Le « réalisme » paradoxal de l’imagerie scientifique
Introduction
L’imagerie scientifique pose quelques problèmes redoutables à la sémiotique visuelle, planaire ou « de l’image ». Pour commencer, aux échelles où elle opère, et selon les types de visualisation adoptés, la convergence entre l’impression iconique et l’impression référentielle est convertie au moins en tensions et compétition, si ce n’est en contradiction. Ensuite, le noyau de l’acte d’énonciation vise à l’assertion d’une présence, et cela non pas à travers un acte déictique de monstration, mais grâce à une séquence canonique d’« exploration », comprenant : excitation, signal-réponse, transduction, et visualisation.
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La « structure d’expérience » associée à une sémiotique-objet (ici : une image) est une analyse des différentes composantes opérationnelles de son interprétation. Dès lors que cette dernière est considérée comme une pratique, en l’occurrence une pratique interprétative, elle est analysable au moins de deux points de vue ; (i) en tant que scène pratique objective, elle composée de plusieurs instances actantielles, et (ii) en tant que vécu subjectif de l’instance actantielle principale, l’opérateur, elle est composée de plusieurs expériences. La structure d’expérience permet notamment de caractériser le genre de la pratique, ainsi que le régime de croyance sous lequel elle opère. Elle sera ici convoquée principalement pour caractériser les différents avatars du « réalisme » de l’image.
La structure d’expérience1 de l’imagerie scientifique est plus complexe que celle de l’image représentative classique ; elle comprend notamment une instance d’expérience scientifique et une instance pratique qui ne sont apparemment pas requises pour cette dernière. Mais si l’on postule que cette structure plus complexe est généralisable, comme forme canonique de l’« expérience sémiotique », alors toutes les autres structures d’expérience, et notamment tous les types de « réalisme » (réalisme scientifique, réalisme représentationnel, réalisme pratique, réalisme mythique) peuvent être construits comme des réductions et des distorsions de cette structure canonique.
L’imagerie scientifique apparaît de ce point de vue comme un « laboratoire » sémiotique pour la description des régimes de croyance de l’image.
Elle oppose en effet à l’analyse l’opacité du modus operandi de la production visuelle, qui, dans l’image « représentationnelle », semble au contraire transparent, c’est-à-dire substantiellement isotope avec ce qui est donné à voir dans l’image. Cette relation isotope permet notamment une accommodation immédiate entre d’une part l’expérience visuelle-interprétative et d’autre part l’expérience productive-persuasive.
En cas d’opacité, dont l’imagerie fournit un exemple particulièrement résistant, mais dont elle n’a pas l’exclusivité, l’accommodation entre les deux expériences fait problème, dans la mesure où la phase de visualisation (qui se donne à interpréter) et les phases d’excitation-transduction (qui constituent le modus operandi de la production) participent de substances sémiotiques différentes. Plus précisément, entre l’expérience visuelle procurée par ces images et l’expérience productive, la chaîne technologique comprend au moins une conversion entre au moins deux substances.
Ces images peuvent même être considérées comme irréelles, sans aucun rapport avec l’expérience visuelle du monde sensible, alors que pourtant, leur rapport avec le référent mondain est parfaitement attesté ; et de fait, si aucun référent mondain ne leur était assignable, elles perdraient toute valeur d’un point de vue scientifique. Si l’interprétation de l’imagerie scientifique ne consiste pas à s’accommoder avec une expérience de production de l’image, c’est parce que cette dernière ne comporte aucune substance visuelle comparable à celle du monde sensible.
Pour donner un aperçu de la difficulté, on peut examiner une image IRM : elle propose des systèmes semi-symboliques, mais leur valeur iconique ne correspond à aucune expérience visuelle directe ; inversement, leur valeur référentielle ne découle pas de la reconnaissance iconique, mais d’une chaîne d’inférences scientifiques parallèles ; quant à l’impression référentielle interne, elle est produite par synthèse complémentaire. L’iconicité et la référence étant ainsi dissociées, l’image IRM ne peut pas « représenter » un segment de réalité ; elle peut tout au plus en noter et localiser les contrastes.
Image Irm
L’image IRM traduit visuellement des propriétés de nature moléculaire, sans rapport avec une substance visuelle quelconque : par exemple, dans l’image ci-contre, les couleurs ne sont que des notations visuelles pour des différences d’activation neuronale. En phase de transduction, quelques voies cérébrales, actives dans un état cognitif donné, sont sélectionnées, et on affecte des valeurs chromatiques spécifiques à chaque niveau d’activation électrochimique. Les formes nettes et identifiables, de même que les couleurs, ne sont donc que des notations plastiques de propriétés électrochimiques.
Néanmoins, ce dont l’image rend compte n’est pas entièrement étranger à notre expérience, puisque les états mentaux correspondants sont, consciemment ou non, des « vécus d’expérience » ; mais le parcours de transduction physiologico-technologique, qui sépare ces vécus de leur visualisation dans l’image, est suffisamment long et complexe, et ponctué de conversions entre substances différentes, pour interdire tout effet de « représentation », même indirecte, de ces vécus.
