Carrière d’une image scientifique : de l’invisible à la diversité du visible

Odile Le Guern 

https://doi.org/10.25965/visible.368

Sommaire
Texte intégral

Il semble bien qu’une image soit vite appelée à sortir du domaine scientifique pour lequel elle a été produite pour peu que ses qualités pédagogiques ou esthétiques s’imposent et puissent reléguer au second plan sa fonction première d’information. Il semble bien aussi que tout type d’image puisse devenir image « scientifique » pour peu que le discours qui l’accueille réponde aux critères du genre. Dans cette tension entre les différentes fonctions que peut assumer une image, « scientifique » ou non, dans le jeu de cette décontextualisation / recontextualisation et des détournements de fonction qui en résultent, se profile son rapport à l’univers référentiel dont on lui demande de rendre compte, et le rapport qu’elle peut instituer entre cet univers et le sujet qui le perçoit à travers la (re)présentation qu’elle en propose, rapport du sujet de réception aussi à cette invisibilité qu’elle tentera de rendre visible selon diverses modalités ou variations autour du statut du signe qu’elle constitue.

Invisibilité de l’objet

Note de bas de page 1 :

François Dagognet, Philosophie de l’image, Vrin, 1984, p. 11.

C’est donc par la problématique de l’invisibilité éventuelle de son objet que nous avons choisi d’aborder ces images que l’on dit « scientifiques », dans leur relation au lecteur qui les reçoit, au discours ou contexte qui les intègre. Ces images « qui extériorisent et agrandissent le caché » selon la formule de François Dagognet1

Note de bas de page 2 :

Blaise Pascal, Œuvres complètes, tome 2, Gallimard, Pléiade (M. Le Guern), Pensées, fragment 185, p. 608 et svts.

Mais il faut faire retour sur la nature de ce qui est invisible, sur les causes de l’invisibilité. Car si l’invisible relève du caché, de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit en raison de cette « disproportion de l’homme » dans la nature dont parle Pascal2, il peut relever aussi tout simplement d’une disjonction temporelle ou spatiale, devenir visible à la faveur d’un point de vue inhabituel, le paysage par exemple tel que nous le révèle la photographie aérienne. Invisibilité éventuelle de l’objet en production, objet auquel il faudra bien donner une forme de visibilité en réception.

Note de bas de page 3 :

Herman Parret, Épiphanies de la présence, Pulim, 2006, pp. 213-15.

Note de bas de page 4 :

Jean-Luc Marion, La Croisée du visible, P.U.F., 1991, pp. 11-17, cité par Herman Parret, Ibid., p. 215.

Note de bas de page 5 :

Il s’agit de l’objet au sens de Peirce atteignable, depuis le representamen, par l’intermédiaire de l’interprétant.

Pour l’invisibilité, je reprendrais volontiers ici l’expression de Lacan citée par Herman Parret3, « ce qui ne saurait se voir », même si l’invisibilité qu’elle désigne n’est pas de même nature. Mais le prolongement donné par Herman Parret nous autorise peut-être à l’emprunt : « ce qui par essence et par structure ne peut jamais être vu, donc ce qu’on ne verra jamais, ou peut-être ce que l’on n’est pas supposé voir, ou même ce que l’on voit quand même sans le savoir… » De toutes ces modalités du voir, nous retiendrons essentiellement celle du « pouvoir voir », modalité actualisante dont l’orientation vers un « savoir » puis un « pouvoir faire » lui confère une visée réalisante (pour le chirurgien par exemple). Cependant, il faut, avant cela, « savoir voir », ne pas rester dans « le voir quand même sans le savoir », il faut être ce lecteur qui articule compétence par rapport à l’image et compétence par rapport à l’univers de référence qu’elle représente ou plutôt qu’elle présente, nous y reviendrons, pour ces images qui nous occupent, révélations ontologiques des objets du monde inatteignables par la vision directe. Cet invisible-là relève du contenu et correspond davantage à la catégorie de « l’invu » introduite par Jean-Luc Marion4 pour qui, en revanche, l’invisible est plus proche du plan de l’expression, de l’énonciation iconique plus que de l’énoncé, et finalement du visuel tel que le définit Didi-Huberman. Et « l’invu » ne l’est que provisoirement. « L’invu peut être transgressé en devenant visible » écrit Herman Parret et, contrairement à l’invisible, « l’invu est du visible potentiel ». Herman Parret utilisera aussi le mot de « virtuel ». « Certes, reconnaît encore Herman Parret, il y a des symptômes de l’invisible, […], mais l’invisible [assimilable au visuel de Didi-Huberman] ne se transformera pas en visible dans sa concrétude et son immédiateté matérielle » contrairement à « l’invu ». Cet « invu » ne peut se manifester que par la médiation codifiée de la langue, des règles d’encodage de l’image, qui présupposent la compétence du récepteur, des images mentales qui catégorisent et discrétisent à la manière d’un code les objets du monde, médiation qui participe à cette « surdétermination de l’image » (par condensation, comme l’image d’Épinal ou surlignage), et qu’elle n’atteint pas lorsqu’on l’envisage comme simple analogon. Le « savoir voir » traque l’invisible ou le visuel, les règles et les procédés d’encodage, le « pouvoir voir » en est la visée et concerne « l’invu ». Il faut en passer par la visibilité de l’image objet pour atteindre la lisibilité de son objet5 en tant qu’image signe.

