La sémiotique des textes scientifiques depuis le travail de Françoise Bastide

Bruno LATOUR 

https://doi.org/10.25965/visible.366

Texte intégral

C’est avec Paolo Fabbri qu’il y a exactement 30 ans nous avons publié le premier article de sémiotique des textes scientifiques. Celle qui nous avait réunis à l’époque s’appelait Françoise Bastide, elle est malheureusement morte en 1988 et n’a donc pas pu assister au développement de l’idée qu’elle avait initiée. En effet, après avoir consacré une large partie de sa vie à disséquer les reins dans les laboratoires de F. Morel au Collège de France, elle a dédié la deuxième partie de son existence à disséquer les textes – dont certains portaient d’ailleurs sur les reins –, en utilisant non plus les méthodes de physiologie de Morel, mais les méthodes de sémiotique de A. J. Greimas.

Note de bas de page 1 :

Bastide, F. Una notte con Saturno : scritti semiotici sul discorso scientifico, éd. établie par Fabbri P. et Latour B., Rome, Meltemi, 2001.

Il y avait un paradoxe dans le travail de Françoise Bastide qui m’a toujours intéressé et sur lequel je voudrais revenir aujourd’hui. Bien qu’elle ait étudié le texte en lui-même, selon les principes les plus sévères de son maître Greimas, elle était aussi une remarquable praticienne de la production physiologique. Tout son travail de sémioticienne, en particulier le livre qu’elle a publié en italien Una notte con Saturno1 est parcouru d’une grande attention aux outils de la sémiotique, ce qui est en contradiction permanente avec la connaissance de son autre pratique de la physiologie. C’est cette tension que je voudrais approfondir en la présentant d’une façon un peu provocante avec deux propositions, la première étant qu’il n’y a pas d’image scientifique, et la deuxième que ce type de phénomène appelé à tort « image scientifique » ne peut pas être décrit par la sémiotique, en tout cas pas telle qu’on la définit habituellement.

Sur ce premier point de l’absence d’image scientifique, il faut rappeler l’importance de l’argument venu de la sémiotique et qui a eu un impact très important sur l’histoire et la sociologie des sciences ; nous devons cette trouvaille à Paolo Fabbri mais aussi à Françoise Bastide qui l’avait déjà développée dans plusieurs de ses articles. Leur proposition consiste à traiter l’article scientifique, mais non plus l’article de vulgarisation « anthropologisé » ou historicisé par le fait qu’il est ancien, il s’agit pour eux d’étudier les articles de production dans toute leur matérialité, leur complexité, leur nouveauté, tels qu’ils sortent tous les jours par millier des presses scientifiques. Dans cette démarche, les outils de la sémiotique ont été très utiles, les parcours étudiés par Françoise Bastide ont permis de transposer la notion de référent interne qui est un des grands arguments de la sémiotique greimassienne, dans les textes scientifiques. L’effet du croisement entre sémiotique et science établi par Françoise Bastide a été d’une puissance tout à fait étonnante et a reposé les bases du problème en permettant de remplacer par des interrogations passionnantes la question qui jusqu’ici s’appliquait en philosophie à des énoncés aussi peu riches et intéressants que « tous les canards sont blancs » ou « tous les signes sont noirs », et restait bloquée dans le problème extrêmement usé de la représentation, de l’objectivité, ou du discours soi-disant descriptif.

Il y a donc eu grâce à son travail une ouverture énorme du corpus, qui s’est accompagnée d’une prise de conscience capitale, on a compris que le référent interne en science est produit par un phénomène que Françoise et moi avons appelé le feuilletage du texte scientifique. La caractéristique même d’un texte scientifique dans son développement historique est de passer d’une page en prose à une page qui se trouve feuilletée par des matières d’expression très différentes, qui vont du titre au sous-titre, à l’abstract et aux notes. Ces plans différents ne sont que le premier aspect du feuilletage, le plus facile à saisir et qui est d’ailleurs devenu l’objet d’une scientométrie extrêmement poussée. Il y a aussi différentes couches d’expressions à l’intérieur du texte, qui se forment dans la multiplicité des plans d’expression et vont généralement, pour résumer, des équations aux tables, aux images, aux photographies, aux légendes.