En somme, les systèmes semi-symboliques ne sont ni plus ni moins arbitraires que dans la plupart des autres images, mais leur caractère arbitraire et conventionnel apparaît immédiatement, en raison de la complexité et de l’hétérogénéité substantielle du parcours de transduction : c’est en cela que l’on parler d’« opacité du modus operandi ». Comme la relation entre la reconnaissance iconique et l’impression référentielle est suspendue, une autre relation est établie, entre la reconnaissance iconique et l’état d’un système physique, grâce à la médiation du dispositif technique et de ses conditions et paramètres propres.
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Iconisation est ici compris comme « processus de stabilisation qui permet de reconnaître une forme ».
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Référentialisation sera défini comme « processus de présentification et de localisation dans un champ de présence ».
Exploration, iconisation2 et référentialisation3
Exploration = excitation, signal-réponse, transduction et visualisation
Les différents systèmes d’imagerie exploitent plusieurs types de signaux-sources : rayons X, radioactivité et rayons gamma, ultrasons, résonance magnétique, amplification du rayonnement photonique, etc. Les images scientifiques peuvent être produites aussi bien par (i) des signaux de type visuel (rayonnements divers, photons), que par (ii) des signaux non visuels (gamma, ultrasons, magnétisme, électrons).
L’imagerie scientifique nous contraint par conséquent à élargir le principe de base selon lequel l’image participerait d’une sémiotique du « visible » à deux titres : (i) d’une part en raison du canal sensoriel qui exploite le plan de l’expression, et (ii) d’autre part en raison de la nature substantielle de l’actant d’énonciation : la lumière. La seconde clause est ici remise en question, puisque l’exploration « photonique » n’est qu’un cas particulier de l’exploration en général.
L’acte d’énonciation étant posé comme une exploration, la phase 1 de cet acte consiste en une excitation de l’entité à explorer. La phase 2 est celle de la réponse et de la production d’un signal. La phase 3 est celle de la transduction. La phase 4 est celle de la visualisation.
L’exploration photonique n’est donc qu’un cas particulier d’excitation, mais c’est celui sur lequel repose notre expérience sensorielle quotidienne, organisée à partir de l’action de la lumière dans le monde naturel ; c’est aussi celui qui fonde implicitement la sémiotique dite « visuelle », en ce sens que le mode d’excitation et le mode de réception y sont considérés comme substantiellement homogènes : une excitation photonique d’un côté, une réception visuelle de l’autre, et le rayonnement lumineux entre les deux. Certes, un code culturel s’impose entre la réception et l’interprétation, mais il n’affecte pas la « naturalité » de l’exploration, les deux instances, d’excitation et de visualisation, étant substantiellement isotopes. C’est aussi cette homogénéité substantielle qui favorise la solidarité entre iconisation et référentialisation, et leur renforcement réciproque au profit de la « foi perceptive ».
L’imagerie scientifique exploite d’autres modes d’excitation, et, en raison de leur hétérogénéité avec la réception visuelle, elle doit mettre en œuvre de complexes processus de transduction visuelle. Elle implique donc trois moments de codage différents : (i) un premier codage substantiel, celui de la réponse et de la formation d’un signal à partir du mode d’excitation, (ii) un deuxième codage, celui de la transduction du signal, entre la réponse à l’excitation et la visualisation, et (iii) un codage culturel ultérieur, qui définit les propriétés plastiques et éidétiques de la visualisation, et guide l’interprétation.
L’exploration par imagerie modifie donc deux fois le régime de croyance visuelle : une fois en raison de la dissociation tensive entre iconicité et référence, et une autre fois en raison de l’hétérogénéité substantielle entre excitation et visualisation. Et plus le processus de transduction est complexe, plus la croyance dans l’imagerie scientifique s’éloigne de la croyance qui a cours dans les autres types d’images.
Où l’iconisation et la référentialisation se combattent ou s’ignorent
La photographie aux rayons X
Radiographie faciale
L’objectif de ce type d’image est d’indiquer et prouver la « présence » de telle ou telle partie à l’intérieur du corps examiné : elle « argumente » en « présentifiant ». L’effet de présence (impression référentielle) est obtenu au détriment de l’impression iconique, qui est ici réduite à la manifestation de structures « en aplat » et incolores.
Tomodensitométrie par scanner
L’exploration procède par « coupe » dans le volume d’un corps, et c’est cette section qui est ensuite synthétisée comme image. La synthèse d’une série de sections visuelles permet de reconstituer la présence en relief et en volume de l’objet. La reconnaissance iconique est alors complétée par une pseudo-impression référentielle (la représentation en 3D), obtenue par compensation électronique.