Expression

Contenu

Savoir voir

Pouvoir voir

(savoir et pouvoir faire)

Visibilité

lisibilité

Visible 1 :

réflexivité de l’image objet (agencement de lignes, de masses, code couleurs, etc.)

Visible 2 :

transitivité de l’image signe

(ou l’image comme texte)

L’invisible (visuel)

au niveau de l’énonciation

L’invu au niveau de l’énoncé

Adapter un stéréotype

Note de bas de page 6 :

Nous reviendrons un peu plus loin sur cette forme de performativité qui, en actualisant l’objet, mobilise le sujet de réception selon les contextes d’utilisation de l’image.

Nous envisageons là le rapport du signe à son objet, qui n’est pas de représentation puisque cet objet relève de « l’invu », mais de présentation ou de présentification dans la mesure où actualisant « l’invu », le signe se donne un objet. Forme de performativité du signe qui ne vise pas d’abord un récepteur, extérieur au message qu’il veut transmettre6, mais qui opère de manière interne. Avant de se placer dans une relation de renvoi à un objet, le signe se donne un objet par la médiation d’un interprétant dont il convient maintenant de préciser la nature.

Note de bas de page 7 :

Gombrich, L’Art et l’illusion, Gallimard, 1987, pp. 94-95. L’image est, dans ce cas, rhème au sens de Peirce.

Note de bas de page 8 :

Il s’agit de la légende comme SN. Mais il est clair que la légende peut déjà se présenter comme une structure SN+SV et constituer un acte de prédication à part entière susceptible de recevoir des valeurs de vérité.

Note de bas de page 9 :

Gombrich, Ibid., pp. 96-99.

Nos premiers exemples sont célèbres, nous les empruntons à Gombrich, dans L’Art et l’illusion. Gombrich envisage dans un premier temps la valeur de vérité de la légende qui accompagne l’image et rappelle, à juste titre, que « les termes “vrai” et “faux” ne sont applicables qu’à des déclarations, à des propositions. Or, […] un tableau ne sera jamais une déclaration au sens littéral du terme. Il ne saurait donc être vrai ou faux, pas plus qu’une déclaration ne saurait être bleue ou verte. »7 Il faudrait même ajouter qu’une légende, et c’est sans doute ce qui caractérise un texte comme légende, ne peut être dite vraie ou fausse que si elle est associée à l’image, dans sa relation à l’image qui est posée comme thème pour le prolongement prédicatif ou rhématique qu’elle lui apporte8. Mais c’est à un autre titre, un peu en amont du problème de la légende et dont le problème de la légende et des valeurs de vérités attribuées au couple prédicatif image / légende découle, que nous sollicitons les exemples de Gombrich. Ainsi, les bois gravés de Wolgemut, maître de Dürer, dans la chronique dite « de Nuremberg » de Hartmann Schedel, où la même image d’une ville médiévale revient avec des légendes différentes, Damas, Ferrare, Milan et Mantoue. Et Gombrich de dire que les noms n’avaient pas « d’autre rôle que d’indiquer au lecteur qu’il s’agissait de l’image type d’une cité »9. Image type d’une cité ou image d’une cité type ? Pour tenter de répondre à cette question, nous convoquons un autre exemple de Gombrich, celui de l’illustration, pour une gazette allemande, d’une inondation survenue à Rome au XVIe siècle. Gombrich note bien qu’il ne s’agit pas d’« interprétation », comme Cézanne interprétant la montagne Sainte-Victoire, mais de l’adaptation d’un stéréotype à un objet du monde.