Ce feuilletage du texte scientifique est devenu en histoire des sciences un indice même du mot scientifique, au point qu’on peut quasiment intervertir l’adjectif scientifique en le qualifiant par l’intensité de ce feuilletage dans l’histoire d’une discipline. En effet, si vous prenez une discipline scientifique, elle commence en prose, et son degré d’objectivité, de scientificité, de dureté se manifeste par l’apparition de ce feuilletage qui devient donc très significatif.

Inversement, on peut parler de l’indice littéraire de ce feuilletage, qu’on peut voir par la transformation d’un texte littéraire en un texte qui donne l’impression d’être scientifique quand il est rendu feuilleté, c’est-à-dire quand on multiplie les plans d’expression, qu’on rajoute des notes en bas de page, qu’on voit des tables, lesquelles tables sont elles-mêmes transportées dans des photographies, les photographies transformées dans des légendes, etc. Assez peu de romanciers ou d’artistes le font mais les effets sont très forts, cette opération littéraire donne immédiatement un style scientifique à un texte de littérature.

Note de bas de page 2 :

Dondero, M. G. « Les images anachroniques de l’histoire de l’univers », E/C, revue en ligne de l’Associazione italiana di studi semiotici, à l’adresse : http://www.ec-aiss.it/contributi/dondero_10_09_07.html.

Note de bas de page 3 :

Jacobi, D., Diffusion et vulgarisation : itinéraires du texte scientifique, Paris, Belles Lettres, 1986.

Le troisième indice est pédagogique, si vous « défeuilletez » un texte scientifique, c’est-à-dire si vous le retransformez en prose, il devient un texte de popularisation ou de vulgarisation. L’exemple est très clair dans le cas de Luminet qu’a observé M. G. Dondero2, on le retrouve aussi dans les revues de popularisation qu’a étudié D. Jacobi3 il y a déjà un certain temps.

Les notions de référent interne et de feuilletage permettent de qualifier de façon assez précise cette transformation caractéristique du texte scientifique. L’indice littéraire du feuilletage me permet de résumer mon premier point qui est un fait fondamental révélé par la sémiotique : le texte scientifique n’a rien à voir avec ce qu’on appelle un style impersonnel, objectif ou descriptif. On a au contraire une prolifération d’inventions littéraires pour produire ce référent interne extraordinairement riche. Avec Françoise Bastide nous avons appelé cela le caractère opératique des scientifiques dans le sens où ils sont de vrais opéras, même s’ils n’ont pas beaucoup de lecteurs, par la dramatisation et les transformations, extrêmement profondes et rapides parfois, des objets circulants et le vertigineux feuilletage progressif qui permet de définir le référent interne.

Note de bas de page 4 :

Le XXe siècle est abordé dans son dernier livre, en collaboration avec Peter Galison, Objectivity, Cambridge, Zone Books, 2007.

Notre approche a posé quelques problèmes sur les questions du réalisme et de la notion de représentation prises dans leur sens classiques. Mais je crois qu’avec les travaux de L. Daston sur l’histoire de l’objectivité comme style et comme esthétique, depuis le XVIe jusqu’au XXe siècle4, et l’éclairage qu’elle a porté sur la représentation scientifique, on peut maintenant admettre que ce qu’on veut communément dire par « scientifique » n’a rigoureusement aucun rapport avec le texte scientifique. Et que donc l’épistémologie, toute la question de l’objectivité et de la représentation, ne sont finalement qu’une version très petite, une espèce de petit canton, ou une petite province littéraire de la philosophie, et particulièrement de l’épistémologie.

Note de bas de page 5 :

Daston, L. « Objectivity and the Escape from Perspective », Social Studies of Science, vol. 22, n° 4, 1992, pp. 597-618.