Scanner des poumons
Scintigraphie
Scintigraphie des poumons
Ce procédé consiste en une injection d’un produit radioactif qui se fixe de manière passagère et spécifique sur des « cibles » prédéterminées. Le signal de sortie résulte de la mesure des signaux radioactifs émis : au-dessus d’un certain seuil du signal, on considère que la présence de la cible est attestée ; ce signal de sortie est ensuite « traduit » visuellement sous la forme d’une « cartographie » des cibles de fixation de la radioactivité.
Ce type d’imagerie ne vise aucune reconnaissance iconique, ne reconstitue pas de formes, mais atteste de la présence localisée de « cibles » spécifiques. L’image obtenue a donc le même statut sémiotique qu’une « carte » géographique : la visualisation consiste à situer, dans une table de localisation paramétrée, des cibles qui, une fois localisées les unes par rapport aux autres, forment une topographie ; il s’agit donc d’une modalité particulière de la présentification. La présence des cibles et leur localisation étant décidées en fonction du seuil minimal affecté au signal radioactif, elle a donc en outre un statut physique sans corrélat visuel, c’est le dispositif technique de transduction sémiotique qui la convertit en présence visuelle.
L’impression référentielle est, en ce sens, obtenue au détriment de la reconnaissance iconique, au profit d’une croyance référentielle, la croyance en une présence plausible car mesurable (le calcul sous-jacent et automatisé fonde, par raccourci modal, la croyance). La transduction visuelle a donc là aussi une fonction purement argumentative : c’est une incitation éventuelle à agir, à intervenir, à tenter d’éliminer ces cibles, si elles sont supposées indésirables. On peut donc visualiser efficacement, et raffermir le lien référentiel, sans pour autant passer par la reconnaissance iconique : ce n’est pas une découverte, puisque la cartographie repose sur ce même principe.
Imagerie par résonance magnétique
Le fonctionnement du système repose sur le fait que les corps vivants sont composés à 80% d’eau, et donc d’atomes d’hydrogènes, qui ne comportent qu’un seul proton, sur lequel on peut agir spécifiquement grâce à un champ magnétique. Un aimant oriente les atomes d’hydrogène selon un axe donné, stabilisé pour la durée de l’examen (il modifie, oriente et homogénéise le « spin » des protons) ; une antenne radio de courte fréquence modifie ponctuellement (c’est le temps dit d’excitation) l’orientation des protons qui a été homogénéisée et stabilisée préalablement par l’aimantation ; après excitation, les protons reprennent leur orientation stable initiale (c’est le temps dit de relaxation, ou , dans nos propres termes, de signal-réponse) : ce retour à la position initiale dégage une énergie de relaxation, captée par une autre antenne, et mesurée : c’est le signal de sortie de l’IRM. L’ensemble des signaux obtenus est traité par ordinateur pour produire des informations à volonté, mais chaque séquence d’excitation / relaxation ne procure qu’une section transversale de dimension atomique.
L’information procurée est celle de la « densité d’hydrogène » (par l’intermédiaire de des différences d’intensité de l’énergie de relaxation, distribuées dans le plan de coupe) ; la densité d’hydrogène est donc convertie, en phase de visualisation, en densités variables de plages claires et sombres, voire en constrastes chromatiques, mais dont l’iconisation est entièrement indépendante de l’éventuelle impression référentielle (cf. supra).
Peau et tumeur, IRM
En effet, tout comme pour les techniques à rayons X, un champ de présence et de profondeur peut être parallèlement, et selon les besoins, reconstitué par synthèse informatique.
Dans l’exemple ci-contre, la phase de visualisation comporte en ce sens : (i) une sélection qui permet de mettre en évidence un « fond », une section optique de peau, et une « figure », une tumeur en relief ; la sélection élimine toutes les substances qui environnent la tumeur, et qui semble ainsi « flotter » dans le vide ; (ii) une colorisation qui accentue le contraste entre le « fond » et la « figure ».
Echographie
Cette technique repose sur le principe de l’« écho » sonore, mais avec des ultrasons, de très courte fréquence. Une sonde émet des ultrasons, et reçoit leur écho transformé ; l’ordinateur analyse les transformations et calcule la forme des obstacles ; une image de synthèse est projetée sur écran en temps réel.
Il s’agit seulement d’identifier la présence des parties d’un corps, d’un organe ou d’un fœtus, de repérer des anomalies ou des formes indésirables. Dans ce cas, l’impression iconique et l’illusion référentielle vont de pair, et elles peuvent donc être soit également imparfaites, soit également très élaborées, selon la sophistication du dispositif de transduction.
Microscopie optique
Algue verte. Microscope optique
La principale difficulté liée à ce type d’imagerie est la limite imposée à la profondeur de champ, c’est-à-dire le segment de profondeur où, pour un grossissement donné, il est possible d’obtenir une image nette : plus le grossissement est fort, plus la profondeur de champ est réduite. Cette limite de résolution qui dépend de la technique d’excitation utilisée : les plus petits détails ne peuvent être de taille inférieure à la moitié de la longueur d’onde d’éclairement, qui elle-même est déterminée par la taille et la longueur d’onde du type de particule utilisée pour l’excitation.