Il est fort probable, écrit Gombrich, que le réalisateur du bois gravé n’avait jamais vu Rome. […] Sachant que le château Saint-Ange était bien un château, il tira de sa réserve aux souvenirs le cliché qui convenait à la représentation d’un château : un burg germanique, avec sa charpente de bois et ses toits en pente. Mais il ne se contenta pas d’une simple reproduction du stéréotype – il l’adapta à sa fonction représentative particulière en ajoutant certains détails qui appartenaient, pour autant qu’il pouvait le savoir, à cet édifice romain [l’ange de la toiture, la grosse tour, la situation au bord du Tibre].

Même commentaire de Gombrich pour une gravure de Mérian (XVIIe siècle) représentant Notre-Dame de Paris, où la distance [nombre et forme des baies, place du transept] entre la gravure et une photo du même édifice montre bien que, pour Mérian :

reproduire signifie adapter une formule, ou un schéma général, en y ajoutant certains traits caractéristiques, qui devraient suffire à faire reconnaître la forme générale d’un édifice particulier par quiconque ne recherche pas des indications architecturales très précises.

Note de bas de page 10 :

Il faudrait ajouter que l’opposition type / occurrence n’est pas tout à fait homologable à l’opposition générique / spécifique ou hyperonyme / hyponyme du langage verbal. Par rapport au langage verbal, les possibilités d’abstraction de l’image sont évidemment plus limitées et même l’image la plus schématique représente une occurrence : l’arbre sera toujours un feuillu.

Ces exemples vont du général au particulier (déduction) et non l’inverse, ils partent de traits visuels pertinents, qui constituent l’horizon d’attente de la représentation et l’affinent par des caractères propres à un objet du monde particulier pour faire tendre l’image qu’ils en proposent vers l’occurrence sans cependant renoncer au type. Révélation, reconstitution de « l’invu » par la médiation de sa conceptualisation (intelligible) et non pas de sa perception (sensible). Ces images n’interprètent pas : il ne s’agit pas de rendre l’image du dedans, de rendre visible l’image d’un monde intériorisé, elles adaptent un stéréotype et se situent de ce fait dans un espace tensif entre type et occurrence, ce qui ne saurait se confondre avec le degré d’iconicité. L’iconicité ne se décide et ne s’évalue que par la coprésence, ne serait-ce que mémorielle, du signe et de son objet10. En l’absence de l’objet, c’est la codification iconique, avec son lot de règles d’équivalence, de transcription, qui deviennent, au titre de l’interprétant, essentielles à la lecture de l’image. Une forme de codification médiatrice, par l’intermédiaire de l’interprétant, entre l’image signe et son objet pour que l’image puisse à son tour être médiatrice entre l’occurrence et le type, entre l’objet et sa conceptualisation.

Note de bas de page 11 :

Gombrich, Ibid., pp. 109-113.