De même, l’idée de représentation telle qu’elle a été importée en épistémologie est largement un artéfact de l’histoire de l’art, cela a été montré également par L. Daston5 et par d’autres. J’ai résumé cet argument de manière un peu provocante en disant que John Locke avait vu trop de natures mortes pendant la longue période où il a habité Rotterdam et Amsterdam, et que donc l’épistémologie que nous avons hérité de lui est très largement due à un hasard professionnel par lequel il a vécu dans la même rue que ces peintres.

Pour donner la version positive de mon premier point, on peut dire qu’on est maintenant délivrés, grâce à la sémiotique, de toute une série de propositions concernant l’objectivité scientifique. Car en se situant à l’intérieur des textes scientifiques, on s’aperçoit qu’ils ont la particularité de construire des référents internes par un feuilletage progressif qui fait changer les plans d’expression. C’est à ce moment de l’avancement de notre recherche que malheureusement Françoise Bastide nous a quittés.

Le problème suivant, qui marquera mon deuxième point, est très délicat, la façon d’aborder le référent interne que nous avions découverte pose néanmoins un problème à la sémiotique, problème qu’elle a presque toujours essayé d’éviter, parce qu’elle s’intéressait en priorité à des textes littéraires. Ce problème a été dévoilé par le test que Françoise Bastide voulait faire subir, avec son exquise politesse et sa modestie admirable, à la théorie de Greimas, qui consistait non pas à appliquer la sémiotique aux textes scientifiques, mais à voir en quoi le texte scientifique allait permettre de mettre à l’épreuve une définition de la sémiotique.

Note de bas de page 6 :

Mercier, M., Recherches sur l’image scientifique : genèse du sens et signification en microscopie électronique, 1987, Université de Bordeaux.

Avant d’avancer je dois expliquer pourquoi il est important de ne pas parler d’images scientifiques. La raison en est assez simple, il n’y a pas d’images scientifiques. Pour décrire ce problème, nous avions proposé avec Paolo Fabbri il y a déjà 30 ans, la notion d’inscriptions, lesquelles n’ont pas, la plupart du temps, le statut d’images. A partir de là, la question qui se pose au texte scientifique n’est plus simplement celle du référent externe au sens classique du terme – la philosophie continue de s’en occuper mais la sémiotique nous en a délivré –, elle s’ouvre sur le champ tout à fait différent de la production des preuves à l’intérieur de ces chaînes, de ce feuilletage si typique du texte scientifique. Autrement dit, c’est dans les textes scientifiques que se produit l’ensemble des transformations qui vont par exemple d’un phénomène inconnu à un phénomène connu, ou d’un phénomène instable à un phénomène stable. C’est dans le texte que l’on a au début l’absence d’un microbe qui devient certitude qu’il existe à la fin de l’article, du moins pour ses auteurs, étant le résultat d’une série de transformations du mode d’expression qui sont parfois vertigineuses ; je vous rappelle la belle thèse qui avait été faite sur la microscopie électronique6, il y a déjà bien longtemps, qui comptait à peu près cent cinquante pas successifs dans la production d’une image dans ce domaine.

Ainsi l’image n’est jamais le point final de l’article, elle n’est que l’un des éléments idéictiques à l’intérieur du texte, soit qu’elle désigne un seul des points de l’image dont il est question, ou bien qu’elle ait pour unique fonction de simplifier des jugements perceptifs. Avec l’image scientifique, on a un objet qui est tout à fait en dehors de la problématique des images et qui va permettre d’introduire une distinction entre les personnages et les ressources de la sémiotique. On pourra donc étudier les personnages de fiction, mais aussi un autre phénomène, assez différent, l’engagement de ces personnages de fiction dans la chaîne référentielle. Cette dernière ne signifiant pas ici « référence externe » nous l’avons compris, mais continuation de la chaîne référentielle du texte à l’intérieur du laboratoire ou à l’intérieur de la communauté scientifique. Car le feuilletage du texte scientifique n’est qu’un des éléments dans une chaîne de production de la conviction, qui commence maintenant à être relativement bien étudiée.