Par conséquent, la limitation de la profondeur de champ est le prix à payer pour le grossissement ; le grossissement étant un instrument de la reconnaissance iconique (il permet d’identifier des formes), et la profondeur de champ étant, tout comme tous les procédés 3D, un des facteurs de l’impression référentielle, la microscopie est donc un cas typique de tension inverse entre l’identification iconique et l’illusion référentielle.
L’évolution des techniques de la microscopie est motivée par la résolution de cette tension, la « réconciliation » entre la reconnaissance iconique (par grossissement) et l’illusion référentielle (par effet 3D). Par exemple, la microscopie confocale consiste d’abord à augmenter la reconnaissance iconique par un grossissement qui annule pratiquement la profondeur de champ, de sorte que la focalisation laser permet d’optimiser le grossissement sans se préoccuper de la profondeur de résolution (qui est quasi nanométrique), et, ensuite, la synthèse de sections optiques reconstitue une profondeur de champ indépendamment des contraintes imposées par le grossissement.
De telles images semblent appartenir au monde de l’expérience quotidienne, mais au prix d’une double illusion (illusion iconique par grossissement + illusion référentielle par effet 3D reconstitué). La « réconciliation » est, de fait, une autonomisation radicale des deux impressions sémiotiques.
Microscope à effet de tunnel
Image STM de matériau 400μm x 400μm
Ce type de microscope est dit « en champ proche », ce qui signifie que le mode d’excitation est un quasi-contact, une sorte d’équivalent nanométrique de la palpation tactile : une micro (ou nano)-pointe (le palpeur) suit la surface de l’objet à une distance de quelques dizièmes de nanomètres. Toutefois, à dimension nanométrique, un « contact » n’est évidemment pas un contact, puisque la matière est alors composée de vide et de forces, et par conséquent le contact nanométrique ne peut être qu’une distance minimale mesurable.
Cette « distance » elle-même doit être reconsidérée à la lumière de la mécanique quantique, où la distinction entre matière et l’énergie est affaire de point de vue ; cette « distance » entre objets nanométriques est de fait un quantum d’énergie, et la distance constante n’est qu’une valeur constante d’énergie, propre à l’interface entre la pointe et l’objet en contact. C’est l’« effet tunnel », qui, entre la structure atomique de l’objet et le palpeur, produit un courant électrique quantique.
Ce dernier type d’exploration confirme l’hypothèse selon laquelle, même si le plan d’expression terminal (du côté de la réception) est de type visuel, l’instance ab quo est un acte d’« excitation » (en surface ou en profondeur) de l’objet à explorer, et que le vecteur de tout le processus est toujours une certaine forme d’énergie.
Le rapport entre iconicité et référence est ici à la limite de toute croyance, puisque l’image nous propose des contours d’objet dont nous savons qu’ils ne sont que des profils d’énergie. L’image « tangible » des éléments matériels qui nous est proposée est, de fait, une image de choses qui n’existent pas.
Les tensions entre iconisation et référentialisation
Pour tous les types d’imagerie, iconisation et référentialisation entrent en compétition, se dissocient l’une de l’autre, négocient des compromis, où se réconcilient au prix d’artifices technologiques secondaires. Ces tensions ne sont pas propres à l’imagerie scientifique, et l’histoire de la peinture et de la photographie pullule d’expériences de même nature. Mais à la différence de tous les autres types d’images, celles de l’imagerie scientifique fragilisent le lien entre iconisation et référentialisation, sans aucune visée esthétique, critique ou théorique. Tout au contraire, de telles images sont destinées à affermir des croyances, et à évoquer des réalités matérielles de la manière la plus fiable possible.
L’imagerie scientifique résout donc ces tensions et contradictions à sa manière, et propose un régime de croyance spécifique. Elle assume en quelque sorte la dissociation de principe entre les deux processus sémiotiques, et elle les traite, de fait, séparément. Le « rendu réaliste » des images en question ne résulte pas d’une solidarité retrouvée entre ces deux dimensions, mais d’un traitement entièrement distinct et parallèle de l’une et de l’autre, qui suspend toute solidarité structurelle entre elles. Elles sont à nouveau compatibles, grâce à un surcroît de sophistication technologique, mais dans un univers de croyance qui n’est plus celui de l’expérience visuelle du monde sensible.
Dans l’expérience visuelle du monde sensible, ce lien de « solidarité phénoménale » entre iconisation et référentialisation est assuré par la « foi perceptive » de l’observateur ; dans l’imagerie scientifique du premier type, le lien est rompu et la foi perceptive est déstabilisée ; dans l’imagerie scientifique du second type, ce lien est rétabli par la « machine à transduction », et la tension est à nouveau converse, mais au prix d’une rupture fiduciaire, débouchant sur un autre régime de croyance.