On pourrait citer aussi, toujours emprunté à Gombrich, le lion du livre de plans et dessins (vers 1235) de Villard de Honnecourt, constructeur d’ouvrages gothiques, et dont la légende spécifie « qu’il fut contrefais al vif », ou encore les sauterelles de cette gravure sur bois du XVI è siècle dont le texte d’accompagnement, en allemand, « nous informe que nous voyons là la reproduction exacte d’un type de sauterelles qui par essaims menaçants, envahissaient l’Europe. »11 Gombrich note l’influence du souvenir littéraire que constitue le récit biblique des sept plaies d’Egypte et aussi, sans doute, l’influence du mot allemand heupferd qui signifie littéralement « cheval de foin », d’où le mouvement du cheval au galop donné au motif pour dire le déplacement de l’insecte puisque, après tout, le vocabulaire fait de la sauterelle une espèce de cheval. Enfin, Gombrich rappelle l’exemple célèbre du rhinocéros de Dürer, résultat de témoignages indirects et inspiré de l’imaginaire du dragon, mais qui servit jusqu’au XVIIe siècle de modèle à toutes les représentations de rhinocéros. Même l’illustration des récits de Voyage à la découverte des sources du Nil de James Bruce publiés en 1790 n’échappe pas à l’influence de Dürer, alors même que son auteur en critique vigoureusement la représentation, spécifiant très explicitement que son modèle est un spécimen africain à deux cornes « dessiné d’après nature » alors que celui de Dürer était un spécimen asiatique à une seule corne.

Ce que ces exemples apportent, c’est une réflexion sur le rôle du langage verbal, de tout discours et plus généralement de toute forme de représentation antérieure dans la constitution de ce stéréotype, point de départ pour l’artiste ou l’illustrateur, mais qu’il adapte à l’objet du monde particulier qu’il veut présenter à défaut de pouvoir le représenter. « Ce qui est connu et familier restera toujours le point de départ de la représentation de l’inhabituel » dit encore Gombrich. Ce procédé propre à la production des images intervient aussi en réception : nous mémorisons les images parce que nous les classons.

Entre icône et symbole

Ces images, qui ne partent pas « d’une impression visuelle [interprétation], mais d’une idée ou d’un concept », peuvent difficilement, et c’est peut-être paradoxal, être envisagées comme « scientifiques » si on les considère du point de vue de leur valeur documentaire. Mais, et c’est là que réside le paradoxe, elles participent fortement à une forme de catégorisation du monde et donc de construction d’un savoir qui en font des images à forte vocation didactique ou pédagogique. La construction d’un savoir ne passe pas forcément par la nature iconique du signe qui fonde sa valeur strictement documentaire, mais plutôt par la dimension symbolique que lui donne son interprétant pour combler le manque lié à l’invisibilité de son objet. Inversion du parcours interprétatif proposé par le modèle de Peirce, qui, en production, irait de l’interprétant pour construire le signe et atteindre l’objet, ou tout simplement, et cela correspond bien au caractère dynamique du modèle qui veut que l’interprétant devienne à son tour representamen, l’interprétant se donne comme le signe de l’objet, type et non plus occurrence, auquel il restitue une forme de visibilité.

Première hypothèse, mais qu’il conviendra de corriger : sinsigne, car il s’agit bien d’une occurrence de signe, la représentation, dans la relation du signe à son objet, manifeste une tension entre symbole et icône. Et c’est plutôt vers le symbole (constitution d’un type) que tend la représentation dans son usage didactique alors qu’elle voudrait tendre vers l’icône (observation de l’occurrence pour une démarche plus inductive) dans un usage plus scientifique.

Note de bas de page 12 :

Multi Livre, CE2, section Histoire, p. 30, Hachette, 2002 : « Un château fort et sa ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490). Enluminure de l’“armorial d’Auvergne” par Guillaume Revel, Bibliothèque nationale ».

Une enluminure rencontrée dans un manuel scolaire12 illustre bien cette tension car sa publication en contexte didactique met en abyme le processus qui transforme l’occurrence en type. En effet, il est probable que son auteur a procédé comme Mérian pour Notre Dame de Paris ou comme le graveur du Château Saint-Ange. L’historien ne peut donc y voir un simple analogon, et à défaut de pouvoir, de manière certaine, y retrouver les caractères propres du château et de la cité de Cervières comme occurrence, il y cherchera les traits pertinents qui les catégorisent comme type de château ou de cité, ce dont témoigne la légende, « Un château fort et sa ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490) », avec son jeu sur les articles, ici l’indéfini pour le type et le défini pour l’occurrence, et la mise entre parenthèses de la mention de l’occurrence.

Au point de départ, l’indice

Cependant, c’est la voie indiciaire que nous nous proposons d’explorer à la suite de Didi-Huberman. Pour reprendre une opposition proposée par l’auteur de L’Image ouverte pour distinguer l’image chrétienne de l’image païenne, ces images, comme les images chrétiennes, sont « incarnation » et non « imitation ». « L’imitation ne s’attache qu’au monde visible », l’incarnation est révélation du visuel.

