comme le but envisagé du déplacement. La ligne rouge qui relie les deux carrés est intéressante : elle marque deux performances possibles que l’énonciataire peut faire à partir de la carte : le chemin de l’hôtel au lieu de réunion et vice versa. Mais d’autres parcours sont tout à fait possibles également. Personne par exemple ne peut m’empêcher d’allonger le fil rouge, de faire un petit détour en passant de l’hôtel au lieu de réunion. (Je ne parle pas de ceux qui l’ont peut-être fait involontairement.)
La carte ne prescrit pas les déplacements à faire. Elle est un texte visuel qui sert à nous orienter dans le monde, c’est-à-dire de mettre le lieu que nous avons choisi comme lieu d’ancrage en rapport avec un autre lieu, choisi à volonté, et de projeter des relations entre eux, c’est-à-dire d’imaginer des parcours possibles. De nouveau donc, le regard diagrammatique est un regard qui se sert du texte visuel pour passer à la performance. Mais dans le cas de la carte, chaque performance somatique est nécessairement précédée d’une performance de caractère cognitif. Le lecteur de la carte développe d’abord un projet de déplacement ; la réalisation du déplacement, la performance somatique, peut s’y ajouter, mais elle n’est pas nécessaire.
Un autre point essentiel permet de comprendre la structure sémiotique des cartes et leur fonctionnement. Aujourd’hui, les plans de ville et les cartes sont dessinés normalement à l’échelle. Une distance mesurée dans la carte peut être corrélée par une opération de multiplication à une distance dans le monde réel. Mais cette qualité soi-disant mimétique de la carte n’est pas nécessaire et même pas toujours utile à son fonctionnement. Pour expliquer cette thèse, je me sers de deux exemples, un antique, l’autre moderne.
Une carte antique
Une des cartes romaines les plus intéressantes dont nous avons gardé la trace s’est conservée avec la Tabula Peutingeriana (fig. 3), une copie du 12e ou 13e siècle d’après un modèle antique du 4e siècle après Jésus-Christ, qui remonte, lui, à un modèle plus ancien encore. La carte mesure plus de 6 mètres de long, mais seulement 34 centimètres de haut. Le format s’explique facilement par le fait qu’il s’agissait à l’origine d’un rouleau de papyrus. La Tabula Peutingeriana représente le réseau routier entier de l’empire romain antique sur les trois continents connus alors : l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Il est évident qu’une représentation du monde à l’aide d’une surface rectangulaire de 34 à 675 centimètres (donc avec un rectangle aux côtés en rapport de 1 à 20) ne va pas sans des distorsions énormes.
L’illustration montre un extrait de la carte avec au milieu l’Italie centrale, la bande supérieure représentant les pays dalmatiques. En bas, on voit une partie de la côte africaine. Vers le bord droit, on découvre la ville de Rome, le nombril du monde d’alors, sous la forme d’une figure féminine assise sur un trône et placée dans un cercle. Malgré les distorsions, la carte est parfaitement lisible et pouvait remplir son usage, celui de calculer les étapes nécessaires pour le déplacement d’un lieu de l’empire à l’autre. Les routes sont marquées par des lignes rouges, les haltes d’étapes indiquées par des ricochets ; les distances entre les étapes sont marquées par des chiffres.
Fig. 3 - Tabula Peutingeriana, détail de l’Italie (d’après l’édition de Konrad Miller de 1887)
Une carte moderne
Faisons un saut de deux mille ans. L’illustration 4 montre un plan avec le réseau des subways que la direction des London Transports a publié en 1932. Les tunnels souterrains sont en quelque sorte projetés sur un plan de la ville de Londres, les lignes de subways étant différenciées entre elles par des couleurs contrastantes. Le plan est dessiné, comme la plupart des plans et des cartes modernes, à l’échelle.