La tension entre les deux processus peut être modélisée par une structure tensive, dont l’une des directions exprime la tension inverse, et l’autre, la tension converse.
Le réalisme mis en crise
L’imagerie scientifique met en crise la conception ordinaire du réalisme visuel, mais elle ne diffère pas en cela de la connaissance scientifique en général : il s’agit, de fait, des relations problématiques entre (i) l’expérience sensible du monde naturel, (ii) l’expérience visuelle procurée par l’image scientifique, et (iii) l’expérience scientifique qui donne accès aux « faits » et aux « réalités » dont témoigne l’image scientifique.
- Note de bas de page 4 :
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Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, Paris, Grasset, 1997 [version originale Kant e l’ornitorinco, Milan, Bompiani.
- Note de bas de page 5 :
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A. J. Greimas & J. Courtés, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Sémiotique, Paris, Hachette, 1979, p. 178.
Comme le précise entre autres U. Eco4, l’impression iconique procurée par une sémiotique-objet quelconque s’explique par l’équivalence entre l’expérience sensible qu’on peut en faire et celle qu’on pourrait faire, dans des conditions adaptées, de son propre référent ; à quoi A. J. Greimas 5 et d’autres ajoutent que cette équivalence est en général remplacée ou complétée par des systèmes de correspondances réglées et conventionnelles.
Le dispositif d’interprétation de l’image le plus simple est donc constitué de trois expériences : les deux premières, déjà évoquées, et une troisième, qu’on pourrait qualifier de conceptuelle, qui fait office d’instance de contrôle pour la relation entre les deux premières : entre l’expérience sensible et l’expérience visuelle de l’image, l’expérience conceptuelle fournit les conventions et les usages culturels qui permettent d’accommoder la seconde à la première. De fait, ce contrôle et ce réglage visent à installer une relation d’isotopie entre les deux autres expériences, isotopie interprétative qui, comme on le signalait plus haut, est facilitée par leur homogénéité substantielle.
C’est ainsi que des correspondances peuvent être établies entre les deux premiers types d’expérience, qui fondent la reconnaissance iconique sur l’illusion référentielle, et réciproquement, selon le schéma suivant.
Entre ces trois instances, la transparence substantielle des expériences (l’isotopie), autorise le co-renforcement entre la reconnaissance iconique et l’impression référentielle, et le tout produit le « réalisme » représentationnel de l’image.
Les instances du réalisme scientifique « positiviste »
Mais dans le cas de l’image scientifique, un quatrième type d’expérience, l’expérience scientifique portant sur l’entité à explorer, vient modifier le réseau des correspondances, et suspend notamment les correspondances continues qui produisent l’effet réaliste ordinaire.
D’un côté, l’expérience scientifique décide du mode d’excitation de l’objet, qui peut ne pas être photonique, et se dissocie alors de l’expérience visuelle ; entre l’expérience visuelle procurée par l’image et l’expérience scientifique portant sur l’objet à explorer, prend place tout le dispositif de « transduction ».
De l’autre, c’est l’expérience scientifique qui fournit à l’expérience conceptuelle les conventions et règles d’interprétation. Ce dispositif spécifique confère à l’expérience conceptuelle un statut très différent : elle n’est plus couplée à l’expérience sensible, et elle ne reçoit donc plus ses contraintes et conventions de la culture ambiante, mais de l’expérience scientifique elle-même.
Pourtant, l’expérience scientifique ne peut pas être définitivement coupée de l’expérience sensible, faute de quoi l’image scientifique serait, eu égard à notre expérience quotidienne, une pure fiction. Cette structure d’expérience est donc incomplète, et elle se révèlera très instable. Elle est cependant caractéristique de ce qu’on pourrait appeler le « réalisme positiviste », dans la mesure où quelle que soit le rapport phénoménal et intuitif que la visualisation scientifique entretient avec le monde sensible, elle est supposée plus « vraie » que lui.
Il n’en reste pas moins que cette structure d’expérience incomplète, dont se suffit le réalisme scientifique « positiviste » peut être trompeuse, et que sa prétendue « vérité » est instable : la seule explication scientifique de ce qui est donné à voir n’atteste en rien la présence d’un objet. Comparons par exemple les quatre images suivantes.
Seules les trois premières images correspondent à des objets indépendants du dispositif d’exploration. La quatrième est un pur effet dû à l’auto-excitation du dispositif d’exploration visuelle. Mais la troisième, tout en correspondant à un objet indépendant, ne nous en montre rien de significatif, puisque c’est le processus de transduction lui-même (le « codage substantiel », cf. supra) qui, échappant au contrôle technique, produit une image aberrante.