L’imitation visait la ressemblance, se donnait le miroir pour emblème et produisait ses excès à travers l’art fascinant des mises en abyme, des représentations de la représentation. Ici, au contraire, l’incarnation ne vise qu’un rapport immédiat – couleur, matière - et suppose la dissemblance, voire l’informe : son excès consisterait plutôt dans une imitation défigurante, une imitation qui ruine l’aspect.

Note de bas de page 13 :

Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, Gallimard, 2007, pp. 148-50.

Didi-Huberman note que « le modèle dominant n’y est pas l’iconicité, au sens peircien, mais bien l’indicialité que suppose, par exemple, le terme vestigium – trace et présence – opposé, chez Tertullien, aux artifices représentationnels du signum. »13 Mais l’analogie a ses limites. Alors que l’incarnation, pour l’image chrétienne, semble « creuser dans le visible l’espace du visuel », ce qu’Herman Parret appelle « penser la visualité du visible », pour l’image scientifique, l’incarnation concerne aussi « l’invu ». Elle opère tout aussi bien au plan du contenu qu’au plan de l’expression et de l’énonciation iconique. Par ailleurs, l’incarnation ne vise pas la dissemblance pour elle-même ou l’informe. Elle n’est pas « défigurante », mais engage un processus de reconfiguration fondé sur une codification d’éléments formels (couleur par exemple). Après le stéréotype que l’on adapte, la langue que l’on sollicite à travers, par exemple, les structures sémiques qu’elle propose ou les textes qui constituent un fonds inépuisable d’images, l’interprétant est aussi l’ensemble des règles (code couleurs) codifiant la représentation iconique. Ainsi, à la suite des deux termes que nous nous étions déjà donnés, « interprétation » et « adaptation d’un stéréotype », apparaît ce troisième terme, « incarnation », qui place le signe dans un rapport indiciaire, pas seulement par rapport à son objet, mais aussi par rapport aux procédés de production qui vont en assurer la visibilité. Il opère sur le visuel, mais aussi sur « l’invu », sur le plan de l’expression, de l’énonciation iconique et sur le plan du contenu. Il met donc en jeu des compétences qui relèvent de la production de l’image, un savoir lire pour un savoir ou pouvoir voir par projection des compétences du récepteur concernant les processus de fabrication de l’image et l’univers de référence qu’elle propose. La voie indiciaire nous engage à revoir l’hypothèse posée provisoirement concernant l’icône et le symbole. Dans son premier usage, l’image est d’abord indiciaire, par rapport à sa propre énonciation, mais aussi par rapport à l’énoncé et à l’objet qu’il reconstruit, puisque cet objet occurrence est en relation de contiguïté avec un référent dont elle révèle l’existence. Puis, sa dimension iconique va servir le processus de catégorisation par repérage de traits visuels pertinents, parce que récurrents d’une image à l’autre du même objet (on passe, par exemple, de l’image d’un cancer à l’image du cancer) qui lui permettra, dans un perspective plus didactique, d’atteindre le statut de symbole et, pour son objet, le type qui participe à la construction d’un savoir.

Le representamen par rapport à son objet

Indice

Icône

Symbole

L’objet

par rapport au monde

(à l’acquisition d’un savoir sur le monde)

Occurrence

Catégorisation

Type

L’incontournable pouvoir des mots

Notons encore l’incontournable recours au langage, et à sa mise en œuvre comme discours, pour transformer le « voir quand même sans le savoir » en savoir voir ou, plus exactement, en pouvoir voir. Car la transformation opère au plan du contenu, où elle actualise une prise de conscience du voir plus qu’elle ne mobilise une compétence du voir. Il y a mise en présence de l’objet par l’étiquette linguistique que lui donne la langue et par l’interaction de la langue et de l’image. Si une image vaut parfois mieux qu’un long discours, c’est le discours qui en révèle l’objet, et il s’agit bien d’un fait de discours et non de langue puisque, malgré l’absence de prédéterminant, le lexème se trouve bien en position rhématique ou thématique par rapport à l’image. La définition qui le prolonge vient prendre en charge explicitement ce qui relève alors du type laissant à l’image sa fonction d’illustration propre à l’occurrence, mais lisible comme type par la présence de la légende et l’interaction qui se joue entre la légende et l’image. Si l’image peut « dire » l’objet du monde (occurrence), elle ne peut atteindre le type que par le discours qui l’accompagne et en actualise la mise en présence.