Fig. 4 - Anon., Plan des London Underground
Une année plus tard, en 1933, la même compagnie publiait un plan qui relève d’une grammaire visuelle complètement différente (fig. 5). Ce plan est – avec des changements mineurs – encore en usage de nos jours. Il s’est montré beaucoup plus efficace pour servir le but envisagé, c’est-à-dire comme instrument permettant au public londonien et aux touristes de projeter leur déplacement à l’aide du métro londonien. Le plan est efficace justement parce qu’il n’est pas dessiné à l’échelle et qu’il ne tente pas de relier le réseau souterrain à la géographie urbaine – avec la seule exception du cours de la Tamise indiqué sur le plan. La valeur d’emploi est augmentée grâce à la réduction des qualités mimétiques. Pour l’usager, la question centrale est la suivante : « Comment relier les différentes lignes pour arriver au but que je me suis proposé pour mon voyage ? » Pour répondre à cette question, il suffit d’avoir sous les yeux le réseau des lignes avec les stations marquées à une distance régulière et avec les nœuds qui relient les différentes lignes, pour savoir où changer de l’une à l’autre.
Ce n’est certes pas un hasard si l’inventeur de ce plan, Harry Beck, était un ingénieur d’électricité. Un tableau qui règle la distribution des courants d’électricité est comparable – de par sa fonction et sa forme – au plan de métro qui règle les changements possibles d’une ligne à l’autre.
Fig. 5 - Harry Beck, Plan des London Underground
Une œuvre d’art
- Note de bas de page 2 :
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Le tableau anonyme néerlandais a été analysé une première fois in Felix Thürlemann, « La double spatialité en peinture : espace simulé et topologie planaire : à propos de “Loth et ses filles” (Musée du Louvre, RF. 1185) », Le Bulletin, n° 20, 1981, pp. 34-46.
L’exemple reproduit comme illustration 6 n’a, à première vue, rien à voir ni avec un schéma, ni avec une carte. Il montre une œuvre d’art, un tableau anonyme conservé au Louvre qui date de 1525 environ. Une attribution de l’œuvre au peintre Jan Wellens de Cock, actif à Leyde, me paraît probable2.
Le tableau raconte l’histoire de Loth et ses filles. En haut à droite on voit la ville de Sodome, bâtie au bord de la mer, en train d’être détruite par un tremblement de terre et du feu qui tombe du ciel. Juste au-dessous de la ville, on voit sur un pont fragile une première fois Loth avec ses deux filles, tous trois suivis par un âne. A une certaine distance de ce groupe, on découvre la femme de Loth qui s’est retournée vers la ville. C’est le moment où elle est transformée en colonne de sel. Le chemin suivi par le petit groupe des fugitifs montera vers le rocher à gauche en haut où il traversera le tunnel pour arriver au plateau en bas à gauche. Là, Loth est de nouveau représenté ensemble avec ses deux filles, cette fois-ci à l’avant-plan.
Fig. 6 - Jan Wellens de Cock (attr.), Loth et ses filles (Paris, Musée du Louvre)
On l’aura remarqué : en décrivant le tableau, j’ai utilisé les catégories topologiques haut vs. bas et gauche vs. droite pour indiquer l’emplacement des figures simulées sur la surface du tableau. En effet, cette organisation topologique, soulignée par l’arbre svelte qui divise la surface selon la verticale et la ligne d’horizon la divisant selon l’horizontale, est fondamentale pour la lecture du tableau :
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les figures manifestées en haut à droite (les maisons de la ville de Sodome et le feu destructeur) relèvent du concept de « mort »,
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celles qui lui sont opposées en bas à gauche relèvent du concept de « vie » (il s’agit de la scène d’inceste garantissant la survie de la race humaine) ;
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les figures manifestées en haut à gauche, des rochers nus dont l’un reprend le profil de la tête de la femme de Loth transformée en colonne de sel, peuvent être attribuées au concept de « non-mort » ;
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en bas à droite, le squelette de l’âne et le tronc d’arbre se décomposant renvoient au concept de « non-vie ».