Les images elles-mêmes, leur composition et leurs propriétés plastiques, ne permettent en aucune manière de décider de l’existence d’un objet soumis à une excitation préalable. La première pourrait être la reproduction photographique d’un tableau abstrait, alors qu’il s’agit de l’exploitation d’une image de protéine ADN contenant du cuivre (d’où la couleur « azurin ») ; la seconde pourrait en revanche n’être qu’un dessin élaboré par ordinateur, et pourtant, l’existence de l’objet correspondant est attestée par ailleurs. Quant à la quatrième image, elle pourrait tout aussi bien être interprétée comme une recherche esthétique sur la lumière et l’intensité de la couleur, alors qu’elle n’est qu’un effet parasite du dispositif de visualisation.
La dérive iconique et le réalisme « mythique »
L’exploration visuelle, soumise au dérèglement de la distance et des proportions, invite souvent à des lectures dérivées : les processus d’iconisation étant déstabilisés, ou en voie de stabilisation, la configuration proposée par l’imagerie peut à tout moment « basculer » vers une autre structure d’expérience, qui fait alors obstacle à l’iconisation de type scientifique. Le régime de croyance du réalisme ordinaire, par exemple, fonctionnant en quelque sorte « par défaut », peut alors reprendre le dessus. Le basculement d’un régime à l’autre est l’effet d’une « syncope » dans le circuit des instances de l’expérience, et notamment de celle de l’expérience scientifique.
Galette de silicium et circuits gravés
C’est ainsi, par exemple, qu’une galette de silicium et ses circuits électroniques gravés (ci-dessus) peut passer pour une maquette urbaine, ou qu’une cellule vue au microscope à fluorescence se donne à voir comme une portion d’astre en vue rapprochée. Les types iconiques dérivés fonctionnent comme des « attracteurs », des possibilités de stabilisation iconique à moindre coût cognitif. La manifestation visuelle se cherche une immanence sensible, et la trouve au détriment du contenu scientifique.
Lumière dans l’infiniment petit
Ce sont très précisément ces tensions et ces tentations qui rendent possible l’exploitation esthétique de la méconnaissance figurative, et qui motivent le discours de vulgarisation portant sur la « beauté » des images scientifiques, et sur leur pouvoir de suggestion.
Sous le titre « Lumière dans l’infiniment petit » (ci-dessus), l’image nanométrique des « pièges à photon » est explicitement commentée en ce sens : le texte du commentaire, en effet, avant de mentionner le contenu scientifique de l’image, commence par évoquer une série de « types iconiques » éventuels (canons lasers, abat-jour design, etc.), présentés à la fois comme des interprétations erronées, et comme des métaphores plausibles du contenu à découvrir.
De tels commentaires sont monnaie courante dans les magazines de diffusion scientifique ou dans les ouvrages de vulgarisation, dont la tactique persuasive consiste d’une part à faciliter le travail de l’iconisation, au prix de l’approximation la plus fantaisiste, et d’autre part à maintenir un lien entre l’expérience des phénomènes et l’expérience scientifique, même si ce lien est factice.
Pourtant, la facticité est ici un facteur de crédibilité : sous-jacente à ces équivalences métaphoriques et à ces approximations phénoménales, en effet, se joue la croyance dans la continuité du monde physique.
Elle repose, de fait, sur un principe d’équivalence généralisé, sur un schème du sens commun, typique de la production des faits culturels, selon lequel l’existence ou la construction de réseaux d’équivalences donnent consistance à la représentation cohérente d’un même champ cognitif ; selon ce même schème du sens commun, l’interruption d’un réseau d’équivalence signale l’existence d’une frontière entre deux mondes, entre deux représentations cohérentes.
En somme, le discours de vulgarisation est lui aussi à la recherche d’une isotopie, mais de plus grande portée, sur laquelle les différentes images du monde subiraient certes des transformations, mais dans les limites d’un monde cohérent.
On ne peut plus considérer cette nouvelle structure d’expérience comme celle du réalisme « représentationnel » quotidien, car elle ajoute une autre clause, celle de l’équivalence généralisée, qui se substitue à la « foi perceptive ». Nous sommes alors dans un autre régime de croyance, celui d’un réalisme mythique selon lequel toute évocation d’une partie du monde à pour équivalent tout ou partie de ce monde. Il correspondrait à la structure d’expérience suivante :
Le réalisme pratique
On l’a fait observer : la structure du réalisme scientifique « positiviste » est à la fois incomplète et instable, et peut à tout moment basculer soit vers celle du réalisme quotidien, soit vers celle du réalisme mythique. Cette instabilité est due, dans la structure elle-même, à l’absence de lien entre l’expérience sensible et l’expérience scientifique ; or ce lien existe dans les faits, puisque l’expérience scientifique est supposée déboucher, par la médiation de l’interprétation de ces images, sur une action dans le monde sensible, des modifications des états de la matière, des décisions d’interventions médicales, etc.