Note de bas de page 7 :

Shapin, S. et Schaffer S., Léviathan et la pompe à air : Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La découverte, 1993.

Note de bas de page 8 :

Licoppe, C., Instruments, travel and science : itineraries of precision from the seventeenth to the twentieth century, ed. by Marie-Noëlle Bourguet, Christian Licoppe and H. Otto Sibum, New York, Routledge, 2002.

Note de bas de page 9 :

Ait-Touati, F., « La découverte d'un autre monde : fiction et théorie dans les œuvres de John Wilkins et de Francis Godwin », article accessible dans la revue en ligne Epistémè, à l’adresse : http://www.etudes-episteme.org/ee/mobile/dwnld.php?lng=fr&pg=151&id=1

Parmi ces études, il faut citer le texte de Shapin et Schaffer sur l’histoire même de l’ennui7 dans les textes scientifiques, le style et la rhétorique volontairement ennuyeuse de Boyle, qui a permis d’assez bien comprendre l’invention de ce qu’on a appelé ensuite – les philosophes se trompant assez souvent sur ce genre de question –, le style objectif ou simplement descriptif, alors qu’il s’agit au contraire d’une rhétorique très bien élaborée, comme le montre Shapin. Il y a également le très beau texte de Licoppe sur l’histoire de la transformation des textes scientifiques depuis le XVIIe siècle8, et bien sûr le travail de P. Galison et L. Daston, qui s’étend dans plusieurs livres. Cette image étant maintenant comprise comme un moment dans une cascade de transformations à l’intérieur du texte, le texte lui-même n’étant qu’un segment à l’intérieur d’une cascade de transformation de la conviction. Ce phénomène ne se retrouve pas dans les documents littéraires, le travail de F. Ait-Touati9 porte justement sur la distinction au XVIIe siècle entre les êtres de fiction qui vont continuer à peupler les textes de fiction, et ceux qui vont être en quelque sorte tenus et maintenus par l’obligation du retour.

Au fond la nouveauté telle que l’on commençait à la faire émerger avec Françoise Bastide avant sa disparition revient à dire que tous les êtres scientifiques, tous les êtres sémiotiques d’un texte scientifique sont évidemment des personnages de fiction ; on ne voit pas comment on pourrait parler des trous noirs, des microbes, des cellules s’ils n’étaient pas des êtres de fiction. Mais ils subissent une contrainte extraordinairement forte qui n’est pas seulement celle du débrayage, de l’envoi dans des cadres de références, mais aussi celle du retour. L’exigence de retour, c’est-à-dire que le doigt des collègues qui lisent un article vienne pointer sur un dessin à l’intérieur d’un texte, et exige en quelque sorte que le répondant de ce dessin soit lui-même exhibé, cela fait le caractère très original de cette situation qui ne se retrouve pas dans beaucoup de domaines littéraires.

Donc le point fondamental, celui qui rend la question de l’utilité des outils de la sémiotique un peu plus incertaine, c’est en quelque sorte celui de l’accès au lointain. La nécessité de produire des informations en accédant à des phénomènes qui sont inaccessibles, soit parce qu’ils sont trop loin, trop petits ou trop anciens, exige de faire subir aux êtres de fiction qui peuplent les textes scientifiques une pression, une exigence de retour, de réembrayage qui caractérise la chaîne de conviction scientifique et ne rentre pas dans des catégories faciles à sémiotiser.