Fig. 7 - Carré logique (Paris, Bibliothèque Nationale, français 1082, fol. 53v)
- Note de bas de page 3 :
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Aristote, De Caelo, traduit par Nicole Oresme, 1377, Paris, Bibliothèque Nationale, fr.1082, fol. 53v.
Donc, l’ensemble des figures manifestées dans ce tableau renvoie aux quatre termes du carré sémiotique greimassien ou du carré logique aristotélicien, si on veut se tenir à l’époque de la production du tableau. Il n’y a pas, au fond, de différence fondamentale entre la peinture figurative et le schéma abstrait reproduit comme illustration 7, un carré logique tiré d’un manuscrit écrit en 13773.
Les termes abstraits qui y sont inscrits dans les cercles (il s’agit des formules « avoir fin », « sans fin », « avoir commencement » et « sans commencement ») sont comparables aux figures et aux actions qui, dans le tableau de Jan de Cock, sont manifestées dans les quatre parties de la surface et peuvent être désignées par des termes abstraits comparables.
Il n’y a pas de doute : le tableau néerlandais du début du 16e siècle peut être soumis à une lecture diagrammatique, une lecture qui relie l’ensemble des figures reproduites aux quatre termes élémentaires tels qu’ils sont manifestés dans le carré logique organisant la catégorie vie/mort ou dans le carré sémiotique de base. Il faut cependant retenir que seule une définition opérationnelle du phénomène diagrammatique permet de postuler une parenté fondamentale entre la peinture (fig. 6) et le carré logique (fig. 7).
Une « hyperimage »
- Note de bas de page 4 :
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Voir pour une analyse plus détaillée Felix Thürlemann, « Vom Einzelbild zum “hyperimage” : eine neue Herausforderung für die kunstgeschichtliche Hermeneutik », Les herméneutiques au seuil du XXIe siècle : évolution et débat actuel, études réunies par Ada Neschke-Hentschke avec la collaboration de Francesco Gregorio et Catherine König-Pralong, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2004, pp. 223-247, plus particulièrement pp. 234-236.
Je passe au dernier exemple (fig. 8), l’exemple le plus radical que j’ai trouvé pour appuyer ma définition opérationnelle du phénomène diagrammatique4. Au lieu d’un tableau unique, nous avons affaire ici à quelque chose comme une « hyperimage », un ensemble de tableaux présentés d’une manière particulière. Si, dans le cas de l’œuvre de Jan Wellens de Cock (fig. 6), on peut admettre que le peintre avait inscrit dans son tableau la structure du carré logique et qu’une étude attentive du tableau ne faisait en quelque sorte que découvrir le diagramme inscrit sous forme cachée, ce n’est plus le cas pour ce nouvel exemple. La production de la structure diagrammatique résulte de la seule disposition des tableaux. Le faire créateur a consisté ici dans le fait de planter quelques clous pour présenter sur un mur commun un certain nombre de tableaux peints indépendamment l’un de l’autre.
L’illustration montre une gravure colorée de Maria Cosway, publiée en 1801. Elle représente une paroi dans le Musée Central des Arts qui venait d’être créée dans le Louvre par Napoléon Ier, administré alors par son premier directeur Dominique-Vivant Denon. L’accrochage de Denon a suivi strictement les règles relatives au système des pendants, par lequel chaque tableau qui n’est pas situé sur l’axe de symétrie possède une œuvre lui répondant. Les œuvres disposées des deux côtés de l’axe de symétrie doivent avoir plus ou moins le même format, relever du même genre pictural et représenter les figures à la même échelle.
Fig. 8 - Maria Cosway, Musée Central ou Galerie du Louvre à Paris, Paris 1801-1803, fig. 1 (Paris, Bibliothèque Nationale)
Le système des pendants invite les spectateur à une lecture diagrammatique particulière qui peut être définie comme suit : les œuvres isolées placées sur les axes de symétrie invitent à un type de lecture identificatoire d’ordre empathique, tandis que les œuvres disposées en pendant sont sujettes au regard comparatif, à un regard qui vise à établir une isotopie commune servant de base à l’établissement de catégories sémantiques qui s’opposent selon la logique des contraires ou des contradictoires.