Comme la croyance en l’existence de l’objet exploré ne peut, en définitive, être procurée ni par l’image elle-même, ni par son rapport à l’expérience scientifique, elle impose le passage par une cinquième instance, l’instance pratique : si l’expérience pratique peut modifier ce que l’image donne à voir, alors ce qu’elle donne à voir est supposé correspondre à un objet existant, doté d’un minimum de « phénoménalité ». Dans tous les cas de figure, c’est l’instance pratique qui « boucle » la structure d’expérience scientifique, qui la crédibilise et qui interdit la commutation avec les régimes de croyance mythique ou quotidien.
Voici le modèle récapitulatif de la structure d’expérience complète nécessaire au fonctionnement de l’imagerie scientifique :
En rétablissant un lien stable à la fois avec l’expérience scientifique et avec l’expérience conceptuelle, l’expérience pratique détermine la manière dont l’expérience scientifique va définir les contraintes et conventions de l’expérience conceptuelle, et dont l’expérience visuelle pourra guider une action dont les conséquences seront repérables dans le monde naturel.
La réduction pratique
La double fonction sémiotique
Le plan de l’expression et le plan du contenu sont définis à partir de la fonction sémiotique, et sous le contrôle de celle-ci, par la possibilité d’opérer des mutations duelles, entre les deux plans, et qui sont appelées de ce fait commutations. Dans le cas de l’imagerie scientifique, des systèmes d’opposition entre plages (plus ou moins) claires et plages (plus ou moins) sombres, entre types de formes, entre tons chromatiques, offrent un premier ensemble de mutations propres à l’expression.
Mais les mutations correspondantes du contenu apparaissent dans deux domaines et non dans un seul : (i) le domaine des propriétés scientifiques proprement dites, et (ii) celui des conventions de construction de l’image (et donc des règles de lecture), qui transposent les propriétés scientifiques en production de formes, en contrastes lumineux et chromatiques, en propriétés spatiales en 3D. Par exemple, dans la lecture d’une image IRM des voies nerveuses du cerveau, les contrastes chromatiques renvoient à la fois à une distribution particulière des substances électrochimiques, et à des états mentaux, de type neurophysiologiques, qui constituent le contenu d’interprétation opératoire de l’image.
On a donc affaire à deux types de commutations parallèles et pourtant fortement associées, mais qui, dans l’usage courant de l’imagerie scientifique, peuvent rester indépendants : (i) d’un côté, une commutation physique, qui repose sur le dispositif de transduction et de conversion du signal, et qui associe l’expérience visuelle à l’expérience scientifique, et (ii) de l’autre, une commutation herméneutique, qui permet de construire la signification de l’image, entre le plan de l’expression visuelle et les conventions de représentation, et qui associe l’expérience visuelle à l’expérience conceptuelle.
En bref, l’imagerie scientifique croise deux fonctions sémiotiques, et son plan de l’expression renvoie simultanément à deux plans du contenu différents, un contenu herméneutique et un contenu physique, qui sont eux-mêmes associés entre eux dans un rapport indexical, ou iconique, selon une modalité d’existence.
La familiarisation et la réduction opératoire
L’expérience pratique, indispensable pour une lecture immédiate et efficace de l’image scientifique, est le fondement sur lequel reposent les apprentissages, et la familiarisation nécessaire pour que les interprétations soient immédiatement opératoires. A cet égard, les deux types de contenus sont associées, voire confondus, par apprentissage et familiarisation.
La synthèse opérée dans l’expérience pratique suspend donc la distinction entre le contenu herméneutique et le contenu scientifique. Cette réduction pratique est nécessaire à l’exploitation opérationnelle de l’imagerie, notamment en considération des pratiques d’intervention sur les objets explorés : par exemple, le médecin obstétricien doit pouvoir disposer immédiatement de la signification des images d’échographie, sans passer par le processus de conversion des ultrasons en signal électronique puis en format visuel : pour pouvoir juger, décider et conseiller la patiente en temps réel, il lui faut accéder directement au contenu herméneutique, et pouvoir lui associer directement un jugement d’existence en rapport avec le contenu scientifique, sans passer par la chaîne des transductions.
Entre les deux fonctions sémiotiques, s’établit par conséquent, dans la sphère pratique, une relation spécifique, une forme de « croyance » que l’on peut décrire comme une syncope dans le circuit des instances de l’expérience. Cette « réduction pratique » prend alors la forme suivante :
La « croyance », en l’occurrence, repose sur la confiance accordée à l’efficience sous-jacente des autres instances, potentialisées par la réduction pratique : en effet, si l’on croit au circuit raccourci de l’efficacité pratique, c’est en raison de la confiance fondée sur le circuit complet mais potentialisé, dont la présence à l’horizon de l’expérience visuelle garantit en quelque sorte la fiabilité du circuit raccourci. En d’autres termes, la fonction sémiotique herméneutique, sous contrôle de l’instance pratique peut fonctionner seule, à condition de se fonder « en confiance » sur la fonction sémiotique sous-jacente, de type physique ; la réduction pratique implique donc une différenciation et une hiérarchisation des modes d’existence (réalisé vs potentialisé), qui suscite un régime de croyance spécifique à ce type d’image.