Il y a un troisième point de divergence encore plus accentué que les précédents, même si la sémiotique a permis une description pour la première fois non formelle des formalismes du texte scientifique, il n’en reste pas moins que nous sommes dans l’ignorance la plus totale sur les êtres mathématiques eux-mêmes, et en particulier sur cette forme essentielle qu’est l’équation. La caractéristique très intéressante de feuilletage des textes scientifiques est justement que l’on peut passer en quelques pages d’une photographie à une table, à un graphe à une équation, et dans l’autre sens. Autrement dit, c’est dans la série de transformation qu’il faudrait être capable de caractériser les êtres de fictions qui sont les éléments de ces chaînes. Le moindre article scientifique, de science ou de nature multiplie ce genre de pas, c’est donc ce pas là que la sémiotique des textes scientifiques doit pouvoir étudier, or c’est justement celui sur lequel nous restons dans une grande ignorance. Quand je dis « description non-formaliste des formalismes », je veux par là signaler que c’est un problème de la sémiotique qui reste très important, celui de la prétention formaliste de la sémiotique elle-même qui, il faut le reconnaître, ne la rend pas tout à fait adaptée pour la production d’une description non formelle des formalismes. Ce qui se fait marche très bien avec des êtres qui sont un peu riches du point de vue fictionnel, par exemple des microbes qui se transforment visiblement très rapidement du début à la fin d’un texte. Mais lorsqu’on arrive aux équations, à ce genre littéraire très particulier qu’est le texte de modélisation et de simulation, la sémiotique rencontre un problème opératoire entre une version pragmatique et une version formaliste de son propre métalangage et qu’elle n’a pas résolu.

Est-ce que la sémiotique est équipée pour faire ce travail ? Ce n’est pas forcément sûr. C’est pour cela que je ne suis moi-même pas sémioticien, sinon, amateur, et qu’il m’a toujours fallu le croisement avec Garfinkel, pour être non pas dans une sociologie, mais une socio-sémiotique, ou une pragmatique s’inspirant autant de James, de Fleck ou de Dewey que de Greimas, Fabbri ou Fontanille. Ce n’est pas une critique et je ne cherche pas à réactiver le débat usé de la sociologie sémiotique, car son issue dépend nous le savons de la question : « quelle sémiotique accroche-t-on à quelle sociologie ? »

Note de bas de page 10 :

Iconoclash. Beyond the Image Wars in Science, Religion and Art, Karlsruhe, Edited by Bruno Latour and Peter Weibel, MIT Press and ZKM, 2002.

Il est temps dans notre questionnement de retrouver l’image, j’en viens donc à la fin de mon troisième point. Le problème est qu’il n’y a pas d’image scientifique nous l’avons dit ; mais il y a des étapes dans une transformation, c’est cette transformation qui est le phénomène principal, l’originalité même de l’activité scientifique, et c’est sur ce phénomène que l’on n’a pas de prise. La question de cette affaire a été très bien thématisée par P. Galison dans le catalogue de l’exposition Iconoclash10, il explique qu’on peut reconnaître qu’il y a, de même que la querelle des images dans le domaine religieux et dans le domaine artistique, une querelle des images interne à l’histoire des sciences que l’on peut résumer ainsi : on ne peut pas se passer d’images et en même temps il n’y a pas d’images en sciences.

Note de bas de page 11 :

Jacobi, D., 1985, idem.

Note de bas de page 12 :

Comme en parle Eléni Mitropoulou, « Image, discours et scientifique en ligne », ici-même.

Ces deux énoncés font un « iconoclash », c’est le néologisme que nous avions inventé pour décrire ce rapport paradoxal à l’image. La conséquence de cette situation est que toute définition d’une image scientifique est obtenue par un arrêt sur image, c’est-à-dire par l’extraction de l’image d’un flux de transformation, alors que c’est ce flux de transformation qu’on veut saisir sans y arriver. Par suite, on peut dire pour résumer un argument très long, qu’une image isolée en science n’a pas de référent, pas de force référentielle. La preuve en est donnée a contrario par ce qu’on appelle les exposés de popularisation scientifique, dont l’étude relève d’une extraordinaire difficulté parce qu’ils ont des images, mais qu’elles n’ont plus la référence. Ces textes de popularisation n’ont plus la série des transformations, ils ont donc à faire, comme l’a montré D. Jacobi11, à des images mensongères du point de vue du mode de production si particulier de l’activité scientifique. Ainsi, et c’est un très beau paradoxe, la mise en ligne d’une image de chimie12 scénarisée, mise en diaporama qui lui-même scénarise des transformations pour ainsi faciliter de manière esthétique et pédagogique son emploi, serait considérée à l’intérieur même de la production de la biochimie comme une image triplement mensongère, au sens où il n’y a plus de référence dans cette image ; elle est très belle, elle est interactive, elle est utilisée de façon magnifique pour la formation des futurs biochimistes, et néanmoins, elle n’a pas de référence.