Nous reprendrons volontiers ici le jeu de mots proposé par Dagognet : « la technologie […] ne cessait de mordre sur l’invisible qu’elle “arraisonnait“ ». Dagognet rappelle encore en ces termes un argument de ceux qui fustigent toute imagerie :

Note de bas de page 14 :

François Dagognet, Ibid., p. 11 puis 40.

le disque tracé sur le papier ne saurait nous offrir la moindre définition du cercle. […] dans un jeu, ce qui compte, ce ne sont pas les éléments ou les moyens, mais les règles, c’est-à-dire une structure de fonctionnement ou de convention qui n’est nulle part dessinable. […] De même, le cercle s’écrit et se pense en langage cartésien, ou mieux, paramétrique. Il se conçoit encore génériquement, ne serait-ce que comme “lieu géométrique”, ainsi, un segment de droite qui tourne autour de l’une de ses extrémités demeurée fixe ou comme la section orthogonale d’un cylindre. Surtout on n’a pas le droit de le réifier et de l’isoler, de le séparer et de l’ellipse et de la parabole (même famille). Mais il n’équivaut jamais à une simple “figure”, la plus dangereuse et insuffisante des “illustrations”, qui nous cache la structure, ainsi que les propriétés. Il convient de s’éloigner d’un “particulier” qui ne nous donne pas les principes de la construction. »14

Le sensible et l’esthétique

Nous voudrions, pour finir, revenir sur le plan de l’expression. S’il ne fonctionne pas de manière indiciaire par rapport au système d’encodage de l’image, si le récepteur ne dispose pas de ce « savoir voir » évoqué plus haut, l’image reste dans la visibilité pure sans parvenir à une quelconque forme de lisibilité. Elle relève alors de la priméité et de la réflexivité du signe (qualisigne) iconique, pour un contact purement esthésique, première étape de cette esthétisation qui peut transformer l’image scientifique en image d’art. S’opère alors une disjonction entre le sujet récepteur et l’objet, qu’il soit objet du monde ou qu’il relève d’une forme de conceptualisation, en faveur d’une conjonction plus étroite avec l’image elle-même dans sa matérialité, affranchie des règles d’encodage dont la compétence ne s’impose plus au récepteur.

Note de bas de page 15 :

Michel Le Guern, Les Deux Logiques du langage, Paris, Champion, 2003.

Note de bas de page 16 :

Claude Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, NAS, Pulim, 2006.

Si une stricte logique intensionnelle ne peut intégrer le référent, c’est-à-dire cet objet construit par le discours pas plus que l’objet du monde lui-même, ces images qui tendent vers la présentation d’un type, qui ont vocation à entrer dans un raisonnement inductif ne relèvent peut-être pas tout à fait non plus d’une logique extensionnelle15. Autrement dit le référent construit par l’image n’est pas forcément l’objet du monde ou en tout cas a très vite vocation à acquérir une lisibilité comme type et non plus comme occurrence. Mais en amont, avant d’accorder au visible devenu lisible le statut de type ou d’occurrence, si l’objet s’efface pour le récepteur, si le plan du contenu se virtualise au profit d’une actualisation exacerbée du plan de l’expression, c’est alors le sensible qui s’impose au détriment de l’intelligible, mais le sensible par rapport à l’image, qui dans un mouvement réflexif se donne comme nouvel objet de contemplation, et non par rapport à l’objet du monde (auquel elle renvoie de manière transitive). La perception de l’image se situe alors davantage du côté de l’intense, mais au sens que lui donne la grammaire tensive cette fois16, et non du côté de l’extense, du côté des états d’âme et non plus des états de choses, et c’est alors une autre carrière qui s’ouvre pour cette image, aliénée par l’abstraction, de sa fonction première.