Conclusion
Le modèle le plus général des structures de l’expérience visuelle est celui qui rassemble les cinq instances canoniques, et il n’y a pas de raison de le restreindre à l’imagerie scientifique. A partir de ce modèle, on peut engendrer par syncope d’instances les autres régimes de croyance : celui de la foi perceptive quotidienne, celui de la croyance scientifique positive, celui de la croyance pratique, et celui de la croyance mythique. En somme, cinq types de lecture « réaliste » de l’imagerie scientifique…et peut-être, potentiellement, de toute image
L’essentiel des difficultés opposées par l’imagerie scientifique découle de l’hétérogénéité substantielle entre les phases successives de l’exploration. Cette hétérogénéité ne diffère pas de celle qu’on observe, pour la connaissance scientifique en général, entre l’existence phénoménale d’un objet quelconque, et son existence scientifique. Par exemple, en chaque pierre, au moins deux « pierres » coexistent : celle dont nous faisons l’expérience, solide, pleine, de forme stable, et celle que nous décrit la physique, faite de vide et de forces pour l’essentiel. La première a une existence « phénoménale », et la seconde, une existence « scientifique ».
L’existence scientifique ne présente aucun rapport d’équivalence intuitive avec l’existence phénoménale, c’est-à-dire la manifestation sensible. Ce « rapport d’équivalence intuitive », qui manque ici, a un nom en sémiotique, c’est l’isotopie : l’isotopie que l’on peut reconnaître entre les substances sémiotiques. L’existence phénoménale et l’existence scientifique sont allotopes et le processus de sémiotisation vise à les rendre isotopes.
- Note de bas de page 6 :
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Jacques Fontanille, Sémiotique du visible. Des mondes de lumière, Paris, PUF, 1995.
- Note de bas de page 7 :
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Jacques Fontanille, Séma et soma. Les figures du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004.
Pour réduire cette allotopie, dans le domaine des sémiotiques du visible, nous proposons d’impliquer l’isotopie substantielle de l’énergie. Pour définir le champ de la sémiotique du visible6, nous avons déjà proposé de considérer la lumière comme un actant-énergie, dont les différents états (couleur, matière, éclairage et éclat) dépendent de l’interaction avec les corps rencontrés. Puis, dans la perspective d’une sémiotique des corps7, nous avons distingué deux figures principales, celle de l’enveloppe et celle de la structure matérielle interne, toutes deux étant définies par leur rapport à l’énergie actantielle.
Pour finir, l’énergie doit être elle-même rapprochée de la manifestation sémiotique.
En effet, la relation entre les deux modes de l’expérience, phénoménale et scientifique, doit être confrontée à celles qui unissent, en sémiotique, respectivement, la manifestation et l’immanence. Immanence et manifestation sont, par définition, isotopes et hétéromorphes : ce sont deux niveaux d’articulation différents (hétéromorphie) de la même substance (isotopie).
Si l’existence scientifique et l’existence phénoménale sont considérées respectivement comme l’immanence et la manifestation, on bute alors, notamment dans le cas de l’imagerie scientifique, sur le fait qu’elles ne sont pas isotopes, et l’existence phénoménale ne semble pas pouvoir être traitée comme la manifestation directe d’une immanence scientifique.
C’est l’énergie qui procurera l’isotopie manquante : en effet, la seule dimension commune à toutes les phases de l’exploration, et qui perdure dans toutes les conversions, entre le mode d’excitation et le mode de visualisation, c’est celle de l’énergie : énergie propre au corps excité, énergie qui lui procure les moyens de la réponse, énergie de transfert de cette réponse (le signal), et enfin énergie de la transposition lumineuse finale. S’il y a une possible isotopie entre l’immanence scientifique et la manifestation sémiotique, c’est justement en raison de cette énergie transposée mais conservée, et qui conduit de l’immanence à la manifestation.
Cette continuité de l’ « énergie » dans le parcours du modus operandi de l’image n’est pas une propriété exclusive de l’imagerie scientifique : que ce soit celle de la lumière dans la photographie ou le cinéma, ou celle du geste, de la couleur et de la matière dans la peinture, la manifestation visuelle de l’image est toujours l’aboutissant d’une chaîne de conversion de l’énergie. Dans le cas de l’imagerie scientifique, cette chaîne de conversion est spécifiquement plus longue, plus complexe, et plus sophistiquée d’un point de vue technique, de sorte que, en raison de l’hétérogénéité des substances, elle oppose son opacité à une appréhension phénoménale directe (cf. supra). Cette opacité, qui résulte de la multiplicité des avatars formels de l’énergie tout au long de la chaîne de transduction (énergie physique mesurable de l’excitation, énergie du signal, énergie sensible visuelle), résulte de l’hétéromorphie entre les différents avatars de l’énergie : isotopie et hétéromorphie, nous sommes bien dans le cas d’un rapport entre « immanence » et « manifestation », au sens de Hjelmslev.