Pourquoi dit-on qu’elle n’a pas de référence ? Je rappelle qu’on parle ici de la chaîne de transformation et non de l’antique question de la représentation et du référent externe. L’image scientifique ou vulgarisée n’a pas de référence parce que l’opération par laquelle on l’obtient consiste à l’en isoler, à la prélever sur le flux et à faire un arrêt sur image, et que c’est de cette donnée qu’on tirera soit l’équation, soit la table, soit la photographie, soit l’image finale ; ainsi on ne peut considérer, par exemple, qu’une image de microscopie électronique ait un référent. C’est un problème important pour la sémiotique qui utilise souvent des images de contrôle, une large partie du corpus de Fontanille est faite de ces images. Or les images de contrôle sont un régime complètement différent de celui des images scientifiques, puisqu’il ne s’agit pas de phénomènes nouveaux, et qu’on essaye par elles de stabiliser et d’amener la conviction des pairs à partir d’une image où il y a très clairement un pattern qu’on cherche à faire coïncider avec une série de données. On ne peut étudier ces images comme celles de la science, ou à ce moment-là il faudrait considérer ce qui apparaît sur l’écran de l’aéroport qui vérifie nos bagages au rayon x comme une image scientifique, et ceux qui s’ennuient à regarder passer nos paquets comme des scientifiques, ce qui n’aurait pas beaucoup de sens, même si l’instrument lui-même incorpore une masse très importante de données.

Le problème est donc, c’est le quatrième point que je voudrais soulever, de savoir quel est le phénomène qui depuis le début – je suis triste de dire que cela fait trente ans que je me pose cette question sans avoir beaucoup avancé – remplace la question de l’image en science. Quel est le phénomène qui remplace les études multiples, les centaines de titres publiés et des centaines de personnes qui étudient la question de l’image scientifique, en historiens et de beaucoup d’autres façons ?

Note de bas de page 13 :

Fontanille, J. « Le réalisme paradoxal de l’image scientifique », ici-même.

Note de bas de page 14 :

Latour, B., « Sol amazonien et circulation de la référence », dans L’espoir de Pandore, pour une version réaliste de l’activité scientifique, 2001, Paris, La Découverte, pp. 40-87.

Note de bas de page 15 :

Dondero, M. G., « Le temps et sa représentation : les cas de l’astrophysique et de l’archéologie », Nouveaux Actes Sémiotiques en ligne, actes du colloque « Les images scientifiques, de leur production à leur diffusion », Allamel-Raffin, C. (dir.) Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/.

A cette question, on peut répondre par un problème plutôt que par une solution. Fontanille avait abordé ce problème sous la forme contradictoire d’hétéromorphie13 et d’isotopie ; en effet il n’est pas extraordinaire qu’un analyste aussi attentif que Fontanille, travaillant de près un corpus – même fait à la façon des sémioticiens, c’est-à-dire qu’on ne sait jamais comment leur corpus est constitué, mais c’est une petite querelle de sociologue –, arrive à définir ce phénomène contradictoire. Car il est effectivement frappant dès qu’on étudie les pratiques scientifiques, voici comment on peut le formuler : quelque chose est conservé à travers les transformations, qui n’est pas de l’ordre du contenu mais de celui de l’expression. Ce phénomène est extrêmement repérable lors de l’observation, et cela quel que soit le chemin par lequel on y arrive, soit par la sémiotique, soit par la physiologie de l’œil, ou la théorie du signal, on trouve toujours quelque chose qui est de l’ordre de ce qu’on appelle transfert, ou traduction, et que j’avais appelé de façon unifiée les mobiles immuables. Cela relève de la grande question que pose le fait qu’on parvienne au travers des modifications du plan de l’expression, à maintenir quelque chose qui soit constant. L’obsession, ce qui empêche de dormir les scientifiques de quelque discipline que ce soit est de savoir comment obtenir, malgré les modifications du plan de l’expression, quelque chose qui se maintienne à travers la série des transformations et qui n’est pas de l’ordre du contenu. Il suffit de prendre un exemple de production scientifique pour retrouver ce problème, je vous renvoie à mon article sur les pédologues14, qui étudie la transformation du sol à l’article, mais cela vaut pour des cas beaucoup plus complexes, en astronomie ou en archéologie comme ceux qu’étudie M. G. Dondero15.