Dans l’exemple en question, le tableau d’autel de Guido Reni qui occupe le centre – il est rentré entre temps à Bologne – sert d’axe de symétrie pour deux paires de peintures arrangées en pendant. L’œuvre de Reni – elle mesure sept mètres de haut et se termine en demi-cercle comme la paroi qui lui sert de support – est en quelque sorte donnée comme thème de l’ensemble, les quatre tableaux qui l’entourent par paires pouvant être considérés comme une sorte de commentaire marginal du tableau central.
La partie supérieure du tableau de Reni représente, sur une tapisserie simulée, la scène biblique de la déploration du Christ mort par la Vierge. En dessous, on voit, agenouillé au centre, saint Charles Borromée adorant le Crucifié. Il est entouré par les quatre autres patrons de la ville de Bologne. En bas, quatre putti qui portent les attributs des saints sont également arrangés deux par deux autour un modèle de la ville de Bologne.
Denon paraît avoir été surtout sensible à l’arrangement des saints disposés en quinconce, puisque la disposition des quatre tableaux qui entourent le tableau d’autel de Reni reprend cet arrangement. Dans chacun des tableaux disposés en pendant, une figure d’ange joue un rôle central, sauf dans le Couronnement du Christ de Titien, en bas à droite. Pourtant, dans ce tableau, le Christ est représenté dans une pose qui reprend d’assez près celle du putto dont il est le voisin dans le tableau de Reni.
La disposition des œuvres par pendants a, je le répète, pour fonction d’inviter à la comparaison des œuvres impliquées. Par son arrangement, Denon semble avoir sollicité un regard qui vise à la saisie des caractères stylistiques personnels des auteurs des œuvres impliquées. Dans le pendant supérieur s’opposent les manières individuelles du peintre vénitien Domenico Fetti (tableau de gauche) et de son contemporain bolognais Guerchin (tableau de droite). Dans la paire inférieure, Denon a confronté, avec le Saint Michel terrassant le dragon de Raphaël d’un côté et le Couronnement du Christ du Titien de l’autre, les styles individuels des grands représentants de l’art du disegno et de l’art du colore.
Conclusion
L’arrangement des tableaux par pendants – il était pratiqué dans les collections d’art depuis le 17e jusqu’au 20e siècle – permet de comprendre de la manière la plus claire ce qu’on peut entendre par regard diagrammatique. En voilà les éléments essentiels :
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Une théorie sémiotique des textes visuels que l’on classe d’ordinaire sous le terme de « diagramme » – les schémas, les cartes et les plans – ne peut pas être développée à partir des traits formels de ces textes. Une définition valable doit se référer aux propriétés du regard appliqué lors de leur réception. Ainsi, le même diagramme inséré dans le manuscrit d’Isidore de Séville, « MUNDUS – ANNUS – HOMO », peut être soumis à une lecture ornementale et à une lecture diagrammatique. A défaut d’une définition substantielle, il faut pouvoir se reposer sur une définition opérationnelle du phénomène diagrammatique.
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Le regard diagrammatique vise à une saisie de la configuration visuelle en tant que « machine à penser ». Ce type de saisie perçoit les relations formelles comme point de départ pour des performances cognitives dont le nombre est en principe illimité.
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Dans certains types de textes visuels, comme les plans de ville et les cartes géographiques, les performances cognitives peuvent, mais ne doivent pas nécessairement, être suivies par des performances somatiques, de déplacements dans l’espace réel.
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Ce qui se passe entre la perception de la carte et les déplacements que nous faisons avec son aide, mériterait une réflexion sémiotique ultérieure. Elle devrait mettre en rapport les données de la carte saisies par les yeux et les déplacements dans le texte urbain effectués à pied – ou à l’aide d’une gondole…