Note de bas de page 16 :

Netz, R., The transformation of mathematics in the early Mediterranean world : from problems to equations, New York, Cambridge University Press, 2004.

Note de bas de page 17 :

Ivins, W. M. (jr), On the rationalization of sight, with an examination of three renaissance texts on perspective, New York, the Metropolitan Museum of Art, 1938.

La notion de « mobiles immuables » n’est pas une solution, c’est l’indication du problème, sur lequel nous séchons collectivement depuis trente ans. Pourquoi ? parce que nous continuons à isoler soit le texte alors qu’il n’est qu’un événement dans la chaîne de transformation, soit dans le texte l’image alors qu’elle n’est qu’un élément qui perd sa référence dès qu’elle est isolée. Et nous n’arrivons toujours pas à caractériser ce mouvement de transformation sinon en le désignant par le nom contradictoire de mobile immuable. Heureusement, les historiens commencent à nous permettre de suivre l’histoire de ces mobiles immuables, en remontant au début. Je ne vais évidemment pas résumer ici l’histoire des mobiles immuables. Mais je voudrais pointer une chose qui me semble décisive, issue du livre qui va nous permettre de réconcilier les théories des images, les théories du texte et les théories des mobiles immuables. Il s’agit de l’ouvrage16 de cet extraordinaire classiciste de Stanford, Reviel Netz sur la question des diagrammes, leur invention et celle de la déictique dans la géométrie grecque. Il nous montre que le problème des textes scientifiques, à l’intérieur desquels les images ne sont que des moments, des éléments de feuilletage, tient à ce que nous prenons pour acquise la fusion entre image et géométrie, alors qu’elle est le résultat d’une histoire de plusieurs siècles dont au moins un des fils date des Grecs. L’autre fil bien connu est la fusion des images avec le calcul perspectif, sur cela je renvoie aux nombreux travaux qui ont été fait, en particulier par W. M. Ivins17. Le troisième événement de cette histoire a été étudié entre autres par P. Galison, il s’agit de l’instrument dont l’invention permet de définir de façon géométrique des images qui sont elles-mêmes un des éléments dans la transformation. Enfin le quatrième moment est la numérisation.

On voit bien avec tous ces éléments que quand nous commençons à étudier les images scientifiques, nous héritons au moins de ces quatre transformations qui ont fusionné, auxquelles se rajoutent le Web et surtout l’interactivité qui accentuent ces transformations et rendent très difficile l’analyse de ce qui est compacté à l’intérieur même de la notion de mobiles immuables. La chaîne de référence devient évidente lorsque nous regardons notre palm pour retrouver par GPS notre route, mais ces expériences quotidiennes nous banalisent en quelque sorte les chaînes référentielles, elles ont hérité d’une telle succession d’outils que nous avons beaucoup de peine à en peler en quelque sorte les couches successives.

Le livre de Reviel Netz porte sur le point le plus fondamental de notre relation à l’image, la première couche, qui est l’invention de cette situation très particulière : un groupe de géomètres grecs inventant ce que c’est que de définir des mobiles immuables, qu’il appelle lui des transferts de nécessité. Les recherches de Netz ont été marquées, je le rappelle, par la trouvaille extraordinaire d’un parchemin de textes d’Archimède accompagnés de diagrammes, qui offrait pour la première fois la possibilité d’avoir les deux aspects réunis et a permis de comprendre ce qui avait stupéfié les Grecs dans cette pratique de la science. Netz montre que leur stupéfaction dépendait de raisons tout à fait différentes de celle que les philosophes qui en ont tiré des conséquences épistémologiques avaient comprises, et qu’ils ont réduites à l’opposition de la notion de science comme discours droit avec celle de discours métaphorique. Cette version de l’histoire, comme le dit Netz avec beaucoup d’humour, est le « film » tiré de la pratique des géomètres grecs, sans être du tout ce qu’ils faisaient.

Lui décrit au contraire ce qu’ils faisaient avec beaucoup de précision. Ils désignaient par des déictiques des morceaux du diagramme, qui est bien dessiné par le géomètre, et sa transformation du début de la démonstration à la fin a pour fonction de maintenir des nécessités à travers la série des transformations. La découverte de ce mode de description qui permet à chaque fois de voir à l’œil et de désigner du doigt, à condition d’avoir le diagramme et le texte correspondant, ce transfert de nécessité est celui qui va éblouir aussi bien Euclide qu’Archimède, et va servir de modèle à toute forme de description scientifique. L’intérêt des études de Netz est d’observer cela avant les effets d’une longue histoire qui a relié cette notion de « transfert de nécessité » géométrique avec le dessin, situation qui est la nôtre, obtenue après mille cinq cents ans de distinction et de différence, y compris celle de et de la numérisation.

On commence donc à pouvoir constituer une histoire sémiotique du transfert de nécessité à travers les feuillets successifs qui sont si caractéristiques du texte scientifique. Ce qui a pour grand intérêt de permettre d’aborder enfin sérieusement la sémiotique des équations et des êtres mathématiques. C’est une question absolument passionnante sur laquelle il n’existe à ma connaissance que quelques textes ; on connaît maintenant beaucoup de choses sur les diagrammes, grâce en particulier au livre de Netz, mais on reste très incertains sur le statut des équations en particulier lorsqu’elles sont un des éléments d’une transformation phénoménologique à l’intérieur d’un texte scientifique, précédées dans l’article d’un tableau de chiffres, lui-même précédé d’une photographie, elle-même précédée d’une description en prose, cet enchaînement formant une série de transformations. Si on arrivait à capter le moment de concentration le plus extrême qu’est celui des équations, on aurait alors abordé une question fondamentale qui permettrait de résoudre ce que j’appelais au début le paradoxe de Françoise Bastide. En effet, bien qu’elle ait étudié le texte en l’isolant le mieux possible de l’ensemble de son contexte, en bonne greimassienne, – il était important qu’elle procède ainsi pour ne pas tomber dans une sociologie qui à l’époque aurait beaucoup banalisé ses propos – elle pointait aussi de façon indirecte sur l’expérience de la chaîne de transformation, qui n’a pas d’existence en sémiotique, à cause de sa connaissance de la physiologie et de l’écriture scientifique et qu’elle avait travaillé toute sa vie en découpant des reins chez Morel.

Cette expérience n’est pas encore intégrée dans le cadre de la sémiotique et pour le dire de façon provocante, je pense que la sémiotique est très mal armée pour aborder cette question de la chaîne référentielle. C’est une conséquence de la théorie du signe reposant sur le signifiant- signifié qui est un artéfact de l’étude de texte de fiction. Ce dispositif est inintéressant pour étudier l’activité scientifique où le problème fondamental n’est aucunement celui du signifiant et du signifié, mais celui d’un rapport très étrange avec le texte, demeuré extraordinairement étranger à la philosophie des sciences jusqu’à maintenant, qui est le maintien d’une constante à travers les modifications du plan de l’expression. L’énigme que nous pose le travail de Françoise Bastide nous aide à comprendre cette question que la sémiotique a une certaine difficulté à voir à cause même de son obsession pour un certain type de corpus, et qui est pourtant essentielle dans les domaines de la connaissance du texte et de l’histoire des sciences.